PREFACE

Au lendemain de Pharsale, Cicéron rentra dans la vie privée et reprit ses travaux littéraires. Libre des affaires publiques et livré à ses méditations, il se promenait sous le portique de sa maison, quand il reçut la visite de M. Brutus, accompagné, selon son habitude, de C. Pomponius. Après quelques compliments réciproques et quelques mots de tristesse sur la situation de la république : «Il faut, dit Atticus en s'adressant à Cicéron, que vous écriviez quelque chose ; il y a longtemps que votre plume se repose. - Que me demandez-vous donc ? - Que vous repreniez cette Histoire des Orateurs, commencée à Tusculum, et dont le but était de rechercher, quand ils parurent pour la première fois, qui et quels ils furent». Cicéron se rend au désir d'Atticus, ou plutôt de Brutus. C'est Brutus en effet qui est l'âme de ce traité et c'est à lui tout d'abord que s'adresse Cicéron : «Quand, dit-il, je porte mes regards sur vous, Brutus, je me demande avec inquiétude quelle carrière pourra jamais s'ouvrir à vos excellentes dispositions, à votre exquise érudition, enfin à votre extraordinaire activité. Déjà vous vous étiez exercé aux plus importantes fonctions ; mon âge vous cédait le premier rang et abaissait devant vous les faisceaux, quand tout à coup tombèrent toutes les institutions de la république, et fut réduite au silence cette éloquence elle-même, sujet de notre entretien». Après ces préambules où il se complaît, Cicéron se demande et recherche pourquoi, de tous les arts, l'éloquence est celui qui le plus rarement et le plus laborieusement est arrivé à la perfection. Parcourant les différents âges littéraires de la Grèce, il montre combien, dans cette foule de maîtres de la parole, il a fallu longtemps attendre avant d'arriver à Démosthène. Comment expliquer ces retards de l'éloquence, même au sein de cette Grèce, d'une si vive et si brillante imagination, sinon par le nombre et la grandeur des qualités qu'exige l'art oratoire ?

Rome n'a pas été plus heureuse. Avant Caton, il n'y a aucun orateur dont les écrits vaillent d'être exhumés. Cependant il semble que dans un gouvernement de libre discussion, dans cette lutte continuelle des plébéiens et des patriciens, l'éloquence aurait dû naître de bonne heure ; il n'en fut point ainsi. Sans doute, sous l'impression d'un grand intérêt politique, il peut y avoir un langage vif et passionné ; il n'y a pas d'éloquence. A l'éloquence véritable, il faut un instrument souple, éclatant, et de longue main préparé. Il y eut bien à Rome, avant Caton, des hommes qui surent persuader et se faire obéir par la parole : il n'y eut pas d'orateurs. Cette hauteur même et cette difficulté de l'éloquence par lesquelles Cicéron a cherché à expliquer ses tardifs développements, n'avaient donc pas, à proprement parler, été la seule, la véritable cause des retards et de la médiocrité de l'éloquence romaine pendant les six premiers siècles de la république. La pauvreté, la rudesse de la langue latine y étaient un autre et plus puissant obstacle. Cette langue, en effet, fut longtemps à sortir de l'enfance ; elle se dénoua lentement et péniblement. Si la passion et le raisonnement n'ont pas d'âge, ils ne peuvent toutefois exercer toute leur puissance que dans un langage riche, abondant, assoupli et déjà façonné aux impressions si variées de l'âme et aux soudainetés de l'imagination : or, jusqu'au temps de Caton, toutes ces conditions de l'éloquence manquaient au génie latin, et il les eût longtemps encore attendues peut-être, si la Grèce ne lui fût venue en aide.

On s'est pris quelquefois à regretter l'influence de la Grèce sur la poésie latine naissante ; mais si l'éloquence romaine elle-même qui devait, ce semble, sortir de la vie et des formes politiques du gouvernement, n'a pu cependant grandir, se développer qu'au contact de la Grèce, il faudra bien reconnaître qu'après tout cette influence a été plus heureuse que nuisible. Caton lui-même, si opposé d'abord aux Grecs, n'a-t-il pas fini par les accepter, et ses harangues ne conservent-elles pas les traces de ces salutaires communications intellectuelles ? Ne croyez pas en effet que ce soit seulement dans sa vieillesse qu'il ait fait connaissance avec les Grecs. Même dans sa jeunesse, il s'était approché d'eux, s'il est vrai, comme le raconte Cicéron, que pendant son séjour à Tarente avec Fabius Maximus, il demeura chez le pythagoricien Néarque, et reçut dans ses entretiens les traditions les plus vénérables de la philosophie italique. Plus tard, déjà consulaire, il parcourut la Grèce et visita Athènes comme lieutenant du consul Acilius. A soixante-sept ans, il vit arriver à Rome les otages Achéens, et connut Polybe, l'hôte et l'ami du jeune Scipion : c'est alors qu'il voulut apprendre les lettres grecques et les admira. On voit par un fragment de ses Origines combien il avait été frappé, ainsi que le fut plus tard Salluste, qui lui a emprunté sa réflexion, de l'éclat que le génie des écrivains grecs avait répandu sur les belles actions de leurs concitoyens.

Utile à Rome, au point de vue littéraire, cette influence de la Grèce, lui a-t-elle été funeste au point de vue des moeurs ? Rousseau l'a dit dans une célèbre prosopopée ; mais les faits confirment-ils ses assertions ? Sans doute Rome n'a pas tout gagné à ce commerce ; avec les leçons des auteurs grecs, elle a reçu les exemples de la Grèce dégénérée ; mais si sa vertu première y a perdu, sa barbarie native s'y est adoucie.

Les Gracques qui, dans le Brutus, forment comme le second âge de l'éloquence romaine, la ressentirent, eux, l'accueillirent, cette influence de la Grèce, non pas avec une certaine prévention, comme avait fait Caton, tout en y cédant, mais avec amour, avec bonheur. Dès leur plus tendre enfance, ils furent, par les soins de leur mère Cornélie, instruits dans les lettres grecques, et ils durent à cette solide et brillante éducation d'inaugurer véritablement l'éloquence romaine, plutôt ébauchée que réalisée par Caton.

La Grèce cependant rencontrait beaucoup d'oppositions et de défiances dans le génie romain, génie dur et étroit, et pour qui pendant longtemps l'éloquence se borna aux formules et à la précision sentencieuse de la langue du droit. Cette résistance du caractère roman à l'influence grecque, et d'un autre côté les progrès que cette influence faisait dans Rome, malgré les obstacles qu'elle y rencontrait, paraissent bien dans deux orateurs, Antoine et Crassus en qui se dessine et se personnifie le troisième âge de l'éloquence latine. Antoine, qui n'est pas étranger à la littérature des Grecs, affecte cependant de ne la connaatre pas, espérant, il le dit lui-même, que son éloquence, restée pour ainsi dire purement indigène et spontanée, en aura plus d'autorité. Crassus, au contraire, marche dans la voie des Gracques ; riche de nos propre fonds, en talent s'enrichit encore, s'épure, s'anime et se colore au soleil da la Grèce : il annonce Cicéron, qui, on n'en peut douter, aime à se peindre sous ses traits. Aussi cette histoire même de l'éloquence romaine est-elle en même temps une esquisse brillante de l'éloquence grecque, qui offre à Cicéron le sujet d'un parallèle intéressant. Cicéron, en effet, compare aux orateurs grecs la plupart des orateurs romains qu'il passe en revue ; et dans ces rapprochements, il tâche de tenir entre eux la balance à peu près égale ; mais ce n'est pas, ainsi que le remarque Atticus, sans un peu de complaisance pour les Latins. Jusqu'à Cicéron, en effet, avec lequel commence le quatrième âge de l'éloquence romaine, cette éloquence n'avait rien, Sénèque le rhéteur l'a très bien dit, qu'elle pût opposer à l'orgueil de la Grèce.

