PREFACE
Au lendemain de Pharsale, Cicéron rentra dans la vie
privée et reprit ses travaux littéraires. Libre
des affaires publiques et livré à ses
méditations, il se promenait sous le portique de sa
maison, quand il reçut la visite de M. Brutus,
accompagné, selon son habitude, de C. Pomponius.
Après quelques compliments réciproques et
quelques mots de tristesse sur la situation de la
république : «Il faut, dit Atticus en
s'adressant à Cicéron, que vous écriviez
quelque chose ; il y a longtemps que votre plume se repose. -
Que me demandez-vous donc ? - Que vous repreniez cette
Histoire des Orateurs, commencée à
Tusculum, et dont le but était de rechercher, quand
ils parurent pour la première fois, qui et quels ils
furent». Cicéron se rend au désir
d'Atticus, ou plutôt de Brutus. C'est Brutus en effet
qui est l'âme de ce traité et c'est à lui
tout d'abord que s'adresse Cicéron : «Quand,
dit-il, je porte mes regards sur vous, Brutus, je me demande
avec inquiétude quelle carrière pourra jamais
s'ouvrir à vos excellentes dispositions, à
votre exquise érudition, enfin à votre
extraordinaire activité. Déjà vous vous
étiez exercé aux plus importantes fonctions ;
mon âge vous cédait le premier rang et abaissait
devant vous les faisceaux, quand tout à coup
tombèrent toutes les institutions de la
république, et fut réduite au silence cette
éloquence elle-même, sujet de notre
entretien». Après ces préambules
où il se complaît, Cicéron se demande et
recherche pourquoi, de tous les arts, l'éloquence est
celui qui le plus rarement et le plus laborieusement est
arrivé à la perfection. Parcourant les
différents âges littéraires de la
Grèce, il montre combien, dans cette foule de
maîtres de la parole, il a fallu longtemps attendre
avant d'arriver à Démosthène. Comment
expliquer ces retards de l'éloquence, même au
sein de cette Grèce, d'une si vive et si brillante
imagination, sinon par le nombre et la grandeur des
qualités qu'exige l'art oratoire ?
Rome n'a pas été plus heureuse. Avant Caton, il
n'y a aucun orateur dont les écrits vaillent
d'être exhumés. Cependant il semble que dans un
gouvernement de libre discussion, dans cette lutte
continuelle des plébéiens et des patriciens,
l'éloquence aurait dû naître de bonne
heure ; il n'en fut point ainsi. Sans doute, sous
l'impression d'un grand intérêt politique, il
peut y avoir un langage vif et passionné ; il n'y a
pas d'éloquence. A l'éloquence
véritable, il faut un instrument souple,
éclatant, et de longue main préparé. Il
y eut bien à Rome, avant Caton, des hommes qui surent
persuader et se faire obéir par la parole : il n'y eut
pas d'orateurs. Cette hauteur même et cette
difficulté de l'éloquence par lesquelles
Cicéron a cherché à expliquer ses
tardifs développements, n'avaient donc pas, à
proprement parler, été la seule, la
véritable cause des retards et de la
médiocrité de l'éloquence romaine
pendant les six premiers siècles de la
république. La pauvreté, la rudesse de la
langue latine y étaient un autre et plus puissant
obstacle. Cette langue, en effet, fut longtemps à
sortir de l'enfance ; elle se dénoua lentement et
péniblement. Si la passion et le raisonnement n'ont
pas d'âge, ils ne peuvent toutefois exercer toute leur
puissance que dans un langage riche, abondant, assoupli et
déjà façonné aux impressions si
variées de l'âme et aux soudainetés de
l'imagination : or, jusqu'au temps de Caton, toutes ces
conditions de l'éloquence manquaient au génie
latin, et il les eût longtemps encore attendues
peut-être, si la Grèce ne lui fût venue en
aide.
On s'est pris quelquefois à regretter l'influence de
la Grèce sur la poésie latine naissante ; mais
si l'éloquence romaine elle-même qui devait, ce
semble, sortir de la vie et des formes politiques du
gouvernement, n'a pu cependant grandir, se développer
qu'au contact de la Grèce, il faudra bien
reconnaître qu'après tout cette influence a
été plus heureuse que nuisible. Caton
lui-même, si opposé d'abord aux Grecs, n'a-t-il
pas fini par les accepter, et ses harangues ne
conservent-elles pas les traces de ces salutaires
communications intellectuelles ? Ne croyez pas en effet que
ce soit seulement dans sa vieillesse qu'il ait fait
connaissance avec les Grecs. Même dans sa jeunesse, il
s'était approché d'eux, s'il est vrai, comme le
raconte Cicéron, que pendant son séjour
à Tarente avec Fabius Maximus, il demeura chez le
pythagoricien Néarque, et reçut dans ses
entretiens les traditions les plus vénérables
de la philosophie italique. Plus tard, déjà
consulaire, il parcourut la Grèce et visita
Athènes comme lieutenant du consul Acilius. A
soixante-sept ans, il vit arriver à Rome les otages
Achéens, et connut Polybe, l'hôte et l'ami du
jeune Scipion : c'est alors qu'il voulut apprendre les
lettres grecques et les admira. On voit par un fragment de
ses Origines combien il avait été
frappé, ainsi que le fut plus tard Salluste, qui lui a
emprunté sa réflexion, de l'éclat que le
génie des écrivains grecs avait répandu
sur les belles actions de leurs concitoyens.
Utile à Rome, au point de vue littéraire, cette
influence de la Grèce, lui a-t-elle été
funeste au point de vue des moeurs ? Rousseau l'a dit dans
une célèbre prosopopée ; mais les faits
confirment-ils ses assertions ? Sans doute Rome n'a pas tout
gagné à ce commerce ; avec les leçons
des auteurs grecs, elle a reçu les exemples de la
Grèce dégénérée ; mais si
sa vertu première y a perdu, sa barbarie native s'y
est adoucie.
Les Gracques qui, dans le Brutus, forment comme le
second âge de l'éloquence romaine, la
ressentirent, eux, l'accueillirent, cette influence de la
Grèce, non pas avec une certaine prévention,
comme avait fait Caton, tout en y cédant, mais avec
amour, avec bonheur. Dès leur plus tendre enfance, ils
furent, par les soins de leur mère Cornélie,
instruits dans les lettres grecques, et ils durent à
cette solide et brillante éducation d'inaugurer
véritablement l'éloquence romaine, plutôt
ébauchée que réalisée par
Caton.
La Grèce cependant rencontrait beaucoup d'oppositions
et de défiances dans le génie romain,
génie dur et étroit, et pour qui pendant
longtemps l'éloquence se borna aux formules et
à la précision sentencieuse de la langue du
droit. Cette résistance du caractère roman
à l'influence grecque, et d'un autre côté
les progrès que cette influence faisait dans Rome,
malgré les obstacles qu'elle y rencontrait, paraissent
bien dans deux orateurs, Antoine et Crassus en qui se dessine
et se personnifie le troisième âge de
l'éloquence latine. Antoine, qui n'est pas
étranger à la littérature des Grecs,
affecte cependant de ne la connaatre pas, espérant, il
le dit lui-même, que son éloquence,
restée pour ainsi dire purement indigène et
spontanée, en aura plus d'autorité. Crassus, au
contraire, marche dans la voie des Gracques ; riche de nos
propre fonds, en talent s'enrichit encore, s'épure,
s'anime et se colore au soleil da la Grèce : il
annonce Cicéron, qui, on n'en peut douter, aime
à se peindre sous ses traits. Aussi cette histoire
même de l'éloquence romaine est-elle en
même temps une esquisse brillante de l'éloquence
grecque, qui offre à Cicéron le sujet d'un
parallèle intéressant. Cicéron, en
effet, compare aux orateurs grecs la plupart des orateurs
romains qu'il passe en revue ; et dans ces rapprochements, il
tâche de tenir entre eux la balance à peu
près égale ; mais ce n'est pas, ainsi que le
remarque Atticus, sans un peu de complaisance pour les
Latins. Jusqu'à Cicéron, en effet, avec lequel
commence le quatrième âge de l'éloquence
romaine, cette éloquence n'avait rien,
Sénèque le rhéteur l'a très bien
dit, qu'elle pût opposer à l'orgueil de la
Grèce.
Crassus, figure de Cicéron, n'avait pas cependant
été son devancier immédiat ; entre
Cicéron et lui, il y a Hortensius. Rien de plus
intéressant, de plus vif, de plus animé dans le
Brutus, que les pages dans lesquelles Cicéron
retrace, avec sa première éducation d'orateur,
ses études ardentes et opiniâtres, ses
préparations si solides, si étendues et si
variées, sa lutte hardie contre Hortensius, qui
était, au moment où il parut à la
tribune, le Roi du barreau, Rex judiciorum. Quand on
rapproche ces pages, où l'on voit Cicéron et
Hortensius en pleine possession du Forum, dans tout
l'éclat du talent et de la gloire, de celles qui
ouvrent le Brutus et où Cicéron
déplore, en termes si éloquents, la mort d'un
rival qui ne cessa d'être pour lui un ami, on est
douleureusement affecté ; on l'est surtout, quand on
entend Cicéron, dans un triste retour sur
lui-même, et comme dans un pressentiment douloureux de
l'avenir, s'écrier : «Toujours heureux,
Hortensius a quitté la vie plus à propos pour
lui que pour ses concitoyens ; il est mort quand il lui
eût été plus facile de pleurer la
république que de la servir : il a vécu aussi
longtemps qu'on put, dans notre patrie, vivre avec honneur et
sécurité», revenant ailleurs sur cette
destinée privilégiée d'Hortensius :
«Qu'elle fut heureuse ! répète-t-il, la
fin d'Hortensius ; il ne vit pas s'accomplir les
événements qu'il avait prévus : sa voix
ne s'éteignit qu'avec son existence ; la mienne s'est
éteinte avec celle de l'Etat». On n'est pas
moins ému quand, paraissant s'oublier lui-même,
et comme rassasié de gloire, mais regrettant celle que
la victoire de César, en renversant la tribune, envie
à son ami, il s'adresse à Brutus
lui-même, et revenant sur les regrets qu'il avait
déjà exprimés au début, il dit :
«Mais c'est en portant les yeux sur vous, Brutus, que
je me sens affligé. Vous vous étiez
élancé dans la carrière de la gloire
comme sur un quadrige, et les malheurs de la
république viennent traverser votre course.
Voilà la cause de ma douleur ; voilà la
sollicitude qui me tourmente, moi et cet ami qui participe
à mon attachement, à mon estime pour vous.
Nousnous intéressons à vous, nous
désirons que vous puissiez jouir du fruit de votre
vertu ; nous souhaitons que la république redevienne
assez florissante pour que vous y puissiez ranimer et
rehausser encore la mémoire de deux illustres maisons.
A vous était le forum, à vous toute la
carrière oratoire. Seul vous y paraissiez après
avoir exercé votre talent par l'usage de la parole.
Vous aviez enrichi l'éloquence elle-même des
connaissances les plus profondes, et à ces
connaissances vous joigniez encore l'éclat de votre
vertu et une haute réputation d'éloquence. Vous
êtes, pour nous, un double sujet de peine, car la
ré-publique vous manque, et vous lui manquez à
votre tour. Toutefois, Brutus, malgré ces
calamités qui ont arrêté l'es-sor de
votre génie, restez fidèle à vos
constantes études ; achevez ce que vous aviez
commencé, ou plutôt ce que vous aviez
entièrement accompli».
En ranimant ainsi les regrets de Brutus, Cicéron
avait-il une secrète pensée ? Voulait-il
susciter un vengeur à la république, et par lui
ressaisir et restaurer la liberté ? On est parfois
tenté de le penser ; mais j'aime mieux croire que ses
regrets étaient plus
désintéressés et plus
généreux, et qu'en plaignant Brutus, il ne
songeait qu'à cette gloire de la tribune, dont il le
voyait déshérité. Quoi qu'il en soit,
cette éloquence, un moment muette, retrouvera la voix
; le poignard de Brutus relèvera la tribune en
frappant César au pied de la statue de Pompée,
et Cicéron pourra renouveler, dans ses
Philippiques, ces triomphes oratoires qu'au
début du Brutus il regrettait si vivement et dont il
tentait de se consoler, de se distraire du moins, en
écrivant cette histoire de l'éloquence romaine.
Qu'avait-il tant à regretter, cependant ? Ses douces
et paisibles études sur l'art oratoire n'ont pas moins
fait pour sa gloire, il le reconnaît lui-même,
que ses discours et ses victoires de tribune. Cette histoire
même de l'éloquence n'est-elle pas un des plus
précieux monuments que nous ait laissés son
génie ? Galerie brillante, nous y voyons revivre,
peints de traits aussi nets que vifs, aussi fins
qu'ingénieux, tous les orateurs romains. La critique
s'y trouve à côté de l'histoire, et une
leçon de goût à côté d'une
réflexion morale ; des digressions savamment
amenées rompent la monotonie de l'exposition et
ouvrent des jours charmants sur l'urbanité romaine,
sur la grâce héréditaire du langage,
particulière à certaines familles et dans ces
familles aux femmes surtout ; sur certaines locutions
populaires où se retrouve comme le germe de nos
idiomes modernes. Mais c'est surtout une suite de tableaux
variés où sur un fond romain se dessinent et se
détachent des vues singulièrement pittoresques,
et où vient parfois se jouer comme un rayon du ciel
serein et de la lumière transparente de la
Grèce : on voit que l'entretien a lieu à
côté de la statue de Platon.
1. Lorsqu'à mon retour de Cilicie je vins à
Rhodes, j'y appris la mort d'Hortensius, et j'en
éprouvai une douleur plus grande qu'on ne le pensait.
Non seulement la perte d'un ami qui m'avait rendu tant de
services me privait des avantages d'une douce liaison, mais
je déplorais encore ce que l'illustration de notre
collège aurait à souffrir de la mort d'un tel
augure. Au milieu de ces réflexions, je me rappelais
que son choix m'avait fait entrer dans ce collège,
qu'il avait attesté par serment que j'étais
digne de cette distinction ; enfin que lui-même m'avait
consacré. Dès lors les statuts des augures me
faisaient un devoir de l'honorer à l'égal d'un
père. Une raison encore venait accroître ma
peine : cet excellent homme, dont les vues étaient
absolument les miennes, mourait dans les circonstances les
plus défavorable à la république, et
nous laissait le triste regret de ses conseils et de son
expérience, au moment où les citoyens sages et
vertueux étaient si rares. Enfin j'avais perdu, non
pas comme beaucoup de personnes le pensaient, un
détracteur de ma célébrité, mais
le compagnon, l'émule de mes plus nobles travaux. En
effet, si l'histoire des arts de moindre importance nous
apprend que des poètes distingués ont
été affectés de la mort de poètes
leurs contemporains, que n'ai-je pas dû éprouver
en apprenant celle d'un rival avec lequel il était
plus glorieux de lutter que de manquer absolument
d'adversaire, surtout si l'on considère que jamais,
dans notre carrière, nous ne fûmes l'un pour
l'autre un obstacle et que nous nous prêtions, au
contraire, un mutuel appui par nos communications, nos
conseils et notre bienveillance ?
Cependant, comme sa destinée fut d'être toujours
heureux, il quitta la vie plus à propos pour lui que
pour ses concitoyens ; il mourut quand il lui eût
été plus facile de pleurer la république
que de la servir : il vécut aussi longtemps que, dans
notre patrie, on put vivre avec honneur et
sécurité. Pleurons donc, s'il le faut, pleurons
sur notre perte ; mais plutôt que de plaindre
Hortensius, félicitons-le d'une fin si opportune, de
peur que, dans les souvenirs que nous accorderons à
cet homme si grand, si favorisé de la fortune, notre
affection ne paraisse s'attacher moins à fut
qu'à nous-mêmes ; car si ce que nous regrettons,
c'est de ne pouvoir plus jouir de sa présence, ce sont
nos propres maux que nous déplorons. Il faut donc les
supporter avec modération, afin qu'ils ne semblent pas
causés par l'intérêt particulier
plutôt que par l'amitié. Si, au contraire, nous
nous affligeons comme si c'était un malheur pour lui
de ne plus exister, nous n'apprécions point d'un
esprit assez reconnaissant toute l'étendue de sa
félicité.
II. Si Q. Hortensius vivait, il éprouverait sans doute
les mêmes privations que tous les citoyens bons et
courageux ; mais une douleur qu'il aurait de plus que les
autres, ou du moins qu'il partagerait avec peu de personnes,
serait de voir ce forum du peuple romain, qui était
comme le théâtre où s'exerçait son
génie, privé désormais et en quelque
sorte veuf des accents d'une voix savante et digne
d'être entendue par les Romains et par les Grecs. Quant
à moi, j'ai le coeur navré quand je songe que
la république ne veut plus des armes que fournissent
la raison, le talent, la considération personnelle, de
ces armes que j'avais appris à manier, auxquelles
j'étais accoutumé, et qui conviennent à
un citoyen distingué dans l'Etat, non moins
qu'à un Etat où règnent les moeurs et
les lois. Si jamais il y eut un temps où le
crédit et les discours d'un citoyen vertueux auraient
pu désarmer des citoyens irritée, ce fut sans
doute lorsque, par erreur ou par crainte, on enleva à
la paix publique le secours de l'éloquence.
Moi-même, quoique j'eusse de bien plus grands sujets de
deuil, moi-même je m'affligeai profondément :
à l'âge où je m'étais
acquitté des plus éminentes fonctions,
où je me disposais à gagner le port, non pour y
vivre dans la paresse et l'inaction, mais dans un honorable
repos, quand mes facultés oratoires, blanchissant en
quelque sorte, arrivaient à leur maturité,
à leur vieillesse, j'ai vu recourir à des armes
dont ceux-là même qui avaient appris à
s'en servir glorieusement ne savaient comment en faire un
usage salutaire. Aussi me paraît-il que dans les autres
Etats, et surtout dans le nôtre, ceux-là seuls
ont joui d'un parfait bonheur, auxquels il a
été donné de conserver jusqu'à la
fin leur considération personnelle, la gloire de leurs
actions et la réputation de leur sagesse. Leur
souvenir, réveillé par un entretien que j'eus
dernièrement, m'a causé quelque plaisir au
milieu des chagrins les plus grands et les plus amers.
III. Libre de toute affaire, je me promenais sous mon
portique, quand M. Brutus vint, selon son habitude, avec T.
Pomponius. Liés d'amitié entre eux, ils me sont
tellement chers tous deux, leur amitié m'est si
agréable, qu'à leur aspect je sentis s'apaiser
tout le chagrin que me causaient les affaires
politiques.
Après les avoir salués : «Que me
voulez-vous, Brutus et Atticus ? qu'y a-t-il donc de nouveau
? - Rien, assurément, me répondit Brutus, rien
de ce que vous apprendriez avec plaisir, ou de ce je pourrais
dire avec certitude. - Nous ne sommes pas venus, dit Atticus,
dans l'intention de ne point parler de la république,
mais plutôt pour apprendre quelque chose de vous, que
pour vous causer du chagrin. - Atticus, lui
répondis-je, votre présence à tous deux
est un adoucissement à ma peine, et même, quand
nous étions séparés, j'ai reçu de
vous de grandes consolations ; ce sont vos lettres, en effet,
qui m'ont ranimé, qui m'ont rendu à mes
anciennes études. - J'ai lu avec beaucoup de plaisir
celle que Brutus vous écrivait d'Asie, dit Atticus ;
il m'a semblé qu'il vous donnait de sages conseils, et
que ses consolations étaient celles de
l'amitié. - Vous avez raison, répliquai-je ; et
il faut que vous sachiez que cette lettre m'a retiré
comme d'une longue maladie, et m'a fait en quelque sorte
revoir la lumière. Vous le savez, depuis le
désastre de Cannes jusqu'à l'avantage
remporté par Marcellus près de Nole, rien
d'heureux n'avait relevé le courage du peuple romain,
tandis que cet avantage fut suivi de beaucoup de
succès ; c'est ainsi que, depuis les calamités
qui frappèrent ma destinée et celle de l'Etat,
jusqu'à la lettre de Brutus, rien n'était
arrivé selon mes voeux, ou n'avait seulement
allégé le poids de mes chagrins. - Telle
était du moins mon intention, reprit Brutus ; et je
suis bien aise que, dans une affaire qui me tenait tant
à coeur, ma volonté ait été
efficace. Je désirerais cependant savoir de vous quel
délassement vous avez trouvé dans les lettres
d'Atticus. - Non seulement, Brutus, je leur dois des
délassements, mais j'ai lieu de croire qu'elles ont
été pour moi une source de salut. - De salut !
s'écria-t-i1 ; quelle était donc la nature de
ces lettres ? - Pouvais-je recevoir aucun hommage qui
fût ou plus agréable, ou plus approprié
à la circonstance, que ce livre dont l'arrivée
me ranima lorsque j'étais presque anéanti ? -
C'est sans doute, reprit Brutus, celui où il rappelle
sommairement la mémoire de tous les faits anciens. A
ce qu'il m'a paru, il s'en est acquitté avec une
grande exactitude. - C'est ce livre-là même,
Brutus, qui m'a sauvé».
IV. Atticus répondit : «Ce que vous dites me
fait le plus grand plaisir ; mais qu'y avait-il donc dans ce
livre qui fût nouveau pour vous, ou dont vous puissiez
tirer un aussi grand parti ? - Non seulement il renfermait
beaucoup de choses neuves, mais j'y ai trouvé toute
l'utilité que j'en attendais ; d'un seul coup d'oeil,
je voyais se dérouler devant moi toute la série
des temps. Je me mis donc à l'étudier
sérieusement, et cette occupation littéraire,
déjà si salutaire, m'inspira l'idée de
puiser en moi-même des sujets de consolation, et de
vous faire à mon tour un cadeau qui, sans être
de même valeur, puisse du moins vous être
agréable.
Les savants, je le sais, vantent ce passage d'Hésiode,
qui veut que, pour rendre ce qu'on a reçu, l'on se
serve de la même mesure, et d'une plus grande, s'il est
possible. Pour moi, je m'acquitterai entièrement, sous
le rapport de la bonne volonté ; mais je ne crois pas
pouvoir solder encore la dette elle-même, et je vous
prie de me le pardonner. Je ne puis, en effet, selon la
coutume des cultivateurs, prendre parmi mes fruits nouveaux
de quoi vous rendre ce que j'ai reçu ; car toutes mes
productions se sont arrêtées, et la
fraîcheur qui distinguait mon ancienne
fécondité est maintenant flétrie par ta
sécheresse. Je ne saurais choisir non plus parmi les
provisions cachées dans mes obscurs, magasins ; seul,
à peu près, j'en connaissais le chemin, et
l'accès en est encombré. Il faudra donc semer
quelque chose dans un champ inculte et abandonné ;
mais je le cultiverai avec assez de soin pour compenser votre
généreux cadeau, en y ajoutant toute la valeur
des intérêts, pourvu toutefois que mon esprit
ait la même vertu que les terres qui donnent des
moissons d'autant plus abondantes qu'elles ont reposé
plusieurs années.
J'attendrai, dit Atticus, l'accomplissement de votre
promesse, et ne l'exigerai qu'à votre loisir ;
néanmoins, je serais bien aise qu'il vous plût
de vous libérer bientôt. - Quant à moi,
interrompit Brutus, il faudra que j'attende ce que vous
promettez à Atticus. Il se pourrait toutefois que je
me fisse son mandataire bénévole, pour
réclamer ce que votre créancier déclare
ne vouloir exiger qu'à votre convenance».
V. «Je ne vous payerai point, Brutus, avant d'avoir
reçu de vous caution que personne ne viendra plus
m'actionner au même titre. - Je n'oserais m'en rendre
le garant, reprit-il ; car celui-là même qui
proteste maintenant de sa discrétion deviendra, je le
sais, sinon un demandeur importun, du moins un solliciteur
persévérant et pressant. - Brutus, reprit
Atticus, ne se trompe pas, je crois, car il me semble que
j'aurai bientôt le courage de vous constituer en
demeure. C'est la première fois, depuis longtemps, que
je vous vois un peu de gaieté ; et puisque Brutus
prétend faire payer ce qui m'est dû, je
réclame, à mon tour, ce que vous lui devez. -
De quoi s'agit-il donc ? - Il faut, répondit-il, que
vous écriviez quelque chose ; il y a longtemps que
votre plume se repose, et, depuis la publication de vos
livres sur la République, vous ne nous avez
plus rien donné. Cependant c'est la lecture de cet
ouvrage qui m'a fait embrasser avec ardeur la
rédaction des anciennes Annales. Mais vous
déférerez à ce désir quand vous
pourrez ; seulement, je demande que vous le puissiez. Quant
à présent, si vous avez l'esprit libre,
expliquez-nous ce que nous désirons savoir. - Que me
demandez-vous donc ? - Il s'agit de cette histoire des
orateurs, commencée à Tusculum, et dont le but
était de rechercher, quand ils parurent pour la
première fois, qui et quels ils furent. J'en ai
parlé à votre ami, ou plutôt à
notre ami Brutus ; il me témoigna un grand
désir de vous entendre, et nous avons choisi ce jour,
parce que nous vous savions libre de toute occupation.
Reprenez donc cet entretien, et, si cela ne vous contrarie
pas, continuez pour Brutus et pour moi ce que vous aviez
commencé. - J'essayerai de vous satisfaire, si je le
puis. - Vous le pourrez, reprit-il ; donnez seulement
à votre esprit quelque répit des soins qui le
préoccupent, ou plutôt sachez l'en affranchir
complétement. - Eh bien ! Pomponius, ce qui amena cet
entretien, c'est que je parlais de la cause de
Déjotarus, de ce roi si fidèle et si bon que
j'avais entendu défendre par Brutus, avec toutes les
richesses de l'éloquence.
VI. - Oui, reprit Atticus, ce fut là le commencement
de notre entretien : plaignant le sort de Brutus, vous
gémissiez sur la solitude qui règne aux
tribunaux et au forum. - Il est vrai, répondis je, et
cela m'arrive bien souvent. Quand je porte mes regards sur
vous, Brutus, je suis tourmenté de savoir quelle
carrière pourra jamais s'ouvrir à vos
excellentes dispositions, à votre exquise
érudition, enfin à votre extraordinaire
activité. Vous vous étiez exercé
déjà aux affaires les plus importantes, mon
âge vous cédait le premier rang en abaissant
devant vous ses faisceaux ; tout à coup
tombèrent toutes les institutions de la
république, et cette éloquence elle-même,
sujet de notre entretien, fut réduite au silence. - Il
est d'autres raisons, dit Brutus, qui me font gémir
sur ce malheur, qu'en effet on ne saurait trop
déplorer ; mais ce qui me plaît dans
l'éloquence, c'est moins encore l'utilité et la
gloire qu'on en retire, que l'étude elle-même et
l'exercice. Or, rien ne pourra m'enlever cet avantage, qui
m'est d'autant mieux assuré par votre bienveillante
sollicitude. Nul ne peut bien dire s'il n'y a dans sa
pensée intelligence et sagesse. L'étude de la
véritable éloquence est donc celle de la
sagesse, dont on se passerait difficilement, même au
milieu des guerres les plus violentes. - Fort bien, Brutus,
lui dis-je, et je tiens d'autant plus à la gloire que
donne l'éloquence que, pour les autres
qualités, qu'autrefois l'on regardait comme les plus
belles de l'Etat, il n'est homme si commun qui ne croie
pouvoir y prétendre, ou ne s'imagine les
posséder en effet, tandis que je ne vois pas que la
victoire ait jamais rendu personne éloquent. Au reste,
afin de nous entretenir plus commodément,
asseyons-nous, s'il vous plaît».
Cette proposition ayant été
agréée, nous nous assîmes sur le gazon,
à côté de la statue de Platon.
Louer l'éloquence, dis-je alors, rappeler quelle est
sa puissance et quelle considération elle prête
à ceux qui l'ont acquise, ce n'est, pour le moment, ni
notre intention, ni notre but. Mais ce que j'affirmerai sans
hésitation, c'est que l'éloquence, qu'elle
doive l'existence à l'art, à l'exercice ou
à la nature, est de toutes choses la plus difficile.
En effet, il n'est pas une des cinq parties dont elle se
compose qui ne soit par elle-même un grand art. Or,
l'on peut facilement imaginer l'importance et la
difficulté que présente ce concours de cinq
arts principaux.
VII. J'en atteste la Grèce qui, passionnée pour
l'éloquence, la cultive depuis longtemps, et qui, de
toutes les nations, l'a fait avec le plus de succès.
Les autres arts, tous plus anciens, étaient non
seulement inventés, mais encore perfectionnés,
quand les efforts des Grecs ont donné à la
parole de la force et de l'abondance. En portant mes regards
sur ce pays, ce qui me frappe le plus, c'est l'éclat
dont brille votre Athènes, Atticus. C'est dans cette
ville que, pour la première lois, s'éleva un
orateur ; c'est là que l'écriture est devenue
un monument destiné à perpétuer la
parole. Avant Périclès, dont on possède
quelques écrits, avant Thucydide, qui vécut,
ainsi que lui, à une époque où
Athènes n'était plus dans l'enfance, on ne
trouve aucun ouvrage remarquable par quelque beauté ou
qui paraisse venir d'un orateur. On croit néanmoins
que Pisistrate, qui les précéda de beaucoup
d'années, que Solon, un peu plus ancien encore, et
dans la suite Clisthène, eurent, pour leur
siècle, un assez grand talent oratoire. Quelques
années plus tard, ainsi qu'on peut le voir par
l'histoire d'Athènes, vint Thémistocle, qui, on
le sait, se distingua et par sa sagesse et par son
éloquence. Après lui, Périclès,
qui brillait de toutes sortes de qualités, dut
cependant à la parole sa principale gloire ; enfin, on
s'accorde à dire aussi qu'à la même
époque, citoyen turbulent, Cléon fut cependant
un orateur éloquent. Alcibiade, Critias,
Théramène, furent presque leurs contemporains.
Les écrits de Thucydide, qui vivait en même
temps, nous font le mieux connaître à quel genre
d'éloquence on s'attachait alors : des expressions
solennelles, une grande abondance d'idées, beaucoup de
choses en peu de mots, et par cela même un peu
d'obscurité.
VIII. Lorsqu'on eut compris quelle était la puissance
d'un discours soigné et en quelque sorte
travaillé, on vit subitement paraître beaucoup
de maîtres d'éloquence. Alors furent en honneur
Gorgias de Léontium, Thrasymaque de
Chalcédoine, Protagoras d'Abdère, Prodicus de
Céos, Hippias d'Hélis. A cette époque,
beaucoup d'autres encore annonçaient, en termes fort
arrogants, qu'ils enseignaient comment la cause la plus
faible (c'est ainsi qu'ils l'appelaient) pouvait, au moyen de
la parole, devenir la cause la plus forte. Socrate
s'éleva contre eux : doué d'une grande finesse
de discussion, il réfutait ordinairement leur
doctrine. Les hommes les plus savants se formèrent
dans ses utiles entretiens. Alors, dit-on, fut
inventée la philosophie, non celle qui explique les
secrets de la nature (elle est plus ancienne), mais celle qui
s'occupe de ce qui est bien, de ce qui est mal, qui
règle la vie humaine et la morale. Néanmoins,
comme cette science est étrangère au sujet que
nous nous sommes proposé, remettons les philosophes
à un autre temps, et revenons aux orateurs, dont nous
nous sommes éloignés.
