L. Barré - Description de la mosaïque d'Alexandre
Le 24 octobre 1831 a vu sortir des fouilles de
Pompéi un des monuments les plus admirables que
l'antiquité nous ait légués. On a
trouvé, dans l'édifice appelé la
Maison du Faune, une mosaïque large de seize
pieds et deux pouces, et haute de huit pieds et demi, sans
compter l'espèce de frise qui encadre le sujet.
© Agnès Vinas |
Le tremblement de terre qui précéda de dix
années la ruine de Pompéi, et qui
ébranla plusieurs édifices de cette
cité, avait sans doute fendu le sol et
déchiré cette grande mosaïque en divers
endroits. Depuis, un artiste moins habile que le premier
avait déjà commencé à remplir
grossièrement les lacunes, lorsque sont venues les
cendres qui l'ont couverte pendant dix-huit
siècles.
© Agnès Vinas |
A la gauche du spectateur, dans l'endroit même qui
se trouve le plus dégradé, on voit,
monté sur son coursier, l'un des trois protagonistes
de la composition, le chef de l'une des armées. C'est
un jeune homme sans barbe, sauf quelques poils qui ombragent
légèrement les joues. Sa cuirasse est d'un
travail achevé ; une chlamyde de pourpre flotte sur
ses épaules : son épée est suspendue
à un baudrier en sautoir. Sa tête est
découverte ; et son casque, fait à la grecque
comme ceux de ses soldats, et surmonté d'un cimier qui
semble fracassé, est tombé à terre ainsi
que son bouclier.
© Agnès Vinas |
D'un coup de sa longue lance, il a percé le flanc
d'un guerrier qui vient de se dégager de dessous son
cheval ; tandis que le généreux coursier se
débat dans une agonie rendue avec beaucoup de
vérité, le flanc percé d'un autre trait
dont le fer est resté dans la plaie. Ce guerrier est
au moins le second personnage du drame, et c'est sur lui que
se concentre l'intérêt de l'action : chose
nécessaire dans tout sujet aussi vaste qu'une
bataille, que la peinture doit traiter d'une manière
épisodique. L'agonie du malheureux se peint avec une
effrayante vérité dans les contorsions de ses
bras, dont l'un se crispe en serrant la lance fatale : sa
pose et celle de son cheval indiquent non seulement l'instant
et le mouvement actuels, mais ceux qui ont
précédé.
Derrière ce premier blessé, on en voit un autre
du même parti, la tête découverte et
baignée de sang, mais debout et combattant
encore.
© Agnès Vinas |
Tous deux se sont jetés devant un somptueux
quadrige, dont les chevaux accomplissent encore, tout en
désordre, leur évolution en arrière sous
le fouet de l'aurige et aux dépens de quelques
blessés qui sont renversés sous leurs pieds :
il s'agit évidemment de soustraire au danger le
personnage qui monte ce char et qui est le troisième
du tableau. Ce mouvement du quadrige offre le même
mérite que celui du cavalier démonté et
blessé : deux actions dans une ; le temps accompli
exprimé conjointement avec le temps actuel, ce qui est
un des plus grands artifices de la composition
pittoresque.
© Agnès Vinas |
Mais le maître du char, par un contraste heureux
avec l'intention de l'aurige dont le visage est dans l'ombre,
reste lui seul en évidence et entièrement
tourné vers l'action principale : frappé
à la fois du sort du blessé et du
désastre qui le menace lui-même, il fait signe
aux siens de se porter au-devant du danger, soit pour
défendre leur compagnon, soit pour permettre à
leur chef de descendre de son char et de monter un cheval
qu'un de ses guerriers, placé près de la roue,
lui offre généreusement au péril de sa
propre vie.
© Agnès Vinas |
Ce cheval, vu de derrière, offre un admirable
raccourci : c'est ce qu'en termes d'atelier on appelle un
repoussoir, placé hardiment au milieu
même du tableau.
© Agnès Vinas |
Le reste de l'espace, à la droite du spectateur,
n'offre plus qu'une scène de confusion et de
désespoir : des soldats qui vont imiter la fuite de
leur chef ; d'autres qui, ne l'ayant point aperçue, se
précipitent au milieu de l'ennemi ; toute une haie de
piques encore dirigées vers celui-ci ; quelques-unes,
et surtout une bannière dont l'emblème a
disparu, indiquant déjà le chemin de la
déroute et de la honte ; des blessés
étendus sous les pieds des chevaux ; un d'eux
s'appuyant sur un bouclier poli et convexe, et contemplant sa
figure épouvantée qui s'y
réfléchit en petit ;
© Agnès Vinas |
des vaincus qui se désespèrent et
s'indignent ; des débris d'armes de toute
espèce.
Le vêtement de tous les guerriers du parti vaincu,
absolument différent de celui des Grecs, indique,
aussi bien que la forme du quadrige, une armée persane
: ils ont tous la tiare telle qu'on la voit dans les anciens
monuments, droite pour le seul souverain, courbée en
avant pour les chefs, aplatie pour les autres ; ou
plutôt ils portent cette même tiare
enveloppée dans une étoffe grossière qui
en prend la forme : particularité fort remarquable de
ce tableau.
Outre une chaussure qui leur enveloppe tout le pied, ils ont
l'espèce de pantalon propre aux Orientaux,
appelé anaxyyride (anaxuris), et la tunique
à manches (kapiris), et enfin sur celle-ci un
surtout sans manches (epiblêma). Tous ces
vêtements sont chargés d'or, d'argent, de
broderies et de pierres précieuses ; les chefs ont des
colliers d'or ; et ce qui achève enfin d'indiquer la
nation persane, ce sont les griffons brodés sur les
anaxyrides et la selle de deux guerriers, et peut-être
sur la bannière où il ne reste plus que la
tête de l'animal : monstres fabuleux que l'on voit
encore aujourd'hui sur les ruines de Persépolis, et
dont le nom même est d'origine persane
(geriften, déchirer, gerif, griffon,
d'où grups).
Ces guerriers armés de lances sont les
doryphores, choisis pour la garde du roi parmi les dix
mille immortels. Le chef seul a un arc et la tiare droite. Si
donc le guerrier grec est Alexandre, comme on n'en peut
douter d'après sa ressemblance avec le type si connu,
d'après sa chevelure châtaine et relevée
en arrière, d'après la manière dont il
porte la tête, et, le dirai-je, d'après
l'instinct populaire qui, au moment de l'exposition de ce
tableau, l'a fait reconnaître de tout le monde ;
à coup sûr, le chef des Perses ne peut
être que Darius.
© Agnès Vinas |
Le roi seul avait le privilège de porter la tiare
droite, comme on le voit encore dans l'image dite nakschi
radjah (l'image du roi), entre Tchil Minar et Istakar ;
seul il avait la candyce (kandukê), ou le
manteau de pourpre, et la tunique traversée par une
bande blanche (sarapis mesoleukos), en persan,
dchorab. Darius était d'une grande taille, et
du haut de son char il dominait toute l'armée, ainsi
que le voulait d'ailleurs l'étiquette persane ; enfin,
il portait cet arc d'une grandeur extraordinaire qui a fait
donner à sa dynastie le nom de Kaianides,
archers. On voit quelle nouvelle richesse notre monument
assure à l'iconologie ancienne. Mais ce n'est pas tout
encore : nous aurons non seulement le portrait de Darius,
mais celui de deux de ses parents.
Notice de L. Barbé, in Herculanum et Pompéi, tome V, Paris, Firmin-Didot (1840)