Crassus, figure de Cicéron, n'avait pas cependant été son devancier immédiat ; entre Cicéron et lui, il y a Hortensius. Rien de plus intéressant, de plus vif, de plus animé dans le Brutus, que les pages dans lesquelles Cicéron retrace, avec sa première éducation d'orateur, ses études ardentes et opiniâtres, ses préparations si solides, si étendues et si variées, sa lutte hardie contre Hortensius, qui était, au moment où il parut à la tribune, le Roi du barreau, Rex judiciorum. Quand on rapproche ces pages, où l'on voit Cicéron et Hortensius en pleine possession du Forum, dans tout l'éclat du talent et de la gloire, de celles qui ouvrent le Brutus et où Cicéron déplore, en termes si éloquents, la mort d'un rival qui ne cessa d'être pour lui un ami, on est douleureusement affecté ; on l'est surtout, quand on entend Cicéron, dans un triste retour sur lui-même, et comme dans un pressentiment douloureux de l'avenir, s'écrier : «Toujours heureux, Hortensius a quitté la vie plus à propos pour lui que pour ses concitoyens ; il est mort quand il lui eût été plus facile de pleurer la république que de la servir : il a vécu aussi longtemps qu'on put, dans notre patrie, vivre avec honneur et sécurité», revenant ailleurs sur cette destinée privilégiée d'Hortensius : «Qu'elle fut heureuse ! répète-t-il, la fin d'Hortensius ; il ne vit pas s'accomplir les événements qu'il avait prévus : sa voix ne s'éteignit qu'avec son existence ; la mienne s'est éteinte avec celle de l'Etat». On n'est pas moins ému quand, paraissant s'oublier lui-même, et comme rassasié de gloire, mais regrettant celle que la victoire de César, en renversant la tribune, envie à son ami, il s'adresse à Brutus lui-même, et revenant sur les regrets qu'il avait déjà exprimés au début, il dit : «Mais c'est en portant les yeux sur vous, Brutus, que je me sens affligé. Vous vous étiez élancé dans la carrière de la gloire comme sur un quadrige, et les malheurs de la république viennent traverser votre course. Voilà la cause de ma douleur ; voilà la sollicitude qui me tourmente, moi et cet ami qui participe à mon attachement, à mon estime pour vous. Nousnous intéressons à vous, nous désirons que vous puissiez jouir du fruit de votre vertu ; nous souhaitons que la république redevienne assez florissante pour que vous y puissiez ranimer et rehausser encore la mémoire de deux illustres maisons. A vous était le forum, à vous toute la carrière oratoire. Seul vous y paraissiez après avoir exercé votre talent par l'usage de la parole. Vous aviez enrichi l'éloquence elle-même des connaissances les plus profondes, et à ces connaissances vous joigniez encore l'éclat de votre vertu et une haute réputation d'éloquence. Vous êtes, pour nous, un double sujet de peine, car la ré-publique vous manque, et vous lui manquez à votre tour. Toutefois, Brutus, malgré ces calamités qui ont arrêté l'es-sor de votre génie, restez fidèle à vos constantes études ; achevez ce que vous aviez commencé, ou plutôt ce que vous aviez entièrement accompli».

En ranimant ainsi les regrets de Brutus, Cicéron avait-il une secrète pensée ? Voulait-il susciter un vengeur à la république, et par lui ressaisir et restaurer la liberté ? On est parfois tenté de le penser ; mais j'aime mieux croire que ses regrets étaient plus désintéressés et plus généreux, et qu'en plaignant Brutus, il ne songeait qu'à cette gloire de la tribune, dont il le voyait déshérité. Quoi qu'il en soit, cette éloquence, un moment muette, retrouvera la voix ; le poignard de Brutus relèvera la tribune en frappant César au pied de la statue de Pompée, et Cicéron pourra renouveler, dans ses Philippiques, ces triomphes oratoires qu'au début du Brutus il regrettait si vivement et dont il tentait de se consoler, de se distraire du moins, en écrivant cette histoire de l'éloquence romaine. Qu'avait-il tant à regretter, cependant ? Ses douces et paisibles études sur l'art oratoire n'ont pas moins fait pour sa gloire, il le reconnaît lui-même, que ses discours et ses victoires de tribune. Cette histoire même de l'éloquence n'est-elle pas un des plus précieux monuments que nous ait laissés son génie ? Galerie brillante, nous y voyons revivre, peints de traits aussi nets que vifs, aussi fins qu'ingénieux, tous les orateurs romains. La critique s'y trouve à côté de l'histoire, et une leçon de goût à côté d'une réflexion morale ; des digressions savamment amenées rompent la monotonie de l'exposition et ouvrent des jours charmants sur l'urbanité romaine, sur la grâce héréditaire du langage, particulière à certaines familles et dans ces familles aux femmes surtout ; sur certaines locutions populaires où se retrouve comme le germe de nos idiomes modernes. Mais c'est surtout une suite de tableaux variés où sur un fond romain se dessinent et se détachent des vues singulièrement pittoresques, et où vient parfois se jouer comme un rayon du ciel serein et de la lumière transparente de la Grèce : on voit que l'entretien a lieu à côté de la statue de Platon.


1. Lorsqu'à mon retour de Cilicie je vins à Rhodes, j'y appris la mort d'Hortensius, et j'en éprouvai une douleur plus grande qu'on ne le pensait. Non seulement la perte d'un ami qui m'avait rendu tant de services me privait des avantages d'une douce liaison, mais je déplorais encore ce que l'illustration de notre collège aurait à souffrir de la mort d'un tel augure. Au milieu de ces réflexions, je me rappelais que son choix m'avait fait entrer dans ce collège, qu'il avait attesté par serment que j'étais digne de cette distinction ; enfin que lui-même m'avait consacré. Dès lors les statuts des augures me faisaient un devoir de l'honorer à l'égal d'un père. Une raison encore venait accroître ma peine : cet excellent homme, dont les vues étaient absolument les miennes, mourait dans les circonstances les plus défavorable à la république, et nous laissait le triste regret de ses conseils et de son expérience, au moment où les citoyens sages et vertueux étaient si rares. Enfin j'avais perdu, non pas comme beaucoup de personnes le pensaient, un détracteur de ma célébrité, mais le compagnon, l'émule de mes plus nobles travaux. En effet, si l'histoire des arts de moindre importance nous apprend que des poètes distingués ont été affectés de la mort de poètes leurs contemporains, que n'ai-je pas dû éprouver en apprenant celle d'un rival avec lequel il était plus glorieux de lutter que de manquer absolument d'adversaire, surtout si l'on considère que jamais, dans notre carrière, nous ne fûmes l'un pour l'autre un obstacle et que nous nous prêtions, au contraire, un mutuel appui par nos communications, nos conseils et notre bienveillance ?

Cependant, comme sa destinée fut d'être toujours heureux, il quitta la vie plus à propos pour lui que pour ses concitoyens ; il mourut quand il lui eût été plus facile de pleurer la république que de la servir : il vécut aussi longtemps que, dans notre patrie, on put vivre avec honneur et sécurité. Pleurons donc, s'il le faut, pleurons sur notre perte ; mais plutôt que de plaindre Hortensius, félicitons-le d'une fin si opportune, de peur que, dans les souvenirs que nous accorderons à cet homme si grand, si favorisé de la fortune, notre affection ne paraisse s'attacher moins à fut qu'à nous-mêmes ; car si ce que nous regrettons, c'est de ne pouvoir plus jouir de sa présence, ce sont nos propres maux que nous déplorons. Il faut donc les supporter avec modération, afin qu'ils ne semblent pas causés par l'intérêt particulier plutôt que par l'amitié. Si, au contraire, nous nous affligeons comme si c'était un malheur pour lui de ne plus exister, nous n'apprécions point d'un esprit assez reconnaissant toute l'étendue de sa félicité.

II. Si Q. Hortensius vivait, il éprouverait sans doute les mêmes privations que tous les citoyens bons et courageux ; mais une douleur qu'il aurait de plus que les autres, ou du moins qu'il partagerait avec peu de personnes, serait de voir ce forum du peuple romain, qui était comme le théâtre où s'exerçait son génie, privé désormais et en quelque sorte veuf des accents d'une voix savante et digne d'être entendue par les Romains et par les Grecs. Quant à moi, j'ai le coeur navré quand je songe que la république ne veut plus des armes que fournissent la raison, le talent, la considération personnelle, de ces armes que j'avais appris à manier, auxquelles j'étais accoutumé, et qui conviennent à un citoyen distingué dans l'Etat, non moins qu'à un Etat où règnent les moeurs et les lois. Si jamais il y eut un temps où le crédit et les discours d'un citoyen vertueux auraient pu désarmer des citoyens irritée, ce fut sans doute lorsque, par erreur ou par crainte, on enleva à la paix publique le secours de l'éloquence. Moi-même, quoique j'eusse de bien plus grands sujets de deuil, moi-même je m'affligeai profondément : à l'âge où je m'étais acquitté des plus éminentes fonctions, où je me disposais à gagner le port, non pour y vivre dans la paresse et l'inaction, mais dans un honorable repos, quand mes facultés oratoires, blanchissant en quelque sorte, arrivaient à leur maturité, à leur vieillesse, j'ai vu recourir à des armes dont ceux-là même qui avaient appris à s'en servir glorieusement ne savaient comment en faire un usage salutaire. Aussi me paraît-il que dans les autres Etats, et surtout dans le nôtre, ceux-là seuls ont joui d'un parfait bonheur, auxquels il a été donné de conserver jusqu'à la fin leur considération personnelle, la gloire de leurs actions et la réputation de leur sagesse. Leur souvenir, réveillé par un entretien que j'eus dernièrement, m'a causé quelque plaisir au milieu des chagrins les plus grands et les plus amers.

III. Libre de toute affaire, je me promenais sous mon portique, quand M. Brutus vint, selon son habitude, avec T. Pomponius. Liés d'amitié entre eux, ils me sont tellement chers tous deux, leur amitié m'est si agréable, qu'à leur aspect je sentis s'apaiser tout le chagrin que me causaient les affaires politiques.