Les hommes dont nous venons de parler étaient
déjà vieux quand parut Isocrate, dont la maison
fut ouverte à toute la Grèce comme un lieu
d'exercice, comme un magasin d'éloquence. Orateur
accompli et maître parfait, quoiqu'il ne
s'exposât point au grand jour de la place publique, il
parvint, dans l'intérieur de son cabinet, à une
gloire qu'à mon avis personne n'atteignit après
lui. Il écrivit avec supériorité, et il
forma des sujets. Non seulement il entendit mieux que ses
devanciers le reste de son art, mais il fut le premier
à comprendre qu'il faut, jusque clans la prose,
observer le nombre et la mesure, pourvu qu'on ait soin
d'éviter les vers. Avant lui, en effet, la disposition
des mots et l'arrondissement de la période
n'existaient pas ; ou si quelquefois on rencontrait cette
harmonie, rien n'annonçait qu'on l'eût
recherchée à dessein, ce qui pourrait
être un mérite ; mais c'était
plutôt un effet de la nature ou du hasard, que le
résultat d'un calcul ou de la règle ; car la
nature elle-même renferme et conclut un sens dans le
cercle d'un certain nombre de mots, et lorsque ce sens est
exprimé par des termes heureusement choisis, la
période s'achève ordinairement par une cadence
nombreuse. L'oreille elle-même distingue très
bien ce qui est plein de ce qui est vide ; et
l'enchaînement des mots est déterminé par
l'inévitable loi de la respiration, que l'orateur ne
peut ni perdre, ni forcer, sans produire un mauvais
effet.
IX. Vint ensuite Lysias : il ne plaida point de causes, il
est vrai ; cependant il fut écrivain d'un goût
si pur, si élégant, que l'on serait presque
tenté de le proclamer un orateur parfait. Mais si l'on
veut un orateur accompli de tout point, un orateur auquel il
ne manque absolument rien, on n'hésitera point
à nommer Démosthène. Dans les sujets
qu'il a traités, il n'est point de finesse, et qu'on
me passe cette expression, point d'astuce, point de ruse
oratoire qu'il n'ait aperçue. Voulait-il que son style
fût châtié ? la délicatesse, la
concision, la clarté le distinguaient. Voulait-il
s'élever ? rien de plus noble, de plus pompeux, soit
par la dignité de l'expression, soit par la
majesté de la pensée. Les premiers après
lui furent Hypéride, Eschine, Lycurgue et Dinarque,
puis ce Démade dont on n'a point d'écrits, et
beaucoup d'autres encore. Telle fut, en effet, la richesse de
cette époque ; et, dans mon opinion, la substance, le
suc le plus pur de l'éloquence se transmirent
jusqu'à cette génération d'orateurs dont
l'éclat était naturel et le coloris sans fard.
Ils étaient vieux déjà, quand Demetrius
de Phalère, plus érudit qu'aucun d'eux, leur
succéda ; cependant il paraissait élevé
moins pour les armes que pour les exercices de la palestre,
et plaisait aux Athéniens plutôt qu'il ne les
enflammait. Aussi n'était-ce point de la tente
militaire, mais des retraites de Théophraste, du plus
savant des hommes, qu'il sortait pour braver le soleil et la
poussière. Il fut le premier qui rendit le discours
flexible et lui communiqua de la mollesse, de la
délicatesse. Il aima mieux paraître doux, comme
il était, qu'imposant ; mais sa douceur était
celle qui séduit les esprits sans les émouvoir,
et, quand il avait parlé, on ne conservait que le
souvenir de son élégance : il ne laissait
point, comme Eupolis le dit de Périclès, dans
l'âme de ses auditeurs le trait à
côté du sentiment de plaisir.
X. Ainsi, vous le voyez, dans la ville même où
naquit, où se forma l'éloquence, il
s'écoula bien du temps avant qu'elle parût au
grand jour. L'histoire ne fait mention d'aucun homme
éloquent avant l'époque où
vécurent Solon et Pisistrate. Si vous les mesurez
à l'âge du peuple romain, ils doivent
paraître fort anciens ; si, au contraire, vous comptez
les siècles d'Athènes, ils sont
extrêmement nouveaux. Qu'importe qu'ils aient
vécu sous le règne de Servius Tullius !
Athènes avait déjà une existence
beaucoup plus longue que ne l'est aujourd'hui celle de Rome.
Je n'en doute pas néanmoins, la parole a toujours
exercé une grande puissance ; et si l'éloquence
n'eût pas été en honneur dès la
guerre de Troie, Homère n'aurait pas tant loué
les discours d'Ulysse et de Nestor, attribuant à l'un
la force, à l'autre la douceur ; enfin, ce
poète lui-même n'aurait point embelli son style,
comme si lui-même eût été orateur.
Il est vrai, le temps où vécut Homère
est incertain, mais il précéda de beaucoup
d'années Romulus, car il ne peut avoir existé
après le premier Lycurgue, auteur des lois et de la
discipline de Lacédémone. On remarque en
Pisistrate une véritable étude et plus de
vigueur encore. Enfin, dans le siècle suivant,
Thémistocle lui succéda. Fort ancien par
rapport à nous, il l'était beaucoup moins
comparé aux Athéniens. Tandis qu'il
vécut, la Grèce était déjà
puissante, mais Rome était à peine affranchie,
de la domination des rois : la redoutable guerre des
Volsques, celle à laquelle prit part l'exilé
Coriolan, fut à peu près contemporaine de la
guerre des Perses ; elles se ressemblent encore par le sort
de ces deux hommes. Tous deux furent d'abord d'excellents
citoyens bannis par un peuple injuste et ingrat, tous deux
passèrent à l'ennemi ; tous deux enfin
arrêtèrent par leur mort les entreprises
qu'avait dictées leur colère. Vous avez sur la
fin de Coriolan des idées différentes ;
souffrez cependant, Atticus, que je me déclare pour
l'opinion qui le fait mourir ainsi.
XI. - Disposez-en comme vous l'entendez, dit Atticus en riant
; car il est permis aux rhéteurs de mentir dans leurs
histoires, pour donner à leurs écrits une
tournure ingénieuse. Ce que vous faites maintenant
pour Coriolan, Clitarque, Stracoclès l'avaient fait
pour Thémistocle. Thucydide, Athénien d'une
naissance distinguée, homme accompli de tout point, et
qui ne vécut que peu de temps après lui, se
borne à faire mention de sa mort. Après avoir
dit qu'il fut clandestinement inhumé dans l'Attique,
il ajoute : L'on a pensé qu'il s'était
empoisonné ; à entendre, au contraire, les
auteurs que je viens de citer, Thémistocle, ayant
immolé un taureau, en aurait reçu le sang dans
une patère, et serait tombé mort après
l'avoir bu. C'est qu'il y avait là matière
à embellir cette fin de tout l'éclat de la
tragédie et de la déclamation ; tandis que
l'autre, toute vulgaire, ne prêtait nullement à
l'ornement. Vous voulez que tout ait été pareil
entre Thémistocle et Coriolan ? eh bien, recevez de
mes mains la patère, je fournirai mème la
victime, afin que Coriolan soit complètement un autre
Thémistocle. - Qu'il en soit de Coriolan comme vous
voudrez, repris-je alors ; mais une autre fois, quand je vous
aurai pour auditeur, j'aborderai nos annales avec plus de
précaution, car on pourrait vous appeler l'auteur le
plus scrupuleux en fait d'histoire romaine. Pour en revenir
à cette époque dont j'ai tantôt
parlé, Périclès, fils de Xanthippe, fut
le premier qui eut recours aux préceptes, à
l'art : l'éloquence, il est vrai, n'y était pas
encore assujettie ; mais, élevé par le
physicien Anaxagore, il put aisément appliquer aux
affaires de la tribune et du barreau un esprit exercé
à l'étude des secrets de la nature et de la
métaphysique. Les Athéniens étaient
charmés de la douceur de son langage ; ils en
admiraient l'abondance et la richesse, et sa force les
remplissait de terreur.
XII. Ce fut donc là le premier siècle qui vit
paraître à Athènes un orateur presque
accompli. En effet, le goût de l'éloquence ne
naît pas ordinairement parmi ceux qui fondent les
républiques, qui font la guerre, ou que la domination
des rois embarrasse de ses entraves. Amie de la paix et
compagne du loisir, elle est en quelque sorte
l'élève d'un Etat déjà bien
constitué. Aristote rapporte qu'après la
destruction des tyrans de Sicile, les particuliers
portèrent leurs réclamations devant les
tribunaux, pour obtenir les réparations des dommages
soufferts depuis si longtemps. Ce peuple montrant alors un
esprit fin et progressif, Corax et Tisias, tous deux
Siciliens, rédigèrent pour la première
fois les préceptes de l'art. Avant eux, on n'observait
ni règle, ni méthode, mais on parlait avec
soin, et la plupart lisaient leurs discours. Aristote ajoute
que les premières discussions sur des choses
importantes, celles que l'on appelle aujourd'hui lieux
communs, furent préparées et
rédigées par Protagoras. Gorgias fit de
même, écrivant sur différents sujets des
traités consacrés à la louange nu au
blâme ; car il pensait que le principal mérite
de l'orateur était d'ennoblir un sujet par ses
éloges, puis de le rabaisser par ses critiques.
Aristote dit aussi qu'Antiphon de Rhamnonte écrivit
quelques ouvrages semblables à ceux de Gorgias, et
Thucydide, qui était juge compétent, nous
apprend qu'il n'y eut jamais de meilleure défense dans
une cause capitale, que celle que cet orateur prononça
pour lui-même en sa présence. Lysias d'abord
reconnaissait qu'il y a un art de la parole ; puis, voyant
que Théodore, qui possédait toutes les finesses
de cet art, n'était cependant qu'un orateur
très sec, il se mit à composer des discours
pour les autres, renonçant à la partie
didactique de sa profession. Isocrate commença de
même par nier l'existence de l'art ; il
rédigeait des discours à prononcer devant les
tribunaux ; mais, comme c'était en quelque sorte
contrevenir à la loi, qui ne veut pas d'artifice, il
fut souvent cité lui-même. Alors il cessa
d'écrire des plaidoiries de commande, et ne s'occupa
plus que de rédiger les préceptes de
l'art.
XIII. Vous voyez donc naître les orateurs, et jaillir
en quelque sorte les sources de l'éloquence grecque :
elles sont fort anciennes, si vous prenez nos annales pour
point de comparaison, fort récentes, eu égard
à celles de la Grèce. Avant qu'ils pussent
apprécier le mérite de l'éloquence, les
Athéniens s'étaient déjà
signalés par des actions mémorables, tant
à la guerre que dans leurs affaires
intérieures. Mais cet art n'appartenait pas à
toute la Grèce, Athènes seul le
possédait. Qui pourrait, en effet, citer pour ces
temps un orateur d'Argos, de Corinthe ou de Thèbes ?
à moins toutefois que l'on ne soupçonne un peu
d'éloquence à Epaminondas, qui était
fort savant. Pour Lacédémone, je n'ai jamais
ouï dire que, jusqu'à ce jour, elle ait produit
aucun orateur.
Ménélas même nous est
représenté par Homère comme parlant avec
douceur, mais comme parlant peu. Or, dans quelques parties
oratoires, la concision est quelquefois un mérite,
mais ce n'est pas une qualité qui convienne à
l'éloquence en général.
Hors de la Grèce, on étudia beaucoup l'art de
la parole, et les plus grands honneurs attachés
à ce genre de mérite attachaient la gloire au
titre d'orateur. A peine sortie du Pirée,
l'éloquence parcourut toutes les îles et voyagea
dans toute l'Asie. Elle prit alors l'empreinte de moeurs
étrangères, et bientôt s'altéra
cette pureté et, si je puis m'exprimer ainsi, cette
salubrité qui caractérise la diction
athénienne, si bien qu'elle désapprit le
langage maternel. Aussi les orateurs d'Asie, qu'il ne faut
pas dédaigner sous le rapport de la rapidité et
de la richesse, manquèrent de précision et
tombèrent dans les redondances. Ceux de Rhodes eurent
plus de goût, et se rapprochèrent des
Athéniens. Mais c'est assez parler des Grecs, et
peut-être ce peu que nous en avons dit était-il
superflu. - Je ne saurais décider jusqu'à quel
point ces détails sont nécessaires,
répondit Brutus, mais, à coup sûr, ils
m'ont fait grand plaisir ; loin de les accuser de longueur,
ils me paraissent plus courts que je ne le voudrais. - Tant
mieux, lui répondis-je ; mais venons-en à nos
orateurs, sur lesquels il est difficile d'aller au
delà des conjectures que nous permettent les monuments
historiques.
XIV. Qui pourrait soutenir qu'il manquât de
vivacité, d'imagination, ce L. Brutus, auteur de votre
maison, lui qui interpréta d'une manière si
fine et si spirituelle l'oracle d'Apollon sur le baiser
à donner à sa mère, lui qui couvrit une
profonde sagesse des apparences de
l'imbécillité ? Et l'éloquence, qui
pourrait la refuser à celui qui chassa le roi le plus
puissant, fils du roi le plus illustre, et, délivrant
à jamais Rome du pouvoir absolu, la confia à
des magistrats annuels, y fit régner les lois et la
justice ; à ce Brutus, enfin, qui priva son
collègue du pouvoir, pour anéantir
entièrement le souvenir du nom royal ? Certes, tous
ces résultats, il n'aurait pu les obtenir si ses
discours n'eussent produit la persuasion. Peu d'années
après l'expulsion des rois, le peuple s'établit
au troisième miliaire, près des rives de l'Anio
; il occupa la hauteur que depuis on appela le mont
Sacré. Nous voyons le dictateur M. Valerius recourir
à l'éloquence pour apaiser la discorde, et
recevoir en récompense les plus grands honneurs et le
surnom de Maximus, que le premier de sa race il porta, en
témoignage de la reconnaissance publique. Je ne crois
pas non plus qu'il ait manqué de facultés
oratoires, ce L. Valerius Potitus qui, malgré la haine
soulevée par la tyrannie des décemvirs, apaisa
par ses lois et ses harangues les plébéiens
irrités contre les patriciens.
Nous pouvons aussi supposer de l'éloquence à
Appius Claudius, puisqu'il fit revenir le sénat
prêt à conclure la paix avec Pyrrhus. Nous y
joindrons C. Fabricius, qui lut l'orateur envoyé
à Pyrrhus pour réclamer les captifs ; Tib.
Coruncanius, que les mémoires des pontifes nous
représentent comme ayant obtenu beaucoup d'influence
par son talent ; M. Curius, qui, tribun du peuple, voyant
l'interroi Appius Cécus tenir les comices contre les
lois et refuser de recevoir le consul plébéien,
contraignit les pères à sanctionner à
l'avance le choix qui serait fait ; chose d'autant plus
difficile que la loi Ménia n'existait pas encore. Il
est permis aussi de croire à M. Popillius quelque
génie. Etant consul et revêtu du manteau des
augures, il accomplissait un sacrifice en sa qualité
de flamine de Carmenta : tout à coup on vint lui
annoncer que le peuple s'ameutait et qu'une sédition
allait éclater contre les patriciens. Il paraît
à l'assemblée, et, sans quitter la robe
sacerdotale, il apaise la sédition par
l'autorité de son caractère et de ses discours.
Toutefois, je crois n'avoir lu nulle part que ces hommes
aient été regardés comme des orateurs,
ni qu'alors aucune, récompense ait encouragé
l'éloquence : ce n'est, de ma part, qu'une conjecture.
Ajoutons encore C. Flaminius, qui, pendant son tribunat, fit
porter une loi sur le partage des terres de la Gaule et du
Picenum, et qui était consul lorsqu'il fut tué
à Thrasimène. Il avait acquis au moyen de la
parole une grande influence sur le peuple. On pouvait aussi
regarder comme orateurs, dans ces temps-là, Q. Maximus
Verrucosus, et ce Q. Metellus qui fut consul dans la seconde
guerre punique avec L. Veturius Philon.
XV. Le premier que l'histoire nous signale comme ayant
été éloquent et reconnu pour tel, c'est
M. Cornélius Céthégus : cette
éloquence, Q. Ennius nous en est garant ; et
c'était, à mon avis, un juge compétent
d'autant plus qu'il l'entendit lui-même, et que la
manière dont il en parle prouve que Cethegus
était mort quand il écrivait ; l'on ne peut
donc supposer qu'il ait trahi la vérité dans
l'intérêt de l'amitié. Voici ce qu'il en
dit, je crois, au neuvième livre de ses Annales
:
«On donna pour collègue à Tuditanus, M.
Cornélius Céthégus, fils de Marcus,
orateur connu par la douceur de son langage».
Il l'appelle donc orateur, et lui accorde la douceur du
langage,qualité qui, de nos jours, n'est pas si
commune ; car nos orateurs jappent plutôt qu'ils ne
parlent. Mais voici le plus grand éloge de son
éloquence :
«Tous ses compatriotes, tous les hommes qui vivaient
alors l'appelaient la fleur et l'honneur du peuple
romain».
Cela était juste ; car, de même que le
génie est l'ornement de l'homme, l'éloquence
à son tour est la lumière qui fait briller le
génie : celui qui en était doué est donc
tort à propos qualifié par ses contemporains de
fleur du peuple et de
«Quintessence de la persuasion».
Ennius appelle suada ce que les Grecs nomment
peithô, c'est-à-dire la persuasion que
fait naitre l'orateur ; et cette déesse, qu'Eupolis
nous représente comme siégeant sur les
lèvres de Périclès, le poète nous
dit que notre orateur en était l'âme. Or, ce
Céthégus fut consul avec P. Tutidanus, dans la
deuxième guerre punique, et ils eurent pour questeur
M. Caton, qui fut consul précisément cent
quarante ans avant moi. Si nous ne devions ces détails
au témoignage d'Ennius, le temps eût
livré Céthégus à l'oubli, comme
cela est peut-être arrivé à beaucoup
d'autres. On peut voir, par les écrits de
Névius, quel était le langage de ce
siècle ; car, s'il en faut croire les anciens
Mémoires, c'est sous ces mêmes consuls que
mourut ce poète. Toutefois notre ami Varron, si exact
en fait de recherches historiques, croit qu'il y a erreur en
ce point : il fait vivre Névius plus longtemps ; en
effet, Plaute est mort vingt ans après le consulat que
je viens de rappeler, sous celui de P. Claudius et de L.
Porcins : Caton était alors censeur.
Ainsi, dans l'ordre des temps, Céthégus fut
suivi de Caton, qui fut consul neuf ans après lui.
Nous le regardons comme très ancien, puisqu'il est
mort sous le consulat de L. Marcius et de M. Manilius,
quatre-vingt-trois ans avant que moi-même je fusse
consul.
XVI. Je ne connais pas d'orateur plus ancien dont je voulusse
exhumer les écrits, à moins toutefois qu'on ne
trouve du plaisir à la lecture des discours d'Appius
Cécus sur Pyrrhos, ou de quelques éloges
funèbres. Il nous en reste, en effet, plusieurs. Les
familles les conservaient comme des monuments et des titres
d'honneur, tant pour s'en servir quand il mourait un de leurs
membres, que pour perpétuer la mémoire de leurs
hauts faits et rehausser l'éclat de leur noblesse. Au
reste, ces panégyriques ont agi d'une manière
fâcheuse sur notre histoire, car on y a inscrit
beaucoup de faits sans réalité, des triomphes
imaginaires, des consulats d'invention, de fausses
généalogies, et des anoblissements pour
rattacher des hommes de basse condition à des familles
de même nom, qui cependant leur étaient
étrangères : comme si, par exemple, je me
disais descendu de ce M. Tullius, patricien, qui fut fait
consul avec Servius Sulpicius, dix ans après le
bannissement des rois. Quant aux discours de Caton, nous n'en
avons guère moins que de ceux de Lysias
l'Athénien, qui, je pense, en a laissé le plus
; Lysias a droit à cette qualification, car il est
né à Athènes ; il y est mort, il y a
rempli tous ses devoirs de citoyen. Cependant Timée le
réclame pour Syracuse, comme s'il agissait en vertu de
la loi Licinia et Mucia. Il y a même quelque
ressemblance entre Lysias et Caton : tous deux sont fins,
élégants, gracieux et concis ; toutefois, le
Grec est plus heureux, car il a des admirateurs particuliers.
Ce sont ceux qui préfèrent à
l'embonpoint du corps, des formes sveltes et
déliées ; ceux à qui plait la maigreur
elle-même, pourvu qu'elle soit accompagnée d'une
bonne santé. Au surplus, il arrive souvent à
Lysias d'être tellement vigoureux, qu'on ne peut rien
imaginer de plus fort ; mais il est, en
général, trop sec, ce qui ne l'empêche
pas d'avoir ses partisans, qui goûtent jusqu'à
son extrême simplicité,
XVII. Quant à Caton, y a-t-il un seul de nos orateurs,
du moins parmi ceux d'aujourd'hui, qui lise ses
écrits, ou même en est-il un seul qui le
connaisse ? Mais, grands dieux ! quel homme était ce
Caton ! Je ne parle point du citoyen, du sénateur, du
général ; il ne s'agit ici que de l'orateur.
Qui jamais mit plus de noblesse dans la louange, d'amertume
dans les reproches, de finesse dans les idées,
d'habileté dans la narration et dans la discussion ?
Nous avons plus de cent cinquante de ses discours (j'en ai
trouvé et lu tout autant) ; ils sont remplis
d'expressions brillantes et de choses remarquables. Que l'on
y choisisse ce qui est fait pour être retenu, ce qui
est digne d'être loué, on y rencontrera toutes
les qualités oratoires. Pour ne parler que de ses
Origines, combien ne sont-elles pas fleuries, de quel
éclat son éloquence ne brille-t-elle pas ? Mais
ce sont les lecteurs qui manquent à Caton, comme
plusieurs siècles auparavant ils manquaient à
Philistus de Syracuse et à Thucydide lui-même.
Trop concis dans l'expression de leurs idées, obscurs
quelquefois, soit par un excès de
brièveté, soit par trop de finesse, ils
disparurent devant l'élévation et le ton
solennel de Théopompe. Lysias s'effaça de
même devant Démosthène ; et c'est ainsi
que le style des orateurs qui suivirent Caton s'éleva
à un tel point d'exagération, qu'il nous en
déroba la vue. Mais il y a vraiment ignorance de leur
part, en ce que ceux-là même qui aiment
l'antiquité grecque et cette finesse qu'ils appellent
attique ne connaissent pas celle de Caton. Ils veulent
être des Hypérides, des Lysias : fort bien ;
mais pourquoi ne voudraient-ils pas être des Catons ?
C'est, disent-ils, que le genre attique leur plaît.
C'est très bien pensé ; mais, au lieu de n'en
imiter que le squelette, que n'en recherchent-ils la force et
la saveur ? Toutefois, je leur sais gré de leur bonne
volonté. Mais comment donc se fait-il que l'on prise
Lysias et Hypéride, et que l'on ignore
entièrement Caton ? Son langage est trop vieux, et
quelques expressions sont trop grossières ; car c'est
ainsi qu'on parlait alors. Eh bien ! faites ce qu'il n'a pu
faire, changez-les ; donnez du nombre à la
période, et pour que la phrase soit mieux
ajustée, disposez les mots de manière à
les lier ensemble, chose que les anciens Grecs
eux-mêmes n'avaient pas coutume de faire, vous
reconnaîtrez alors que personne n'est
préférable à Caton. Les Grecs croient
embellir un discours par ces changements de mots qu'ils
appellent tropes, et par ces tournures d'idées
et de style qu'ils appellent figures. On imaginerait
difficilement combien dans l'un et l'autre de ces genres
Caton se montre riche et varié.
XVIII. Je ne l'ignore pas cependant, cet orateur n'est point
assez châtié, et il faut s'attacher à
quelque chose de plus parfait. Cela n'est pas surprenant ;
car eu égard au temps où nous vivons, il est
tellement ancien, que l'on ne possède aucun
écrit antérieur qui soit digne d'être lu.
L'antiquité s'est acquis plus de titres à
l'admiration dans les autres arts ; seule, l'éloquence
a été négligée. Parmi ceux qui
font attention à ce qui n'est que d'un
intérêt secondaire, est-il quelqu'un qui ne voie
que les statues de Canachus sont trop roides pour imiter la
nature ? Il y a de la dureté dans celle de Calamis ;
cependant elles ont déjà plus de souplesse que
les statues de Canachus. Celles de Myron n'approchent pas
encore assez de la vérité ; on n'hésite
pas néanmoins à les déclarer belles. Non
seulement les statues de Polyclète sont plus belles,
mais encore elles me paraissent de véritables
chefs-d'oeuvre. Il en est de même en peinture : nous
louons Zeuxis, Polygnote et Timanthe, puis les formes et les
dessins de ceux qui n'ont pas fait usage de plus de quatre
couleurs. Mais tout est parfait déjà dans
Aétion, dans Nicomaque, dans Protogène, dans
Apelles. Tel est sans doute le sort de toutes choses ; rien
n'a été inventé et perfectionné
en même temps. Il n'en faut pas douter, il y a eu des
poètes avant Homère; on peut en juger par ces
vers qu'il dit avoir été chantés aux
repas des Phéaciens et des prétendants. Et chez
nous, que sont devenus ces anciens vers,
«Que chantaient autrefois les Faunes et les
devins,
alors que personne n'avait encore gravi les rochers des
Muses,
que personne n'étudiait l'art de la parole ; avant
celui...»
dit Ennius en parlant de lui-même ; et, quand il se
vante de la sorte, il ne dit rien de trop, car c'est l'exacte
vérité. Nous avons une Odyssée
latine qui ressemble à un ouvrage de Dédale, et
les pièces de Livius ne valent pas la peine
d'être lues deux fois. Or, ce fut ce Livius qui fit
représenter la première pièce de
théâtre, sous le consulat de C. Claudius, fils
de Cécus, et de M. Tuditanus, dans l'année qui
précéda la naissance d'Ennius ; ce fut,
d'après l'auteur que nous suivons, l'an de Rome 514,
car les historiens diffèrent sur les dates. Attius dit
que Livius fut pris à Tarente par Q. Maximus, consul
pour la cinquième lois, c'est-à-dire trente ans
après l'époque où il donna cette
pièce, si l'on s'en rapporte à Atticus et aux
anciens Mémoires. Attius ajoute qu'elle fut
représentée onze ans plus tard, sous le
consulat de C. Cornélius et de Q. Minucius, aux jeux
qui furent célébrés en l'honneur de la
déesse de la Jeunesse, en vertu d'un voeu fait par
Salinator à la bataille de Sienne. Mais l'erreur
d'Attius est évidente ; car, sous ces consuls, Ennius
avait quarante ans, et, si l'on suppose que Livius a
été son contemporain, il en résultera
que celui qui fit jouer la première pièce
aurait été cependant beaucoup plus jeune que
Névius et Plaute, qui en avaient déjà
fait représenter beaucoup avant ces consuls.
XIX. Si ces remarques vous paraissent
étrangères à notre sujet, Brutus,
prenez-vous-en à Atticus, qui m'a inspiré le
désir le plus ardent de rechercher à quelles
générations, à quels temps appartenaient
ces hommes illustres. - Non, dit Brutus, je prends plaisir
à ces déterminations chronologiques ; je les
crois d'ailleurs utiles à votre projet de classer par
générations les divers genres d'orateurs. - Eh
bien ! Brutus, vous saisissez ma pensée ; et que
n'avons-nous encore ces vers qui, selon les Origines
de Caton, étaient, bien des siècles avant lui,
chantés dans les repas par les convives, à la
louange des hommes illustres. Néanmoins, la guerre
punique du poète qu'Ennius compte parmi les devins et
les Faunes, nous plaît à la manière des
statues de Myron. Qu'Ennius soit, si l'on veut, plus parfait,
et il l'est en effet ; mais s'il avait eu pour cet ancien le
mépris qu'il affectait, il n'aurait pas, lui qui
chante toutes les guerres, omis la première des
guerres puniques, qui fut la plus terrible. Lui-même
cependant nous dit quel fut le motif qui l'y détermina
: D'autres ont traité ce sujet en vers... Sans
doute, Ennius, ils l'ont traité, et même avec
éclat, quoique leur style soit moins
chàtié que le vôtre; et vous ne devez pas
en juger autrement, vous qui avez, si vous en convenez, fait
à Névius beaucoup d'emprunts, ou, si vous le
niez, beaucoup de larcins. En même temps que Caton
vécurent ses aînés C. Flaminius, C.
Varron, Q. Maximus, Q. Métellus, P. Lentulus et P.
Crassus, qui fut consul après le premier Africain.
Scipion lui-même n'était pas sans moyens
oratoires. Son fils, le père adoptif du jeune Scipion
qu'il choisit dans la famille de Paul-Emile, eût
été regardé comme l'un des hommes les
plus éloquents, s'il eût joui d'une meilleure
santé ; c'est ce que nous apprennent quelques petits
discours et une histoire grecque écrite avec beaucoup
d'agrément.
XX. Il faut y joindre Sext. Elius, en fait de droit civil le
plu savant de tous les Romains, et toujours prêt
à manier la parole. Parmi ceux qui étaient plus
jeunes, nous citerons C. Sulpicius Gallus, qui, de toute la
noblesse, s'appliqua le plus aux lettres grecques. Non
seulement il fut regardé comme orateur, mais il se
distingua par toutes sortes de connaissances et de bonnes
manières. Le style alors était
déjà devenu plus moelleux et plus brillant. Il
était préteur, et faisait
célébrer les jeux d'Apollon, quand Ennius
mourut, sous le consulat de Q. Marcius et de Cn. Servilius,
après avoir fait représenter sa tragédie
de Thyeste. A la même époque vivait Tib.
Gracchus, fils de Publius, qui fut censeur et deux fois
consul ; on a de lui un discours grec prononcé chez
les Rhodiens : ce fut, on le reconnaît, un citoyen
à la fois vertueux et éloquent. On regarda
comme éloquent aussi P. Scipion Nasica,
surnommé Corculum, qui fut de même honoré
de deux consulats et de la censure ; c'était ce
Scipion, fils de ce Publius, qui introduisit à Rome le
culte de la déesse du mont Ida. Nous en dirons autant
de L. Lentulus, qui fut consul avec C. Figulus, et de Q.
Nobilior, fils de Marcus, à qui les exemples de son
père avaient inspiré le goût des lettres.
Etant triumvir pour l'établissement d'une colonie, il
conféra le droit de cité à Ennius, qui
avait fait la guerre avec son père en Etolie. Enfin,
T. Annius Luscus, le collègue de Q. Fulvius, ne fut
pas non plus sans talent pour l'éloquence. Ce fut
aussi la parole qui assura à Paul-Emile, père
de Scipion l'Africain, le premier rang parmi les citoyens de
Rome. Caton vivait encore ; il ne mourut qu'à
l'âge de quatre-vingt-cinq ans, et, dans cette
même année, il avait parlé devant le
peuple avec beaucoup de véhémence contre Serv.
Galba. Il nous a laissé son discours par
écrit.
XXI. Toutefois, du vivant de Caton, brillèrent encore
beaucoup d'orateurs plus jeunes. A. Albinus, celui qui
écrivit une histoire en grec et fut consul avec L.
Lucullus, était à la fois lettré et
éloquent. Serv. Fulvius prend sa place à
côté de lui, ainsi que Serv. Fabius Pictor,
savant en droit, en littérature et en
antiquité. Q. Fabius Labéon réunit
à peu près les mêmes mérites. Pour
Q. Métellus, qui eut quatre fils consulaires, on le
regardait comme l'un des hommes les plus éloquents :
ce fut lui qui parle pour L. Cotta, accusé par Scipion
l'Africain. On a de lui plusieurs discours, entre autres
celui qu'il prononça contre Tib. Gracchus et qu'on lit
dans les Annales de C. Fannius. L. Cotta
lui-même passait pour fort rusé ; mais C.
Lélius et P. Africanus (Scipion) furent des plus
éloquents : on peut juger du génie de ces
orateurs par les discours que nous en avons. Un peu plus
âgé que les précédents, Serv.