Après les avoir salués : «Que me voulez-vous, Brutus et Atticus ? qu'y a-t-il donc de nouveau ? - Rien, assurément, me répondit Brutus, rien de ce que vous apprendriez avec plaisir, ou de ce je pourrais dire avec certitude. - Nous ne sommes pas venus, dit Atticus, dans l'intention de ne point parler de la république, mais plutôt pour apprendre quelque chose de vous, que pour vous causer du chagrin. - Atticus, lui répondis-je, votre présence à tous deux est un adoucissement à ma peine, et même, quand nous étions séparés, j'ai reçu de vous de grandes consolations ; ce sont vos lettres, en effet, qui m'ont ranimé, qui m'ont rendu à mes anciennes études. - J'ai lu avec beaucoup de plaisir celle que Brutus vous écrivait d'Asie, dit Atticus ; il m'a semblé qu'il vous donnait de sages conseils, et que ses consolations étaient celles de l'amitié. - Vous avez raison, répliquai-je ; et il faut que vous sachiez que cette lettre m'a retiré comme d'une longue maladie, et m'a fait en quelque sorte revoir la lumière. Vous le savez, depuis le désastre de Cannes jusqu'à l'avantage remporté par Marcellus près de Nole, rien d'heureux n'avait relevé le courage du peuple romain, tandis que cet avantage fut suivi de beaucoup de succès ; c'est ainsi que, depuis les calamités qui frappèrent ma destinée et celle de l'Etat, jusqu'à la lettre de Brutus, rien n'était arrivé selon mes voeux, ou n'avait seulement allégé le poids de mes chagrins. - Telle était du moins mon intention, reprit Brutus ; et je suis bien aise que, dans une affaire qui me tenait tant à coeur, ma volonté ait été efficace. Je désirerais cependant savoir de vous quel délassement vous avez trouvé dans les lettres d'Atticus. - Non seulement, Brutus, je leur dois des délassements, mais j'ai lieu de croire qu'elles ont été pour moi une source de salut. - De salut ! s'écria-t-i1 ; quelle était donc la nature de ces lettres ? - Pouvais-je recevoir aucun hommage qui fût ou plus agréable, ou plus approprié à la circonstance, que ce livre dont l'arrivée me ranima lorsque j'étais presque anéanti ? - C'est sans doute, reprit Brutus, celui où il rappelle sommairement la mémoire de tous les faits anciens. A ce qu'il m'a paru, il s'en est acquitté avec une grande exactitude. - C'est ce livre-là même, Brutus, qui m'a sauvé».

IV. Atticus répondit : «Ce que vous dites me fait le plus grand plaisir ; mais qu'y avait-il donc dans ce livre qui fût nouveau pour vous, ou dont vous puissiez tirer un aussi grand parti ? - Non seulement il renfermait beaucoup de choses neuves, mais j'y ai trouvé toute l'utilité que j'en attendais ; d'un seul coup d'oeil, je voyais se dérouler devant moi toute la série des temps. Je me mis donc à l'étudier sérieusement, et cette occupation littéraire, déjà si salutaire, m'inspira l'idée de puiser en moi-même des sujets de consolation, et de vous faire à mon tour un cadeau qui, sans être de même valeur, puisse du moins vous être agréable.

Les savants, je le sais, vantent ce passage d'Hésiode, qui veut que, pour rendre ce qu'on a reçu, l'on se serve de la même mesure, et d'une plus grande, s'il est possible. Pour moi, je m'acquitterai entièrement, sous le rapport de la bonne volonté ; mais je ne crois pas pouvoir solder encore la dette elle-même, et je vous prie de me le pardonner. Je ne puis, en effet, selon la coutume des cultivateurs, prendre parmi mes fruits nouveaux de quoi vous rendre ce que j'ai reçu ; car toutes mes productions se sont arrêtées, et la fraîcheur qui distinguait mon ancienne fécondité est maintenant flétrie par ta sécheresse. Je ne saurais choisir non plus parmi les provisions cachées dans mes obscurs, magasins ; seul, à peu près, j'en connaissais le chemin, et l'accès en est encombré. Il faudra donc semer quelque chose dans un champ inculte et abandonné ; mais je le cultiverai avec assez de soin pour compenser votre généreux cadeau, en y ajoutant toute la valeur des intérêts, pourvu toutefois que mon esprit ait la même vertu que les terres qui donnent des moissons d'autant plus abondantes qu'elles ont reposé plusieurs années.

J'attendrai, dit Atticus, l'accomplissement de votre promesse, et ne l'exigerai qu'à votre loisir ; néanmoins, je serais bien aise qu'il vous plût de vous libérer bientôt. - Quant à moi, interrompit Brutus, il faudra que j'attende ce que vous promettez à Atticus. Il se pourrait toutefois que je me fisse son mandataire bénévole, pour réclamer ce que votre créancier déclare ne vouloir exiger qu'à votre convenance».

V. «Je ne vous payerai point, Brutus, avant d'avoir reçu de vous caution que personne ne viendra plus m'actionner au même titre. - Je n'oserais m'en rendre le garant, reprit-il ; car celui-là même qui proteste maintenant de sa discrétion deviendra, je le sais, sinon un demandeur importun, du moins un solliciteur persévérant et pressant. - Brutus, reprit Atticus, ne se trompe pas, je crois, car il me semble que j'aurai bientôt le courage de vous constituer en demeure. C'est la première fois, depuis longtemps, que je vous vois un peu de gaieté ; et puisque Brutus prétend faire payer ce qui m'est dû, je réclame, à mon tour, ce que vous lui devez. - De quoi s'agit-il donc ? - Il faut, répondit-il, que vous écriviez quelque chose ; il y a longtemps que votre plume se repose, et, depuis la publication de vos livres sur la République, vous ne nous avez plus rien donné. Cependant c'est la lecture de cet ouvrage qui m'a fait embrasser avec ardeur la rédaction des anciennes Annales. Mais vous déférerez à ce désir quand vous pourrez ; seulement, je demande que vous le puissiez. Quant à présent, si vous avez l'esprit libre, expliquez-nous ce que nous désirons savoir. - Que me demandez-vous donc ? - Il s'agit de cette histoire des orateurs, commencée à Tusculum, et dont le but était de rechercher, quand ils parurent pour la première fois, qui et quels ils furent. J'en ai parlé à votre ami, ou plutôt à notre ami Brutus ; il me témoigna un grand désir de vous entendre, et nous avons choisi ce jour, parce que nous vous savions libre de toute occupation. Reprenez donc cet entretien, et, si cela ne vous contrarie pas, continuez pour Brutus et pour moi ce que vous aviez commencé. - J'essayerai de vous satisfaire, si je le puis. - Vous le pourrez, reprit-il ; donnez seulement à votre esprit quelque répit des soins qui le préoccupent, ou plutôt sachez l'en affranchir complétement. - Eh bien ! Pomponius, ce qui amena cet entretien, c'est que je parlais de la cause de Déjotarus, de ce roi si fidèle et si bon que j'avais entendu défendre par Brutus, avec toutes les richesses de l'éloquence.

VI. - Oui, reprit Atticus, ce fut là le commencement de notre entretien : plaignant le sort de Brutus, vous gémissiez sur la solitude qui règne aux tribunaux et au forum. - Il est vrai, répondis je, et cela m'arrive bien souvent. Quand je porte mes regards sur vous, Brutus, je suis tourmenté de savoir quelle carrière pourra jamais s'ouvrir à vos excellentes dispositions, à votre exquise érudition, enfin à votre extraordinaire activité. Vous vous étiez exercé déjà aux affaires les plus importantes, mon âge vous cédait le premier rang en abaissant devant vous ses faisceaux ; tout à coup tombèrent toutes les institutions de la république, et cette éloquence elle-même, sujet de notre entretien, fut réduite au silence. - Il est d'autres raisons, dit Brutus, qui me font gémir sur ce malheur, qu'en effet on ne saurait trop déplorer ; mais ce qui me plaît dans l'éloquence, c'est moins encore l'utilité et la gloire qu'on en retire, que l'étude elle-même et l'exercice. Or, rien ne pourra m'enlever cet avantage, qui m'est d'autant mieux assuré par votre bienveillante sollicitude. Nul ne peut bien dire s'il n'y a dans sa pensée intelligence et sagesse. L'étude de la véritable éloquence est donc celle de la sagesse, dont on se passerait difficilement, même au milieu des guerres les plus violentes. - Fort bien, Brutus, lui dis-je, et je tiens d'autant plus à la gloire que donne l'éloquence que, pour les autres qualités, qu'autrefois l'on regardait comme les plus belles de l'Etat, il n'est homme si commun qui ne croie pouvoir y prétendre, ou ne s'imagine les posséder en effet, tandis que je ne vois pas que la victoire ait jamais rendu personne éloquent. Au reste, afin de nous entretenir plus commodément, asseyons-nous, s'il vous plaît».

Cette proposition ayant été agréée, nous nous assîmes sur le gazon, à côté de la statue de Platon.

Louer l'éloquence, dis-je alors, rappeler quelle est sa puissance et quelle considération elle prête à ceux qui l'ont acquise, ce n'est, pour le moment, ni notre intention, ni notre but. Mais ce que j'affirmerai sans hésitation, c'est que l'éloquence, qu'elle doive l'existence à l'art, à l'exercice ou à la nature, est de toutes choses la plus difficile. En effet, il n'est pas une des cinq parties dont elle se compose qui ne soit par elle-même un grand art. Or, l'on peut facilement imaginer l'importance et la difficulté que présente ce concours de cinq arts principaux.

VII. J'en atteste la Grèce qui, passionnée pour l'éloquence, la cultive depuis longtemps, et qui, de toutes les nations, l'a fait avec le plus de succès. Les autres arts, tous plus anciens, étaient non seulement inventés, mais encore perfectionnés, quand les efforts des Grecs ont donné à la parole de la force et de l'abondance. En portant mes regards sur ce pays, ce qui me frappe le plus, c'est l'éclat dont brille votre Athènes, Atticus. C'est dans cette ville que, pour la première lois, s'éleva un orateur ; c'est là que l'écriture est devenue un monument destiné à perpétuer la parole. Avant Périclès, dont on possède quelques écrits, avant Thucydide, qui vécut, ainsi que lui, à une époque où Athènes n'était plus dans l'enfance, on ne trouve aucun ouvrage remarquable par quelque beauté ou qui paraisse venir d'un orateur. On croit néanmoins que Pisistrate, qui les précéda de beaucoup d'années, que Solon, un peu plus ancien encore, et dans la suite Clisthène, eurent, pour leur siècle, un assez grand talent oratoire. Quelques années plus tard, ainsi qu'on peut le voir par l'histoire d'Athènes, vint Thémistocle, qui, on le sait, se distingua et par sa sagesse et par son éloquence. Après lui, Périclès, qui brillait de toutes sortes de qualités, dut cependant à la parole sa principale gloire ; enfin, on s'accorde à dire aussi qu'à la même époque, citoyen turbulent, Cléon fut cependant un orateur éloquent. Alcibiade, Critias, Théramène, furent presque leurs contemporains. Les écrits de Thucydide, qui vivait en même temps, nous font le mieux connaître à quel genre d'éloquence on s'attachait alors : des expressions solennelles, une grande abondance d'idées, beaucoup de choses en peu de mots, et par cela même un peu d'obscurité.

VIII. Lorsqu'on eut compris quelle était la puissance d'un discours soigné et en quelque sorte travaillé, on vit subitement paraître beaucoup de maîtres d'éloquence. Alors furent en honneur Gorgias de Léontium, Thrasymaque de Chalcédoine, Protagoras d'Abdère, Prodicus de Céos, Hippias d'Hélis. A cette époque, beaucoup d'autres encore annonçaient, en termes fort arrogants, qu'ils enseignaient comment la cause la plus faible (c'est ainsi qu'ils l'appelaient) pouvait, au moyen de la parole, devenir la cause la plus forte. Socrate s'éleva contre eux : doué d'une grande finesse de discussion, il réfutait ordinairement leur doctrine. Les hommes les plus savants se formèrent dans ses utiles entretiens. Alors, dit-on, fut inventée la philosophie, non celle qui explique les secrets de la nature (elle est plus ancienne), mais celle qui s'occupe de ce qui est bien, de ce qui est mal, qui règle la vie humaine et la morale. Néanmoins, comme cette science est étrangère au sujet que nous nous sommes proposé, remettons les philosophes à un autre temps, et revenons aux orateurs, dont nous nous sommes éloignés.

Les hommes dont nous venons de parler étaient déjà vieux quand parut Isocrate, dont la maison fut ouverte à toute la Grèce comme un lieu d'exercice, comme un magasin d'éloquence. Orateur accompli et maître parfait, quoiqu'il ne s'exposât point au grand jour de la place publique, il parvint, dans l'intérieur de son cabinet, à une gloire qu'à mon avis personne n'atteignit après lui. Il écrivit avec supériorité, et il forma des sujets. Non seulement il entendit mieux que ses devanciers le reste de son art, mais il fut le premier à comprendre qu'il faut, jusque clans la prose, observer le nombre et la mesure, pourvu qu'on ait soin d'éviter les vers. Avant lui, en effet, la disposition des mots et l'arrondissement de la période n'existaient pas ; ou si quelquefois on rencontrait cette harmonie, rien n'annonçait qu'on l'eût recherchée à dessein, ce qui pourrait être un mérite ; mais c'était plutôt un effet de la nature ou du hasard, que le résultat d'un calcul ou de la règle ; car la nature elle-même renferme et conclut un sens dans le cercle d'un certain nombre de mots, et lorsque ce sens est exprimé par des termes heureusement choisis, la période s'achève ordinairement par une cadence nombreuse. L'oreille elle-même distingue très bien ce qui est plein de ce qui est vide ; et l'enchaînement des mots est déterminé par l'inévitable loi de la respiration, que l'orateur ne peut ni perdre, ni forcer, sans produire un mauvais effet.

IX. Vint ensuite Lysias : il ne plaida point de causes, il est vrai ; cependant il fut écrivain d'un goût si pur, si élégant, que l'on serait presque tenté de le proclamer un orateur parfait. Mais si l'on veut un orateur accompli de tout point, un orateur auquel il ne manque absolument rien, on n'hésitera point à nommer Démosthène. Dans les sujets qu'il a traités, il n'est point de finesse, et qu'on me passe cette expression, point d'astuce, point de ruse oratoire qu'il n'ait aperçue. Voulait-il que son style fût châtié ? la délicatesse, la concision, la clarté le distinguaient. Voulait-il s'élever ? rien de plus noble, de plus pompeux, soit par la dignité de l'expression, soit par la majesté de la pensée. Les premiers après lui furent Hypéride, Eschine, Lycurgue et Dinarque, puis ce Démade dont on n'a point d'écrits, et beaucoup d'autres encore. Telle fut, en effet, la richesse de cette époque ; et, dans mon opinion, la substance, le suc le plus pur de l'éloquence se transmirent jusqu'à cette génération d'orateurs dont l'éclat était naturel et le coloris sans fard. Ils étaient vieux déjà, quand Demetrius de Phalère, plus érudit qu'aucun d'eux, leur succéda ; cependant il paraissait élevé moins pour les armes que pour les exercices de la palestre, et plaisait aux Athéniens plutôt qu'il ne les enflammait. Aussi n'était-ce point de la tente militaire, mais des retraites de Théophraste, du plus savant des hommes, qu'il sortait pour braver le soleil et la poussière. Il fut le premier qui rendit le discours flexible et lui communiqua de la mollesse, de la délicatesse. Il aima mieux paraître doux, comme il était, qu'imposant ; mais sa douceur était celle qui séduit les esprits sans les émouvoir, et, quand il avait parlé, on ne conservait que le souvenir de son élégance : il ne laissait point, comme Eupolis le dit de Périclès, dans l'âme de ses auditeurs le trait à côté du sentiment de plaisir.

X. Ainsi, vous le voyez, dans la ville même où naquit, où se forma l'éloquence, il s'écoula bien du temps avant qu'elle parût au grand jour. L'histoire ne fait mention d'aucun homme éloquent avant l'époque où vécurent Solon et Pisistrate. Si vous les mesurez à l'âge du peuple romain, ils doivent paraître fort anciens ; si, au contraire, vous comptez les siècles d'Athènes, ils sont extrêmement nouveaux. Qu'importe qu'ils aient vécu sous le règne de Servius Tullius ! Athènes avait déjà une existence beaucoup plus longue que ne l'est aujourd'hui celle de Rome. Je n'en doute pas néanmoins, la parole a toujours exercé une grande puissance ; et si l'éloquence n'eût pas été en honneur dès la guerre de Troie, Homère n'aurait pas tant loué les discours d'Ulysse et de Nestor, attribuant à l'un la force, à l'autre la douceur ; enfin, ce poète lui-même n'aurait point embelli son style, comme si lui-même eût été orateur. Il est vrai, le temps où vécut Homère est incertain, mais il précéda de beaucoup d'années Romulus, car il ne peut avoir existé après le premier Lycurgue, auteur des lois et de la discipline de Lacédémone. On remarque en Pisistrate une véritable étude et plus de vigueur encore. Enfin, dans le siècle suivant, Thémistocle lui succéda. Fort ancien par rapport à nous, il l'était beaucoup moins comparé aux Athéniens. Tandis qu'il vécut, la Grèce était déjà puissante, mais Rome était à peine affranchie, de la domination des rois : la redoutable guerre des Volsques, celle à laquelle prit part l'exilé Coriolan, fut à peu près contemporaine de la guerre des Perses ; elles se ressemblent encore par le sort de ces deux hommes. Tous deux furent d'abord d'excellents citoyens bannis par un peuple injuste et ingrat, tous deux passèrent à l'ennemi ; tous deux enfin arrêtèrent par leur mort les entreprises qu'avait dictées leur colère. Vous avez sur la fin de Coriolan des idées différentes ; souffrez cependant, Atticus, que je me déclare pour l'opinion qui le fait mourir ainsi.

XI. - Disposez-en comme vous l'entendez, dit Atticus en riant ; car il est permis aux rhéteurs de mentir dans leurs histoires, pour donner à leurs écrits une tournure ingénieuse. Ce que vous faites maintenant pour Coriolan, Clitarque, Stracoclès l'avaient fait pour Thémistocle. Thucydide, Athénien d'une naissance distinguée, homme accompli de tout point, et qui ne vécut que peu de temps après lui, se borne à faire mention de sa mort. Après avoir dit qu'il fut clandestinement inhumé dans l'Attique, il ajoute : L'on a pensé qu'il s'était empoisonné ; à entendre, au contraire, les auteurs que je viens de citer, Thémistocle, ayant immolé un taureau, en aurait reçu le sang dans une patère, et serait tombé mort après l'avoir bu. C'est qu'il y avait là matière à embellir cette fin de tout l'éclat de la tragédie et de la déclamation ; tandis que l'autre, toute vulgaire, ne prêtait nullement à l'ornement. Vous voulez que tout ait été pareil entre Thémistocle et Coriolan ? eh bien, recevez de mes mains la patère, je fournirai mème la victime, afin que Coriolan soit complètement un autre Thémistocle. - Qu'il en soit de Coriolan comme vous voudrez, repris-je alors ; mais une autre fois, quand je vous aurai pour auditeur, j'aborderai nos annales avec plus de précaution, car on pourrait vous appeler l'auteur le plus scrupuleux en fait d'histoire romaine. Pour en revenir à cette époque dont j'ai tantôt parlé, Périclès, fils de Xanthippe, fut le premier qui eut recours aux préceptes, à l'art : l'éloquence, il est vrai, n'y était pas encore assujettie ; mais, élevé par le physicien Anaxagore, il put aisément appliquer aux affaires de la tribune et du barreau un esprit exercé à l'étude des secrets de la nature et de la métaphysique. Les Athéniens étaient charmés de la douceur de son langage ; ils en admiraient l'abondance et la richesse, et sa force les remplissait de terreur.