Galba les a incontestablement surpassés pour
l'éloquence : le premier parmi les Latins, il s'empara
des avantages qui sont véritablement le domaine des
orateurs ; s'écartant parfois de son but, dans la vue
d'embellir le discours, il cherchait à séduire
les esprits, à les émouvoir, à
élever le sujet par des mouvements pathétiques
et des lieux communs. Je ne sais comment il se fait que les
discours de cet orateur, si renommé de son temps, nous
paraissent aujourd'hui plus secs et plus vieillis que ceux de
Lélius, de Scipion, et même que ceux de Caton :
aussi sont-ils devenus si rares, que c'est à peine si
l'on peut se les procurer.
En ce qui concerne Lélius et Scipion, quoique
l'opinion reçue mette fort haut leur talent à
tous deux, Lélius a une plus grande réputation
d'éloquence. Il faut néanmoins en convenir, son
discours sur les collèges des pontifes ne vaut pas
mieux que tel autre que vous pourriez choisir parmi ceux que
Scipion nous a laissés en grand nombre. Sans doute il
n'y a rien de plus doux que ce discours de Lélius ;
sans doute on ne peut tenir un langage plus auguste sur la
religion ; mais le style en est beaucoup plus suranné
et plus négligé que celui de Scipion ; et comme
l'on a différents goûts, il me semble que
Lélius recherchait de préférence
l'archaïsme, et se servait volontiers de mots vieillis.
Telle est cependant notre manie, nous ne voulons pas que le
même homme excelle en plusieurs genres. Lélius
s'est acquis des titres à la gloire dans la guerre
contre Viriate, mais personne ne peut atteindre à la
réputation militaire de Scipion et d'autre part,
quoique pour le génie, les lettres,
l'éloquence, la sagesse, tous deux aient occupé
un rang distingué, on aime à faire
prévaloir Lélius. Il semble même que
cette répartition de louanges se soit établie
entre eux, non moins par un mutuel consentement, que par
l'opinion publique ; et l'esprit de ce temps-là,
meilleur en tout le reste, avait encore cet avantage, que
l'on rendait plus volontiers à chacun ce qui lui
revenait.
XXII. Autrefois, à Smyrne, j'ai entendu raconter
à P. Rutilius Dufus, que, dans sa première
jeunesse, il fut commis un crime affreux. Les consuls, qui,
je crois, étaient P. Scipion et D. Brutus, furent
chargés par un sénatus-consulte d'en poursuivre
la répression. Des massacres avaient été
commis dans la forêt Sila, et des hommes connus en
avaient été victimes. On accusait des esclaves
et jusqu'à des hommes libres de la compagnie qui
tenait des censeurs P. Cornélius et C. Mummius
l'entreprise de l'extraction de la poix. Le sénat donc
chargea les consuls d'instruire et de juger cette affaire.
Rutilius ajoutait que Lélius, selon son usage,
prononça pour les fermiers publics un discours
soigné et élégant. Après l'avoir
entendu, les consuls, de l'avis du conseil,
ordonnèrent un plus ample informé. Peu de jours
après, Lélius parla avec beaucoup plus de
zèle et d'habileté, et l'affaire fut encore
remise par les consuls. Les associés reconduisirent
alors Lélius à sa maison pour le remercier et
le prier de ne se pas décourager. Il leur
répondit qu'il les avait défendus avec le
zèle et le soin que lui inspirait son estime pour eux,
mais qu'il pensait que leur cause serait plaidée avec
plus de force et de véhémence par Serg. Galba,
orateur à la fois plus imposant et plus chaleureux.
Suivant donc le conseil de C. Lélius, les fermiers
publics portèrent leur cause à Galba ; mais
celui-ci éprouva quelque hésitation à
succéder à un homme d'un si grand
mérite, et ne l'accepta qu'avec une modeste
défiance. L'affaire avait été remise au
surlendemain ; Galba employa le jour intermédiaire
à étudier sa cause, à disposer ses
moyens. Enfin, au jour de l'audience, Rutilius alla
dès le matin, de la part des associés, chez
Galba, pour l'avertir et l'amener au tribunal quand l'heure
serait venue. Mais Galba s'était renfermé dans
son cabinet avec ses secrétaires, auxquels il avait
coutume de dicter plusieurs choses à la fois : il y
resta sans recevoir personne, en attendant qu'on lui
annonçât que les consuls étaient
descendus vers leurs sièges. Quand on lui eut dit
qu'il était temps, il en sortit le visage en feu, les
yeux étincelants, et en un tel état, qu'on
eût cru qu'il venait de plaider sa cause, et non de s'y
préparer. Rutilius ajouta, comme une chose qui aurait
eu rapport à l'affaire, que les esclaves qui sortirent
avec Galba paraissaient avoir été
maltraités ; d'où il concluait que cet orateur
était véhément et passionné, non
seulement dans l'action, mais encore dans l'étude.
Venons au fait : l'attente était
générale, il y avait un grand nombre
d'auditeurs, Lélius lui-même était
présent. Galba soutint sa causa avec tant de force,
tant de dignité, que nulle partie de son discours qui
ne fût écoutée en silence ; aussi,
après avoir obtenu de nombreux témoignages
d'intérêt et de compassion, les associés
furent-ils acquittés aux applaudissements de toute
l'assemblée.
XXIII. Les deux mérites principaux de l'orateur
consistent, le premier, à argumenter avec adresse pour
éclairer les auditeurs, l'autre, à
émouvoir leurs esprits par la force de l'action ; mais
celui qui enflamme le juge réussit bien mieux que
celui qui se borne à l'instruire. Nous pouvons donc
conclure de ce récit de Rutilius, que Lélius se
distinguait par l'élégance, Galba par la force.
Cette force se manifesta surtout dans une autre affaire.
Contre la foi des traités, Serg. Galba avait,
disait-on, fait mettre à mort quelques habitants de
Lusitanie ; Titus Libon, tribun, excitait le peuple contre
Galba, et proposait une loi qui lui était
évidemment personnelle. M. Caton, qui alors
était dans une extrême vieillesse, comme je l'ai
déjà dit, parla beaucoup dans le sens de la
proposition. Il a transcrit dans les Origines le
discours qu'il prononça peu de jours ou peu de mois
avant sa mort. Alors, Galba, sans rien réfuter de ce
qui le concernait, implora l'appui du peuple romain : il eut
recours aux pleurs, et tantôt lui recommandait ses
enfants, tantôt le fils de C. Gallus. Les larmes de cet
orphelin produisirent un effet indicible, car on respectait
la mémoire encore récente de son illustre
père. Ce fut donc, ainsi que nous l'apprend Caton, par
la pitié qu'il sut inspirer au peuple pour des
enfants, que Galba se sauva de l'incendie qui menaçait
de le dévorer. A en juger par son discours, Libon
lui-même ne manquait pas de talent pour la
parole.
Lorsque j'eus dit ces mots, je me reposai un instant. - Si
Galba, dit Brutus, fut doué d'une si grande force
d'éloquence, d'où vient donc qu'on n'en voit
pas la moindre trace dans ses discours ? du moins ceux qui
n'ont rien écrit ne nous ont pas laissé ce
sujet de doute sur leur mérite.
XXIV. - Ne point écrire du tout, Brutus, ou
n'écrire pas aussi bien qu'on parle, sont des choses
qui proviennent de causes toutes différentes. Il y a
des orateurs qui n'ont rien rédigé par paresse
et de peur de joindre au travail du forum celui du cabinet.
En effet, le plus souvent on n'écrit les discours
qu'après qu'ils ont été
prononcés, et non dans la vue de les prononcer.
D'autres négligent ce soin, parce qu'ils ne se
soucient point de se perfectionner : or, rien n'est plus
propre à cela que la composition. D'ailleurs, une fois
qu'ils pensent avoir acquis une assez grande gloire dans
l'art de la parole, ils sont peu jalcux de laisser à
l'avenir la mémoire de leur talent ; ils croient
même que leur réputation sera plus grande, si
leurs écrits ne passent pas sous les yeux des
connaisseurs. D'autres encore se regardent comme plus forts
pour 1'improvisation que pour le style, et c'est assez
l'ordinaire chez les hommes doués de grandes
dispositions, quand le fond de la science leur manque : tel
fut Galba ; peut-être, quand il parlait,
était-il enflammé, non seulement par la force
de son génie, mais par une âme bouillante, par
un pathétique qu'il tenait de la nature. C'est
là ce qui donnait à son discours de la
rapidité, de l'entraînement, de la
véhémence. Mais, lorsque, rendu au repos, il
prenait la plume ; lorsque ces mouve-ments de l'âme
s'apaisaient comme tombe le vent, son style languissait :
inconvénient que n'éprouvent pas ceux qui
s'attachent à un genre d'éloquence plus
châtié, parce que le jugement n'abandonne jamais
l'orateur, et que celui qui le prend pour guide parle et
écrit avec la même perfection. L'enthousiasme,
au contraire, n'est pas toujours à notre disposition ;
sil nous quitte, toute la vigueur, tout le feu de l'orateur
s'éteignent. Voilà pourquoi l'âme de
Lélius semble respirer dans ses écrits, tandis
qu'il ne reste rien de la force de Galba.
XXV. Il faut ranger aussi au nombre des orateurs
médiocres les frères L. et Sp. Mummius, qui
tous deux nous ont laissé des discours. Lucius est
simple et antique ; Spurius n'est pas plus fleuri, cependant
il est plus concis, car il avait été
élevé selon les préceptes des
stoïciens. On a beaucoup de discours de Sp. Albinus ; on
en a aussi de L. et de C. Aurelius Orestes, que je vois tenir
quelque rang parmi les orateurs ; P. Popilius, qui fut
excellent citoyen, ne manqua pas d'éloquence ;
Caïus, son fils, en fut doué, et Caïus
Tuditanus, distingué par la distinction et la
politesse de ses manières, fut aussi renommé
pour l'élégance de son langage. On accordait le
même genre de mérite à celui dont la
constance vint à bout de Tib. Gracchus, qui l'avait
offensé ; je veux parler de M. Octavius, de ce citoyen
connu par sa persévérance à
défendre la bonne cause. A peu près dans le
même temps que Galba, mais un peu plus jeune, parut M.
Emilius Lépidus, surnommé Porcina ; il passa
pour orateur accompli. Si l'on en juge par ses discours, il
était du moins bon écrivain, et ce fut le
premier des orateurs romains dans lequel on remarqua cette
délicatesse des Grecs, ces périodes arrondies,
ce style que j'appellerais volontiers l'artisan de
l'éloquence. Il eut pour auditeurs deux jeunes gens,
doués des plus heureuses dispositions :
c'étaient C. Carbon et Tib. Gracchus. Tous deux,
à peu près du même âge, suivirent
assidûment ses leçons. Nous parlerons d'eux
quand j'aurai dit encore quelque chose de leurs anciens. Dans
ce temps-là, Q. Pompée ne fut pas sans
réputation : il fut le fils de ses oeuvres et parvint
aux honneurs suprêmes sans pouvoir invoquer en sa
faveur d'illustres aïeux. Alors aussi, sans être
éloquent, L. Crassus exerçait une grande
influence par la parole. Au lieu d'être, comme les
autres, populaire par ses manières libérales,
il le fut par son caractère chagrin et
sévère. M. Antius Briso, tribun du peuple,
résista longtemps à sa loi sur les suffrages.
Le consul M. Lépidus le secondait dans sa
résistance, et on en a fait un reproche à
Scipion l'Africain, parce que l'on crut que son crédit
avait fait changer la résolution de Briso. Les deux
Cépion furent encore très utiles à leurs
clients, par le conseil et la parole ; mais ils les servirent
plus encore par leur considération et par leur
crédit. On e des écrits de Quintus ; quoiqu'ils
ressemblent à tous ceux des anciens, ils ne sont pas
trop secs, et se distinguent par leur sagesse.
XXVI. On nous apprend qu'à la même époque
environ, P. Crassus fut un orateur dont le talent plaisait ;
il se distingua par son esprit et son savoir, et ne manqua
point d'exemples dans l'intérieur de sa famille. Il
s'était allié à Sergius Galba, à
cet excellent orateur, dont le fils épousa sa fille ;
et comme il était le fils de P. Mucius et qu'il avait
pour frère P. Scévola, il s'instruisit du droit
civil dans sa maison même. Il est certain que son
crédit répondait à son activité ;
car le nombre de ceux qui le consultaient était
considérable, et il plaidait souvent. Il faut joindre
à ces orateurs leurs contemporains, les deux C.
Gannius, fils de Caïus et de Marcus. Le fils de
Caïus, qui fut consul avec Domitius, nous a
laissé un discours contre Gracchus, au sujet des
alliés et du nom latin : il est vraiment bien fait et
d'un style élevé. - Mais, dit Atticus, ce
discours est-il bien de Fannius ? Dans notre enfance, il y
avait à cet égard diverses opinions : les uns
soutenaient qu'il avait été composé par
C. Persius, homme d'un esprit cultivé, et que Lucilius
cite comme fort savant ; les autres prétendaient que
beaucoup de nobles y avaient contribué de toutes leurs
facultés. - Il est vrai, repris-je, je l'ai entendu
dire par les vieillards ; mais je n'ai jamais pu me
résoudre à le croire, et on n'a, je pense,
conçu ce soupçon que parce que Fannius passait
pour un orateur médiocre, tandis que ce discours est
le meilleur de tous ceux de ce temps-là. On le voit
bien, néanmoins, ce ne peut être l'ouvrage de
plusieurs auteurs : c'est partout le même ton, le
même style. Comment d'ailleurs Gracchus aurait-il
gardé le silence sur Persius, après avoir
reçu de Fannius des reproches sur les emprunts que
lui-même avait faits à Ménélas de
Marathum et à d'autres encore ? Enfin Fannius n'a
jamais été regardé comme dépourvu
de moyens : il a souvent plaidé ; et son tribunat,
dirigé par les conseils et l'autorité de P.
l'Africain, ne fut pas non plus sans gloire. L'autre C.
Fannius, le fils de Marcus, le gendre de C. Lélius,
avait dans ses moeurs, aussi bien que dans son
élocution, quelque chose de plus rude. A 1'imitation
de son beau-père, il avait fréquenté les
leçons de Panétius. Du reste, il n'aimait pas
beaucoup celui dont il suivit l'exemple ; car Lélius
ne l'avait pas fait entrer dans le collège des
augures, et lui avait préféré son autre
gendre. P. Scévola, quoiqu'il fût plus jeune.
Lélius s'en était excusé, disant qu'il
avait accordé cette préférence, non au
plus jeune de ses gendres, mais à l'aînée
de ses filles. On peut juger de la nature du talent de
Fannius, par l'histoire assez élégante qui nous
reste de lui : elle n'est ni dépourvue de style, ni
remarquable par sa perfection. Mucius l'augure en savait
assez pour se défendre lui-même, et se
défendit en effet contre T. Albucius, qui l'accusait
de concussion. On ne le range pas au nombre des orateurs,
mais il entendait à merveille le droit civil, et se
distingua par ses lumières et ses connaissances. L.
Célius Antipater, ainsi que vous pouvez en juger, fut,
pour ces temps-là, un écrivain d'un grand
mérite et très profond en droit. Il fut le
maître de beaucoup de disciples, par exemple de L.
Crassus.
XXVII. Pourquoi faut-il que Tib. Gracchus et Caïus
Carbon n'aient pas eu la volenté de bien gouverner
l'Etat, au même degré que le talent de bien dire
? Personne assurément ne surpasserait la gloire de
tels hommes ; mais le premier fut mis à mort par la
république elle-même, en punition de la violence
de son tribunat. Il y avait porté tout le ressentiment
qu'il avait conçu contre les gens de bien, à
raison du scandale occasionné par le traité de
Numance. Carbon, décrédité par son
inconstance dans le parti populaire, se déroba par une
mort volontaire à la sévérité de
ses juges. Mais tous deux furent d'excellents orateurs ; nous
en avons pour garants les souvenirs de nos pères :
car, pour les discours qui nous restent de Carbon et de
Gracchus, ils ne sont pas encore fort brillants d'expression
; mais ils se distinguent par la finesse et la
solidité. Dès sa plus tendre enfance, Gracchus
fut, par les soins de sa mère Cornélie,
instruit des lettres grecques, et il eut toujours les
meilleurs maîtres de la Grèce, tel que Diophane
de Mitylène, dont il reçut les leçons
dans son adolescence, et qui était le plus
éloquent des Grecs de son temps ; mais le temps lui
manqua pour développer et illustrer son génie.
Carbon, tant qu'il vécut, plaida dans beaucoup
d'affaires et devant des tribunaux différents. Les
connaisseurs qui l'ont entendu, et parmi eux je citerai L.
Gellius, qui disait l'avoir suivi pendant son consulat,
rapportent que ce fut un orateur harmonieux, d'une
imagination assez vive, qu'il avait le débit
véhément, et qu'en même temps il
était doux et enjoué. Gellius ajoutait qu'il
était actif et studieux, et qu'il s'appliquait avec
beaucoup de zèle aux exercices et aux
méditations du cabinet. On le regardait comme le
meilleur défenseur de cette époque, et, pendant
qu'il occupait le forum, les affaires judiciaires s'accrurent
beaucoup. Ce fut dans sa première jeunesse qu'on
établit les tribunaux permanents ; jusqu'alors ils
n'existaient pas. En effet, L. Pison, tribun du peuple, fit
le premier, sous le consulat de Censorinus et de Manilius,
passer la loi sur les concussions (ce Pison se livra aussi
à la plaidoirie, et fit adopter ou rejeter beaucoup de
lois. Il laissa des discours qui ont déjà
disparu, et des annales d'un style assez sec). Pour revenir
à Carbon, j'ajouterai qu'alors la loi des scrutins
secrets, adoptée sur la proposition de L. Cassius,
sous les consuls Lepidus et Mancinus, rendait l'assistance
d'un défenseur beaucoup plus nécessaire pour
les causes soumises au jugement du peuple.
XXVIII. D. Brutus aussi, le fils de Marcus, parlait avec
asses d'élégance ; il possédait, autant
qu'on le pouvait alors, la littérature grecque et
celle des Latins. J'ai souvent entendu répéter
ces détails par le poète L. Attius, son ami ;
cet Attius accordait le même genre de mérite
à Q. Maximus, petit-fils de Paul-Emile, et disait
qu'avant ce Maximus, celui des Scipions qui, sans être
revêtu d'aucune magistrature, se mit à la
tête du mouvement dans lequel périt Gracchus,
porta dans ses discours toute la véhémence de
son caractère. Le prince du sénat, P. Lentulus,
eut tout juste autant d'éloquence qu'il en fallait
pour les affaires publiques. Dans le même temps, L.
Furius Philus passait pour parler fort purement le latin : on
le regardait comme plus lettré que les autres. P.
Scévola fut très spirituel et très
sensé ; il eut même quelque abondance. M.
Manilius ne le lui cédait guère en fait de
jugement. Appius Claudius parlait avec facilité, mais
avec trop de chaleur. Il faut tenir compte aussi de M.
Fulvius Flaccus et de C. Caton, dont la mère
était soeur de Scipion l'Africain : tous deux furent
des orateurs médiocres ; cependant l'on a de Flaccus
des écrits qui prouvent son amour pour les
lettres.
P. Decius fut son émule ; il ne manqua pas
d'élocution ; mais la turbulence de ses moeurs passa
dans ses discours. M. Drusus, fils de Caius, celui qui, dans
son tribunat, vainquit son collègue C. Gracchus, alors
tribun pour la seconde fois, jouissait d'une grande
considération et par son talent oratoire, et par la
dignité de son caractère. Son frère C.
Drusus prend sa place tout près de lui. Citons encore
M. Penuus, qui était de votre maison, Brutus, et qui,
dans son tribunat, fit éprouver de rudes secousses
à C. Gracchus, dont il n'était pas
l'aîné de beaucoup; car, sous les consuls M.
Lépidus et L. Oreste, Gracchus fut questeur, et Pennus
tribun. C'était le fils de ce Marcus qui fut consul
avec Q. Elius : déjà il portait ses vues sur
les plus hautes dignités ; mais il mourut après
son édilité. Quant à T. Flamininus, que
j'ai pu voir encore, je n'en ai rien appris, sinon qu'il
parlait sa langue d'une manière fort correcte.
XXIX. A tous ceux qui précèdent on joint C.
Curion, M. Scaurus, P. Rutilius, C. Gracchus. On peut passer
rapidement sur Scaurus et Rutilius, qui n'ont eu ni l'un ni
l'autre la réputation d'orateurs accomplis ; mais tous
deux s'étaient beaucoup exercés aux affaires
judiciaires. Il faut applaudir au travail de quelques hommes
qui méritent des éloges, bien qu'ils n'aient
pas fait preuve d'un génie fort étendu. On ne
pourrait cependant dire que le talent ait manqué
absolument à ceux dont nous parlons ; seulement ils
n'avaient pas le génie de 1'éloquence.
Qu'importe, en effet, de savoir ce qu'il faut dire, si on ne
le dit avec facilité, avec grâce ? Ce n'est
point encore assez, si ce que l'on dit n'est animé de
la voix, du regard et du geste. Faudra-t-il que je recommande
l'étude ? La nature, il est vrai, peut, sans elle,
inspirer l'expression convenable, mais elle n'est alors que
l'effet du hasard, et ne saurait être toujours à
notre disposition. La sagesse et la droiture distinguaient
les discours de Scaurus, ses paroles avaient une grande
dignité ; la nature lui avait donné quelque
chose de persuasif. Quand il parlait pour un accusé,
vous eussiez dit qu'il prononçait un témoignage
plutôt qu'un plaidoyer.
Ce genre paraissait peu propre à la défense des
causes, mais il était bon pour les
délibérations du sénat, dont Scaurus
était le prince ; il annonçait non seulement de
la sagesse, mais, ce qui était plus important encore,
de la bonne foi. Il tenait de la nature même cet
avantage qu'il aurait difficilement obtenu de l'art, bien
qu'il y ait, comme vous le savez, des préceptes sur ce
point. L'on a de Scaurus des discours et trois livres
adressés à L. Fufidius, où il raconte
l'histoire de sa vie. Ils sont vraiment utiles, mais personne
ne les lit ; ou lit cependant la Vie et l'Education de
Cyrus, très bon ouvrage sans doute, mais moins
approprié à nos moeurs, et qu'il ne faudrait
pas préférer au récit des actions de
Scaurus. Futidius lui-même parut avec avantage au
nombre des défenseurs.
XXX. Pour Rutilius, il se livra à un genre
d'éloquence chagrin et sévère ; il y
avait dans le caractère de l'un et de l'autre quelque
chose de véhément et d'irascible. Aussi, ayant
demandé tous deux le consulat en même temps, non
seulement celui qui avait échoué accusa de
brigue son heureux compétiteur, mais une fois absous,
Scaurus à son tour appela Rutilius en justice. Du
reste, Rutilius était très serviable et
très laborieux, qualités d'autant plus louables
qu'il s'était en même temps imposé le
pesant fardeau des consultations. Ses discours étaient
froids ; mais, en droit, ils renfermaient beaucoup
d'excellentes choses. Il était fort instruit et
possédait à merveille la littérature
grecque. Disciple de Panétius, c'était presque
un stoïcien accompli. Vous le savez, Brutus, le style
des stoïciens, remarquable par la finesse et
l'habileté, est sec et fort peu propre à plaire
au peuple. L'estime que le philosophe fait de lui-même,
et qui est le caractère distinctif de cette
école, Rutilius l'avait d'une manière forte et
inébranlable. Traduit en justice malgré son
innocence, il s'inquiéta si peu de cette affaire, qui
faillit renverser l'Etat, qu'il ne voulut appeler à
son aide ni L. Crassus, ni M. Antonius, qui étaient
alors les orateurs les plus éloquents. Il plaida sa
cause lui-même. C. Cotta, qui était le fils de
sa soeur, ajouta quelques considérations à sa
défense, et, quoique fort jeune encore, il s'en
acquitta en orateur consommé. Q. Mucius parla aussi
avec clarté, avec éloquence, comme à son
ordinaire ; mais il était loin de cette force, de
cette abondance qu'auraient exigées ce genre de
débats et l'importance de la cause. Nous rangerons
donc Rutilius parmi les orateurs stoïciens, Scaurus
parmi les orateurs antiques : mais nous les louerons tous
deux, car c'est grâce à eux que ces genres
d'éloquence ont joui de quelque estime à Rome.
Je veux qu'au forum, comme au théâtre, on loue
non seulement ceux dont le geste est impétueux et
étudié, mais encore les acteurs qu'on appelle
stationnaires, dont l'action simple et vraie n'a rien
qui fatigue.
XXXI. Puisque nous avons fait mention des stoïciens, je
rappellerai que dans ce temps-là vivait Q. Elius
Tubéron, le petit-fils de L. Paullus. Il
n'était nullement orateur, mais ses moeurs
étaient sévères et de tout point
convenables à la doctrine qu'il avait
embrassée. Il outrait même ses principes ; car,
dans son triumvirat, il décida, contre le
témoignage de Scipion l'Africain, son oncle, qu'il n'y
avait aucune exception qui dispensât les augures des
fonctions judiciaires. Semblable à ses moeurs, son
style était dur, incorrect, grossier. Il ne put donc,
comme ses aïeux, s'élever aux honneurs.
Néanmoins il fut citoyen ferme et courageux, et
surtout adversaire incommode pour Gracchus, ainsi que
l'atteste un discours que celui-ci prononça contre
lui. On en a aussi de Tubéron contre Gracchus : sans
s'élever au-dessus de la médiocrité dans
l'art de la parole, il était fort habile
dialecticien.
Alors Brutus : Je le vois, il en est de nos concitoyens comme
des Grecs : presque tous les stoïciens sont très
habiles dans la discussion, s'en acquittent avec art et sont
en quelque sorte des architectes de paroles ; mais si de la
dissertation vous les faites passer à la tribune, ils
se trouvent pris au dépourvu. Je n'en excepte que
Caton, qui, stoïcien des plus parfaits, ne laisse rien
à désirer du côté de
l'éloquence, mérite que je vois fort mince dans
Fannius, peu remarquable dans Rutilius, et absolument nul
dans Tubéron.
- Ce n'est pas sans raison, répondis-je : en effet,
ils emploient tous leurs efforts à la dialectique et
ils négligent l'étude, qui donne au style de la
liberté, de l'abondance, de la variété.
Votre oncle, au contraire, vous le savez, a pris aux
stoïciens ce qu'il convenait de leur prendre ; mais
l'art de la parole, c'est des maîtres de
l'éloquence qu'il le tient, et il s'est exercé
d'après leur méthode. S'il fallait tout
emprunter aux philosophes, le talent de la parole
s'acquerrait plus facilement à l'école des
péripatéticiens. J'en approuve d'autant plus
votre discernement, Brutus, d'avoir choisi parmi les
philosophes la secte qui, dans sa doctrine et dans ses
principes, joint l'art de la discussion à
l'agrément et à l'abondance de la parole.
Néanmoins, par elle-même, cette méthode
des péripatéticiens et des académiciens
est insuffisante pour former un orateur ; et, d'un autre
côté, sans elle il ne peut y avoir d'orateur
parfait. En effet, le style des stoïciens est trop
serré pour l'oreille du peuple ; mais celui de ces
philosophes est plus lâche, plus diffus que ne le
comportent les affaires judiciaires et le forum. Qui pourrait
surpasser la richesse de Platon ? C'est ainsi, disent les
philosophes, que parle Jupiter, s'il parle grec. Quel auteur
fut plus nerveux qu'Aristote, plus doux que
Théophraste ? Démosthène, rapporte-t-on,
lisait Platon et le relisait avec passion, et il
écouta ses leçons : on le voit bien à la
solennité de ses expressions ; il le dit d'ailleurs
lui-même dans une de ses lettres. Cependant,
transportée dans la philosophie, son éloquence
paraîtrait, qu'on me passe l'expression, trop
belliqueuse, et à son tour le style de ces philosophes
serait trop pacifique pour les débats
judiciaires.
XXXII. Nous allons, si vous le voulez, passer en revue les
autres orateurs, selon leur époque et le degré
de leur mérite. - Nous le désirons vivement,
dit Atticus, car je réponds aussi pour Brutus. -
Curion, repris-je alors, était à peu
près du même temps : ce fut vraiment un orateur
illustre, et l'on peut apprécier son talent par ses
discours. Parmi plusieurs autres, il nous en est resté
un d'un genre fort élevé : il le
prononça pour Serv. Fulvius, au sujet d'un inceste.
Pendant mon enfance, on le regardait encore comme un ouvrage
accompli ; mais à peine l'aperçoit-on
aujourd'hui à travers la foule des livres
nouveaux.
- Je comprends fort bien, dit Brutus, quel est l'auteur de
cette multitude de livres nouveaux. - Et moi, Brutus, je vois
qui vous désignez. Certes, j'ai fait quelque bien
à la jeunesse, en lui donnant l'exemple d'un style
plus pompeux, plus orné qu'il ne l'était
autrefois ; mais j'ai pu lui nuire aussi ; car depuis la
publication de mes discours, le plus grand nombre des
lecteurs a abandonné la lecture des anciens ; non pas
moi cependant, je les préfère aux miens. -
Comptez-moi dans le grand nombre, reprit Brutus.
Néanmoins, d'après ce que vous me dites, il
faudra, je le vois bien, que je lise beaucoup de choses
qu'autrefois je dédaignais.
Ce discours sur l'inceste est puéril en beaucoup
d'endroits ; tels sont les passages sur l'amour, sur la
torture, sur la réputation, tous, sans contredit,
très frivoles. Mais tant que l'oreille de nos
concitoyens n'était pas exercée, tant que
l'éducation publique n'était point faite, ils
pouvaient paraître très supportables. Fulvius a
encore donné quelques autres écrits ; il a
beaucoup plaidé, et on le comptait parmi les avocats
les plus considérés. Je m'étonne donc
qu'il ne soit pas devenu consul, car sa carrière a
été assez longue, et il ne manqua pas
d'illustration.
XXXIII. Mais voici venir un homme doué d'un
génie transcendant, enflammé d'ardeur pour
l'étude, instruit dès son enfance : c'est C.
Gracchus. Croyez-moi, Brutus, jamais personne ne l'a
surpassé pour l'abondance et la richesse de la parole.
- C'est tout à fait mon opinion, dit Brutus, et il est
à peu près le seul des anciens que je lise. -
Oui, certes, Brutus, il faut le lire. Sa mort
prématurée fut une grande perte pour Rome et
pour les lettres latines. Pourquoi faut-il qu'il ait
montré plus de dévouement à son
frère qu'à sa patrie ! Avec un tel
génie, qu'il lui eût été facile,
s'il eût vécu plus longtemps, d'atteindre
à la gloire de son père ou à celle de
son aïeul ! Je ne sais pas en fait d'éloquence
s'il eût jamais trouvé son pareil. Il y a de la
grandeur dans ses expressions, de la sagesse dans ses
pensées, et dans l'ensemble de la dignité. Mais
ses ouvrages attendent encore la dernière main :
beaucoup de compositions sont esquissées avec
supériorité et ne sont point entièrement
finies. Je le répète, Brutus, s'il est un
orateur dont la lecture doive être recommandée
à la jeunesse, c'est celui-là ; non seulement
il peut former l'esprit, mais il peut encore le
nourrir.
Après cette époque vint C. Galba, le fils du
grand orateur Servius et le gendre de P. Crassus, qui
était à la fois éloquent et
jurisconsulte. Nos aïeux le louaient et l'aimaient par
égard pour la mémoire de son père ; mais
au milieu de sa course il tomba, et, après avoir
plaidé pour lui-même, il fut victime de la
motion faite par Mamilius, en haine des menées de
Jugurtha. Nous avons, sous le titre d'Epilogue, la
péroraison de ce discours, morceau tellement
estimé, que dans ma jeunesse je l'appris par coeur.