XII. Ce fut donc là le premier siècle qui vit paraître à Athènes un orateur presque accompli. En effet, le goût de l'éloquence ne naît pas ordinairement parmi ceux qui fondent les républiques, qui font la guerre, ou que la domination des rois embarrasse de ses entraves. Amie de la paix et compagne du loisir, elle est en quelque sorte l'élève d'un Etat déjà bien constitué. Aristote rapporte qu'après la destruction des tyrans de Sicile, les particuliers portèrent leurs réclamations devant les tribunaux, pour obtenir les réparations des dommages soufferts depuis si longtemps. Ce peuple montrant alors un esprit fin et progressif, Corax et Tisias, tous deux Siciliens, rédigèrent pour la première fois les préceptes de l'art. Avant eux, on n'observait ni règle, ni méthode, mais on parlait avec soin, et la plupart lisaient leurs discours. Aristote ajoute que les premières discussions sur des choses importantes, celles que l'on appelle aujourd'hui lieux communs, furent préparées et rédigées par Protagoras. Gorgias fit de même, écrivant sur différents sujets des traités consacrés à la louange nu au blâme ; car il pensait que le principal mérite de l'orateur était d'ennoblir un sujet par ses éloges, puis de le rabaisser par ses critiques. Aristote dit aussi qu'Antiphon de Rhamnonte écrivit quelques ouvrages semblables à ceux de Gorgias, et Thucydide, qui était juge compétent, nous apprend qu'il n'y eut jamais de meilleure défense dans une cause capitale, que celle que cet orateur prononça pour lui-même en sa présence. Lysias d'abord reconnaissait qu'il y a un art de la parole ; puis, voyant que Théodore, qui possédait toutes les finesses de cet art, n'était cependant qu'un orateur très sec, il se mit à composer des discours pour les autres, renonçant à la partie didactique de sa profession. Isocrate commença de même par nier l'existence de l'art ; il rédigeait des discours à prononcer devant les tribunaux ; mais, comme c'était en quelque sorte contrevenir à la loi, qui ne veut pas d'artifice, il fut souvent cité lui-même. Alors il cessa d'écrire des plaidoiries de commande, et ne s'occupa plus que de rédiger les préceptes de l'art.

XIII. Vous voyez donc naître les orateurs, et jaillir en quelque sorte les sources de l'éloquence grecque : elles sont fort anciennes, si vous prenez nos annales pour point de comparaison, fort récentes, eu égard à celles de la Grèce. Avant qu'ils pussent apprécier le mérite de l'éloquence, les Athéniens s'étaient déjà signalés par des actions mémorables, tant à la guerre que dans leurs affaires intérieures. Mais cet art n'appartenait pas à toute la Grèce, Athènes seul le possédait. Qui pourrait, en effet, citer pour ces temps un orateur d'Argos, de Corinthe ou de Thèbes ? à moins toutefois que l'on ne soupçonne un peu d'éloquence à Epaminondas, qui était fort savant. Pour Lacédémone, je n'ai jamais ouï dire que, jusqu'à ce jour, elle ait produit aucun orateur.

Ménélas même nous est représenté par Homère comme parlant avec douceur, mais comme parlant peu. Or, dans quelques parties oratoires, la concision est quelquefois un mérite, mais ce n'est pas une qualité qui convienne à l'éloquence en général.

Hors de la Grèce, on étudia beaucoup l'art de la parole, et les plus grands honneurs attachés à ce genre de mérite attachaient la gloire au titre d'orateur. A peine sortie du Pirée, l'éloquence parcourut toutes les îles et voyagea dans toute l'Asie. Elle prit alors l'empreinte de moeurs étrangères, et bientôt s'altéra cette pureté et, si je puis m'exprimer ainsi, cette salubrité qui caractérise la diction athénienne, si bien qu'elle désapprit le langage maternel. Aussi les orateurs d'Asie, qu'il ne faut pas dédaigner sous le rapport de la rapidité et de la richesse, manquèrent de précision et tombèrent dans les redondances. Ceux de Rhodes eurent plus de goût, et se rapprochèrent des Athéniens. Mais c'est assez parler des Grecs, et peut-être ce peu que nous en avons dit était-il superflu. - Je ne saurais décider jusqu'à quel point ces détails sont nécessaires, répondit Brutus, mais, à coup sûr, ils m'ont fait grand plaisir ; loin de les accuser de longueur, ils me paraissent plus courts que je ne le voudrais. - Tant mieux, lui répondis-je ; mais venons-en à nos orateurs, sur lesquels il est difficile d'aller au delà des conjectures que nous permettent les monuments historiques.

XIV. Qui pourrait soutenir qu'il manquât de vivacité, d'imagination, ce L. Brutus, auteur de votre maison, lui qui interpréta d'une manière si fine et si spirituelle l'oracle d'Apollon sur le baiser à donner à sa mère, lui qui couvrit une profonde sagesse des apparences de l'imbécillité ? Et l'éloquence, qui pourrait la refuser à celui qui chassa le roi le plus puissant, fils du roi le plus illustre, et, délivrant à jamais Rome du pouvoir absolu, la confia à des magistrats annuels, y fit régner les lois et la justice ; à ce Brutus, enfin, qui priva son collègue du pouvoir, pour anéantir entièrement le souvenir du nom royal ? Certes, tous ces résultats, il n'aurait pu les obtenir si ses discours n'eussent produit la persuasion. Peu d'années après l'expulsion des rois, le peuple s'établit au troisième miliaire, près des rives de l'Anio ; il occupa la hauteur que depuis on appela le mont Sacré. Nous voyons le dictateur M. Valerius recourir à l'éloquence pour apaiser la discorde, et recevoir en récompense les plus grands honneurs et le surnom de Maximus, que le premier de sa race il porta, en témoignage de la reconnaissance publique. Je ne crois pas non plus qu'il ait manqué de facultés oratoires, ce L. Valerius Potitus qui, malgré la haine soulevée par la tyrannie des décemvirs, apaisa par ses lois et ses harangues les plébéiens irrités contre les patriciens.

Nous pouvons aussi supposer de l'éloquence à Appius Claudius, puisqu'il fit revenir le sénat prêt à conclure la paix avec Pyrrhus. Nous y joindrons C. Fabricius, qui lut l'orateur envoyé à Pyrrhus pour réclamer les captifs ; Tib. Coruncanius, que les mémoires des pontifes nous représentent comme ayant obtenu beaucoup d'influence par son talent ; M. Curius, qui, tribun du peuple, voyant l'interroi Appius Cécus tenir les comices contre les lois et refuser de recevoir le consul plébéien, contraignit les pères à sanctionner à l'avance le choix qui serait fait ; chose d'autant plus difficile que la loi Ménia n'existait pas encore. Il est permis aussi de croire à M. Popillius quelque génie. Etant consul et revêtu du manteau des augures, il accomplissait un sacrifice en sa qualité de flamine de Carmenta : tout à coup on vint lui annoncer que le peuple s'ameutait et qu'une sédition allait éclater contre les patriciens. Il paraît à l'assemblée, et, sans quitter la robe sacerdotale, il apaise la sédition par l'autorité de son caractère et de ses discours. Toutefois, je crois n'avoir lu nulle part que ces hommes aient été regardés comme des orateurs, ni qu'alors aucune, récompense ait encouragé l'éloquence : ce n'est, de ma part, qu'une conjecture. Ajoutons encore C. Flaminius, qui, pendant son tribunat, fit porter une loi sur le partage des terres de la Gaule et du Picenum, et qui était consul lorsqu'il fut tué à Thrasimène. Il avait acquis au moyen de la parole une grande influence sur le peuple. On pouvait aussi regarder comme orateurs, dans ces temps-là, Q. Maximus Verrucosus, et ce Q. Metellus qui fut consul dans la seconde guerre punique avec L. Veturius Philon.

XV. Le premier que l'histoire nous signale comme ayant été éloquent et reconnu pour tel, c'est M. Cornélius Céthégus : cette éloquence, Q. Ennius nous en est garant ; et c'était, à mon avis, un juge compétent d'autant plus qu'il l'entendit lui-même, et que la manière dont il en parle prouve que Cethegus était mort quand il écrivait ; l'on ne peut donc supposer qu'il ait trahi la vérité dans l'intérêt de l'amitié. Voici ce qu'il en dit, je crois, au neuvième livre de ses Annales :

«On donna pour collègue à Tuditanus, M. Cornélius Céthégus, fils de Marcus, orateur connu par la douceur de son langage».

Il l'appelle donc orateur, et lui accorde la douceur du langage,qualité qui, de nos jours, n'est pas si commune ; car nos orateurs jappent plutôt qu'ils ne parlent. Mais voici le plus grand éloge de son éloquence :

«Tous ses compatriotes, tous les hommes qui vivaient alors l'appelaient la fleur et l'honneur du peuple romain».

Cela était juste ; car, de même que le génie est l'ornement de l'homme, l'éloquence à son tour est la lumière qui fait briller le génie : celui qui en était doué est donc tort à propos qualifié par ses contemporains de fleur du peuple et de

«Quintessence de la persuasion».

Ennius appelle suada ce que les Grecs nomment peithô, c'est-à-dire la persuasion que fait naitre l'orateur ; et cette déesse, qu'Eupolis nous représente comme siégeant sur les lèvres de Périclès, le poète nous dit que notre orateur en était l'âme. Or, ce Céthégus fut consul avec P. Tutidanus, dans la deuxième guerre punique, et ils eurent pour questeur M. Caton, qui fut consul précisément cent quarante ans avant moi. Si nous ne devions ces détails au témoignage d'Ennius, le temps eût livré Céthégus à l'oubli, comme cela est peut-être arrivé à beaucoup d'autres. On peut voir, par les écrits de Névius, quel était le langage de ce siècle ; car, s'il en faut croire les anciens Mémoires, c'est sous ces mêmes consuls que mourut ce poète. Toutefois notre ami Varron, si exact en fait de recherches historiques, croit qu'il y a erreur en ce point : il fait vivre Névius plus longtemps ; en effet, Plaute est mort vingt ans après le consulat que je viens de rappeler, sous celui de P. Claudius et de L. Porcins : Caton était alors censeur.

Ainsi, dans l'ordre des temps, Céthégus fut suivi de Caton, qui fut consul neuf ans après lui. Nous le regardons comme très ancien, puisqu'il est mort sous le consulat de L. Marcius et de M. Manilius, quatre-vingt-trois ans avant que moi-même je fusse consul.

XVI. Je ne connais pas d'orateur plus ancien dont je voulusse exhumer les écrits, à moins toutefois qu'on ne trouve du plaisir à la lecture des discours d'Appius Cécus sur Pyrrhos, ou de quelques éloges funèbres. Il nous en reste, en effet, plusieurs. Les familles les conservaient comme des monuments et des titres d'honneur, tant pour s'en servir quand il mourait un de leurs membres, que pour perpétuer la mémoire de leurs hauts faits et rehausser l'éclat de leur noblesse. Au reste, ces panégyriques ont agi d'une manière fâcheuse sur notre histoire, car on y a inscrit beaucoup de faits sans réalité, des triomphes imaginaires, des consulats d'invention, de fausses généalogies, et des anoblissements pour rattacher des hommes de basse condition à des familles de même nom, qui cependant leur étaient étrangères : comme si, par exemple, je me disais descendu de ce M. Tullius, patricien, qui fut fait consul avec Servius Sulpicius, dix ans après le bannissement des rois. Quant aux discours de Caton, nous n'en avons guère moins que de ceux de Lysias l'Athénien, qui, je pense, en a laissé le plus ; Lysias a droit à cette qualification, car il est né à Athènes ; il y est mort, il y a rempli tous ses devoirs de citoyen. Cependant Timée le réclame pour Syracuse, comme s'il agissait en vertu de la loi Licinia et Mucia. Il y a même quelque ressemblance entre Lysias et Caton : tous deux sont fins, élégants, gracieux et concis ; toutefois, le Grec est plus heureux, car il a des admirateurs particuliers. Ce sont ceux qui préfèrent à l'embonpoint du corps, des formes sveltes et déliées ; ceux à qui plait la maigreur elle-même, pourvu qu'elle soit accompagnée d'une bonne santé. Au surplus, il arrive souvent à Lysias d'être tellement vigoureux, qu'on ne peut rien imaginer de plus fort ; mais il est, en général, trop sec, ce qui ne l'empêche pas d'avoir ses partisans, qui goûtent jusqu'à son extrême simplicité,

XVII. Quant à Caton, y a-t-il un seul de nos orateurs, du moins parmi ceux d'aujourd'hui, qui lise ses écrits, ou même en est-il un seul qui le connaisse ? Mais, grands dieux ! quel homme était ce Caton ! Je ne parle point du citoyen, du sénateur, du général ; il ne s'agit ici que de l'orateur. Qui jamais mit plus de noblesse dans la louange, d'amertume dans les reproches, de finesse dans les idées, d'habileté dans la narration et dans la discussion ? Nous avons plus de cent cinquante de ses discours (j'en ai trouvé et lu tout autant) ; ils sont remplis d'expressions brillantes et de choses remarquables. Que l'on y choisisse ce qui est fait pour être retenu, ce qui est digne d'être loué, on y rencontrera toutes les qualités oratoires. Pour ne parler que de ses Origines, combien ne sont-elles pas fleuries, de quel éclat son éloquence ne brille-t-elle pas ? Mais ce sont les lecteurs qui manquent à Caton, comme plusieurs siècles auparavant ils manquaient à Philistus de Syracuse et à Thucydide lui-même. Trop concis dans l'expression de leurs idées, obscurs quelquefois, soit par un excès de brièveté, soit par trop de finesse, ils disparurent devant l'élévation et le ton solennel de Théopompe. Lysias s'effaça de même devant Démosthène ; et c'est ainsi que le style des orateurs qui suivirent Caton s'éleva à un tel point d'exagération, qu'il nous en déroba la vue. Mais il y a vraiment ignorance de leur part, en ce que ceux-là même qui aiment l'antiquité grecque et cette finesse qu'ils appellent attique ne connaissent pas celle de Caton. Ils veulent être des Hypérides, des Lysias : fort bien ; mais pourquoi ne voudraient-ils pas être des Catons ? C'est, disent-ils, que le genre attique leur plaît. C'est très bien pensé ; mais, au lieu de n'en imiter que le squelette, que n'en recherchent-ils la force et la saveur ? Toutefois, je leur sais gré de leur bonne volonté. Mais comment donc se fait-il que l'on prise Lysias et Hypéride, et que l'on ignore entièrement Caton ? Son langage est trop vieux, et quelques expressions sont trop grossières ; car c'est ainsi qu'on parlait alors. Eh bien ! faites ce qu'il n'a pu faire, changez-les ; donnez du nombre à la période, et pour que la phrase soit mieux ajustée, disposez les mots de manière à les lier ensemble, chose que les anciens Grecs eux-mêmes n'avaient pas coutume de faire, vous reconnaîtrez alors que personne n'est préférable à Caton. Les Grecs croient embellir un discours par ces changements de mots qu'ils appellent tropes, et par ces tournures d'idées et de style qu'ils appellent figures. On imaginerait difficilement combien dans l'un et l'autre de ces genres Caton se montre riche et varié.

XVIII. Je ne l'ignore pas cependant, cet orateur n'est point assez châtié, et il faut s'attacher à quelque chose de plus parfait. Cela n'est pas surprenant ; car eu égard au temps où nous vivons, il est tellement ancien, que l'on ne possède aucun écrit antérieur qui soit digne d'être lu. L'antiquité s'est acquis plus de titres à l'admiration dans les autres arts ; seule, l'éloquence a été négligée. Parmi ceux qui font attention à ce qui n'est que d'un intérêt secondaire, est-il quelqu'un qui ne voie que les statues de Canachus sont trop roides pour imiter la nature ? Il y a de la dureté dans celle de Calamis ; cependant elles ont déjà plus de souplesse que les statues de Canachus. Celles de Myron n'approchent pas encore assez de la vérité ; on n'hésite pas néanmoins à les déclarer belles. Non seulement les statues de Polyclète sont plus belles, mais encore elles me paraissent de véritables chefs-d'oeuvre. Il en est de même en peinture : nous louons Zeuxis, Polygnote et Timanthe, puis les formes et les dessins de ceux qui n'ont pas fait usage de plus de quatre couleurs. Mais tout est parfait déjà dans Aétion, dans Nicomaque, dans Protogène, dans Apelles. Tel est sans doute le sort de toutes choses ; rien n'a été inventé et perfectionné en même temps. Il n'en faut pas douter, il y a eu des poètes avant Homère; on peut en juger par ces vers qu'il dit avoir été chantés aux repas des Phéaciens et des prétendants. Et chez nous, que sont devenus ces anciens vers,

«Que chantaient autrefois les Faunes et les devins,
alors que personne n'avait encore gravi les rochers des Muses,
que personne n'étudiait l'art de la parole ; avant celui...»

dit Ennius en parlant de lui-même ; et, quand il se vante de la sorte, il ne dit rien de trop, car c'est l'exacte vérité. Nous avons une Odyssée latine qui ressemble à un ouvrage de Dédale, et les pièces de Livius ne valent pas la peine d'être lues deux fois. Or, ce fut ce Livius qui fit représenter la première pièce de théâtre, sous le consulat de C. Claudius, fils de Cécus, et de M. Tuditanus, dans l'année qui précéda la naissance d'Ennius ; ce fut, d'après l'auteur que nous suivons, l'an de Rome 514, car les historiens diffèrent sur les dates. Attius dit que Livius fut pris à Tarente par Q. Maximus, consul pour la cinquième lois, c'est-à-dire trente ans après l'époque où il donna cette pièce, si l'on s'en rapporte à Atticus et aux anciens Mémoires. Attius ajoute qu'elle fut représentée onze ans plus tard, sous le consulat de C. Cornélius et de Q. Minucius, aux jeux qui furent célébrés en l'honneur de la déesse de la Jeunesse, en vertu d'un voeu fait par Salinator à la bataille de Sienne. Mais l'erreur d'Attius est évidente ; car, sous ces consuls, Ennius avait quarante ans, et, si l'on suppose que Livius a été son contemporain, il en résultera que celui qui fit jouer la première pièce aurait été cependant beaucoup plus jeune que Névius et Plaute, qui en avaient déjà fait représenter beaucoup avant ces consuls.