Galba est, depuis la fondation de Rome, le premier membre du
collège des prêtres qui ait été
condamné par un arrêt criminel.
XXXIV. P. Scipion, qui mourut consul, ne parla ni beaucoup ni
souvent ; mais il n'est personne qu'il n'égalât
par la pureté de sa diction latine, et il l'emportait
sur tout le monde par les saillies et l'enjouement. Son
collègue, L. Bestia, débuta bien dans son
tribunat, car ce fut sur sa motion qu'on
réintégra dans ses droits P. Popilius, qui
avait été expulsé par la violence de C.
Gracchus. Bestia était vif et ne manquait pas
d'éloquence ; mais son consulat eut une triste fin,
car au moyen de l'odieuse instruction commandée par la
loi Mamilia, les juges institués par Gracchus firent
périr C. Galba, revêtu du sacerdoce, et quatre
consulaires, savoir : L. Bestia, C. Caton, Sp. Albinus et
L.Opimius, excellent citoyen qui avait tué Gracchus et
qui avait été absous par le peuple, bien qu'il
eût agi contrairement à la volonté
populaire. Un homme entièrement différent, et
dans son tribunat et dans tout le reste de sa
carrière, C. Licinius Nerva, qui fut fort mauvais
citoyen, ne manqua pas cependant d'éloquence. A peu
prè dans le même temps, mais beaucoup plus
âgé, C. Fimbria passa pour un avocat brusque,
rude et mordant. En général il était
trop bouillant et beaucoup trop passionné ; du reste,
son zèle, ses moeurs, la force de son esprit, le
rendaient de bon conseil dans le sénat. Il
était défenseur supportable, assez habile en
droit civil, et indépendant par la noblesse de son
caractère et par le genre même de son talent.
Dans notre enfance nous lisions ses discours, mals
aujourd'hui on peut à peine les trouver.
C. Sextius Calvinus avait de la grâce dans l'esprit et
dans le langage, mais il était d'une faible
santé. Quand ses accès de goutte le lui
permettaient, il ne se dérobait point aux affaires
judiciaires ; cependant il y paraissait rarement. On faisait
donc usage de ses conseils quand on le voulait, de son
éloquence quand cela était possible. A cette
même époque vivait M. Brutus, qui fut pour votre
famille un sujet de honte : portant un aussi grand nom, ayant
pour père un excellent citoyen, un bon jurisconsulte,
il faisait métier d'accuser, comme jadis Lycurgue
à Athènes. Il ne brigua point les
magistratures, et fut accusateur véhément et
fâcheux. Il était aisé de voir que la
perversité de son caractère avait fait
dégénérer le bon naturel de sa race.
Dans le même temps vivait un accusateur
plébéien, L. Césulénus. Je
l'entendis lorsque, dans un âge avancé, il
poursuivait L. Sabellius, pour le faire condamner, en vertu
de la loi Aquilia, à payer une amende en
réparation d'un dommage. Je ne ferais pas même
mention d'un homme aussi bas, si je ne considérais que
je n'ai jamais entendu aucun orateur qui fût plus
habile pour faire naître le soupçon ou pour
accumuler les imputations.
XXXV. T. Albucius était savant en littérature
grecque, ou plutôt c'était presque un Grec. Je
ne fais ici qu'énoncer mon opinion, et ses discours
peuvent servir de preuve à mon assertion. Il
vécut à Athènes dès l'âge
le plus tendre, et devint un épicurien accompli ; mais
ce genre de philosophie est peu propre à l'art
oratoire. Nous arrivons à Q. Catulus : il avait
été élevé, non plus selon la
vieille méthode, mais selon la nôtre, à
moins qu'il n'y ait encore un meilleur système. De
vastes connaissances en littérature, une extrême
affabilité, non seulement dans ses moeurs, dans son
caractère, mais encore dans son style, une
pureté de langage exempte de taches, telles sont les
qualités qu'on remarque dans ses discours, et surtout
dans le livre qu'il adressa au poète Furius, son ami,
et dans lequel il fait l'histoire de son consulat et de ses
actions avec toute la délicatesse qui
caractérise le genre de Xénophon. Cependant son
ouvrage n'est pas plus connu que les trois livres de Scaurus
dont j'ai parlé tantôt.
- Quant à moi, dit Brutus, je ne connais ni le livre
de Catulus, ni ceux de Scaurus ; mais c'est ma faute. Jamais,
il est vrai, ils ne me sont tombés entre les mains.
Vous me les prêterez, et désormais je mettrai
d'autant plus de soin dans la recherche de ces anciens
ouvrages.
Catulus donc possédait la langue latine, et ce
mérite, qui n'est pas indifférent pour
l'éloquence, est trop négligé par la
plupart des orateurs. Ne vous attendez pas à ce que je
parle du son de sa voix et de l'agrément de sa
prononcistion, car vous avez connu son fils. Ce fils, il est
vrai, ne fut pas au nombre des orateurs ; cependant, quand il
opinait, il ne manquait ni de lumières, ni d'une
élocution élégante et soignée. Au
surplus, Catulus le père lui-même ne fut pas
regardé comme le premier des orateurs : lorsqu'on lui
comparait quelques-uns de ceux qui brillaient alors au
barreau, il leur paraissait bien inférieur ; mais,
quand on s'abstenait de comparer, on était satisfait,
et même on ne demandait rien de mieux. Dans les
affaires de l'Etat, Q. Metellus Numidicus, et son
collègue M. Silanus, s'énonçaient assez
bien pour soutenir leur dignité et celle du consulat.
Quant à M. Aurelius Scaurus, il ne parlait pas
souvent, mais son style était soigné : c'est un
de ceux qui manièrent le plus élégamment
notre langue. A. Albinus eut le même mérite de
diction ; le flamine Albinus aussi fut compté parmi
les orateurs, ainsi que Q. Cépion, homme
véhément et courageux ; sa mauvaise fortune a
fait son crime, la haine du peuple son malheur.
XXXVI. Alors vivaient aussi C. et L. Memmius, orateurs
médiocres, mais accusateurs véhéments et
acharnés ; aussi les vit-on souvent intenter des
accusations capitales, et rarement défendre des
accusés. Sp. Thorius était assez habile dans le
genre populaire ; c'est celui qui, par une loi
défectueuse et nuisible, affranchit du tribut le
domaine public. M. Marcellus, le père d'Eserninus, ne
fut pas, il est vrai, au nombre des avocats distingués
; cependant il était toujours prêt à
parler, et ne manquait pas d'exercice, non plus que son fils
P. Lentulus. Enfin, parmi les orateurs médiocres, L.
Cotta ne s'était pas précisément acquis
une réputation de talent, mais il avait soin
d'affecter l'archaïsme, non seulement par le choix des
mots, mais encore par une prononciation rustique.
Je le sais, en citant ce même Cotta et d'autres encore,
je n'ai point enrichi le nombre des orateurs, ou ne
l'enrichirai pas d'hommes très éloquents ; mais
mon sujet me conduit à nommer ici tous ceux qui, dans
Rome, se sont appliqués à l'art de la parole.
Ce que je vais dire pourra faire juger des progrès de
cet art, et l'on verra combien en toutes choses il est
difficile d'atteindre le but idéal de la perfection.
En effet, combien d'orateurs nous avons rappelés,
combien de temps nous avons mis à leur
énumération ! Cependant ce n'est qu'avec peine,
et en traversant la foule, que nous sommes arrivés
tantôt à Hypéride, et à
Démosthène, et maintenant à Antoine et
à Crassus. Quant à moi, je les regarde comme de
très grands orateurs, comme les premiers qui
portèrent la gloire de l'éloquence au niveau de
celle des Grecs.
XXXVII. Antoine pensait à tout ; il disposait chaque
chose de manière à en tirer, pour l'effet, le
plus grand parti possible ; et comme un général
fait avancer à propos sa cavalerie, son infanterie,
ses troupes légères, il mettait ses arguments
dans les parties du discours où ils convenaient le
mieux. Il avait une mémoire excellente ; jamais on
n'aurait soupçonné le travail, et toujours il
semblait parler sans préparation. Cependant il
était tellement préparé, que
c'étaient les juges qui paraissaient ne l'être
point assez pour se garder de toute surprise. Ses expressions
n'étaient pas d'une extrême
élégance ; il ne passa donc point pour avoir
une élocution soignée ; mais, d'un autre
côté, elle n'avait rien de grossier, et ses
termes étaient ceux qui conviennent à
l'orateur. Nous l'avons dit : s'il faut faire grand cas d'une
diction correcte, cette qualité est moins grande par
elle-même, que parce qu'elle est en
général trop négligée. Il n'y a
pas autant de mérite à savoir sa langue que de
honte à l'ignorer ; et c'est au citoyen romain, comme
à l'orateur, qu'appartient ce mérite. Pour
Antoine, il s'inquiétait moins de la grâce que
de l'effet : le choix de ses mots, leur place, la liaison des
périodes, était toujours le résultat
d'un calcul. Il y mettait une sorte d'art ; mais il excellait
surtout à embellir, et pour ainsi dire à
figurer la pensée. Si les connaisseurs ont
proclamé Démosthène le prince des
orateurs, c'est parce que, dans ce genre, il les a tous
surpassés. Ce sont les figures, comme les appellent
les Grecs, qui fournissent à l'éloquence sa
principale parure, et c'est moins par le coloris de
l'expression que par l'éclat qu'elles jettent sur la
pensée, que leur effet est produit.
XXXVIII. Ces qualités étaient grandes chez
Antoine ; il y avait, en outre, en lui un mérite
particulier d'action, et si l'action a deux parties, le geste
et la voix, nous dirons que le geste d'Antoine exprimait
moins les mots que la pensée. Les mains, les
épaules, les hanches, le mouvement du pied, la
position, la marche, tout enfin était d'accord avec
ses paroles et ses idées. Sa voix était
soutenue, quoique un peu rauque ; mais il fut le seul orateur
qui sut faire tourner ce défaut à son avantage
; car, dans les morceaux pathétiques, elle prenait
quelque chose de lamentable qui était propre à
inspirer la confiance, comme à exciter la pitié
: en sorte qu'il justifiait cette réponse que
Démosthène fit à un homme qui lui
demandait quelle était la première condition de
l'éloquence : «L'action, dit-il ; - Et la
seconde ? - L'action ; - Et la troisième ? - Encore
l'action». Il n'y a rien, en effet, qui
pénètre mieux les coeurs, qui soit plus capable
de les conduire, de la façonner, de les
fléchir, rien qui fasse plus paraître les
orateurs tels qu'ils voudraient qu'on 1es jugeât.
Les uns disaient que L. Crassus était son égal,
les autres le lui préféraient ; mais on
s'accordait sur ce point que, quand on était
défendu par l'un d'eux, on n'avait à regretter
le secours d'aucun autre. Moi-même, quoique
j'élève Antoine si haut, je reconnais qu'il ne
peut y avoir rien de plus parfait que Crassus. Il y avait en
lui beaucoup de dignité ; à cette
dignité se joignait un ton de plaisanterie et
d'urbanité, comme il le faut pour l'orateur, et qui
jamais ne dégénérait au point
d'être trivial. Sa diction latine était
soignée et élégante, sans fatiguer par
la recherche. Il mettait beaucoup de clarté dans le
développement de ses idées, et, lorsqu'il
agitait une question de droit civil ou
d'équité, les arguments et les rapprochements
se présentaient en foule.
XXXIX. Si Antoine avait un incroyable talent pour faire
naitre des conjectures, pour apaiser, pour exciter des
soupçons, rien, d'autre part, n'égalait
l'abondance de Crassus dans les interprétations, les
définitions et les développements des moyens
d'équité. On en peut juger en mainte occasion,
mais surtout dans l'affaire de M. Curius, portée
devant les centumvirs. Il y parla si habilement au nom de la
justice et de l'équité, contre la lettre
écrite, qu'il accabla, sous la multitude de ses
arguments et de ses exemples, Q. Scévola, qui
cependant était un homme à la fois très
habile et très savant en droit ; or, c'est le droit
qui devait régler la contestation. Ces
défenseurs, tous deux du même âge, tous
deux consulaires, soutinrent si bien leur cause, en
considérant, chacun sous un aspect différent,
les principes du droit civil, que Crassus passa
désormais pour le plus profond jurisconsulte parmi les
orateurs, et Scévola pour le plus éloquent des
jurisconsultes. Ce dernier était doué d'un tact
très fin pour discerner, dans un argument de droit ou
d'équité, le vrai d'avec le faux. Il joignait
à une grande concision beaucoup de bonheur
d'expression ; aussi fut-il, à mes yeux, un orateur
accompli sous le rapport de l'interprétation, de
l'explication et de l'argumentation. A cet égard, il
n'a point de rival ; mais s'agissait-il d'agrandir son sujet,
de l'orner, ou de soutenir une réfutation, il
était plutôt un critique redoutable qu'un
orateur digne d'admiration. Mais revenons à
Crassus.
XL. Ici, Brutus m'interrompant : Je croyais, dit-il,
connaitre suffisamment Scévola par ce que m'en avait
raconté C. Rutilius, qu'il voyait
fatnilièrement par suite de l'amitié qui l'unit
à notre Scévola ; mais je ne lui savais pas un
aussi grand mérite en fait d'éloquence, et je
n'apprends pas sans plaisir que notre république a
possédé un homme aussi distingué, un
génie aussi élevé.
- Croyez-moi, Brutus, il n'y eut jamais dans Rome rien
au-dessus de ces deux hommes. Je viens de vous dire que l'un
était de tous les jurisconsultes le plus
éloquent, l'autre le plus jurisconsulte de tous les
orateurs. On remarquait encore les mêmes
différences dans tout le reste, mais de telle sorte,
qu'il eût été difficile de décider
auquel des deux on eût plus volontiers
ressemblé. De tous ceux qui recherchent
l'élégance, Crassus était le plus sobre
d'ornements ; Scévola le plus élégant de
tous ceux qui préfèrent la simplicité.
Crassus, à la plus grande douceur, savait mêler
toute la gravité convenable, et, quoique
Scévola fût toujours très grave, la
douceur ne lui manquait pas. On pourrait poursuivre ce
parallèle, mais peut-être croirait-on que
j'invente pour viser à l'effet, et cependant rien
n'est plus vrai. L'ancienne Académie l'a dit, Brutus,
toute vertu se trouve placée dans un juste milieu.
Chacun d'eux voulut donc adopter un terme moyen ; mais il en
arriva que chacun obtint une portion du mérite de
l'autre, et conserva le sien tout entier. - Grâce
à ces détails, interrompit Brutus, je crois
connaître parfaitement Crassus et Scévola ;
puis, quand je reporte ma pensée sur vous et sur Serv.
Sulpicius, je vous trouve à tous deux quelque
ressemblance avec eux. - Comment cela ? répondis-je. -
C'est, reprit-il, que vous me paraissez avoir voulu
posséder du droit civil ce qu'il faut qu'en sache un
orateur, et que Servius a acquis précisément
autant d'éloquence qu'en exigent la plaidoirie et la
discussion des affaires. Enfin vos âges mêmes,
comme cela arrivait pour Crassus et Scévola, ne
diffèrent que fort peu, ou même point du
tout.
XLI. Il est inutile de parler de moi, repris-je alors. Quant
à Servius, vous avez raison, et je vais dire aussi ce
que j'en pense. On trouverait difficilement quelqu'un qui se
fût plus que lui appliqué à l'art de la
parole et aux bonnes études de toute espèce.
Dès nos plus jeunes années, nous nous sommes
livrés aux mêmes exercices ; puis il est parti
avec moi pour Rhodes, afin d'en revenir et meilleur et plus
instruit. A son retour, je pense, il a mieux aimé
être le premier dans le second des arts que de tenir le
second rang dans le premier. J'ignore s'il eût pu
égaler nos grands orateurs, mais il aura
préféré un mérite qu'en effet il
sut atteindre, celui d'être le prince des
jurisconsultes, non seulement de notre temps, mais encore de
tous ceux qui ont jamais été... - Quoi !
s'écria Brutus, vous iriez jusqu'à
préférer notre ami Servius à
Scévola ? - Je pense, repris-je alors, que
Scévola, comme beaucoup d'autres, avait une grande
expérience du droit civil, mais qu'en Servius seul
résidait la véritable science. La seule
connaissance des lois ne l'eût jamais
élevé si haut, s'il n'eût, de plus,
appris cet art qui enseigne à diviser en parties une
idée générale, à expliquer par
des définitions une vérité inconnue,
à éclaircir par l'interprétation les
choses les plus obscures, à saisir d'abord les points
douteux, puis à les préciser, enfin à se
créer une règle pour discerner le vrai d'avec
le faux, et connaitre les conséquences que l'on peut
ou que l'on ne peut pas tirer de faits donnés ou de
principes posés. Ce fut lui qui, dans les
consultations et les plaidoiries jusqu'alors un peu confuses,
apporta le premier ce grand art qui est comme la
lumière de tous les autres.
XLII. C'est sans doute de la dialectique que vous voulez
parler, dit Brutus. - Vous m'avez très bien compris,
répondis-je ; Servius y joignit encore la connaissance
de la littérature et l'élégance de la
parole : ses écrits en font foi, et, sous ce rapport,
je n'en connais pas qui les valent. Son amour de
l'étude lui fit prendre pour modèles deux des
plus célèbres jurisconsultes, L. Lucius Balbus
et C. Aquilius Gallus. Eh bien ! il parvint, par son
application et sa pénétration, à
surpasser encore la facilité vive et rapide qui, dans
les plaidoiries et les consultations, distinguait Gallus,
homme dont on vantait à la fois la sagacité et
l'expérience. S'agissait-il d'expédier les
affaires, de les terminer, il l'emportait sur la lenteur
réfléchie de Balbus, dont l'esprit était
si cultivé, si savant. Aussi Servius
possède-t-il les avantages de l'un et de l'autre, et
il a suppléé à ce qui leur manquait
à chacun. Pour en finir à son égard, je
dirai que Crassus autrefois me paraît avoir agi plus
sagement que Scévola ; car celui-ci acceptait
volontiers des causes dans lesquelles il était vaincu
par Crassus, tandis que Crassus ne voulait pas être
consulté, pour qu'il n'y eût pas d'affaires dans
lesquelles il parût inférieur à
Scévola. Mais Servius est assurément le plus
sage des trois : voyant que, dans la république et au
forum, deux sciences surtout donnent la réputation et
le crédit, il fit si bien, que, dans l'une des deux,
il l'emporta sur tout le monde, et ne prit de l'autre que ce
qu'il en fallait pour les discussions de droit civil et pour
soutenir la dignité consulaire.
- Telle est absolument l'idée que je m'en étais
faite, dit Brutus. Il n'y a pas longtemps qu'étant
à Samos, je pris plaisir à lui entendre
développer les rapports qui existent entre notre droit
pontifical et notre droit civil ; aujourd'hui votre
témoignage, et la bonne opinion que vous en avez,
confirment pleinement le jugement que j'en avais
porté. Mais ce qui me fait le plus grand plaisir,
c'est que, malgré l'égalité
qu'établissent entre vous l'âge, les honneurs
déjà parcourus, et des études tellement
analogues que leurs domaines sont en quelque sorte
limitrophes, on ne voit point cette jalousie et ces haines
qui animent l'un contre l'autre la plupart des rivaux ; loin
d'altérer votre bienveillance, les circonstances
paraissent cimenter de plus en plus votre amitié. En
effet, cette estime, cette affection que vous avez pour lui,
je me suis assuré qu'il les professait pour vous.
Aussi je m'afflige de voir le peuple romain privé si
longtemps et de ses conseils et de votre voix. C'était
déjà une chose assez déplorable en
elle-même, mais elle le paraît bien plus encore,
quand on considère à quelles mains les affaires
ont été, je ne dirai pas confiées, mais
abandonnées. - Alors Atticus s'écria :
dès le commencement de cet entretien, j'avais
recommandé le silence sur les affaires de la
république : soyons fidèles à ce projet
; car si nous nous mettons à regretter tout ce qui lui
manque, il n'y aura plus de fin à nos plaintes ou
plutôt à nos gémissements.
XLIII. Continuons donc, repris je à mon tour, et
restons dans les limites de notre sujet. Crassus, dont je
vous parlais, arrivait toujours préparé ; on
l'attendait, on l'écoutait, et dès l'exorde,
morceau qu'il travaillait avec soin, il paraissait digne de
l'attente générale. Il ne se livrait point
à de violents mouvements de corps, à de
fréquentes inflexions de voix ; il ne marchait point,
ne frappait pas souvent la terre du pied ; mais son discours
était véhément, quelquefois même
il respirait la colère, ou portait l'empreinte d'une
juste douleur. Malgré sa gravité, il faisait
beaucoup de plaisanteries ; enfin, et ce mérite est
fort rare, son style était à la fois
très orné et très concis. Jamais Crassus
n'eut son pareil pour les discussions qui consistent en
mutuelles interpellations. Il s'exerça dans tous les
genres d'affaires, et parvint de bonne heure au premier rang
des orateurs. Fort jeune encore, il accusa C. Carbon, homme
très éloquent. Ce ne fut point seulement une
réputation de talent qu'il acquit dans cette cause, ce
fut un tribut d'admiration universelle. Agé de
vingt-sept ans, il défendit la vestale Licinia ; c'est
ici que son éloquence jeta le plus d'éclat. Il
nous a laissé, par écrit, quelques parties de
son plaidoyer. Il était encore dans l'adolescence,
lorsque, à l'occasion de la colonie de Narbonne, il
voulut s'essayer dans une affaire populaire, et diriger
lui-même cette colonie. Il y a dans le style du
discours qu'il prononça, qu'on me passe cette
expression, quelque chose de plus mûr que ne le
comportait son âge. Il plaida beaucoup dans la suite,
mais son tribunat fut tellement silencieux que, s'il
n'eût soupé chez Granius le crieur public, que
si Lucius n'eût pris soin de nous le dire deux fois,
nous ne saurions pas même qu'il a été
tribun du peuple. - Cela est vrai, dit Brutus, mais je ne me
rappelle pas non plus avoir entendu parler du tribunat de
Scévola ; cependant je crois qu'il fut le
collègue de Crassus. - Il le fut dans toutes les
autres magistratures, répondis-je ; mais il ne fut
tribun qu'un an après lui, et même c'est pendant
qu'il siégeait à la tribune, que Crassus parla
pour la loi Servilia. Celui-ci n'eut pas non plus
Scévola pour collègue dans la censure, car il
n'est jamais arrivé qu'aucun Scévola ait
brigué cette charge. Quand Crassus publia ce discours,
que certainement vous avez relu souvent, il était
âgé de trente-quatre ans ; c'est de ce
même nombre d'années qu'il me
précède. En effet, il parla pour cette loi dans
l'année de ma naissance, et lui-même, plus jeune
qu'Antoine de trois ans, était né sous le
consulat de Q. Cépion et de C. Lélius. Je fais
cette remarque, afin que vous puissiez juger quand
l'éloquence latine atteignit sa maturité, et
que vous sachiez que dès lors elle était
arrivée à sa plus haute période ; si
bien que désormais il ne sera possible à
personne d'y rien ajouter, à moins que quelqu'un ne
s'enrichisse d'abord de connaissances puisées dans la
philosophie, le droit civil et l'histoire.
XLIV. Il viendra, dit M. Brutus, celui que vous attendez, ou
plutôt il est venu. - Je l'ignore, répondis-je.
Quant à L. Crassus, on a encore de lui un discours
qu'il fit pendant son consulat, pour Q. Cépion. Ce
morceau, considéré comme louange, est assez
long ; comme plaidoyer, il est trop court. Enfin, le dernier
que nous ayons est celui qu'il prononça à
l'âge de quarante-huit ans, lorsqu'il était
censeur. Dans tous ces ouvrages règne un coloris de
vérité qui n'est altéré par aucun
fard. Il apportait de la concision, de la
brièveté dans cet assemblage de mots, dans ce
tour d'expression que l'on est convenu d'appeler
période, et préférait couper ses
phrases en parties que les Grecs appellent
membres.
Alors Brutus : Puisque vous élevez si haut ces
orateurs, je voudrais qu'il eût convenu à
Antoine de nous laisser quelque chose de plus que le mince
traité que nous avons de lui sur l'art oratoire, et
à Crassus, d'écrire davantage. Outre le
souvenir de leur génie, ils nous auraient transmis les
préceptes de l'éloquence. Quant à
l'élégance qui distinguait Scévola, elle
nous est assez connue par les discours que nous avons de lui.
- En ce qui me concerne, répondis-je, le discours pour
la loi de Cépion me tint lieu de maître
dès mon enfance. D'une part, on y relève
l'autorité du sénat, pour lequel il fut
prononcé ; de l'autre, on déverse la haine sur
la faction des juges et des accusateurs, contre laquelle il
s'agissait de gagner le peuple. Il y a dans ce morceau des
passages écrits avec dignité, d'autres avec
douceur ; tantôt on y trouve de la rudesse,
tantôt de la gaieté. Il faut remarquer aussi que
l'orateur s'y livrait à plus de développements
qu'il ne l'a fait par écrit, ainsi qu'on peut le voir
par plusieurs parties qui ne sont qu'indiquées et
nullement finies. Et même, cet autre discours qu'il
prononça pendant sa censure, contre son
collègue Cn. Domitius, n'est, à vrai dire,
qu'un sommaire ou qu'une esquisse un peu étendue de
son sujet. Jamais, en effet, lutte de la parole ne fut
accueillie de plus vifs applaudissements. Réellement
Crassus excellait dans le style populaire ; le genre
d'Antoine était beaucoup plus convenable aux
débats judiciaires qu'aux assemblées du
peuple.
XLV. Je ne quitterai pas Domitius sans lui accorder aussi
quelque souvenir. Bien qu'il ne fût pas compté
au nombre des orateurs, je ne crains pas d'avancer qu'il eut
assez de style et de talents pour exercer convenablement des
magistratures et soutenir la dignité consulaire. J'en
dirai autant de C. Célius, qui avec une extrême
activité et des qualités distinguées, ne
possédait de l'éloquence que ce qu'il en
fallait à ses amis pour la défense de leurs
intérêts particuliers, à lui-même
pour tenir son rang dans l'Etat. A la même
époque, on rangea M. Herennius parmi les orateurs
médiocres qui parlent le latin avec quelque soin. Cela
ne l'empêcha pas de l'emporter dans la demande du
consulat sur L. Philippe, qui avait pour lui sa haute
naissance, ses alliances, ses liaisons politiques et
religieuses, et même une éloquence remarquable.
Alors vivait aussi C. Clodius : quoiqu'il fût grand par
l'éclat de sa noblesse et l'étendue de son
crédit, ce fut encore pour l'art de la parole une
médiocrité de plus.
C. Titius, chevalier romain, appartenait à la
même époque. A mon avis, il alla aussi loin que
le peut faire un orateur latin quand il est privé du
secours des lettres grecques et qu'il ne s'exerce pas
souvent. On croirait que ses discours sont sortis d'une plume
attique, tant ils renferment de finesse, de citations et
d'urbanité. Il a porté ces traits
délicats jusque dans ses tragédies, et il l'a
fait avec esprit, mais avec peu d'intelligence de l'effet
tragique. Le poète L. Afranius s'appliquait à
l'imiter : c'était un homme fort spirituel, et vous
savez que du moins il fut éloquent dans ses
pièces. Q. Rubrius Varron, que le sénat
déclara ennemi public avec C. Marius, fut
regardé comme un accusateur ardent et
passionné. Habile dans le même genre et savant
en littérature grecque, mon parent M. Gratidius
était né pour l'art oratoire : il était
fort lié avec M. Antoine, et fut tué pendant
qu'il était son lieutenant en Cilicie. Il accusa C.
Fimbria et fut père de M. Marius Gratidianus.
XLVI. Chez les alliés et chez les Latins, on a
regardé aussi comme orateur Q. Vettius Vettianus, du
pays des Marses. Moi-même je l'ai connu :
c'était un homme éclairé et dont
l'expression était brève. Quintus et Decius
Valerius de Sora, mes voisins et mes amis, étaient
moins remarquables par le talent de la parole que savants en
littérature grecque et latine. C. Rusticellus de
Bologne réunissait à beaucoup d'habitude une
facilité qu'il tenait de la nature. Mais, de tous les
orateurs étrangers à Rome, 1e plus
éloquent fut T. Betucius Barrus d'Asculum. On a
plusieurs des discours qu'il prononça dans sa patrie :
celui qu'il fit à Rome contre Cépion est
vraiment fort beau ; mais ce fut Elius qui répondit
par la bouche de Cépion ; car cet Elius, qui ne fut
jamais orateur, rédigeait beaucoup pour les autres.
L'homme le plus éloquent du Latium fut, au jugement de
nos aïeux, L. Papirius de Frégelles : il
appartenait à peu près à la même
génération que Tib. Gracchus, fils de Publius.
On possède encore le discours qu'il fit au
sénat pour les habitants de Frégelles et les
colonies latines.
- Quelles sont, dit alors Brutus, les qualités que
vous accordez à ces orateurs en quelque sorte
étrangers ? - Pourquoi penseriez-vous qu'ils n'ont pas
eu les mêmes que les orateurs de Rome ? Il en est une
cependant que j'excepte, car leur style manque de ce coloris
que donne l'urbanité. - En quoi donc consiste ce
coloris ? - Je l'ignore : je sais seulement qu'il existe.
Vous vous en apercevrez bien, Brutus, quand vous irez dans la
Gaule : vous y entendrez des expressions qui ne sont pas
usitées à Rome. Toutefois, ces défauts
peuvent changer, on peut les oublier ; mais la
différence la plus marquée, c'est que, dans la
voix de nos orateurs, il y a une certaine harmonie, un accent
qui annonce le séjour de la capitale. Ce n'est pas
uniquement aux orateurs que j'applique cette remarque, elle
se fait sentir partout. Un jour, je m'en souviens, Tincas de
Plaisance, qui a beaucoup de gaieté dans l'esprit,
faisait assaut de reparties avec notre ami le crieur Q.
Granius. - Quoi ! dit Brutus, celui dont parle si souvent
Lucilius ? - Lui-même. Ce Tincas donc ne disait pas
moins de choses risibles que Granius ; cependant celui-ci
l'accablait de saillies, que relevait je ne sais quel
goût de terroir. D'après cela, je ne
m'étonne plus de ce qui arriva à
Théophraste. Il demandait, dit-on, à une
vieille femme le prix d'un objet exposé en vente ;
elle ajouta à sa réponse : «Je ne le
donnerai pas à moins, étranger !»
Théophraste fut très fâché de
n'avoir pu éviter de paraître étranger,
lui qui vivait à Athènes et parlait fort bien.
Je le pense donc, en général il y a, chez les
Romains, une certaine délicatesse de prononciation,
semblable à celle d'Athènes. Mais rentrons au
logis, c'est-à-dire revenons à nos
concitoyens.
XLVII. L. Philippe est celui qui approchait le plus des deux
grands orateurs Crassus et Antoine ; mais entre eux et lui la
distance était grande. Je ne lui accorderai donc ni la
seconde ni même la troisième place, bien qu'il
n'y eût personne qui le dépassât. Dans une
course de chars, je n'appellerai second ni troisième
celui qui franchit à peine la barrière quand le
premier a déjà reçu la palme ; parmi les
orateurs, je n'assignerai pas plus de rang à celui qui
reste si loin derrière le premier, qu'à peine
il semble suivre la même carrière. Philippe
cependant était doué de qualités telles,
qu'à les considérer sans comparaison elles ne
laissaient rien à désirer. C'étaient une
grande franchise d'expression, de nombreuses saillies, de la
vivacité d'imagination et de l'aisance dans le
développement des idées. Il était
d'ailleurs, eu égard au temps, l'un des hommes les
plus instruits dans les sciences des Grecs ; enfin, quand il
faisait assaut de reparties, il y avait dans sa plaisanterie
du trait et du mordant.