XIX. Si ces remarques vous paraissent étrangères à notre sujet, Brutus, prenez-vous-en à Atticus, qui m'a inspiré le désir le plus ardent de rechercher à quelles générations, à quels temps appartenaient ces hommes illustres. - Non, dit Brutus, je prends plaisir à ces déterminations chronologiques ; je les crois d'ailleurs utiles à votre projet de classer par générations les divers genres d'orateurs. - Eh bien ! Brutus, vous saisissez ma pensée ; et que n'avons-nous encore ces vers qui, selon les Origines de Caton, étaient, bien des siècles avant lui, chantés dans les repas par les convives, à la louange des hommes illustres. Néanmoins, la guerre punique du poète qu'Ennius compte parmi les devins et les Faunes, nous plaît à la manière des statues de Myron. Qu'Ennius soit, si l'on veut, plus parfait, et il l'est en effet ; mais s'il avait eu pour cet ancien le mépris qu'il affectait, il n'aurait pas, lui qui chante toutes les guerres, omis la première des guerres puniques, qui fut la plus terrible. Lui-même cependant nous dit quel fut le motif qui l'y détermina : D'autres ont traité ce sujet en vers... Sans doute, Ennius, ils l'ont traité, et même avec éclat, quoique leur style soit moins chàtié que le vôtre; et vous ne devez pas en juger autrement, vous qui avez, si vous en convenez, fait à Névius beaucoup d'emprunts, ou, si vous le niez, beaucoup de larcins. En même temps que Caton vécurent ses aînés C. Flaminius, C. Varron, Q. Maximus, Q. Métellus, P. Lentulus et P. Crassus, qui fut consul après le premier Africain. Scipion lui-même n'était pas sans moyens oratoires. Son fils, le père adoptif du jeune Scipion qu'il choisit dans la famille de Paul-Emile, eût été regardé comme l'un des hommes les plus éloquents, s'il eût joui d'une meilleure santé ; c'est ce que nous apprennent quelques petits discours et une histoire grecque écrite avec beaucoup d'agrément.

XX. Il faut y joindre Sext. Elius, en fait de droit civil le plu savant de tous les Romains, et toujours prêt à manier la parole. Parmi ceux qui étaient plus jeunes, nous citerons C. Sulpicius Gallus, qui, de toute la noblesse, s'appliqua le plus aux lettres grecques. Non seulement il fut regardé comme orateur, mais il se distingua par toutes sortes de connaissances et de bonnes manières. Le style alors était déjà devenu plus moelleux et plus brillant. Il était préteur, et faisait célébrer les jeux d'Apollon, quand Ennius mourut, sous le consulat de Q. Marcius et de Cn. Servilius, après avoir fait représenter sa tragédie de Thyeste. A la même époque vivait Tib. Gracchus, fils de Publius, qui fut censeur et deux fois consul ; on a de lui un discours grec prononcé chez les Rhodiens : ce fut, on le reconnaît, un citoyen à la fois vertueux et éloquent. On regarda comme éloquent aussi P. Scipion Nasica, surnommé Corculum, qui fut de même honoré de deux consulats et de la censure ; c'était ce Scipion, fils de ce Publius, qui introduisit à Rome le culte de la déesse du mont Ida. Nous en dirons autant de L. Lentulus, qui fut consul avec C. Figulus, et de Q. Nobilior, fils de Marcus, à qui les exemples de son père avaient inspiré le goût des lettres. Etant triumvir pour l'établissement d'une colonie, il conféra le droit de cité à Ennius, qui avait fait la guerre avec son père en Etolie. Enfin, T. Annius Luscus, le collègue de Q. Fulvius, ne fut pas non plus sans talent pour l'éloquence. Ce fut aussi la parole qui assura à Paul-Emile, père de Scipion l'Africain, le premier rang parmi les citoyens de Rome. Caton vivait encore ; il ne mourut qu'à l'âge de quatre-vingt-cinq ans, et, dans cette même année, il avait parlé devant le peuple avec beaucoup de véhémence contre Serv. Galba. Il nous a laissé son discours par écrit.

XXI. Toutefois, du vivant de Caton, brillèrent encore beaucoup d'orateurs plus jeunes. A. Albinus, celui qui écrivit une histoire en grec et fut consul avec L. Lucullus, était à la fois lettré et éloquent. Serv. Fulvius prend sa place à côté de lui, ainsi que Serv. Fabius Pictor, savant en droit, en littérature et en antiquité. Q. Fabius Labéon réunit à peu près les mêmes mérites. Pour Q. Métellus, qui eut quatre fils consulaires, on le regardait comme l'un des hommes les plus éloquents : ce fut lui qui parle pour L. Cotta, accusé par Scipion l'Africain. On a de lui plusieurs discours, entre autres celui qu'il prononça contre Tib. Gracchus et qu'on lit dans les Annales de C. Fannius. L. Cotta lui-même passait pour fort rusé ; mais C. Lélius et P. Africanus (Scipion) furent des plus éloquents : on peut juger du génie de ces orateurs par les discours que nous en avons. Un peu plus âgé que les précédents, Serv. Galba les a incontestablement surpassés pour l'éloquence : le premier parmi les Latins, il s'empara des avantages qui sont véritablement le domaine des orateurs ; s'écartant parfois de son but, dans la vue d'embellir le discours, il cherchait à séduire les esprits, à les émouvoir, à élever le sujet par des mouvements pathétiques et des lieux communs. Je ne sais comment il se fait que les discours de cet orateur, si renommé de son temps, nous paraissent aujourd'hui plus secs et plus vieillis que ceux de Lélius, de Scipion, et même que ceux de Caton : aussi sont-ils devenus si rares, que c'est à peine si l'on peut se les procurer.

En ce qui concerne Lélius et Scipion, quoique l'opinion reçue mette fort haut leur talent à tous deux, Lélius a une plus grande réputation d'éloquence. Il faut néanmoins en convenir, son discours sur les collèges des pontifes ne vaut pas mieux que tel autre que vous pourriez choisir parmi ceux que Scipion nous a laissés en grand nombre. Sans doute il n'y a rien de plus doux que ce discours de Lélius ; sans doute on ne peut tenir un langage plus auguste sur la religion ; mais le style en est beaucoup plus suranné et plus négligé que celui de Scipion ; et comme l'on a différents goûts, il me semble que Lélius recherchait de préférence l'archaïsme, et se servait volontiers de mots vieillis. Telle est cependant notre manie, nous ne voulons pas que le même homme excelle en plusieurs genres. Lélius s'est acquis des titres à la gloire dans la guerre contre Viriate, mais personne ne peut atteindre à la réputation militaire de Scipion et d'autre part, quoique pour le génie, les lettres, l'éloquence, la sagesse, tous deux aient occupé un rang distingué, on aime à faire prévaloir Lélius. Il semble même que cette répartition de louanges se soit établie entre eux, non moins par un mutuel consentement, que par l'opinion publique ; et l'esprit de ce temps-là, meilleur en tout le reste, avait encore cet avantage, que l'on rendait plus volontiers à chacun ce qui lui revenait.

XXII. Autrefois, à Smyrne, j'ai entendu raconter à P. Rutilius Dufus, que, dans sa première jeunesse, il fut commis un crime affreux. Les consuls, qui, je crois, étaient P. Scipion et D. Brutus, furent chargés par un sénatus-consulte d'en poursuivre la répression. Des massacres avaient été commis dans la forêt Sila, et des hommes connus en avaient été victimes. On accusait des esclaves et jusqu'à des hommes libres de la compagnie qui tenait des censeurs P. Cornélius et C. Mummius l'entreprise de l'extraction de la poix. Le sénat donc chargea les consuls d'instruire et de juger cette affaire. Rutilius ajoutait que Lélius, selon son usage, prononça pour les fermiers publics un discours soigné et élégant. Après l'avoir entendu, les consuls, de l'avis du conseil, ordonnèrent un plus ample informé. Peu de jours après, Lélius parla avec beaucoup plus de zèle et d'habileté, et l'affaire fut encore remise par les consuls. Les associés reconduisirent alors Lélius à sa maison pour le remercier et le prier de ne se pas décourager. Il leur répondit qu'il les avait défendus avec le zèle et le soin que lui inspirait son estime pour eux, mais qu'il pensait que leur cause serait plaidée avec plus de force et de véhémence par Serg. Galba, orateur à la fois plus imposant et plus chaleureux. Suivant donc le conseil de C. Lélius, les fermiers publics portèrent leur cause à Galba ; mais celui-ci éprouva quelque hésitation à succéder à un homme d'un si grand mérite, et ne l'accepta qu'avec une modeste défiance. L'affaire avait été remise au surlendemain ; Galba employa le jour intermédiaire à étudier sa cause, à disposer ses moyens. Enfin, au jour de l'audience, Rutilius alla dès le matin, de la part des associés, chez Galba, pour l'avertir et l'amener au tribunal quand l'heure serait venue. Mais Galba s'était renfermé dans son cabinet avec ses secrétaires, auxquels il avait coutume de dicter plusieurs choses à la fois : il y resta sans recevoir personne, en attendant qu'on lui annonçât que les consuls étaient descendus vers leurs sièges. Quand on lui eut dit qu'il était temps, il en sortit le visage en feu, les yeux étincelants, et en un tel état, qu'on eût cru qu'il venait de plaider sa cause, et non de s'y préparer. Rutilius ajouta, comme une chose qui aurait eu rapport à l'affaire, que les esclaves qui sortirent avec Galba paraissaient avoir été maltraités ; d'où il concluait que cet orateur était véhément et passionné, non seulement dans l'action, mais encore dans l'étude. Venons au fait : l'attente était générale, il y avait un grand nombre d'auditeurs, Lélius lui-même était présent. Galba soutint sa causa avec tant de force, tant de dignité, que nulle partie de son discours qui ne fût écoutée en silence ; aussi, après avoir obtenu de nombreux témoignages d'intérêt et de compassion, les associés furent-ils acquittés aux applaudissements de toute l'assemblée.