L. Gellius touche de près à cette époque
: ce n'était pas un orateur d'un mérite tel
qu'on n'aperçût aisément ce qui lui
manquait. Il avait du savoir, son imagination était
loin d'être paresseuse, toute 1'histoire de Rome
était présente à son esprit, et il
s'énonçait avec facilité.
Malheureusement pour lui, il naquit au milieu de trop grands
maîtres ; cela ne l'empêcha point d'être
pour ses amis un défenseur aussi zélé
qu'utile. Sa vie se prolongea si longtemps, qu'il fut compris
dans plusieurs générations d'orateurs et qu'il
plaida une multitude d'affaires. A peu près dans le
même temps, nous apercevons D. Brutus, qui était
également instruit en littérature grecque et
latine. L. Scipion ne parlait pas non plus sans talent, et
Cnéus Pompée, fils de Sextus, jouissait de
quelque estime. Pour son frère Sextus, il avait
appliqué ses excellentes dispositions à devenir
un jurisconsulte consommé, un parfait
géomètre, et à s'instruire de la
philosophie des stoïciens. Avant eux, M. Brutus
s'était aussi distingué par la science du
droit, et, un peu plus tard, C. Bellienus, illustre par sa
noblesse, arriva presque à la perfection dans le
mème genre. Il eût été
infailliblement nommé consul, si les consulats de
Marius n'eussent mis obstacle à toutes les
candidatures. Ignorée jusqu'alors, l'éloquence
de Cn. Octavius se fit de nombreux partisans par les
harangues qu'il prononça dans son consulat. Mais
quittons enfin ceux qui furent plutôt des parleurs que
des orateurs, et revenons à ceux qui méritent
ce titre. - D'accord, dit Atticus, car votre plan, si je ne
me trompe, était de rechercher quels hommes furent
éloquents, et non quels furent laborieux.
XLVIII. C. Julius, fils de Lucius, l'emporta sur ses
devanciers et sur ses contemporains par la gaieté et
les bons mots. Il n'était pas orateur
véhément, mais personne jamais n'eut un style
si bien assaisonné d'urbanité, de grâce
et de douceur. Nous avons de lui quelques discours, et l'on y
peut remarquer, comme dans ses tragédies, une mollesse
absolument dépourvue de nerf. P.
Céthégus fut son contemporain : il eut assez de
talent pour bien parler sur les affaires de l'Etat, qu'il
possédait à fond, et dans lesquelles il se
montra fort habile ; aussi obtint-il dans le sénat la
même considération que les consulaires. Peu
propre aux causes criminelles d'un intérêt
général, il paraissait fort rusé dans
les débats des particuliers.
Q. Lucretius Vispillo fit preuve de finesse et de science
dans le même genre d'affaires. Pour Aphilia, il parlait
mieux devant le peuple que devant les tribunaux. T. Annius
Velina, bon pour le conseil, était un orateur passable
dans les affaires judiciaires. T. Juventius se distinguait
dans le même genre, mais il avait l'élocution
lente et presque glaciale ; rusé du reste, il savait
à merveille embarrasser son adversaire ; il ne
manquait pas non plus de science, et entendait fort bien le
droit civil. A peu près du même âge que
moi, P. Orbius, son élève, n'eut pas de la
parole une grande habitude, mais, en droit civil, il ne fut
pas inférieur à son maître. Quant
à T. Aufidius, qui vécut jusqu'à une
extrême vieillesse, il s'efforçait de ressembler
à ces orateurs. C'était un homme de bien et
sans reproche, mais il parlait peu : son frère ne
parla pas avec plus d'abondance. C'était M. Virgilius,
celui qui, tribun du peuple, cita en justice L. Sylla, alors
investi du commandement. P. Magius, son collègue, fut
un peu plus fécond. Mais de tous les orateurs, ou
plutôt de tous les déclamateurs que j'ai connus
dépourvus de science et de goût, ou même
entièrement grossiers, Q. Sertorius, de l'ordre du
sénat, et C. Gorgonius, de celui des chevaliers,
furent les plus dégagés et les plus adroits. T.
Junius, fils de Lucius, qui fut tribun, et sur l'accusation
duquel P. Sextius, préteur désigné, fut
condamné pour brigue, avait aussi de la
facilité et de l'aisance dans l'élocution ; il
se distinguait par la grandeur de ses manières et par
un excellent esprit, et serait allé plus loin dans la
carrière des honneurs, si sa santé n'eût
été toujours faible et languissante.
XLIX. Ici, je le sens fort bien, je m'occupe à vous
rappeler des hommes qui n'eurent pas la réputation
d'orateurs, et qui ne le furent pas, tandis que j'en omets
quelques-uus d'anciens qui seraient dignes de nos souvenirs
et de nos éloges ; mais il n'en faut accuser que
l'ignorance où nous sommes à leur égard.
En effet, que pourrait-on écrire sur des orateurs des
temps passés, lorsqu'aucun ouvrage ni
d'eux-mêmes, ni d'autrui, ne nous a légué
de monuments de leur éloquence ? Au contraire, je
n'oublie presque aucun de ceux de mes contemporains que j'ai
une fois entendus, car je veux qu'on le sache : dans une
république si grande, si ancienne, où tant de
récompenses sont le prix de l'éloquence, tous
auraient voulu parler, la plupart ne l'ont pas osé, et
très peu ont réussi. Au surplus, ce que je
dirai sur chacun fera bien voir lesquels je regarde comme
déclamateurs, lesquels comme orateurs. Environ
à la même époque, un peu plus jeune que
Julius, mais d'âge à peu près égal
entre eux, vécurent C. Cotta, P. Sulpicius, Q. Varias,
Cn. Pomponius, C. Curion, L. Fufius, M. Drusus, P. Antistius
; nul autre temps ne vit éclore une plus abondante
couvée d'orateurs. D'après mon jugement,
conforme en cela à l'opinion générale,
Cotta et Sulpicius occupèrent incontestablement le
premier rang parmi ces derniers.
Que dites-vous ? s'écria Atticus ; quoi ! votre
jugement conforme à l'opinion générale ?
Quand il s'agit de louer ou de blâmer un orateur, le
jugement du vulgaire s'accorde-t-il donc toujours avec celui
des connaisseurs ? ou bien n'arrive-t-il pas que les uns
plaisent à la foule, les autres à ceux qui s'y
entendent ?
- Votre question est fort sensée, Atticus ; mais
peut-être vous ferai-je une réponse qui ne sera
pas du goût de tout le monde. - Eh bien, reprit-il,
vous vous inquiétez de cela ? Que vous importe, pourvu
qu'elle ait l'assentiment de Brutus ? - Assurément,
dans cette discussion sur les défauts et les
qualités des orateurs, c'est à vous et à
Brutus que je préférerais plaire ; mais, pour
mon éloquence, c'est du peuple que je briguerais les
suffrages. En effet, celui qui sait plaire au peuple ne peut
manquer d'être approuvé par les hommes
instruits. Pour juger de ce qui, dans un discours, est bon ou
mauvais, il ne me faudra que le goût et l'intelligence
; mais l'on ne pourra connaitre la portée d'un orateur
que par les effets qu'il produit. Or, il en est trois,
à mon avis, que l'éloquence doit se proposer
pour but : instruire celui devant lequel on parle, lui
plaire, l'ébranler. Par quels moyens y parvient-on ?
quels défauts empêchent l'orateur d'y atteindre,
l'égarent ou le renversent ? Ce sont des questions du
ressort de l'artiste ; mais s'agit-il de savoir si l'orateur
réussit ou ne réussit pas à faire
éprouver à ses auditeurs ce qu'il veut qu'ils
éprouvent, c'est ce qu'on ne juge que par
l'assentiment et les applaudissements de la multitude. Aussi
n'y a-t-il jamais eu de dissentiment entre les hommes
éclairés et le vulgaire, sur la question de
savoir si un orateur est bon ou mauvais.
L. Pensez-vous qu'au temps où régnaient au
barreau ces hommes dont j'ai tantôt parlé, le
vulgaire et les savants n'aient pas établi entre eux
les mêmes degrés de mérite ? Si vous
aviez interrogé un homme du peuple, si vous lui aviez
demandé : Quel est le plus éloquent de vos
concitoyens ? vous l'auriez vu incertain entre Antoine et
Crassus ; ou bien celui-ci vous aurait nommé Crassus,
celui-là Antoine. Personne ne leur eût-il
préféré ce Philippe, cet orateur si
agréable, si grave, si plaisant, que moi-même,
qui veux procéder selon les règles, j'ai
déclaré s'être le plus rapproché
d'eux ? Non, en vérité, personne ; car ce qui
caractérise le parfait orateur, c'est de
paraître au peuple un parfait orateur. Que le joueur de
flûte Antigenidas ait dit à son
élève, accueilli froidement par le peuple :
«Chantez pour moi et pour les Muses», c'est bien
; mais quand Brutus parlera devant la multitude, comme il a
coutume de le faire, je lui dirai : «Brutus, chantez
pour moi et pour le peuple» ; car il faut que ceux qui
écoutent ressentent les effets de l'éloquence,
et que je sache, moi, pourquoi ils sont produits.
Celui qui écoute l'orateur croit à ce qu'il
dit, le tient pour vrai, l'approuve; le discours produit la
confiance. Eh bien ! connaisseurs, que demandez-vous de plus
? La foule des auditeurs est charmée, gouvernée
par le discours ; il se répand sur elle comme une
atmosphère de volupté. Qu'avez-vous encore
à discuter ? elle se réjouit, s'afflige, rit,
pleure, aime, hait, méprise, envie ; on la pousse
à la pitié, à la honte, au repentir.
Elle s'irrite, elle admire, elle espère, elle craint,
et tous ces sentiments lui arrivent selon que les
expressions, les idées, l'action agissent sur les
esprits des assistants. Pourquoi attendrions-nous encore le
jugement d'un savant ? ce que la multitude approuve, il faut
que les savants l'approuvent aussi.
Enfin, il est une garantie en faveur de l'opinion populaire :
c'est que jamais elle ne s'est trouvée en
désaccord avec celle des connaisseurs. Certes il a
existé beaucoup d'orateurs et de divers genres :
lequel a jamais passé pour excellent aux veux du
vulgaire, qu'il ne l'ait été aussi selon
l'opinion des savants ? Si, chez nos pères, l'on
eût donné à quelqu'un le choix d'un
avocat, peut-on douter qu'il ne se fût
déclaré pour Antoine ou pour Crassus. Il y en
avait encore beaucoup ; cependant si l'on hésitait,
c'était uniquement pour savoir auquel des deux on
donnerait la préférence ; mais personne ne
songeait à en prendre un autre. Dans notre jeunesse,
nous possédions Cotta et Hortensius ; quelqu'un, libre
de choisir, leur en eût-il préféré
un autre ?
LI. - Pourquoi nous entretenir des autres ? s'écria
Brutus ; que ne parlez-vous de vous-même ? N'avons-nous
pas été témoins de ce que souhaitaient
les accusés, de ce qu'en pensait Hortensius ? Quand il
partageait avec vous la défense d'une affaire, je l'ai
vu souvent, c'est toujours à vous qu'il abandonnait la
péroraison, qui est le morceau où le discours
produit le plus d'effet. - Il est vrai, répondis-je,
il en agissait ainsi ; mais, en m'accordant cette
préférence, il obéissait, je pense,
à un sentiment de bienveillance. J'ignore l'opinion
que le peuple a de moi ; et quant aux autres, j'affirme que
ceux que le vulgaire a regardés comme les plus
éloquents ont été aussi les meilleurs
orateurs au jugement des savants. Il est un mot d'Antimaque,
poète de Claros, qui n'aurait pu convenir à
Démosthène. On rapporte qu'ayant
convoqué des auditeurs pour leur lire cet immense
volume que vous connaissez, il fut, pendant sa lecture,
abandonné de tous, excepté de Platon :
«Je n'en lirai pas moins, s'écria-t-il ;
à mes yeux, Platon vaut tous ces milliers
d'auditeurs». Il avait raison : un poème profond
ne doit rechercher que l'admiration du petit nombre ; mais un
discours public doit arracher les applaudissements de la
foule. Si, après avoir été
abandonné par tous les autres,
Démosthène n'avait plus eu d'auditeur que le
seul Platon, il n'aurait plus été capable de
prononcer un seul mot. Que deviendriez-vous, Brutus, si
l'assemblée vous quittait, comme un jour elle a
quitté Curion ?
- Pour être sincère, dit-il, je l'avouerai, dans
les causes même où nous n'avons affaire qu'aux
juges, et non au peuple, je ne pourrais plus parler si je me
voyais délaissé par l'assemblée. -.
C'est l'exacte vérité, repris-je ; que la
flûte une fois embouchée ne rende pas de son, le
joueur la rejettera loin de lui. Les oreilles du peuple sont
comme les instruments de l'orateur ; si elles refusent
d'accueillir son souffle, ou si, comme un cheval
rétif, l'auditeur demeure impassible, il faut mettre
fin à des efforts inutiles.
LII. Il est une différence cependant : le vulgaire
applaudit quelquefois un orateur qui n'en est pas digne, mais
alors il applaudit sans comparaison ; s'il prend plaisir
à entendre un orateur médiocre ou même
mauvais, c'est qu'il ne sent pas qu'il y a quelque chose de
mieux, c'est qu'il approuve ce qu'il entend, quel que soit ce
qu'il entend. Si petit que soit son mérite, l'orateur
médiocre captive notre oreille ; il n'est rien, en
effet, qui agisse plus fortement sur les esprits que la
méthode et la parure du discours. Comment donc un
homme du peuple, en écoutant Q. Scévola plaider
pour M. Coponius dans l'affaire dont j'ai parlé
tantôt, aurait-il pu s'attendre à quelque chose
de plus soigné, de plus élégant, ou en
général à quelque chose de mieux, ou
seulement l'imaginer ? Scévola voulait prouver que M.
Curius ayant été institué
héritier, pour le cas où son pupille mourrait
avant d'être majeur, il ne pouvait prétendre
à la qualité d'héritier si ce pupille
n'était pas né. Que ne dit-il pas sur la
législation des testaments, sur les anciennes
formules, sur les termes qu'il aurait fallu employer pour
qu'il fût institué, lors même qu'il ne
naîtrait pas de fils au testateur ! Comme il fit
remarquer le danger qu'il y aurait pour le peuple à
négliger la lettre du testament pour en rechercher
l'intention par des conjectures, à fausser les
écrits des hommes simples par des
interprétations des raisonneurs ! Comme il fit valoir
l'autorité de son père, qui toujours avait
soutenu la même opinion ! Comme il parla sur la
nécessité de conserver intact le droit civil !
Et lorsqu'il développait tous ces moyens avec
habileté, savoir, brièveté,
précision ; lorsque son discours, d'ailleurs assez
orné, se distinguait encore par une
élégance remarquable, quel est l'homme, dans le
peuple, qui aurait exigé quelque chose de mieux, ou
qui en aurait seulement supposé la possibilité
?
LIII. Lorsque Crassus prit la parole, il commença par
raconter que, en se promenant un jour sur le rivage, un
adolescent efféminé trouva une cheville
d'aviron, et tout aussitôt rêva la construction
d'un navire. Tel est Scévola, dit-il ; toute cette
prétendue déception n'est qu'une cheville avec
laquelle il bâtit l'édifice d'un procès
de la compétence des centumvirs. Après cette
introduction, Crassus sut plaire par beaucoup d'autres
idées du même genre, et de la gravité il
entraîna les esprits à la gaieté. C'est,
je l'ai dit, l'un des trois effets que l'orateur doit
produire. Le but du testateur, continua-t-il, son intention
manifeste était que Curius fût son
héritier, quel que fût l'événement
qui empêcherait son fils de parvenir à la
majorité ; qu'il ne soit jamais né, qu'il soit
mort, peu importe. Beaucoup de personnes rédigent
ainsi leurs testaments, et ils sont valables et l'ont
toujours été. Par ce moyen, et par d'autres
semblables, il inspirait la confiance, ce qui est le second
des trois devoirs de l'orateur ; puis il fit valoir des
considérations d'équité, soutint que,
dans les testaments, c'était la pensée, la
volonté qu'il fallait maintenir. Que de
déceptions n'y aurait-il pas dans les mots pour toute
espèce d'affaires, et surtout pour les testaments, si
l'on négligeait les intentions ? Et quelle puissance
ne s'arrogerait pas Scévola, si désormais
personne ne pouvait faire de testament qu'à son
gré ? La noblesse de ses expressions, l'abondance de
ses exemples, la vérité, la raillerie et
l'enjouement qui relevaient ses développements
enlevèrent tous les suffrages ; ils excitèrent
la plus vive admiration. A peine si l'on se souvenait que
quelqu'un eût parlé dans le sens contraire.
D'après notre division, tel était le
troisième mérite de l'orateur ; mais pour
l'importance, il est réellement le premier. C'est bien
ici que le juge populaire dont nous parlions, après
avoir séparément admiré Scévola,
aurait condamné sa première opinion, en
entendant son adversaire ; tandis qu'en écoutant
Scévola, le connaisseur, le savant aurait compris
qu'il existe un genre d'éloquence et plus riche et
plus orné. Si, au contraire, pour demander quel
était le premier de ces deux orateurs, vous eussiez
attendu que la plaidoirie de chacun fût achevée,
vous n'auriez jamais rencontré de différence
entre le jugement de l'homme éclairé et celui
du vulgaire.
LIV. En quoi donc consiste l'avantage du savant sur
l'ignorant ? en un point fort important et fort
délicat. Quel que soit le but qu'on se propose, c'est
beaucoup que de savoir par quels moyens on atteint, par quels
défauts on manque les effets que le discours doit
produire, ceux qu'il ne faut pas laisser échapper.
L'auditeur instruit a encore sur l'ignorant cet autre
avantage, que, lorsqu'il y a deux ou plusieurs orateurs qui
plaisent au peuple, comme cela arrive souvent, il sait
distinguer entre eux le meilleur genre d'éloquence.
Quant à ce qui ne plaît pas du tout au peuple,
cela ne peut être approuvé par les connaisseurs.
On juge par le son que rendent les cordes d'un instrument, si
c'est une main habile qui les a touchées : ainsi
l'agitation des esprits fait voir ce que l'orateur a de
puissance pour les émouvoir. Souvent il n'est pas
besoin, pour prononcer sur le mérite de celui qui
parle, que l'homme exercé vienne s'asseoir parmi ses
auditeurs, ni qu'il lui prête une oreille attentive :
il l'apprécie d'un coup d'oeil ; pour le juger, il lui
suffit de passer, et s'il voit le juge bâiller,
s'entretenir avec un autre, se promener, de temps en temps
envoyer demander l'heure, prier le président de lever
l'audience, il s'aperçoit qu'il n'y a point dans cette
cause d'orateur dont la parole arrive à l'âme du
juge, comme la main de l'artiste aux cordes de son
instrument. Mais si le connaisseur voit les juges immobiles,
si leur regard annonce l'attention avec laquelle ils
s'instruisent de l'affaire ; ou bien si le discours les tient
en quelque sorte suspendus, comme l'oiseau qui écoute
le chant; si, ce qui l'emporte encore sur tous les autres
effets, les juges sont fortement émus de pitié,
de haine ou de toute autre passion, alors, quand bien
mème il n'aurait rien entendu, il comprendra que, dans
ces débats il y a un orateur, et que c'est une oeuvre
d'éloquence que l'on admire ou qui vient de
s'accomplir.
LV. Après ces développements, auxquels tous
deux applaudirent, je revins à mon sujet. C'est, leur
dis-je, à propos de Cotta et de Sulpicius que s'est
élevée cette digression. J'avais rappelé
qu'ils étaient les orateurs les plus
goûtés de leurs contemporains ; c'est donc par
eux que je recommencerai ma narration, et,
conformément à la marche que j'ai
adoptée, j'en viendrai successivement aux autres. Nous
l'avons dit : il y a deux espèces de bons orateurs ;
ia première, composée de ceux qui
s'énoncent d'une manière simple et concise ;
l'autre, de ceux qui parlent avec élévation et
abondance. Quoique, en général, ce qui a de
l'éclat et de la magnificence soit
préférable, il n'en faut pas moins louer, dans
les bons orateurs, toutes les qualités poussées
à la perfection. Toutefois, il faut que l'orateur
concis se tienne en garde contre la pauvreté et la
sécheresse du style, et que l'abondance ne devienne ni
de l'enflure ni de l'incorrection. Cotta avait de la finesse
dans l'imagination ; son élocution était pure
et libre de gêne, et comme la faiblesse de sa poitrine
lui faisait éviter toute discussion trop vive, il
avait choisi un genre d'éloquence convenable à
son tempérament débile. Dans sa manière,
on ne remarquait rien que de naturel, rien qui ne fût
conforme à un goût sévère ou
à la raison ; et ce qu'il y a de plus extraordinaire,
c'est que lui, qui aurait eu bien de la peine à
émouvoir ses juges par la véhémence du
discours, lui qui s'abstenait entièrement de ce genre
d'éloquence, obtenait cependantde l'habileté,
avec laquelle il touchait les esprits, les mêmes
effets, que Sulpicius en les entraînant. Ce Sulpicius
fut, de tous les orateurs que j'ai entendus, le plus
solennel, et, qu'on me passe l'expression, le plus tragique.
Sa voix était torve, sans cesser d'être
agréable et harmonieuse ; ses gestes et ses mouvements
étaient gracieux, de telle sorte cependant qu'il
paraissait formé pour le barreau et non pour le
théâtre. Il y avait dans ses discours de la
rapidité, de la volubilité, mais point de
redondance, point de diffusion. Il voulait imiter Crassus,
Cotta préférait Antoine. Cotta,
néanmoins, n'avait pas la vigueur d'Antoine,
Sulpicius, la délicatesse de Crassus.
LVI. - Oh ! que l'éloquence est un art difficile !
s'écria Brutus ; voilà deux orateurs excellents
! eh bien, il leur manque à chacun l'une de ses deux
principales qualités. - Ces deux hommes nous
fourniront l'occasion de remarquer que ceux-là
mêmes qui ont entre eux le moins de ressemblance
peuvent atteindre au rang des premiers orateurs. Rien, en
effet, n'était plus éloigné de Sulpicius
que Cotta, et cependant ils s'élevèrent tous
deux de beaucoup au-dessus de leurs contemporains. Il
convient donc qu'un maître habile observe les
dispositions que chacun de ses élèves tient de
la nature ; qu'il la prenne pour guide, et les instruise en
suivant la méthode d'Isocrate, qui disait, en parlant
de l'ardeur emportée de Théopompe, et de la
tranquillité du caractère d'Ephore, que, pour
l'un, il se servait d'éperons, pour l'autre, de
bride.
Les discours attribués à Sulpicius ont
été, on le croit, écrits, après
sa mort, par P. Canutius, qui appartient à la
même génération que moi, et le plus
éloquent parmi les orateurs qui ne sont point de
l'ordre du sénat. Nous n'avons point de discours de
Sulpicius ; je lui ai souvent entendu dire qu'il n'avait ni
l'habitude ni la possibilité d'écrire. Quant au
discours que Cotta prononça pour lui-même, et
qui a pour titre Discours sur la loi Varia, ce fut L.
Elius qui le rédigea à sa prière. Cet
Elius était vraiment un homme de mérite ; il se
distinguait parmi les chevaliers romains, et possédait
à fond les lettres grecques et latines, ainsi que les
antiquités de sa patrie, soit qu'il s'agit de
découvertes, soit qu'il fût question de nos
annales. Les anciens auteurs lui étaient familiers.
C'est de lui que notre ami Varron tient cette science si
vaste, qu'il a augmentée encore de ses propres
connaissances : homme doué d'un rare génie et
d'un savoir universel, il l'a développé dans
plusieurs ouvrages célèbres. Mais Elius ne
voulait être que stoïcien ; il ne s'appliqua
jamais à devenir orateur, et ne le fut point.
Cependant il écrivit quelques discours destinés
à être prononcés par d'autres : par
exemple, pour Q. Métellus le fils, pour Q.
Cépion, pour Pompeius Rufus. Ce dernier
rédigea, il est vrai, les harangues qu'il fit pour
lui-même, mais ce ne fut pas sans le secours d'Elius.
Dans mon adolescence, je fréquentais assidûment
cet Elius, que j'avais coutume d'écouter avec beaucoup
d'attention ; j'ai assisté à la
rédaction de ses discours. Seulement je
m'étonne que Cotta, qui était si grand orateur,
et qui ne manquait pas de sens, ait voulu qu'on
regardât comme siennes ces faibles productions
d'Elius.
LVII. Après ces deux orateurs, il n'en est aucun du
même âge que l'on voulût compter pour le
troisième. Néanmoins, Pomponius était
celui qui me plaisait le plus, ou, pour mieux dire, celui qui
me déplaisait le moins. Du reste, il n'y avait place
dans les grandes affaires pour personne, excepté pour
ceux que j'ai nommés tantôt ; car Antoine, que
l'on recherchait le plus, acceptait facilement les causes ;
Crassus était plus difficile, cependant il en
acceptait aussi. Quiconque ne pouvait avoir ni l'un ni
l'autre avait recours à Philippe ou à
César. Enfin, après eux, on s'adressait
à Cotta et à Sulpicius. Les causes
célèbres étaient donc toutes
plaidées par ces six défenseurs. Le nombre des
affaires judiciaires n'était pas d'ailleurs aussi
grand qu'aujourd'hui ; et l'on ne connaissait pas encore le
détestable usage, qui prévaut maintenant, de
prendre plusieurs avocats pour soutenir une même cause.
Nous répondons à des orateurs que nous n'avons
point entendus : souvent ils ont dit toute autre chose que ce
qu'on nous a rapporté ; puis c'est beaucoup que de
juger par soi-même quel ton un adversaire met à
chacune de ses assertions, et surtout quelle impression
produit ce qu'il dit. En second lieu, la défense
devant composer un ensemble, rien n'est plus mauvais que de
voir, en quelque sorte, renaître une affaire qu'un
autre a déjà plaidée à fond.
Toutes, en effet, ont une introduction et une
péroraison naturelles. Les autres parties, semblables
à des membres bien proportionnés, ont chacune
une force et une dignité particulières, pourvu
qu'elles soient mises à la place qui leur convient ;
mais si, dans un long discours, il est difficile qu'il
n'échappe pas à l'orateur quelque disparate,
combien il sera plus difficile encore de se garder de dire
des choses qui pourraient n'être pas d'accord avec les
paroles d'un orateur qui a parlé
précédemment. Toutefois, comme c'est un travail
beaucoup plus grand de plaider une cause entière, que
d'en soutenir une partie, et comme on s'attire plus de
reconnaissance en parlant en même temps pour plusieurs,
nous avons adopté cet usage avec empressement.
LVIII. Aux yeux de quelques personnes, néanmoins,
Curion parut occuper le troisième rang,
peut-être parce qu'il se servait d'expressions
pompeuses, et ne parlait pas trop mal sa langue ;
qualité qui, je le pense, était pour lui de
famille, car il ignorait absolument la littérature.
Ceux que l'on entend tous les jours, ceux avec lesquels on
s'entretient depuis l'enfance, exercent sur nous une grande
influence. Nous recevons de fortes impressions d'un
père, d'un précepteur, et même d'une
mère. On lit encore les lettres de Cornélie,
mère des Gracques, et l'on voit au premier coup
d'oeil, que ses fils ont été
élevés, moins encore sur le sein maternel, que
dans ses entretiens. J'ai souvent écouté
Lélia, la fille de Caïus : elle-même, et
les deux Mucia, ses filles, semblaient avoir conservé
ce vernis d'élegance qui distinguait son père.
Leurs entretiens m'étaient familiers, ainsi que ceux
des deux Licinia, petites-filles de Lélia.
Vous-même, Brutus, avez, je crois, entendu autrefois
celle qui devint la femme de Scipion. - Oui, certes,
répondit Brutus, et avec d'autant plus de plaisir
qu'elle était la fille de L. Crassus. - Mais, repris
je alors, que pensez-vous de l'autre Crassus, fils de cette
Licinia, et que l'orateur Crassus adopta par son testament ?
- On lui accorde, dit-il, un talent accompli ; il me
paraît aussi que mon collègue Scipion
s'énonce fort bien dans la conversation comme en
public. - Vous avez raison, Brutus ; sa race, en effet,
semble issue du tronc même de la sagesse. Nous avons
déjà parlé de ses deux aïeuls,
Scipion et Crassus, et de ses trois bisaïeuls, de ce
Métellus, qui laissa quatre fils, de ce P. Scipion
qui, simple particulier, affranchit la république de
la domination de Tib. Gracchus, de ce Q. Scévola, qui
joignit à la plus profonde science du droit, le
caractère le plus affable. Et si l'on reprend les
choses de plus haut, de quelle gloire ne voit-on pas briller
les noms de ces deux trisaïeuls, P. Scipion, deux fois
consul, qui fut surnommé Corculum, en
témoignage de ses lumières, et C.
Lélius, le plus sage de tous les hommes ! - Oh ! la
noble race ! s'écria Brutus ; cette maison
réunit à elle seule, l'éclat dû
à la sagesse de beaucoup d'hommes illustres, comme on
voit un même arbre porter, sur des rameaux
difiérents, diverses espèces de fruits.
LIX. C'est ainsi, je le pense, si toutefois il est permis de
comparer les petites choses aux grandes, que Curion, bien
qu'il fût mineur quand il perdit son père,
trouva, dans sa maison, l'usage héréditaire de
parler purement ; et je le pense d'autant plus, que, de tous
les orateurs qui jouirent de quelque renom, je n'en connais
aucun qui fut ou plus ignorant, ou plus étranger
à toute espèce d'enseignement libéral.
Il ne connaissait aucun poète, n'avait lu aucun
orateur, ne s'était acquis aucune notion de l'histoire
; enfin, il ne savait ni le droit public, ni le droit civil.
Nous retrouvons, il est vrai, ces défauts dans
d'autres orateurs, et même dans de grands orateurs, qui
se montrèrent peu instruits de ce genre de
connaissance. Tel fut Sulpicius, tel fut Antoine ; mais du
moins ils avaient travaillé l'art de la parole, et cet
art se composant de cinq parties bien connues, il n'y eut
personne parmi eux qui fût absolument nul dans l'une de
ces parties. Quelle qu'eût été, en effet,
celle qui lui eût manqué entièrement, il
n'aurait pu être appelé orateur. Cependant,
chacun l'emportait plus particulièrement par l'une ou
par l'autre. Antoine trouvait fort bien ce qu'il fallait
dire, il le préparait et le plaçait
convenablement, et sa mémoire le retenait
fidèlement ; mais c'est par l'action qu'il excellait.
Pour quelques-unes de ces qualités, il était
l'égal de Crassus ; pour d'autres, il lui était
supérieur ; néanmoins la manière de
Crassus avait plus d'éclat. Nous ne pouvons dire, non
plus, qu'il y eût absence absolue d'une des cinq
qualités requises dans Sulpicius, dans Cotta, ni dans
aucun des bons orateurs. Aussi l'exemple de Curion nous
conduit-il à reconnaître que, pris à
part, il n'est nul mérite qui relève plus
l'orateur que l'éclat et l'abondance des paroles ; car
il était aussi lent à imaginer
qu'incohérent dans la disposition de ses
idées.
LX. Les deux autres points essentiels sont l'action et la
mémoire : or, pour l'une comme pour l'autre, Curion
excitait la risée des plaisants. Ses mouvements
étaient si ridicules, que C. Julius les flétrit
d'un impérissable sarcasme : le voyant balancer tout
son corps de côté et d'autre, «Quel est
donc, s'écria-t-il, cet homme qui nous parle du fond
d'une nacelle ?» Il fut aussi l'objet des railleries de
Cn. Sicinius, homme de mauvaises moeurs, mais de beaucoup
d'esprit, et qui d'ailleurs n'avait rien de l'orateur Ce
Sicinius, étant tribun du peuple, avait introduit dans
l'assemblée les consuls Curion et Octavius. Curion
parla beaucoup, mais son collègue Cn. Octavius resta
assis, car il souffrait de rhumatismes, et ses membres
étaient entourés de bandages et
d'emplâtres. «Jamais, s'écria le tribun,
jamais, Octavius, vous ne pourrez vous acquitter envers votre
collègue ; car s'il ne se fût balancé
comme à son ordinaire, les mouches vous eussent
aujourd'hui mangé». Quant à sa
mémoire, elle était tellement nulle, qu'il lui
arriva quelquefois, après avoir annoncé trois
points, d'en ajouter un quatrième, ou de chercher le
troisième. Dans une contestation particulière
de la plus haute importance, je venais d'achever mon discours
pour Titinia, femme de Cotta ; Curion était mon
adversaire, et parlait pour Serv. Névius. Tout
à coup, il oublia toute sa plaidoirie ; si bien qu'il
attribua cette déconvenue aux maléfices et aux
enchantements de Titinia. Ce sont assurément des
marques évidentes d'un esprit sans mémoire ;
mais ce qui est encore plus honteux, c'est que, dans ses
écrits même, il oubliait ce qu'il avait
avancé un peu plus haut : par exemple, dans ce livre,
où, sortant du sénat, il se met en conversation
avec notre ami Pansa, et Curion son fils. C'est César
qui a présidé l'assemblée, et ce qui
fait naître ce dialogue, c'est une question de Curion
le fils sur ce qui vient d'y être résolu, Curion
invective beaucoup César, et, selon l'usage des
dialogues, il s'élève une discussion entre les
interlocuteurs. Cependant, bien que l'entretien ait
commencé immédiatement après que la
séance a été levée, et que
César l'ait présidée, Curion lui
reproche des choses qu'il ne fit que l'année
d'après ou dans les années suivantes, pendant
qu'il gouvernait la Gaule.
LXI. Quoi ! s'écria Brutus, saisi d'étonnement,
l'oubli peut-il aller jusque-là, et surtout dans un
écrit ? La lecture ne l'a donc jamais averti de la
faute honteuse dont il se rendait coupable ? - N'est-ce pas
le comble de l'absurdité, repris-je alors, que Curion,
puisqu'il voulait censurer les actes qu'il censure en effet,
n'ait point placé son dialogue à une
époque où déjà ces actes avaient
eu lieu. Mais, chez lui, l'erreur va si loin, que, dans le
même dialogue, il déclare qu'il ne vient point
au sénat depuis que César est consul, et il le
dit sous le consulat de César, au moment même
où il sort du sénat. Lorsque, pour la partie de
ses facultés intellectuelles, qui est comme la
gardienne de toutes les autres, un homme se montre faible au
point qu'il ne sait plus, en écrivant, ce qu'il a dit
un instant auparavant, il ne faut pas s'étonner si les
idées lui échappent quand il improvise. Aussi
ne confiait-on à Curion qu'un très petit nombre
de causes, quoiqu'il fût très serviable et qu'il
brûlât du désir de parler en public. Si,
comme orateur, on le rapprochait le plus de ceux qui
étaient les meilleurs de son temps, il devait cette
distinction, je l'ai déjà dit, au choix de ses
expressions, et à une certaine rapidité,
à une facilité qui faisait couler ses paroles
avec abondance. On doit donc accorder un regard à ses
discours, faibles, il est vrai, mais propres à
nourrir, à fortifier cette qualité que nous
avons reconnue en lui, quoique dans un médiocre
degré. Or, le pouvoir de cette qualité est si
grand, que, sans le secours d'aucune autre, elle a
donné à ce Curion l'apparence d'un orateur tel
quel. Mais revenons à notre sujet.
LXII. A cette époque encore vécut C. Capiton,
qui occupa le même rang : c'était le fils de
celui qui était si distingué par son
éloquence. Il n'avait pas une grande richesse
d'invention ; cela n'empêcha pas qu'on ne le
comptât parmi les orateurs. Il y avait de la
dignité dans ses paroles ; il s'énonçait
facilement, et son style tenait de la nature même
quelque chose d'imposant. Sous le rapport de l'invention, Q.
Varius était plus ingénieux, et les expressions
ne le servaient pas moins ; son débit était
énergique et passionné ; il n'y avait dans son
style ni pauvreté, ni bassesse, et l'on serait
tenté de le déclarer un orateur accompli. Cn.
Pomponius faisait assaut de poumons ; il excitait les
esprits, était véhément, acerbe,
querelleur. Il y avait loin de L. Fufius à ces
orateurs ; néanmoins, dans l'accusation portée
contre M. Aquillius, il recueillit quelque succès de
son travail. Parlons encore de M. Drusus, votre grand-oncle,
orateur qui jouissait de quelque autorité, mais
seulement quand il était question des affaires
publiques ; et n'oublions pas L. Lucullus, que distinguait le
talent de l'élocution ; votre père, Brutus, qui
était vraiment savant en droit public et en droit
civil ; M. Lucullus, M. Octavius, fils de Cnéus, dont
la considération et l'éloquence produisirent
une telle impression sur le peuple, qu'il abrogea, à
une grande majorité, la loi Sempronia, sur les
distributions de grains. Enfin, nous citerons Cn. Octavius,
fils de Marcus, M. Caton le père, et Q. Catulus le
fils ; mais nous les emmènerons loin du champ de
bataille, c'est-à-dire loin des débats
judiciaires, et nous les rangerons parmi les soutiens de la
république, envers laquelle ils pourront
aisément s'acquitter de leurs devoirs.
J'assignerais la même place à Q. Cépion,
si, par trop de dévoûment à l'ordre des
chevaliers, il ne s'était séparé du
sénat. Cn. Carbon, M. Marius et beaucoup d'autres
encore, fort peu dignes de l'attention d'une assemblée
choisie, me paraissaient propres à haranguer les
réunions tumultueuses. Pour anticiper sur l'ordre des
temps, je dirai que ce fut le genre de L. Quinctius ;
cependant Palicanus convenait encore plus à des
auditeurs sans éducation. Enfin, puisque j'ai fait
mention de ces orateurs de sédition, j'ajouterai
qu'après les Gracques, c'est L. Apuleius Saturninus
qui m'a semblé le plus éloquent de tous. Il
séduisait ses auditeurs bien plus par son
extérieur, son geste, et même par sa mise, que
par la richesse de son style, ou par ce peu de raison dont il
était doué. Mais de tous les mortels, le plus
pervers fut assurément C. Servius Glaucia, qui
était fin, rusé et surtout très
facétieux. Il eût été
retiré de la fange où le plongeaient
l'état de sa fortune et ses mauvaises moeurs, et
serait, sans contredit, arrivé de la préture au
consulat, si on l'eût admis parmi les candidats ; car
il disposait du peuple, et avait su gagner l'ordre des
chevaliers par une loi qui leur était agréable.
Etant préteur, il fut mis à mort au nom de la
république, le même jour que le tribun
Saturninus, sous le consulat de Marius et de Flaccus. Cet
homme avait beaucoup de ressemblance avec l'Athénien
Hyperbolus, dont les anciennes comédies
flétrissent la perversité. Après eux
vint Sext. Titius, qui parlait beaucoup et ne manquait pas
d'invention ; mais il y avait dans son maintien tant
d'abandon et de mollesse, qu'il en naquit une espèce
de danse à laquelle on donna son nom. Vous le voyez,
dans l'action et le discours, il faut éviter, avec le
plus grand soin, tout ce dont l'imitation pourrait exciter le
rire.
LXIII. Mais nous voici remontés à un âge
un peu plus ancien ; revenons à celui dont nous avons
déjà dit beaucoup de choses. A l'époque
de Sulpicius, il faut joindre Antistius : c'était un
charlatan assez supportable. Il garda le silence pendant
plusieurs années, car on l'avait habitué, non
seulement aux dédains, mais encore aux huées.
Dans son tribunat, néanmoins, il obtint, pour la
première fois, des éloges, en soutenant une
affaire où le bon droit était de son
côté, et en s'opposant à la demande
illégale que C. Julius faisait du consulat. Ce
succès fut d'autant plus marqué, que Sulpicius,
son collègue, venait de parler dans le même
sens, et que ses arguments, à lui, furent à la
fois plus nombreux et plus forts. Aussi, après son
tribunat, lui confia-t-on un grand nombre de causes, et
bientôt toutes celles qui avaient de l'importance. Il
saisissait bien la difficulté, disposait avec soin les
parties de son discours, et sa mémoire était
très bonne. Si ses expressions n'étaient pas
fort recherchées, elles n'avaient rien de trivial ;
son élocution était rapide et coulante ; enfin,
il y avait dans sa tenue quelque urbanité ; mais son
débit péchait par un vice d'organe et par
d'autres ridicules. Le temps où brilla Antistius est
celui qui s'écoula entre le départ et le retour
de L. Sylla, celui où les lois étaient sans
force et l'Etat sans dignité ; et ce qui contribuait
à son succès, c'est qu'il y avait, en quelque
sorte, disette d'orateurs au forum. Sulpicius n'était
plus, Cotta était absent, ainsi que Curion, et de tous
les autres défenseurs de cette
génération, il ne restait que Carbon et
Pomponius qu'il lui était aisé de
surpasser.
LXIV. Plus jeune qu'eux, L. Sisenna est celui que son
âge en rapprochait le plus : c'était un homme
instruit, qui s'était voué à
d'excellentes études ; il parlait fort bien sa langue,
entendait les affaires de l'Etat, et ne manquait pas d'esprit
; mais, en ce qui concerne les débats judiciaires, il
n'était ni fort actif ni fort exercé.
Placé, par son âge, entre Hortensius, et
Sulpicius, il ne put atteindre son
prédécesseur, et se vit obligé de
céder le pas à son successeur. L'histoire qu'il
a écrite peut nous faire juger de son talent : elle
l'emporte de beaucoup sur toutes les
précédentes ; mais elle ne marque que trop
combien elle est loin de la perfection, et combien il s'en
faut encore que la littérature latine ait acquis de
l'éclat en ce genre.
Q. Hortensius était bien jeune quand son talent,
semblable aux statues de Phidias, plut aussitôt
qu'aperçu. Ce fut sous le consulat de L. Crassus et de
Q. Scévola que, pour la première fois, il parut
au forum, devant leur tribunal. Il enleva les suffrages de
toute l'assemblée et de ces consuls eux-mêmes,
dont le goût surpassait de beaucoup celui de tous les
autres. Hortensius avait alors dix-neuf ans, et il mourut
l'année du consulat de L. Paullus et de C. Marcellus ;
d'où il suit que pendant quarante-quatre ans il exerca
la profession du barreau. Nous reviendrons tantôt sur
cet orateur. Je n'ai voulu ici que le rattacher à une
génération qui n'est pas la sienne. Au reste,
c'est la condition nécessaire de tous ceux auxquels le
destin accorde une longue vie : d'une part ils sont mis en
parallèle avec des hommes beaucoup plus
âgés, de l'autre on les compare à des
rivaux beaucoup plus jeunes. C'est ainsi qu'Attius nous
apprend qu'il fit représenter une pièce sous
les mêmes édiles que Pacuvius ; cependant il
n'avait que trente ans et, Pacuvius en avait quatre-vingts.
Hortensius ne doit donc pas être compté
uniquement avec les orateurs de son âge ; il faut le
rapprocher aussi de ceux du mien, et même de ceux du
vôtre, Brutus, tandis que, d'autre part, il faut le
rattacher à une génération qui le
précéda de beaucoup. Déjà il
plaidait souvent quand Crassus vivait encore ; son talent
déployait de la vigueur à côté
d'Antoine, à côté de Philippe, qui,
déjà vieux, parla pour les biens de Cn.
Pompée. Hortensius, quoique fort jeune, fut celui qui
brilla le plus dans cette affaire, et il ne lui fut pas
difficile d'atteindre ceux que j'ai nommés comme
étant les contemporains de Sulpicius. Quant aux
orateurs de son âge, M. Pison, M. Crassus, Cn. Lentulus
et P. Lentulus Sura, il les laissa bien loin derrière
lui. Pour moi, me trouvant plus jeune que lui de huit ans, il
m'exerça pendant bien des années dans cette
carrière, dont la gloire nous était commune ;
enfin, peu avant sa mort, il s'unit à vous pour
défendre Appius Claudius, comme moi-même je vous
ai assisté dans beaucoup d'autres causes.
LXV. Vous le voyez, Brutus, nous sommes arrivés
jusqu'à vous, et cependant combien d'orateurs encore
entre mon début et le vôtre ! Je ne nommerai
néanmoins que ceux qui ont cessé d'exister ;
j'ai résolu de ne pas prononcer le nom des vivants :
je craindrais que votre curiosité ne m'arrachât
le secret de mon opinion sur chacun d'eux. - Alors Brutus
m'interrompant : La raison que vous nous donnez n'est pas
celle qui vous empêche de parler des vivants. - Quelle
est-elle donc ? repris-je. - Vous craignez que cet entretien
ne soit divulgué par nous, et ne vous attire le
courroux de ceux dont vous n'aurez point parlé. -
Comment donc, m'écriai-je, vous ne sauriez vous taire
? - Très aisément, répondit-il ;
cependant je crois que vous aimez mieux vous taire
vous-même que de faire l'expérience de notre
discrétion. - S'il faut vous dire la
vérité, Brutus, je ne croyais pas que ce
discours dût me conduire jusqu'à notre temps ;
mais la suite des générations m'a tellement
entraîné, que me voici parvenu aux
dernières. - Intercalez donc, dit-il, tous ceux que
vous voudrez, puis nous en reviendrons à vous et
à Hortensius. - Oui, sans doute, à Hortensius ;
mais pour moi, que d'autres en parlent, s'ils le veulent. -
Non pas, dit Brutus ; car bien que votre discours ait
captivé mon attention, je le trouve trop long, parce
que j'ai hâte de savoir ce que vous nous direz de
vous-même. Je ne m'inquiète pas des
qualités dont brille votre éloquence ; elles
sont connues de tout le monde, et je les apprécie plus
que personne : ce que je veux savoir, ce sont les
degrés qu'elle a parcourus et, pour ainsi dire, tous
les pas qu'elle a faits. - Eh bien, lui dis-je, puisqu'au
lieu de l'éloge de mon talent vous voulez l'histoire
de mon travail, je déférerai à votre
demande, mais je m'occuperai d'abord des autres, et je
commencerai par Crassus, qui était du même
âge qu'Hortensius.
LXVI. Il ne devait à l'éducation que des
ressources médiocres, et la nature l'avait doté
avec encore plus de parcimonie ; néanmoins il fut,
pendant quelques années, compté parmi les
premiers avocats, parce qu'il mettait à soutenir ses
causes du zèle et de l'intrigue. On remarquait, dans
ses discours, un style vraiment latin, des expressions
nobles, une disposition soignée ; cependant il
n'était ni fleuri ni brillant, et sa voix ne
répondait pas à la contention de son esprit ;
enfin il disait tout de la même manière et pour
ainsi dire du même ton. C. Fimbria, son ennemi,
était du même âge ; il n'eut pas à
se démener fort longtemps. Il parlait d'une voix forte
et précipitait, à la suite les uns des autres,
des mots assez bien choisis ; mais il s'agitait avec tant de
fureur, qu'on se demandait à quoi donc songeait le
peuple, de donner place à un tel insensé au
nombre de ses orateurs. Cn. Lentulus devait sa
réputation d'éloquence bien plus à
l'action qu'à son mérite intrinsèque. Il
n'était ni fort spirituel, quoique son regard et son
visage parussent l'annoncer, ni fort riche d'expressions,
quoique, en cela même, il trompât ses auditeurs.
Mais ses suspensions, ses exclamations, sa voix
agréable et sonore produisaient tant d'effet, il y
avait tant de force dans ses ironiques étonnements,
que l'on ne s'apercevait pas de ce qui manquait à
l'action. On a vu Curion devoir son rang parmi les orateurs
à une certaine facilité d'expression qui
n'était accompagnée d'aucun autre avantage :
c'est ainsi que Cn. Lentulus cachait la faiblesse de ses
moyens oratoires sous le mérite d'une action
réellement excellente. Il en fut à peu
près de même de P. Lentulus : la noblesse de son
maintien, la grâce et l'habileté de ses
mouvements, la douceur et l'étendue de sa voix,
couvraient la lenteur de son imagination et de son
débit. Ce Lentulus n'eut en sa faveur que l'action ;
ses autres qualités étaient encore au-dessous
de celles de Cnéus.
LXVII. Tout ce que fut M. Pison, il le dut à
l'étude. De tous les orateurs qui
précédèrent notre époque, il
était le plus instruit en littérature grecque.
Il tenait de la nature une sorte de finesse que l'art avait
encore aiguisée. Elle le rendait habile et
ingénieux à exercer la critique ; mais cette
critique avait quelque chose de passionné, quelquefois
aussi elle était froide, d'autres fois encore
très spirituelle. Il ne put supporter longtemps le
travail du forum : c'était comme une course qui lui
faisait perdre haleine. Outre qu'il était d'un
physique débile, il ne savait pas tolérer les
sottises et les folies humaines qu'il nous faut
dévorer : il les repoussait avec trop de colère
; soit, comme on le croyait, qu'il eût l'esprit
chagrin, soit qu'il en éprouvât un noble et
généreux dégoût. Après
avoir obtenu de grands succès dans sa jeunesse, il
perdit de sa considération ; mais le procès des
vestales lui rendit ensuite sa réputation. Depuis, il
fut de nouveau comme ramené dans l'arène, et
tant qu'il put supporter le travail il sut soutenir son rang
; mais, dans la suite, il perdit de sa gloire tout ce qu'il
ôtait à ses études. P. Murena avait un
talent fort médiocre, mais beaucoup de goût pour
l'antiquité. Plein de zèle pour les sciences,
il ne manquait pas de connaissances acquises ; il se
distinguait surtout par le zèle et l'amour du travail.
C. Censorinus possédait assez bien la
littérature grecque, il exposait avec facilité
le sujet qui l'occupait ; son action n'était pas
dépourvue de grâce, malheureusement il
était paresseux et ennemi du forum. L. Turius n'avait
qu'un talent bien médiocre, mais il était
très laborieux et parlait comme il pouvait : souvent
aussi ne lui manqua-t-il, pour parvenir au consulat, que les
suffrages de quelques centuries. C. Macer manqua toujours de
considération ; cependant il fut, à peu
près, le plus zélé des avocats. Si sa
vie, ses moeurs, son visage même n'avaient
détruit tout le mérite de son talent, il
eût joui d'une plus grande réputation au
barreau. Il n'était point abondant, mais on ne pouvait
lui reprocher la stérilité ; et si son style
n'était pas très brillant, du moins il
n'était pas négligé : du reste, la voix,
le geste et l'action étaient entièrement
dépourvus de grâce. Quant à l'invention
et à la disposition du sujet, il y mettait un soin
admirable, et je ne crois pas avoir rencontré ailleurs
quelqu'un de plus habile en ce genre ; mais cette
habileté semblait tenir plus encore de la fourberie
que de l'art oratoire. Quoique Macer obtint des succès
dans les affaires d'un intérêt
général, il tenait une place beaucoup plus
distinguée dans la défense des
intérêts particuliers.
LXVIII. Vient ensuite C. Pison : c'était un orateur
sans mouvement, quoique fécond en paroles ; il n'avait
point l'imagination paresseuse, mais il savait se composer un
visage qui promettait beaucoup plus de sagacité qu'il
n'en avait réellement. Quant à M. Glabrion, qui
était du même âge, il devait aux soins de
son aïeul Scévola une excellente éducation
; néanmoins, la paresse et l'insouciance de son
caractère l'empêchèrent de fournir sa
carrière. Nommons aussi L. Torquatus, dont la diction
était élégante, le jugement sain, les
manières polies ; Cn. Pompée, dont l'âge
était le mien, Pompée né pour toute
sorte de perfection ; il eût acquis une plus grande
réputation d'éloquence, si la passion de la
gloire ne l'eût entraîné vers la
carrière militaire. Il y avait de la majesté
dans son style, il saisissait son sujet avec
pénétration ; et, quant à l'action, on
remarquait dans sa voix beaucoup d'éclat, et dans ses
mouvements une rare noblesse. D. Silanus, un autre de mes
contemporains et votre beau-père, n'avait pas un grand
fonds d'étude, mais il ne manquait ni de finesse ni
d'habitude de la parole. Q. Pompée, le fils d'Aulus,
celui qui fut surnommé le Bithynique, était,
peut-être, mon aîné de deux ans : un
goût extraordinaire l'entraînait vers
l'éloquence, il était fort instruit, et se
distinguait par un travail et une activité
incroyables. Je puis en parler, car les liens de
l'amitié, de l'étude et des exercices communs
l'attachaient non seulement à moi, mais encore
à M. Pison. Malheureusement l'action, chez lui, ne
faisait pas assez valoir le style ; car s'il y avait de
l'abondance dans ses discours, son débit manquait
absolument de grâce. P. Autronius, qui était du
même âge, avait la voix claire et sonore ; mais
il n'était recommandable par aucune autre
qualité. Citons aussi L. Octavius Reatinus, qui mourut
dans sa première jeunesse, à une époque
où déjà il plaidait fort souvent :
cependant il se présentait d'ordinaire avec plus
d'audace que de préparation. Ajoutons encore C.
Stalénus, qui s'était adopté
lui-même, et de Stalénus était devenu
Elius. Il y avait dans son genre de la chaleur, de la
pétulance et de l'emportement, et, comme ce genre
plaisait à beaucoup de monde et qu'il était
fort applaudi, il serait parvenu aux honneurs, s'il
n'eût été surpris en flagrant
délit et livré à la vindicte des
lois.
LXIX. A la même époque, parurent les
frères C. et L. Cépasius, hommes obscurs,
véritables parvenus, qui, à force de s'agiter,
et par un genre de talent provincial et
négligé, arrivèrent rapidement à
la questure. Ajoutons encore, de peur d'oublier un seul de
ceux qui rendirent un son, C. Cosconius Calidianus, qui, sans
aucune espèce de trait, jetait au peuple ce qu'il
avait de babil, et s'entourait d'une foule empressée
de l'applaudir à grand bruit. Q. Arrius en faisait
autant : c'était en quelque sorte la doublure de
Crassus, et il doit servir à jamais d'exemple, pour
prouver combien est profitable, chez nous, le soin de se
plier aux convenances de chacun, et de servir beaucoup de
citoyens, en favorisant leur ambition ou bien en les
secourant dans le danger. Ce fut par ces moyens que cet
homme, de basse condition, qui n'avait ni instruction, ni
talent, obtint les honneurs, la richesse, le crédit,
et même fut compté parmi les avocats de certaine
distinction. On connaît ces lutteurs sans exercice, qui
peuvent bien, quand ils briguent les palmes olympiques,
supporter le poing et les coups de leur adversaire, tandis
que le plus souvent ils ne soutiennent pas l'ardeur du soleil
; c'est ainsi qu'Arrius, après que la fortune l'eut
favorisé en tout, après qu'il eut
accepté de grands travaux, se vit
déconcerté par la rigueur excessive de cette
année judiciaire, qui fut pour lui comme un soleil
éblouissant.
Alors, Atticus m'interrompant : Il y a longtemps, dit-il, que
vous prenez vos exemples dans la lie. J'ai gardé le
silence ; mais, je l'avoue, je ne croyais pas que vous
descendriez jusqu'aux Stalénus et aux Autronius.- Je
ne pense pas, répondis-je, que vous imputiez ce tort
à des vues d'intérêt, car ils sont morts
; mais il faut bien que, suivant l'ordre des temps, j'arrive
à des souvenirs connus et contemporains. Ce que je
veux démontrer, en recherchant soigneusement tous ceux
qui ont osé parler, c'est qu'il en est très peu
qui se soient montrés dignes de mémoire, et
même que le nombre de ceux qui se sont fait un nom tel
quel, n'est pas fort grand. Mais reprenons la suite de notre
entretien.
LXX. T. Torquatus, le fils de Titus, était savant :
formé à l'école de Molon, de Rhodes, il
tenait de la nature de l'aisance et de la facilité. La
brigue ayant été comprimée, il eût
été fait consul s'il eût vécu ;
mais il avait plus de dispositions à
l'éloquence que de bonne volonté ; aussi ne se
livra-t-il pas beaucoup à l'étude. Cependant,
il ne manqua jamais à ses devoirs, lorsqu'il
s'agissait soit de plaider pour les siens, soit de
développer une opinion au sénat. M. Pontidius,
mon compatriote, plaida beaucoup de procès civils ;
ses périodes roulaient avec facilité. Non
seulement ses plaidoyers ne manquaient pas de vigueur, mais
je dirai qu'ils faisaient plus que de n'en pas manquer, car
dans la chaleur du discours, la colère et
l'indignation l'emportaient souvent à un tel point de
véhémence, que ce n'était pas seulement
à son adversaire qu'il adressait ses invectives, mais,
chose étrange ! à son juge lui-même,
oubliant ainsi que le devoir de l'orateur est de le gagner
par la douceur.
M. Messala, plus jeune que moi, ne péchait point par
la sécheresse ; mais il n'y avait rien de brillant
dans le choix de ses expressions. Il était
éclairé, adroit, et point du tout facile
à surprendre. C'était un avocat habile à
saisir une affaire, à en distribuer les parties : il
fut très laborieux, très zélé, et
plaida beaucoup. Les deux Métellus, Céler et
Népos, n'avaient point l'habitude des affaires
judiciaires ; mais ils n'étaient dépourvus ni
de talent ni de science, et s'étaient acquis une sorte
d'éloquence populaire. Quant à Cn. Lentulus
Marcellinus, qui ne fut jamais sans talent, il fit preuve
d'éloquence dans son consulat : ses idées ne se
faisaient point attendre, l'expression ne l'abandonnait pas,
sa voix était harmonieuse et son esprit enjoué.
C. Memmius, fils de Lucius, était littérateur
consommé, mais seulement en grec, car il
dédaignait les lettres latines. Orateur spirituel, ses
paroles avaient de la douceur ; mais il fuyait le travail de
la parole et jusqu'à celui de la pensée : aussi
perdait-il de ses moyens tout ce qu'il ôtait à
son application.
LXXI. Ici, Brutus m'interrompant : Que je voudrais, dit-il,
qu'il vous convînt de nous parler aussi des orateurs
d'aujourd'hui. Je me résignerais encore à vous
voir garder le silence sur les autres ; mais il y en deux que
vous avez, je le sais, coutume de louer : ce sont
César et Marcellus. Or, je n'aurais pas moins de
plaisir à vous entendre parler d'eux, que je n'en ai
éprouvé à écouter ce que vous
nous disiez de ceux qui ne sont plus. - Pourquoi cela ?
repris-je alors : attendriez-vous, par hasard, le jugement
que j'en porte, pour fixer votre opinion sur des hommes que
vous connaissez aussi bien que moi ? - Oui, en
vérité, s'écria-t-il, Marcellus m'est
assez connu, mais César me l'est fort peu. J'ai
souvent entendu le premier ; mais depuis que je suis capable
de porter un jugement, César a toujours
été absent. - Eh bien, que pensez-vous de celui
que vous avez souvent entendu ? - Qu'en penserais-je autre
chose, sinon que vous allez avoir un émule digne de
vous ? - Ah ! s'il en est ainsi, m'écriai-je, je
désire qu'il vous ait plu au delà de toute
expression. - C'est ce qui est arrivé, reprit-il, et
ce n'est pas sans raison qu'il me plaît si fort.
Marcellus a étudié son art : négligeant
toute autre étude, il n'a fait que cela, et d'un
zèle extraordinaire s'est voué à des
exercices renouvelés chaque jour. Aussi, ses
expressions sont-elles choisies et nombreuses, et ce qu'il
dit reçoit de l'harmonie de sa voix et de la
dignité de ses mouvements quelque chose de gracieux et
de brillant. Ses moyens le servent tellement à propos,
que je serais tenté de croire qu'il ne lui manque
aucune qualité de l'orateur. Ce qui le rend surtout
estimable, c'est que, dans les malheurs publics dont le sort
semble nous accabler, il se console par la conscience d'une
âme pure, et se livre à l'étude, ou
plutôt y revient. Dernièrement, à
Mitylène, j'ai vu cet homme, oui, en
vérité, il mérite ce titre, car il est
homme accompli. Si je l'ai trouvé autrefois semblable
à vous pour l'éloquence, la ressemblance me
parut beaucoup plus grande, car il n'est sorte de science
qu'il n'ait reçue de Cratippe, le plus érudit
des philosophes, et, comme j'ai pu m'en convaincre , celui
qui vous aime le plus. - Ici, j'interrompis Brutus :
l'éloge d'un homme de bien, lui dis-je, d'un homme que
je chéris, ne peut que me plaire ; cependant il me
ramène au souvenir de nos malheurs, et c'est pour les
oublier que j'ai tant prolongé ce discours. Mais je
serais bien aise d'apprendre d'Atticus ce qu'il pense de
César.
LXXII. Atticus répondit : Vous restez admirablement
fidèle à votre projet de ne rien dire des
orateurs vivants ; vraiment, si vous en agissiez à
leur égard comme vous l'avez fait pour ceux qui sont
morts, si vous n'en omettiez aucun, vous trouveriez sur votre
chemin beaucoup d'Autronius et de Stalénus. Mais, soit
que vous ayez voulu vous dérober à cette foule,
soit que vous ayez craint que quelqu'un se plaignit ou
d'avoir été omis, ou de n'avoir pas
été assez loué, rien ne vous
empêchait de parler de César. Ne sait-on pas
d'ailleurs le jugement que vous portez de son génie,
et ne connaît-on pas son opinion sur le vôtre ?
Cependant, poursuivit Atticus, en s'adressant à
Brutus, voici ce je pense de César, et ce que j'ai
souvent entendu dire à ce connaisseur, dont le
goût est si sûr, et qui m'interroge en ce moment
: c'est que, de tous les orateurs, César est
peut-être celui qui parle le latin le plus
élégamment. Cette qualité ne lui vient
pas seulement d'habitude de famille, comme on nous l'a dit
tantôt au sujet des Lélius et des Mucius ; que
cela y ait contribué, je le veux ; mais pour
perfectionner ce talent de bien dire, il eut recours au
travail et à l'application, et se forma par de
nombreuses lectures des plus profondes et des mieux choisies.
Que dis-je (ajouta-il en me regardant) ?
préoccupé des plus grandes affaires, il vous
dédia un traité excellent sur l'art de parler
purement le latin. Il avance, dans le premier livre, que le
choix des expressions est la source de l'éloquence ;
enfin, mon cher Brutus, il attribue un mérite
extraordinaire en ce genre à cet ami qui a mieux
aimé m'entendre disserter sur lui que de nous en
entretenir. Voici, en effet, ce qu'il écrit,
après avoir interpellé Cicéron par son
nom : «Pour embellir leur pensée par la
beauté de l'expression, quelques-uns ont eu recours
à l'étude et à l'exercice. Vous
êtes comme le chef et l'inventeur de cet art, et nous
devons déclarer ici, que vous avez bien
mérité de 1a gloire et de la dignité du
peuple romain». Mais faut-il pour cela abandonner,
comme une chose vieillie, le soin et la correction du
discours simple et familier ?
LXXIII. Brutus dit alors : Dans l'éloge qu'il vous
donnait, il y a tout à la fois de la bienveillance et
de la grandeur ; non seulement il vous proclamait le prince
et le créateur de cette richesse d'élocution,
ce qui est déjà une louange remarquable, mais
il déclarait, de plus, que vous aviez bien
mérité du nom romain. En effet, le seul
avantage qu'eut sur nous la Grèce vaincue vient de lui
être ravi, on du moins elle a été
forcée de le partager avec nous. Si cette gloire,
continua-t-il, si ce témoignage de César ne me
paraissent pas préférables aux actions de
grâces ordonnées en votre nom, je les
préfère aux triomphes de beaucoup de guerriers.
- Je serai de votre avis, Brutus, pourvu que ce
témoignage exprime plutôt l'opinion que la
bienveillance de César ; car s'il est un homme, quel
qu'il soit, qui, non content d'avoir fait briller
l'éloquence dans Rome, lui ait en quelque sorte
donné naissance, il a plus fait assurément pour
la gloire du peuple romain que ceux qui ont pris les
châteaux liguriens, qui ont été, vous le
savez, l'occasion de bien des triomphes. A ne
considérer que la vérité, et si l'on en
excepte ces divines inspirations par lesquelles souvent des
chefs militaires ont sauvé l'Etat, soit à la
guerre, soit à l'intérieur, l'orateur doit
l'emporter de beaucoup sur le commun des
généraux. Mais, répondra-t-on, un
général d'armée est plus utile... Qui le
nie ? Cependant, je le dirai franchement et sans craindre vos
reproches, parce que chacun ici peut dire librement ce qu'il
pense, je préférerais un seul discours comme
celui de L. Crassus pour M. Curius, à deux de ces
triomphes de places fortes. Vous m'objectiez qu'il importe
plus à la république qu'un château
ligurien soit pris, que de voir bien défendre M.
Curius. Je le crois : les Athéniens aussi avaient plus
d'intérêt à ce que leurs toits fussent
solidement établis sur leurs maisons, qu'à
posséder en ivoire une belle statue de Minerve.
Cependant, j'aimerais mieux être Phidias que le
meilleur charpentier. Il ne faut donc pas s'informer de
l'utilité de chacun, mais de ce qu'il vaut.
D'ailleurs, il est fort peu de personnes qui sachent bien
peindre ou bien sculpter ; mais les ouvriers et les portefaix
ne peuvent nous manquer. Quant à vous, Atticus,
continuez, et complétez ce que vous aviez à
nous dire de César.
LXXIV. Une élocution pure et vraiment latine est, vous
le voyez, comme le sol, comme la base sur laquelle doit se
placer l'orateur. Jusqu'à présent, ceux
auxquels on a reconnu ce mérite ne le devaient ni
à la réflexion, ni à la science : ce
n'était en quelque sorte que le résultat d'une
bonne habitude. Je ne parlerai point ici de C. Lélius,
je ne rappelerai point Scipion : la pureté du langage,
comme celle des moeurs, était une qualité de
leur temps. Mais cette qualité n'appartenait pas
à tous également, car leurs contemporains,
Cécilius et Pacuvius, parlaient mal. Néanmoins,
tous ceux qui n'avaient point passé leur vie hors de
Rome, ou qui n'avaient point puisé de locutions
barbares dans leurs habitudes domestiques,
s'énonçaient fort purement. A Rome, comme en
Grèce, le temps a gâté cette heureuse
qualité : on vit, en effet, de tous
côtés, accourir à Athènes, de
même que dans notre ville, des hommes qui se servaient
d'expressions basses et grossières. Il faut donc sans
cesse châtier son style et recourir à la
règle, comme on épure l'or au moyen de la
coupelle, sans jamais s'abandonner à la
détestable autorité de l'usage. Dans mon
enfance, j'ai vu T. Flamininus, qui fut consul avec Q.
Métellus ; il passait pour parler correctement, mais
il n'était point lettré. Catulus, comme vous
nous le disiez tantôt, ne manquait pas de savoir ;
cependant, c'est à un organe agréable, à
1a douceur de sa prononciation, qu'il devait la
réputation de bien parler. Cotta, qui, en
traînant ses syllabes, s'était
entièrement éloigné du genre de
prononciation des Grecs, avait un organe absolument
l'opposé de celui de Catulus : on remarquait en lui
une sorte de grossièreté, de rusticité.
Eh bien, cela ne l'empêcha pas d'acquérir la
même réputation ; seulement, il paraissait y
être arrivé à travers les bois ou
à travers les champs. Sisenna, qui s'attribua la
mission de corriger le langage reçu, ne se laissa
point dégoûter de l'emploi de termes
inusités, pas même par l'accusateur C. Rusius. -
Que voulez-vous dire ? interrompit Brutus, et quel est ce C.
Rusius ? - C'était, reprit Atticus, ce vieil
accusateur qui poursuivit C. Rutilius. Sisenna
répondit qu'il y avait quelques chefs d'accusation qui
ne valaient pas un crachat, ce qu'il exprimait en forgeant le
mot sputatilica. «0 juges ! s'écria
Rusius, on me tend un piège : j'entends fort bien ce
que c'est que sputa ; mais pour tilica, je n'y
comprends rien». L'assemblée se mit à
rire, et mon ami Sisenna n'en crut pas moins, que, bien
parler, c'était parler d'une manière
inusitée.
LXXV. César, au contraire, prenant pour guide la
raison, corrige les locutions défectueuses et
vicieuses au moyen d'un goût plus pur et d'habitudes
plus correctes. A cette élégance, à ce
choix d'expressions, qui est nécessaire, non seulement
à l'orateur, mais à tout citoyen romain bien
né, César joint encore la parure de
l'éloquence. On dirait qu'il place de beaux tableaux
dans le jour qui leur convient. Et puisqu'il a ce
mérite particulier, outre les qualités qu'il
partage avec les autres, je ne vois personne à qui
César doive céder le pas. L'éclat de son
éloquence est dépourvu de fausse parure et
d'artifice, et elle tient de sa voix, de son geste, enfin de
toute sa personne, un air de grandeur et de magnificence. -
Ses discours m'ont beaucoup plu, dit Brutus, j'en ai lu un
grand nombre ; mais il a écrit aussi des
mémoires sur sa vie. - Ces mémoires,
répondis-je, méritent vraiment d'être
loués ; ils sont naturels, simples, gracieux et
dépouillés de toute parure oratoire : on
croirait voir un beau corps sans vêtement. Mais
lorsqu'il a voulu que d'autres y pussent trouver des
matériaux pour écrire l'histoire, César
a fait, peut-être, une chose agréable aux sots
qui essayeront de boucler et de friser son style ; quant aux
gens sensés, il les a découragés
d'écrire, car, pour la pureté et la
clarté de l'histoire, rien n'est plus agréable
que la concision. Nais revenons, s'il vous plaît,
à ceux qui ont cessé de vivre.
LXXVI. C. Sicinius était fils de la fille de Q.
Pompée le censeur ; il mourut après sa questure
; c'était un orateur estimable et même
estimé, qui sortait de cette école
d'Hermagoras, si pauvre sous le rapport des ornements de
style, si propre à développer la faculté
d'inventer. Cette école fournit des méthodes et
des préceptes d'éloquence. S'ils ont peu de
richesse (on les accuse même de sécheresse), du
moins ils sont excellents pour l'ordre, et enseignent
à l'orateur des voies qui ne lui permettent pas de
s'égarer. C'est en suivant ces routes, c'est en se
préparant à l'avance, que Sicinius, qui ne
manquait pas de facilité, parvint à prendre sa
place parmi les avocats de quelque mérite. Il dut cet
avantage uniquement aux règles de cette école,
à cette science acquise. C. Visellius Varron, mon
cousin, était du même âge que Sicinius :
ce fut l'un des hommes les plus savants. Il mourut
après son édilité, et pendant qu'il
présidait aux débats judiciaires. J'en
conviendrai, à son sujet, le jugement du public
s'éloignait du mien : le peuple ne le trouvait point
à son gré. Son style était
impétueux, il était obscur à force de
finesse ; enfin la volubilité et la rapidité de
son débit le rendaient encore plus inintelligible.
Mais on rencontrerait difficilement ailleurs un meilleur
choix d'expressions, une plus grande abondance
d'idées. Du reste, littérateur accompli, il
possédait le droit civil dont son père
Aculéon lui avait transmis l'héritage.
Il nous reste à parler de L. Torquatus, que, selon
l'usage des Grecs, on aurait plutôt appelé un
publiciste qu'un orateur. Cependant l'éloquence ne lui
manquait pas. Son érudition n'était pas
à la portée de tout le monde ; elle
était, au contraire, des plus abstraites et des plus
profondes. Ajoutez-y une mémoire presque divine, une
noblesse et une élégance de style vraiment
remarquable : toutes ces qualités, relevées
encore par l'élévation et
l'intégrité de son caractère. Dans ce
temps-là aussi, je goûtais beaucoup la
manière de Triarius, dont le style portait l'empreinte
d'une savante maturité. Quelle austérité
dans sa physionomie ! quel poids dans ses paroles ! quelle
attention à ne rien dire qui ne fût
réfléchi!
Touché du souvenir de Torquatus et de Triarius, qu'il
avait tendrement aimés tous deux, Brutus
s'écria : Que n'a-t-on écouté vos
perpétuels avis sur le maintien de la paix ! et sans
parler du nombre incalculable des autres malheurs qu'on
eût évités, je ne puis songer à
ces deux citoyens sans les regretter amèrement. Non
seulement la république ne les aurait pas perdus, mais
combien d'hommes vertueux encore elle eût
conservés ! - Gardons le silence sur leur compte,
Brutus, de peur d'ajouter à notre douleur. S'il y a de
l'amertume dans le souvenir, il y en a plus encore dans
l'attente de l'avenir. Faisons donc trêve à
notre affliction, et ne nous occupons que de ce que chaque
orateur eut de talent, puisque tel est le sujet de notre
entretien.
LXXVII. Parmi ceux qui périrent dans cette guerre, il
faut aussi compter M. Bibulus, qui écrivait souvent et
très correctement, surtout pour un homme qui
n'était pas orateur. Sa conduite se fit remarquer par
beaucoup de fermeté. Appius Claudius, votre
beau-père, mon collègue et mon ami, fut
très studieux ; il se montra orateur aussi savant
qu'exercé, et courut à fond non seulement le
droit augural, mais encore tout notre droit public et toute
notre histoire. L. Domitius parlait sans art, mais purement
et avec beaucoup de liberté. Citons encore les deux
consulaires Lentulus : l'un d'eux, Publius, qui fut le
vengeur de mes injures, l'auteur de mon salut, dut aux
préceptes de l'art tout ce qu'il eut de moyens. Les
dispositions naturelles lui étaient refusées ;
mais il y avait dans son âme tant
d'élévation, tant de grandeur, qu'il
n'hésita point à s'emparer de tous les
avantages qui distinguent les hommes illustres, et qu'il sut
les obtenir dignement. Son frère, L. Lentulus, fut un
orateur assez énergique, si toutefois ce fut un
orateur ; mais la réflexion était pour lui un
travail trop pénible. Sa voix était sonore, son
expression n'était pas incorrecte ; enfin, dans ce
qu'il disait, il y avait de l'âme, de la chaleur. Pour
les affaires judiciaires, on pourrait exiger davantage :
c'était assez pour celles de l'Etat. En fait
d'éloquence, il ne faut pas dédaigner non plus
T. Postumius, qui ne se montra pas moins emporté comme
orateur que comme guerrier : il ne connaissait point de
frein, point de mesure ; mais il savait bien le droit public
et la constitution.
Si ceux dont vous rassemblez les noms vivaient encore, dit
alors Atticus, je vous croirais guidé par des vues
d'intérêt, comme vous le disiez tantôt ;
en effet, vous nommez tous ceux qui ont osé se lever
pour prendre la parole, et si vous avez omis M. Servilius,
c'est apparemment par oubli.
LXXVIII. Que parmi les hommes qui n'ont jamais parié
en public, il en ait existé beaucoup qui eussent pu le
faire avec plus de succès que ceux dont je rappelle
ici le souvenir, c'est ce que je n'ignore pas ; mais en les
nommant, mon but est aussi de vous faire remarquer combien,
eu égard au nombre des citoyens, il est peu de
personnes qui aient osé prendre la parole, et, parmi
celles-ci, combien peu qui aient mérité des
éloges. Aussi n'oublierai-je pas même ces
chevaliers romains, qui furent nos amis, et qui sont morts
dernièrement. L'un est P. Cominius de Spolète :
j'ai défendu contre lui C. Cornélius, qu'il
accusait. Ses qualités étaient une bonne
disposition du sujet, de la vicacité, de la
facilité. L'autre est T. Attius de Pisaure, à
l'accusation duquel je répondis pour A. Cluentius.
Celui-ci parlait purement, avec assez d'abondance, et, de
plus, il s'était formé à l'école
d'Hermagoras. Si ses préceptes ne fournissent pas une
assez grande richesse d'ornements, du moins ils mettent
à la disposition de l'orateur des arguments tout
prêts pour toute espèce de causes, et dont il
peut s'armer, comme le vélite de sa lance. Je n'ai
connu personne qui, pour l'étude et l'application,
surpassât mon gendre C. Pison ; il me serait tout aussi
difficile de nommer quelqu'un qui l'emportât sur lui
par les heureuses dispositions qu'il devait à la
nature. Il n'y avait pas un de ses instants qui ne fût
consacré soit aux harangues du Forum, soit au travail
du cabinet. Sans cesse il écrivait, sans cesse il
méditait ; aussi lui vit-on un tel essor, que
c'était plutôt un vol qu'une course. Il y avait
de l'élégance dans le choix de ses mots ; ses
phrases étaient bien proportionnées, bien
arrondies. A une multitude d'arguments tous solides, tous
propres à convaincre, il joignait des idées
fines et spirituelles. La nature avait mis tant de
grâce dans ses mouvements, que l'on aurait pu croire
qu'il se dirigeait selon les préceptes d'un art,
auquel cependant il ne recourait pas. Je crains, dans mon
attachement pour lui, de paraître lui attribuer plus de
qualités qu'il n'en avait ; mais ce reproche ne serait
pas juste, car on pourrait porter bien plus haut ses
louanges. Je ne sache pas, en effet, que, pour la
pureté des moeurs, la sincérité des
affections, enfin pour toute espèce de vertu, on doive
lui comparer aucun citoyen de son âge.
LXXIX. On ne doit pas non plus, je pense, oublier M.
Célius, quel que fût, à la fin de sa vie,
ou son mauvais destin, ou son mauvais esprit. Tant qu'il se
laissa guider par mes conseils, aucun citoyen ne
déploya plus de courage qu'il n'en a mis dans son
tribunat à défendre la cause du sénat et
des honnêtes gens contre l'extravagante et
séditieuse popularité des pervers. Cette
conduite était rehaussée encore par un style
plein de noblesse et de dignité, et surtout il
excellait dans la plaisanterie et l'urbanité.
Quelques-unes de ses harangues se firent remarquer par
beaucoup de force. Il soutint trois accusations
véhémentes, et toutes trois dans
l'intérêt du bien public. Il ne faudrait pas
dédaigner ses plaidoyers, quoique les discours que je
viens de rappeler convinssent mieux au genre de son talent.
Devenu édile par le concours et les efforts de tous
les gens de bien, je ne sais comment il se fit que, quand je
m'éloignai de Rome, il s'éloigna de
lui-même, et tomba après avoir imité ceux
qu'il avait renversés.
Mais disons aussi quelque chose de M. Calidius : ce
n'était pas un orateur comme il y en a tant,
c'était plutôt un orateur unique entre beaucoup
d'autres ; chez lui, un style agréable et transparent
revêtait les pensées les plus recherchées
et les plus profondes. Rien n'était plus
délicat que l'arrangement de ses périodes, rien
n'était plus flexible : il les arrangeait comme il le
voulait, et avec une facilité que je ne crois pas
avoir été à la disposition d'aucun
autre. La pureté de son élocution allait
jusqu'à la limpidité, et ses paroles coulaient
avec tant d'aisance, que jamais il ne s'embarrassait. Il n'y
avait rien qui ne fût à sa place ; et, selon
l'expression de Lucilius, les mots paraissaient
artistement enchâssés, comme les
différentes pièces d'une mosaïque. Jamais
rien de dur, d'insolite, de commun ou de recherché ;
souvent il négligeait le mot propre, et employait
l'expression figurée, mais de telle sorte, que cette
expression, au lieu d'envahir la place d'une antre, semblait
occuper la sienne. Enfin nulle incohérence, nulle
diffusion ne déparait son style ; toutes ses
périodes étaient astreintes à la mesure,
et, sans effort visible, il savait, par un art secret, en
varier la chute, en éviter la monotonie. Tout le
discours était riche de ces ornements de la parole et
de la pensée, que les Grecs appellent figures,
et qui en relevaient l'éclat. Cet orateur savait
à merveille démêler le fond de la
question, qui, très souvent, se trouve renfermé
dans les formules des jurisconsultes. Ajoutez à tant
de qualités une savante disposition des
matières, un maintien noble, enfin un ton calme et
sensé.
LXXX. Si parler agréablement est le mérite
suprême, il ne faudra rien exiger de plus parfait ;
mais nous avons dit tantôt que l'orateur a trois effets
essentiels à produire : instruire, plaire,
émouvoir. Or, il en est deux que Callidius entendait
admirablement ; car il exposait son sujet avec beaucoup de
clarté, et il attachait par le plaisir l'esprit de ses
auditeurs. Mais quant à la troisième
qualité, celle qui consiste à remuer
l'assemblée, à enflammer les passions, celle
enfin qui est la plus puissante de toutes, il ne la
possédait pas : il n'y avait en lui ni vigueur ni
énergie, soit qu'il n'en voulût pas, et qu'il
regardât comme des fous et des insensés ceux
dont le discours était plus véhément,
l'action plus chaleureuse ; soit que la nature ne l'eût
pas ainsi disposé ; soit enfin qu'il n'eût pas
l'habitude de ces mouvements, ou qu'il n'en fût pas
capable. Si ce talent était inutile, nous dirons que
ce fût le seul qu'il n'eut point ; et s'il en avait
besoin, nous dirons qu'il lui manqua. Je me rappelle à
cette occasion, que, dans une accusation contre Q. Gallius,
il lui reprochait, entre autres choses, d'avoir voulu
l'empoisonner : à l'entendre, il l'avait pris sur le
fait ; et, pour preuves, il offrait des écrits, des
témoignages, des révélations, des aveux
arrachés par la question, qui tous devaient porter
l'évidence sur ce crime. Il en parla avec beaucoup
d'élégance et de recherche. Dans ma
réponse, je tirai de la cause les arguments dont elle
était susceptible ; mais la plaidoirie elle-même
m'en fournit un autre. «Quoi ! m'écriai-je,
Calidius nous dit qu'il a en main les preuves d'un attentat
contre sa vie ! il en a découvert les traces, et
cependant avec quelle indifférence, avec quelle
douceur, avec quelle nonchalance il nous en parle ! Eh quoi !
M. Calidius, si ce n'était une feinte, est-ce ainsi
que vous vous conduiriez ? Vous, dont l'éloquence sait
si bien défendre les autres du péril, vous
resteriez indifférent à l'aspect du vôtre
? Où donc est l'émotion ? où cette
indignation qui arrache aux entants même des cris et
des plaintes ? Votre âme n'a point été
troublée ; votre corps est tranquille ; vous ne vous
êtes point frappé le front, la cuisse, et
même vous n'avez fait aucun mouvement du pied, ce qui
serait cependant de tous les signes d'émotion le plus
léger. Aussi, loin d'avoir enflammé nos coeurs,
c'est à peine si nous avons pu nous défendre du
sommeil». Voilà comment, pour anéantir
cette accusation, je me suis fait une arme de la raison, ou
si l'on veut, du défaut de cet orateur
distingué.
- Quoi ! dit Brutus, pourrions-nous douter si ce fut de sa
part raison ou défaut ? Et puisque de toutes les
qualités de l'orateur, la plus grande est
d'échauffer les esprits de ses auditeurs, et de les
plier à toutes les impressions qu'exige le sujet,
comment hésiterions-nous à déclarer que
celui qui ne l'avait pas manquait précisément
de la plus importante ?
LXXXI. Eh bien, répondis-je, j'y souscris. Mais
revenons à Hortensius, le seul orateur dont il nous
reste à parler ; ensuite, pour vous satisfaire,
Brutus, je dirai quelque chose de moi-même. Cependant
il faut faire mention de deux jeunes gens qui, si leur vie se
fût prolongée, eussent acquis un grande
réputation d'éloquence. C'est, je pense, dit
Brutus, de C. Curion et de C. Licinius Calvus que vous allez
nous parler. - Vous ne vous trompez pas, répondis-je :
l'un s'exprimait avec tant de facilité, d'aisance ; il
précipitait, les unes à la suite des autres,
des idées si fines, si abondantes, qu'il n'y avait
rien de plus orné, de plus rapide que son style.
Celui-ci devait peu aux leçons des maîtres :
c'était la nature qui l'avait doué de
dispositions extraordinaires. Je n'ai point fait
l'expérience de son application, mais certainement il
étudiait. S'il eût continué à
suivre mes avis, il eût préféré
les honneurs à la puissance. - Que voulez-vous dire,
interrompit Brutus, et quelle est la distinction que vous
faites ? - La voici. Les honneurs sont la récompense
due à la vertu ; on les obtient de l'estime et de
l'affection de ses concitoyens : celui qui y est
arrivé par leur volonté et leurs suffrages, est
à mes yeux un homme estimable et honoré; mais
celui qui, saisissant une occasion quelconque, s'empare du
pouvoir, même contre le gré des citoyens, comme
le désirait Curion, n'acquiert, je pense, qu'un vain
titre, et n'en a pas l'honneur. Si Curion eût voulu
écouter ces conseils, son crédit et sa
réputation l'auraient élevé au faite de
la grandeur, et, comme son père, comme d'autres hommes
illustres, il aurait parcouru, de degré en
degré, toute l'échelle des magistratures. Je me
suis souvent entretenu dans le même sens avec P.
Crassus, le fils de Marcus, lorsque, dans sa première
jeunesse, il rechercha mon amitié : je l'exhortai
fortement à regarder comme la route la plus sûre
pour arriver à la gloire, celle que ses ancêtres
lui avaient laissée toute battue. Outre la bonne
éducation que ce jeune homme avait reçue, il
était fort instruit, il avait de la vivacité
dans l'esprit, et une richesse de style qui n'était
pas sans élégance. De plus, son
caractère se distinguait par une fierté sans
arrogance, par une modestie sans timidité. Mais cette
fièvre d'orgueil qui s'empare ordinairement de
l'adolescence, l'emporta aussi : soldat, il n'eut pas
plutôt servi son général, qu'il voulut
être général lui-même, tandis que
les usages de nos ancêtres exigeaient, pour cette
charge, la condition certaine de l'âge, et la
soumettaient à la chance incertaine du sort. Aussi,
pour son malheur, en voulant ressembler à Cyrus et
à Alexandre, qui avaient fourni leur carrière
à la course, il demeura au-dessous de L. Crassus et de
beaucoup d'autres Crassus.
LXXXII. Mais revenons à Calvus, car c'est de lui que
nous devions parler : il serait devenu un orateur plus
lettré que Curion, et en général son
genre était plus soigné, plus recherché.
Du reste, en apportant dans ses manières de
l'intelligence et de l'élégance, il s'occupait
trop de lui-même, et s'observait outre mesure. Il
était comme un homme qui, de peur de conserver un sang
vicieux, perdrait le pus pur de sa substance. Son
élocution, affaiblie par trop de scrupule,
était claire pour les érudits et pour ceux qui
lui prêtaient une oreille attentive ; mais elle
était absorbée par la foule et par le Forum,
pour lequel cependant l'éloquence est faite. - Brutus
dit alors : - Notre ami Calvus voulait passer pour in orateur
attique : de là cette affectation d'une extrême
simplicité. - Oui, c'est ainsi qu'il parlait,
repris-je, mais il était dans l'erreur et y
entraînait les autres. Si l'on appelle orateur attique
celui qui se préserve du mauvais goût et du
pédantisme, il avait raison de n'aimer que
genre-là : il condamne, en effet, l'extravagance,
l'étrangeté, qui sont comme la démence
de l'orateur, tandis qu'il met en honneur le bon sens et le
naturel, qui en sont la véritable religion, la
véritable pudeur. Tous les orateurs doivent s'accorder
sur ce point. Mais si la maigreur, la sécheresse, la
pauvreté d'expression sont regardées comme
appartenant au genre attique, pourvu qu'elles soient
accompagnées d'un style correct,
d'élégance et d'urbanité, j'y souscris ;
néanmoins, comme les orateurs attiques se distinguent
par des qualités supérieures, il faut se garder
d'ignorer leurs degrés de mérite, les nuances
de leur talent, enfin les divers effets qu'ils produisent, et
la variété de ces effets. Je veux imiter les
attiques, dites-vous ? Lesquels ? il y en a de plus d'un
genre. Combien il y a de différence entre
Démosthène et Lysias, entre
Démosthène et Hypéride, entre ces
orateurs et Eschine ? lequel imitez-vous ? Si vous
choisissez, les autres n'avaient donc pas le genre attique ;
si vous les prenez tous pour modèles, comment le
pourrez-vous, puisqu'ils diffèrent si fort entre eux ?
Je demanderai, de plus : Démétrius de
Phalère était-il un orateur attique ?
Athènes elle-même respire, ce me semble, dans
ses discours ; cependant il est plus fleuri
qu'Hypéride, que Lysias : c'est que la nature ou son
goût le portaient vers ce genre.
LXXXIII. Il y eut, à la même époque, deux
orateurs entièrement différents l'un de
l'autre, et cependant ils étaient attiques tous deux.
D'une part, c'était Charisius, auteur de beaucoup de
discours qu'il rédigeait pour les autres, car il
paraissait vouloir imiter Lysias ; de l'autre, c'était
Démocharés, fils de la soeur de
Démosthène. Il composa quelques discours, et,
dans un style plus oratoire qu'historique, il rédigea
le récit des événements arrivés
à Athènes de son temps. Hégésias
veut ressembler à Charisius, et se croit tellement
attique, qu'il traite les orateurs qui le sont
véritablement comme n'étant, auprès de
lui, que des Barbares. Mais quoi de plus saccadé, de
plus haché, de plus puéril même, dans
l'élégance à laquelle il parvient ? Nous
voulons ressembler aux orateurs attiques ; fort bien. Ces
orateurs sont-ils attiques ? - Qui pourrait le nier ?
imitons-les donc. - Mais comment, s'ils diffèrent
entre eux, s'ils ne sont pas semblables aux autres ? -
Imitons Thucydide, dit-on. - A merveille, si vous songez
à écrire l'histoire, et non à plaider
des causes. Thucydide, en effet, est le narrateur
sincère de faits historiques ; il y a de la
dignité dans ses récits, mais il ne s'est point
occupé de la place publique, de la discussion, des
débats judiciaires. J'ai coutume de louer les discours
qu'il a mêlés à ses récits : pour
ce qui est de les imiter, je ne le pourrais pas si je le
voulais, et peut-être ne le voudrais-je pas si je le
pouvais. C'est ainsi que les amateurs de vin de Falerne ne le
veulent ni si nouveau qu'il ait été
récolté sous les derniers consuls, ni si vieux
qu'il remonte jusqu'au consulat d'Opimius ou d'Anicius. Ce
sont là cependant les meilleures années, je le
crois, mais la trop grande vétusté a
enlevé à ce vin le goût que nous
recherchons, et il n'est plus supportable. Faudra-t-il pour
cela que l'homme, frappé de cet inconvénient,
aille puiser à la cuve ? Non, sans doute, il choisira
pour l'âge un terme moyen. C'est ainsi que je
conseillerai à nos orateurs d'éviter ce style
nouveau, semblable au vin qui sort de la cuve et fermente
encore, et de se garder aussi de cette manière de
Thucydide, qui, bien qu'excellente, est vieillie comme le vin
d'Anicius. Thucydide lui-même, s'il eût
vécu plus tard, aurait eu quelque chose de plus
mûr et de plus doux.
LXXXIV. Imitons donc Démosthène ! Mais, grands
dieux ! je vous le demande, que faisons-nous, ou plutôt
que souhaitons-nous autre chose ? Nous n'y parvenons pas, et
nos fameux attiques réussissent à tout ce
qu'ils entreprennent ! Ils ne comprennent pas même un
fait que l'histoire nous apprend, une chose qui était
de toute nécessité : c'est que quand
Démosthène devait parler, on accourait de toute
la Grèce pour l'entendre. Quand nos attiques parlent,
au contraire, non seulement ils sont abandonnés par
l'assemblée, ce qui est déjà très
fâcheux, mais par ceux-là-même qui sont
venus pour assister leurs clients. Si l'atticisme consiste
à avoir un style sec et pauvre, qu'ils soient
attiques, j'y souscris ; mais qu'ils viennent au
comitium, qu'ils parlent devant ce juge qui prononce
debout : les gradins qui garnissent l'enceinte exigent une
voix plus forte et plus pleine. Je souhaite à
l'orateur de voir, une fois qu'on a dit qu'il parlera, les
bancs promptement occupés, l'enceinte remplie, les
greffiers s'empressant à donner, à céder
leurs places, un auditoire nombreux et le juge attentif.
Quand se lève celui qui doit parler, je veux que
l'assemblée réclame le silence ; que ce silence
soit suivi de fréquentes marques d'approbation,
d'exclamations ; que l'on rie quand il le veut, et que quand
il le veut on pleure ; enfin, que celui qui assiste de loin
à ce spectacle, lors même qu'il ignore de quoi
il s'agit, comprenne que l'on y prend plaisir, et que c'est
Roscius qui occupe la scène. Celui qui obtient de
pareils succès est, sachez-le, un orateur attique,
comme on dit qu'étaient Périclès,
Hypéride, Eschine et surtout Démosthène,
Mais si l'on préfère un genre fin, sage, qui en
même temps soit naturel et solide jusque dans sa
sécheresse ; si, loin de rechercher des ornements plus
pompeux, on soutient que tel était le genre attique,
c'est bien encore ; car dans un art si grand, si
varié, il y a place aussi pour ces finesses de
détail. Il s'ensuit que ceux qui recherchent
l'atticisme ne parlent pas tous également bien, mais
que ceux qui parlent bien sont attiques. Mais revenons encore
à Hortensius.
LXXXV. Volontiers, dit Brutus, quoique j'aie trouvé
fort agréable la digression qui vient de vous
éloigner de votre sujet. - Alors Atticus : J'ai
été plusieurs fois sur le point de prendre la
parole, mais je n'ai pas voulu vous interrompre ; maintenant
que votre discours me paraît approcher de sa fin, je ne
vois pas d'inconvénient à dire ma
pensée. - Eh bien, parlez, Atticus. - Je regarde,
dit-il, comme spirituelle et de bon goût cette ironie
que l'on attribue à Socrate et dont il s'arme dans les
livres de Platon, de Xénophon et d'Eschine. En effet,
lorsque la discussion roule sur la sagesse, il y a de
l'habileté et de la malice à s'en enlever le
mérite et à l'attribuer ironiquement à
ceux qui se l'arrogent ; et lorsque, dans Platon, Socrate
élève jusqu'aux nues Protagoras, Hippias,
Prodicus, Gorgias et d'autres encore ; lorsqu'il feint
l'ignorance la plus complète, il y a dans cette
manière quelque chose qui lui va bien, sans que je
puisse m'en rendre compte ; je ne partage donc pas l'opinion
d'Epicure, qui le lui reproche. Mais j'ai bien peur que, en
fait d'histoire, l'ironie ne soit aussi blâmable que
dans un témoignage : or, c'est de l'histoire que vous
nous avez donnée, en nous rappelant dans cet entretien
le caractère de chaque orateur. - Où donc
voulez-vous en venir ? je ne vous comprends pas. - C'est,
dit-il, que vous avez loué quelques orateurs au point
d'induire en erreur les hommes simples ; plusieurs fois j'ai
été sur le point d'éclater de rire : par
exemple, quand vous avez comparé notre Caton à
l'Athénien Lysias. C'était vraiment un grand
homme, ou plutôt c'était un homme accompli, un
homme unique : personne n'y contredit. Mais qu'il ait
été orateur, et de plus un orateur semblable
à Lysias, dont le coloris est inimitable, ce serait
vraiment une ironie charmante, si nous plaisantions. Si, au
contraire, nous parlons sérieusement, je vous en fais
le juge, ne faudrait-il pas être aussi scrupuleux que
dans une déposition ? Quant à moi, je
goûte fort votre Caton, comme citoyen, comme
sénateur, comme général, enfin comme un
homme remarquable par sa sagesse, son zèle, et par
toute espèce de vertu, et même je trouve ses
discours fort bons pour leur temps : ils annoncent, en effet,
le génie, mais le génie sous une forme
grossière, sauvage. Mais quand vous retrouviez, dans
ses Origines, toutes les qualités de l'orateur
; quand vous compariez Caton à Philistus, à
Thucydide, était-ce à Brutus ou à moi
que vous pensiez le persuader ? A côté de ces
auteurs qui n'ont point trouvé d'imitateurs parmi les
Grecs, vous mettez l'habitant de Tusculum, celui qui ne se
doutait pas même de ce que c'est que la richesse et
l'ornement du style.
LXXXVI. Vous louez Galba. Si c'est comme le premier de son
temps, j'y consens, car c'est ce que nous apprend la
tradition ; si c'est comme orateur, lisez, je vous prie, ses
discours (car nous en avons}, et dites ensuite, si vous
l'osez, que vous voudriez que ce Brutus, que vous aimez plus
que vous-même, parlât ainsi. Les discours de
Lépide vous plaisent : je suis un peu de votre avis,
pourvu que vos éloges portent sur leur couleur
antique. J'en dirai autant de Scipion l'Africain, autant de
Lélius, que vous prétendez ne pouvoir
être surpassés pour la douceur du style. Vous y
ajoutez encore je ne sais quoi de majestueux ; enfin, vous
nous enchantez par le prestige du nom et par les
éloges que vous donnez à une vie pleine
d'élégance et de politesse. Otez-lui ces
avantages, et ce style si doux sera tellement bas, que
personne ne lui accordera un coup d'oeil.
L'on range Carbon parmi les orateurs accomplis, je le sais ;
mais il en est de l'éloquence comme de tout le reste :
on a coutume de louer ce qui n'est pas surpassé,
quelque mince qu'en soit d'aiileurs le mérite : Je
ferai la même remarque au sujet des Gracques, bien que
vous en ayez parlé en termes qui expriment ma
pensée. Je passe sur les autres, et j'en viens
à ceux auxquels vous reconnaissez déjà
une éloquence perfectionnée, à Crassus
et à Antoine, que, sans aucune contestation, l'on m'a
vantés comme ayant été de grands
orateurs. Je souscris à tous les éloges que
vous leur avez donnés, sans toutefois admettre que le
discours pour la loi Servilia vous ait servi de modèle
dans le même sens que Lysippe prétendait devoir
tout son art au Doryphore de Polyclète. C'est pure
ironie ; et, de peur que vous ne pensiez que je vous flatte,
je ne tairai pas les motifs de mon opinion. J'omets donc ce
que vous avez dit de ces orateurs, puis de Cotta, de
Sulpicius, et en dernier lieu de Célius. Sans doute,
ils furent orateurs ; mais de quel mérite, de quelle
espèce ? prononcez vous-même. Quant à ces
artisans de parole que vous avez entassés les uns sur
les autres, je m'en inquiète moins. Vraiment il me
semble que quelques-uns d'entre eux sont morts tout
exprès pour être admis par vous au nombre des
orateurs.
LXXXVII. Lorsque Atticus eut parlé : Vous venez, lui
dis-je, de fournir matière à un long entretien,
et le sujet que vous avez touché est digne de nouveaux
développements. Nous les remettrons à un autre
temps. D'abord, ouvrez les livres de ces anciens orateurs, et
surtout ceux de Caton ; il ne manque, vous le verrez,
à leurs mâles contours, que ces teintes dont la
fraîcheur et les nuances étaient encore
inconnues. S'il faut dire franchement ma pensée sur
les discours de Crassus, il aurait pu, je crois, mieux
écrire, mais nul autre ne l'eût surpassé
; et n'allez pas m'accuser d'ironie quand je dis que ce
discours m'a servi de modèle. Quelque bonne opinon que
sous puissiez avoir de mon talent, il n'y avait, dans ma
jeunesse, rien dans l'éloquence latine que je dusse
imiter de préférence. Si j'ai nommé un
grand nombre d'orateurs, c'est, comme je viens de le dire
moi-même, afin que l'on comprenne combien, dans un art
que chacun voudrait posséder, il est peu de personnes
qui se soient acquis quelque renom. Je ne me soucie donc pas
de passer pour un railleur, quand même Scipion
l'Africain l'eût été, comme nous le dit
C. Fannius dans son Histoire. - Comme il vous plaira,
dit Atticus ; mais je ne croyais pas que vous repousseriez
une qualité qui distinguait Scipion l'Africain et
Socrate. - Nous parlerons de cela plus tard, dit Brutus.
Puis, se tournant vers moi : Ne nous expliquerez-vous pas les
discours des orateurs anciens ? Oui, vraiment,
répondis-je, mais ce sera à ma maison de
campagne de Cumes ou de Tusculum, et quand nous en trouverons
le moment ; car à l'une et à l'autre nous
sommes voisins.
LXXXVIII. Mais revenons au sujet dont cette digression nous a
éloignés. Hortensius donc débuta fort
jeune au forum, et fut promptement choisi pour plaider toutes
les causes importantes. Cependant il entra en lice au temps
de Cotta et de Sulpicius, ses aînés de dix ans.
Alors brillaient aussi Crassus et Antoine, puis Philippe,
puis Julius. Sa réputation le mit bientôt sur la
même ligne. Il avait une mémoire que je n'ai
jamais connue à personne ; ce qu'il avait
composé, il le reproduisait dans les mêmes
termes, et sans le secours de l'écriture. Ce puissant
auxiliaire était tellement à sa disposition,
qu'il se rappelait absolument tout, et ce qu'il avait
pensé, et ce qu'il avait écrit ; il retenait
même, sans qu'on aidât à sa
mémoire, les paroles de ses adversaires. Il
brûlait d'un tel zèle, que jamais je n'ai vu
d'homme si passionné pour le travail. Il ne voulait
pas qu'un seul jour se passât sans plaider au forum, ou
sans méditer son art dans la retraite ; très
souvent même il faisait l'un et l'autre le même
jour. Il introduisit au barreau un genre qui
s'éloignait des routes communes, et se distingua par
deux qualités qui n'étaient qu'à lui.
Habile à diviser les sujets sur lesquels il parlerait,
il ne l'était pas moins à les résumer,
se rappelant tout ce qui avait été dit contre
lui et tout ce qu'il avait dit lui-même. Il joignait
à des expressions brillantes un goût très
sûr ; on remarquait de la proportion dans ses
périodes, de la fécondité dans son
talent, et ces avantages n'étaient pas seulement le
résultat de son beau génie, il les devait
encore à ses continuels exercices. Sa mémoire
embrassait tout le sujet et il le disposait à
merveille ; et, soit pour établir une preuve ou une
réfutation, il n'omettait rien de ce que comportait sa
cause. Sa voix était sonore et agréable ; il y
avait dans ses mouvements et dans son geste plus d'art encore
qu'il n'en faut à l'orateur. Pendant qu'Hortensius
obtenait des succès si brillants, Crassus mourut,
Cotta fut banni, la guerre suspendit les affaires, et je
parus au forum.
LXXXIX. Hortensius était à la guerre : soldat
la première année, il fut tribun militaire la
seconde. Sulpicius était lieutenant, M. Antoine aussi
; la seule loi Varia gouvernait les affaires, les autres
procédures étaient suspendues à cause de
la guerre. J'assistai souvent à ces débats
quand L. Memmius et Q. Pompée parlèrent pour
eux-mêmes : ils n'étaient pas du premier ordre,
toutefois c'étaient l'un et l'autre des orateurs.
Alors Philippe, vraiment éloquent lui-même,
rendait témoignage dans ces affaires, et sa
déposition avait tout le feu et toute l'expression
d'une accusation.
Quant aux autres orateurs du premier ordre, ils occupaient
alors les magistratures, et je les entendais presque tous les
jours parler à la place publique. C. Curion
était tribun du peuple : à la
vérité il se taisait, depuis qu'un jour il
avait été abandonné de toute
l'assemblée. Sans être orateur, Q. Metellus
Celer avait une certaine facilité pour la parole.
Quant à Q. Varius, C. Carbon, Cn. Pomponius, ils
étaient éloquents, et l'on peut dire vraiment
qu'ils habitaient la tribune. C. Julius l'édile curule
prononçait presque chaque jour des discours bien
soignés. Mais au moment où je me livrais avec
passion au plaisir d'écouter, mon premier chagrin fut
l'exil de Cotta. J'entendis souvent les autres, et, me
livrant avec ardeur à l'étude,
j'écrivais, je lisais, je composais, et cependant je
ne m'en tenais pas à ces exercices oratoires.
Dès l'année suivante, Varius partit
condamné par sa propre loi. Quant à moi,
voulant connaître le droit civil, je suivis
assidûment Q. Scévola, le fils de Publius, qui,
sans se charger d'instruire personne, répondait aux
consultations et donnait des préceptes à ceux
qui désiraient l'entendre. L'année qui vint
après celle-là eut pour consuls Sylla et
Pompée : alors P. Sulpicius était tribun et
prononçait tous les jours des harangues qui me firent
connaître à fond le genre de son
éloquence. Ce fut dans ce temps aussi que la guerre de
Mithridate fit fuir de leur patrie Philon, le chef de
l'Académie, et les principaux Athéniens.
Lorsqu'il vint à Rome, je me sentis
entraîné vers la philosophie par un goût
extraordinaire, et me livrai à lui tout entier ; je
m'y attachai avec d'autant plus de ferveur,
qu'indépendamment du charme que me faisaient
éprouver la variété et la grandeur du
sujet, les discussions judiciaires me paraissaient
supprimées à jamais. Sulpicius avait
péri dans cette même année, et, dans la
suivante, trois orateurs de trois âges
différents avaient été cruellement mis
à mort : ce sont Q. Catulus, M. Antonins et C. Julius.
En cette année-là, je pris aussi à Rome
les leçons de Molon le Rhodien, plaideur
éloquent et maître accompli.
XC. Quoique ces détails paraissent étrangers
à notre sujet, je les reproduis ici pour vous, Brutus,
car ils sont connus d'Atticus. Ainsi que vous l'avez
souhaité, vous pourrez donc apercevoir toute ma course
d'un seul coup d'oeil, et savoir comment j'ai suivi Q.
Hortensius, en passant, en quelque sorte, sur la trace de ses
pas. Pendant trois ans à peu près, Rome jouit
de la paix ; mais la mort des orateurs, leur départ,
leur exil, laissaient à Hortensius le premier rang
(les jeunes gens même, tels que M. Crassus et les deux
Lentulus étaient absents). De jour en jour on
goûtait plus Antistius : Pison parlait souvent,
Pomponius un peu moins, Carbon rarement, Philippe une ou deux
fois. Pour moi, pendant tout ce temps, je passais les nuits
et les jours à l'étude de toutes les sciences.
J'étais près du stoïcien Diodote, qui,
après avoir passé chez moi la plus grande
partie de sa vie, est mort dernièrement dans ma
maison. Je lui dois beaucoup de connaissances ; mais il me
formait surtout à la dialectique, que l'on pourrait
appeler une éloquence abrégée, et sans
laquelle, ainsi que vous l'avez jugé vous-même,
Brutus, on ne saurait atteindre la véritable
éloquence, qui, à son tour, est
considérée comme une dialectique
amplifiée. Malgré l'ardeur avec laquelle je
suivais ce maître et ses leçons sur des
connaissances si variées, si multipliées, je ne
laissais pas écouler un seul jour sans me livrer aux
exercices oratoires : je composais des déclamations
(c'est le nom qu'on leur donne aujourd'hui), tantôt
avec M. Pison, tantôt avec Q. Pompée, ou bien
encore avec un autre. Je pratiquais beau-coup cet usage en
latin, et plus encore en grec ; d'abord parce que le style
grec, plus riche d'ornements, donne l'habitude de parler de
même en latin ; en second lieu parce que, si je n'eusse
déclamé en grec, je n'aurais pu profiter des
leçons ni des corrections des premiers maîtres
de la Grèce. Cependant, lorsqu'on voulut
rétablir la république, de nouveaux orages
éclatèrent : trois orateurs, Scévola,
Carbon, Antistius, périrent d'une mort cruelle.
Bientôt revinrent Cotta, Curion, Crassus, les deux
Lentulus et Pompée ; les lois et la justice reprirent
leur autorité : on vit renaître la
liberté. Mais alors disparurent du nombre des orateurs
Pomponius, Censorinus et Murena. C'est dans ce même
temps que je m'essayai à plaider des causes d'un
intérêt public ou particulier. Je ne voulais
pas, comme la plupart des orateurs, faire mon apprentissage
au forum, mais y apporter, autant que cela dépendrait
de mol, un talent tout formé. Je fis coïncider
avec ces débuts les leçons de Mulon, qui, sous
la dictature de Sylla, était venu au sénat
demander des récompenses pour les Rhodiens. Aussi,
lorsque, parlant pour Sextus Roscius, je plaidai ma
première affaire criminelle, mon discours fut
tellement goûté, qu'il n'y eut plus de cause qui
parût au-dessus de mes forces. On m'en confia
successivement beaucoup, et je ne mis à les
préparer ni moins de soins, ni moins de veilles.
XCI. Puisque vous paraissez vouloir me connaître tout
entier, et que vous ne vous contentez pas de ces marques de
naissance et de ces hochets de mon enfance, j'ajouterai ici
quelques détails qui pourraient être moins
essentiels. J'étais alors très maigre et d'un
physique débile ; mon cou était mince et
allongé. Pour peu que le travail et les efforts des
poumons se joignent à ce tempérament, il n'y a
pas loin de là, on le sait, au péril de la vie.
Ceux auquels j'étais chers en concevaient d'autant
plus d'effroi, que je faisais tout sans relâche, sans
distraction, et que je déclamais à grands
éclats de voix, en y ajoutant toute l'action de mon
corps. Aussi, quand mes amis et les médecins me
pressaient d'abandonner la plaidoirie, je répondais
que je subirais toute espèce de danger plutôt
que de renoncer à la gloire que je me promettais de
l'éloquence. Cependant je me persuadai qu'en
abaissant, qu'en modérant ma voix, enfin qu'en
changeant de méthode, je pourrais éviter le
danger, et même me faire un genre plus doux. Le but de
mon voyage en Asie fut donc de prendre une autre
méthode. Ainsi, après deux ans d'exercice, et
lorsque mon nom avait déjà quelque
célébrité au forum, je quittai
Rome.
Arrivé à Athènes, je passai six mois
près d'Antiochus, le plus célèbre et le
plus éclairé des philosophes de l'ancienne
académie, et je repris avec ce guide habile, avec ce
maître accompli, l'étude de la philosophie, que
je n'avais jamais abandonnée, et que depuis ma
première jeunesse j'avais toujours cultivée, en
y ajoutant de nouvelles connaissances. Cependant je me
livrais aussi à de fréquents exercices chez
Démétrius de Syrie, homme âgé,
maître d'éloquence qui n'était pas sans
mérite. Je parcourus ensuite toute l'Asie, où
je fréquentai les meilleurs orateurs, qui prenaient
plaisir à seconder mes efforts. Le plus marquant
était Menippus, de Stratocinée : à mon
avis c'était, de tous les habitants de l'Asie, le plus
éloquent ; et si le caractère des orateurs
attiques est de n'avoir rien de choquant, rien qui heurte le
goût, il a droit d'être rangé parmi eux.
Mais Denys de Magnésie ne me quittait pas ; je vivais
aussi dans la société d'Eschyle de Cnide, de
Xénoclès d'Adramyte. C'étaient alors en
Asie les princes des rhéteurs. Je ne m'en tins pas
à leurs leçons ; je vins à Rhodes me
confier à Molon, que j'avais déjà
entendu à Rome : non seulement il plaidait et
écrivait à merveille dans les affaires
véritables, mais, comme maitre, c'était l'homme
le plus éclairé, le plus habile à
signaler, à reprendre les défauts. Il
s'efforça surtout (et je ne sais s'il a réussi)
à réprimer en moi cette surabondance, ce
débordement où m'entraînaient la
témérité et la licence naturelles
à mon âge. Ce fut lui qui contint dans ses
rivages ce torrent qui sortait de son lit. Aussi, lorsque
après deux ans je revins à Rome, j'étais
plus exercé et presque entièrement
changé : ma voix n'avait plus rien
d'exagéré, mon style avait, en quelque sorte,
cessé de fermenter, ma poitrine s'était
renforcée, enfin mon corps avait pris une certaine
consistance.
XCII. Alors brillaient au forum deux orateurs qui
m'inspirèrent un vif désir de les imiter :
c'étaient Cotta et Hortensius. L'un était calme
et doux ; il exprimait sa pensée dans les termes les
plus convenables, sans gêne, sans effort ; l'autre
était pompeux, véhément. Il était
différent, Brutus, de ce que vous l'avez vu à
une époque où déjà son talent
déclinait ; dans ses paroles et dans son débit,
il y avait beaucoup plus de feu. Il était naturel que
j'éprouvasse plus de sympathie pour Hortensius, dont
me rapprochaient à la fois et la chaleur de mon talent
et mon âge. J'avais remarqué que quand ces deux
orateurs plaidaient dans la même cause, par exemple
pour M. Canuleius, pour Cn. Dolabella, le consulaire,
Hortensius jouait toujours le principal rôle, bien
qu'on eût assigné le premier rang à
Cotta. En effet, le mouvement de la foule et le bruit du
forum exigent un orateur véhément,
passionné, dont l'action soit animée, la voix
sonore. Pendant une année, après mon retour
d'Asie, je plaidai des causes remarquables. Je demandais
alors la questure, Cotta le consulat, Hortensius
l'édilité. La Sicile me vit questeur pendant un
an, et, après son consulat, Cotta partit pour la
Gaule. Hortensius fut donc le premier des orateurs et en eut
la réputation. L'année suivante, quand je
revins de Sicile, mon talent, quel qu'il fût,
paraissait avoir atteint sa perfection, et se distinguait par
une sorte de maturité. Mais en voilà beaucoup
trop, ce me semble, sur moi-même, surtout dans ma
bouche ; au reste, mon but, en vous donnant ces
détails, n'est pas de faire parade d'un génie,
d'une éloquence dont je suis bien
éloigné : je ne veux vous montrer que mes
efforts et mon travail. Enfin, lorsque, pendant cinq ans,
j'eus plaidé dans la plupart des causes, lorsque,
édile désigné, l'on me comptait parmi
les principaux avocats, la clientèle qui m'attachait
la Sicile me fit l'adversaire d'Hortensius, qui alors
était désigné consul.
XCIII. Dans cet entretien, nous ne nous proposons pas une
simple énumération des orateurs : il exige
aussi quelques préceptes. Il me sera donc permis de
vous entretenir, en peu de mots, des imperfections et des
défauts qu'on pourrait reprocher à Hortensius.
S'étant aperçu, je pense, que parmi les
consulaires, personne ne pouvait lui être
comparé, et se souciant peu de ceux qui n'avaient pas
été consuls, on le vit, après qu'il eut
quitté cette charge, se refroidir pour l'étude,
que, depuis son enfance, il avait passionnément
aimée. Il voulut, dans l'abondance de tous les biens,
chercher le bonheur, du moins le repos. Il en fut de son
éloquence comme du coloris d'un vieux tableau : la
première, la deuxième, la troisième
année ne diminuèrent pas son talent d'une
manière sensible au commun des hommes ; il fallait,
pour s'en apercevoir, être un connaisseur habile et
exercé ; mais à la longue il devint de jour en
jour plus méconnaissable : cette
dégénération atteignit toutes les
parties de son talent, et surtout elle arrêta la
rapidité et la suite de ses expressions. Cependant je
ne cessais de perfectionner ce que je pouvais avoir de
dispositions, en me livrant à toute espèce
d'exercice, et principalement en écrivant. Passons sur
beaucoup de détails qui appartiennent à cette
époque et aux années qui suivirent mon
édilité. Je fus, par une incroyable
bienveillance du peuple, nommé préteur le
premier, car j'avais su gagner les esprits, tant par mon
zèle et mon application à plaider les affaires,
que par la nouveauté du genre d'éloquence que
j'avais adopté, et qui était à la fois
plus recherché et plus loin des routes communes. Je ne
parlerai plus de moi, je parlerai des autres orateurs : il
n'y en avait aucun qui parût l'emporter sur le vulgaire
par une étude approfondie des lettres, qui renferment
en elles-mêmes la source de l'éloquence ; aucun
qui eût embrassé la philosophie, qui est comme
la mère de toutes les belles actions et de toutes les
belles paroles ; aucun qui eût appris le droit civil,
science si nécessaire pour débattre les
intérêts des particuliers, et pour
éclairer l'orateur ; aucun qui connût assez
l'histoire pour évoquer au besoin, du fond des enfers,
d'irrécusables témoins ; aucun qui sût
enlacer son adversaire dans un tissu d'argumentations fines
et serrées, récréer un instant l'esprit
de ses juges, et les amener de la
sévérité à la gaieté et
à la plaisanterie ; aucun qui entendit l'art
d'agrandir son sujet et sût, des bornes étroites
d'une contestation particulière, s'élever
à une question d'un intérêt
général ; aucun qui pût faire une
digression pour plaire à son auditoire ; aucun enfin
qui fût capable d'exciter fortement la colère du
juge ou de lui arracher des larmes ; ou bien encore, ce qui
est le principal mérite de l'orateur, de gouverner son
esprit et de lui communiquer toutes les impressions que la
cause exige.
XCIV. Le talent d'Hortensius s'était donc presque
évanoui, lorsque, ayant atteint l'âge
fixé par la loi, je fus fait consul, six ans
après son consulat. Il se remit alors au travail, de
peur que, devenu son égal en dignité, je ne lui
parusse supérieur par quelque autre avantage. Depuis
lors, et pendant douze ans, à partir de mon consulat,
nous avons, dans la plus étroite union, plaidé
les affaires les plus importantes ; je l'élevais
au-dessus de moi, il me mettait au-dessus de lui. Ce consulat
même, qui d'abord l'avait un peu
inquiété, nous lia davantage par la franchise
avec laquelle il loua mes actions. Mais les fruits de notre
émulation partirent surtout, peu de temps avant que
l'éloquence, effrayée du bruit des armes,
fût réduite au silence ; alors que la loi de
Pompée n'accordait que trois heures aux plaidoiries,
nous paraissions tous les jours neufs dans des causes qui
avaient entre elles tant de ressemblance, qu'on pourrait les
dire identiques. Vous aussi, Brutus, vous avez figuré
dans ces débats ; vous y avez plaidé avec nous,
vous y avez plaidé sans nous, et quoique Hortensius
n'ait pas assez vécu, telle fut cependant la
carrière qu'il a parcourue, que lui qui avait
commencé à plaider dès ans avant votre
naissance, défendit, de concert avec vous, votre
beau-père Appius, et cela à l'âge de
soixante-quatre ans, peu de jours avant sa mort. Quant au
genre d'éloquence particulier à chacun de nous,
nos discours sont là pour l'apprendre à la
postérité elle-même.
XCV. Mais si nous nous demandons pourquoi Hortensius obtint
des succès plus grands dans sa jeunesse que dans un
âge plus avancé, nous en trouverons deux raisons
d'une inconcevable vérité. D'abord, c'est qu'il
avait adopté le genre asiatique, qui convient mieux
à la jeunesse qu'à la vieillesse. Or, il y a
deux espèces de style asiatique : l'une, sentencieuse
et fine, se distingue moins par des idées graves et
sévères que par l'élégance et la
grâce. Telles furent les qualités de
Timée dans l'histoire, et dans l'éloquence
celles d'Hiéroclès d'Alabanda, et
particulièrement de Ménéclès son
frère, qui florissaient dans mon jeune âge.
Leurs discours sont ce qu'il y a de mieux dans le genre
asiatique. L'autre espèce de style n'est pas aussi
riche de pensées que rapide et impétueuse
d'expression ; l'Asie tout entière s'y livre
aujourd'hui, et ce n'est pas seulement un vain flux de
paroles, il y a dans l'expression de l'ornement et de
l'esprit. Eschyle de Cnide et mon compagnon d'âge
Eschine de Milet se distinguèrent de la sorte. Ces
deux hommes parlaient avec une admirable aisance, mais ils
manquaient de cet habile arrangement de pensées dont
nous venons de parler. Nous l'avons déjà dit,
toutes ces qualités conviennent à la jeunesse ;
elles n'ont point de dignité chez les vieillards :
aussi Hortensius, qui excellait dans les deux espèces
de style asiatique, arrachait-il des cris d'admiration dans
ses premières années. Il possédait
surtout, comme Ménéclès, ces
idées abondantes et délicates parmi lesquelles,
chez lui comme chez ce Grec, il y en avait plus
d'agréables et de douces que de nécessaires ou
même d'utiles. Son style était rapide,
étincelant, soigné et poli. Les anciens n'en
étaient pas contents. J'ai vu souvent Philippe
railler, s'impatienter, s'irriter ; mais les jeunes gens
applaudissaient, et la multitude était émue.
Enfin Hortensius enlevait les suffrages du peuple, et dans
son adolescence il obtint sans contestation le premier rang.
Bien que son genre d'éloquence eût peu de
dignité, il convenait à son âge ; on y
reconnaissait le cachet d'un talent perfectionné par
l'exercice, et ses périodes habilement arrondies
excitaient une indicible admiration. Mais plus tard, quand
déjà les honneurs et l'autorité,
compagne de l'âge, exigeaient quelque chose de plus
grave, Hortensius resta le même quand les convenances
étaient changées ; puis, après avoir
renoncé aux exercices, aux études qu'il avait
tant aimées, il conserva, il est vrai, la justesse et
l'abondance des pensées, mais elles n'avaient plus
cette brillante parure de style qu'u savait autrefois leur
donner. Voilà peut-être pourquoi, Brutus, vous
l'avez goûté moins que si vous l'eussiez entendu
lorsque ses études étaient dans toute leur
activité, et son talent dans sa fleur.
XCVI. J'entre parfaitement dans votre pensée, dit
alors Brutus, et j'ai toujours regardé Hortensius
comme un grand orateur ; surtout il m'a plu dans la
défense qu'en votre absence il a prononcée pour
Messala. - On le dit, répondis-je, et la preuve en est
dans son discours même qui, à ce qu'on
prétend, a été rédigé mot
pour mot comme il l'avait prononcé. Hortensius fleurit
depuis le consulat de Crassus et de Scévola
jusqu'à celui de Paullus et de Marcellus ; et moi j'ai
suivi la même carrière, depuis la dictature de
Sylla jusqu'à ces mêmes consuls. Ainsi la voix
d'Hortensius ne s'éteignit qu'avec son existence, la
mienne qu'avec celle de l'Etat. - De gràce, dit
Brutus, augurez mieux de l'avenir. - Je souhaite,
répondis-je, que vos voeux soient exaucés, et
cela bien moins dans mon intérêt que dans le
vôtre. Mais qu'elle fut heureuse la fin d'Hortensius !
il ne vit pas s'accomplir les événements qu'il
avait prévus. Souvent, dans notre intimité,
nous avons pleuré sur les malheurs qui nous
menaçaient, car nous voyions, dans l'ambition et
l'avarice des particuliers, le germe d'une guerre civile,
tandis que tout espoir de la paix était banni des
conseils. Le bonheur dont il a toujours joui semble l'avoir,
par une mort opportune, soustrait aux calamités qui
l'ont suivie.
Pour nous, Brutus, que la mort d'Hortensius, du plus illustre
des orateurs, a fait en quelque sorte les tuteurs de
l'éloquence orpheline, gardons-la dans notre maison
comme une captive qu'on respecte. Repoussons ces
prétendants obscurs et sans pudeur ; comme une vierge
nubile, maintenons-la pure, et défendons-la des
entreprises d'indignes amants. Entré un peu trop tard
dans la vie, je suis comme un voyageur surpris par les
ténèbres avant d'avoir achevé sa route,
et je regrette que cette obscurité se soit
répandue sur la république avant la fin de ma
carrière. Cependant, Brutus, il est pour moi une
consolation : c'est celle que vous m'avez donnée dans
votre excellente lettre. Vous pensiez qu'il m'appartenait de
conserver un courage inébranlable, parce que mes
actions parleraient malgré mon silence, parce que,
malgré ma mort, elles vivraient ; enfin vous ajoutiez
que si l'Etat est sauvé, son salut, ou, dans le cas
contraire, sa perte même, rendrait témoignage de
mes efforts pour le bien public.
XCVII. Mais c'est en portant les yeux sur vous, Brutus, que
je me sens affligé. Vous vous étiez
élancé dans la carrière de la gloire,
comme sur un quadrige, et les malheurs de la
république viennent traverser votre course.
Voilà la cause de ma douleur, voilà la
sollicitude qui me tourmente, moi et cet ami qui participe
à mon attachement, à mon estime pour vous. Nous
nous intéressons à vous, nous désirons
que vous puissiez jouir du fruit de votre vertu ; nous
souhaitons que la république redevienne assez
florissante pour que vous y puissiez ranimer et rehausser
encore la mémoire de deux illustres maisons. A vous
était le forum, à vous toute la carrière
oratoire. Seul vous y paraissiez après avoir
exercé votre talent par l'usage de la parole. Vous
aviez enrichi l'éloquence elle-même des
connaissances les plus profondes, et à ces
connaissances vous joigniez encore l'éclat de votre
vertu et une haute réputation d'éloquence. Vous
êtes, pour nous, un double sujet de peine, car la
république vous manque, et vous lui manquez à
votre tour. Toutefois, Brutus, malgré ces
calamités qui ont arrêté l'essor de votre
génie, restez fidèle à vos constantes
études ; achevez ce que vous aviez commencé, ou
plutôt ce que vous aviez entièrement accompli.
Arrachez-vous à la foule de ces orateurs que j'ai
entassés dans cet entretien. Vous qui avez l'esprit
orné des plus vastes connaissances, et qui, ne les
trouvant pas à Rome, les avez puisées dans
cette ville, qui fut toujours regardée comme la patrie
des sciences, vous ne devez pas rester confondu avec eux.
Pourquoi Pammène, dont l'éloquence surpasse
beaucoup celle des autres Grecs, pourquoi l'ancienne
Académie et Aristus son héritier, mon
hôte, mon ami, vous auraient-ils prodigué leurs
soins, si vous deviez ressembler à la plupart des
orateurs. Ne voyons-nous pas que c'est à peine si
chaque génération nous en offre deux qui soient
digues d'éloges. Parmi tant de comtemporains, Galba
eut seul un mérite éminent, et l'on nous dit
que Caton, qui était plus âgé, et les
jeunes gens de cette époque, puis Lépide, puis
Carbon, lui cédaient le pas. Quant aux Gracques, ils
parlaient au peuple avec beaucoup plus de facilité et
de liberté : mais, de leur temps même,
l'éloquence était loin d'être parfaite.
Enfin parurent Antoine, Crassus, puis Cotta, Sulpicius,
Hortensius. Je ne dis rien de plus ; j'ajoute seulement :
s'il m'était arrivé d'être confondu dans
la foule, si le concours laborieux des plus favorables...
Traduction de M. de Golbéry revue par J.P. Charpentier (1898)