XXIII. Les deux mérites principaux de l'orateur consistent, le premier, à argumenter avec adresse pour éclairer les auditeurs, l'autre, à émouvoir leurs esprits par la force de l'action ; mais celui qui enflamme le juge réussit bien mieux que celui qui se borne à l'instruire. Nous pouvons donc conclure de ce récit de Rutilius, que Lélius se distinguait par l'élégance, Galba par la force. Cette force se manifesta surtout dans une autre affaire. Contre la foi des traités, Serg. Galba avait, disait-on, fait mettre à mort quelques habitants de Lusitanie ; Titus Libon, tribun, excitait le peuple contre Galba, et proposait une loi qui lui était évidemment personnelle. M. Caton, qui alors était dans une extrême vieillesse, comme je l'ai déjà dit, parla beaucoup dans le sens de la proposition. Il a transcrit dans les Origines le discours qu'il prononça peu de jours ou peu de mois avant sa mort. Alors, Galba, sans rien réfuter de ce qui le concernait, implora l'appui du peuple romain : il eut recours aux pleurs, et tantôt lui recommandait ses enfants, tantôt le fils de C. Gallus. Les larmes de cet orphelin produisirent un effet indicible, car on respectait la mémoire encore récente de son illustre père. Ce fut donc, ainsi que nous l'apprend Caton, par la pitié qu'il sut inspirer au peuple pour des enfants, que Galba se sauva de l'incendie qui menaçait de le dévorer. A en juger par son discours, Libon lui-même ne manquait pas de talent pour la parole.

Lorsque j'eus dit ces mots, je me reposai un instant. - Si Galba, dit Brutus, fut doué d'une si grande force d'éloquence, d'où vient donc qu'on n'en voit pas la moindre trace dans ses discours ? du moins ceux qui n'ont rien écrit ne nous ont pas laissé ce sujet de doute sur leur mérite.

XXIV. - Ne point écrire du tout, Brutus, ou n'écrire pas aussi bien qu'on parle, sont des choses qui proviennent de causes toutes différentes. Il y a des orateurs qui n'ont rien rédigé par paresse et de peur de joindre au travail du forum celui du cabinet. En effet, le plus souvent on n'écrit les discours qu'après qu'ils ont été prononcés, et non dans la vue de les prononcer. D'autres négligent ce soin, parce qu'ils ne se soucient point de se perfectionner : or, rien n'est plus propre à cela que la composition. D'ailleurs, une fois qu'ils pensent avoir acquis une assez grande gloire dans l'art de la parole, ils sont peu jalcux de laisser à l'avenir la mémoire de leur talent ; ils croient même que leur réputation sera plus grande, si leurs écrits ne passent pas sous les yeux des connaisseurs. D'autres encore se regardent comme plus forts pour 1'improvisation que pour le style, et c'est assez l'ordinaire chez les hommes doués de grandes dispositions, quand le fond de la science leur manque : tel fut Galba ; peut-être, quand il parlait, était-il enflammé, non seulement par la force de son génie, mais par une âme bouillante, par un pathétique qu'il tenait de la nature. C'est là ce qui donnait à son discours de la rapidité, de l'entraînement, de la véhémence. Mais, lorsque, rendu au repos, il prenait la plume ; lorsque ces mouve-ments de l'âme s'apaisaient comme tombe le vent, son style languissait : inconvénient que n'éprouvent pas ceux qui s'attachent à un genre d'éloquence plus châtié, parce que le jugement n'abandonne jamais l'orateur, et que celui qui le prend pour guide parle et écrit avec la même perfection. L'enthousiasme, au contraire, n'est pas toujours à notre disposition ; sil nous quitte, toute la vigueur, tout le feu de l'orateur s'éteignent. Voilà pourquoi l'âme de Lélius semble respirer dans ses écrits, tandis qu'il ne reste rien de la force de Galba.

XXV. Il faut ranger aussi au nombre des orateurs médiocres les frères L. et Sp. Mummius, qui tous deux nous ont laissé des discours. Lucius est simple et antique ; Spurius n'est pas plus fleuri, cependant il est plus concis, car il avait été élevé selon les préceptes des stoïciens. On a beaucoup de discours de Sp. Albinus ; on en a aussi de L. et de C. Aurelius Orestes, que je vois tenir quelque rang parmi les orateurs ; P. Popilius, qui fut excellent citoyen, ne manqua pas d'éloquence ; Caïus, son fils, en fut doué, et Caïus Tuditanus, distingué par la distinction et la politesse de ses manières, fut aussi renommé pour l'élégance de son langage. On accordait le même genre de mérite à celui dont la constance vint à bout de Tib. Gracchus, qui l'avait offensé ; je veux parler de M. Octavius, de ce citoyen connu par sa persévérance à défendre la bonne cause. A peu près dans le même temps que Galba, mais un peu plus jeune, parut M. Emilius Lépidus, surnommé Porcina ; il passa pour orateur accompli. Si l'on en juge par ses discours, il était du moins bon écrivain, et ce fut le premier des orateurs romains dans lequel on remarqua cette délicatesse des Grecs, ces périodes arrondies, ce style que j'appellerais volontiers l'artisan de l'éloquence. Il eut pour auditeurs deux jeunes gens, doués des plus heureuses dispositions : c'étaient C. Carbon et Tib. Gracchus. Tous deux, à peu près du même âge, suivirent assidûment ses leçons. Nous parlerons d'eux quand j'aurai dit encore quelque chose de leurs anciens. Dans ce temps-là, Q. Pompée ne fut pas sans réputation : il fut le fils de ses oeuvres et parvint aux honneurs suprêmes sans pouvoir invoquer en sa faveur d'illustres aïeux. Alors aussi, sans être éloquent, L. Crassus exerçait une grande influence par la parole. Au lieu d'être, comme les autres, populaire par ses manières libérales, il le fut par son caractère chagrin et sévère. M. Antius Briso, tribun du peuple, résista longtemps à sa loi sur les suffrages. Le consul M. Lépidus le secondait dans sa résistance, et on en a fait un reproche à Scipion l'Africain, parce que l'on crut que son crédit avait fait changer la résolution de Briso. Les deux Cépion furent encore très utiles à leurs clients, par le conseil et la parole ; mais ils les servirent plus encore par leur considération et par leur crédit. On e des écrits de Quintus ; quoiqu'ils ressemblent à tous ceux des anciens, ils ne sont pas trop secs, et se distinguent par leur sagesse.

XXVI. On nous apprend qu'à la même époque environ, P. Crassus fut un orateur dont le talent plaisait ; il se distingua par son esprit et son savoir, et ne manqua point d'exemples dans l'intérieur de sa famille. Il s'était allié à Sergius Galba, à cet excellent orateur, dont le fils épousa sa fille ; et comme il était le fils de P. Mucius et qu'il avait pour frère P. Scévola, il s'instruisit du droit civil dans sa maison même. Il est certain que son crédit répondait à son activité ; car le nombre de ceux qui le consultaient était considérable, et il plaidait souvent. Il faut joindre à ces orateurs leurs contemporains, les deux C. Gannius, fils de Caïus et de Marcus. Le fils de Caïus, qui fut consul avec Domitius, nous a laissé un discours contre Gracchus, au sujet des alliés et du nom latin : il est vraiment bien fait et d'un style élevé. - Mais, dit Atticus, ce discours est-il bien de Fannius ? Dans notre enfance, il y avait à cet égard diverses opinions : les uns soutenaient qu'il avait été composé par C. Persius, homme d'un esprit cultivé, et que Lucilius cite comme fort savant ; les autres prétendaient que beaucoup de nobles y avaient contribué de toutes leurs facultés. - Il est vrai, repris-je, je l'ai entendu dire par les vieillards ; mais je n'ai jamais pu me résoudre à le croire, et on n'a, je pense, conçu ce soupçon que parce que Fannius passait pour un orateur médiocre, tandis que ce discours est le meilleur de tous ceux de ce temps-là. On le voit bien, néanmoins, ce ne peut être l'ouvrage de plusieurs auteurs : c'est partout le même ton, le même style. Comment d'ailleurs Gracchus aurait-il gardé le silence sur Persius, après avoir reçu de Fannius des reproches sur les emprunts que lui-même avait faits à Ménélas de Marathum et à d'autres encore ? Enfin Fannius n'a jamais été regardé comme dépourvu de moyens : il a souvent plaidé ; et son tribunat, dirigé par les conseils et l'autorité de P. l'Africain, ne fut pas non plus sans gloire. L'autre C. Fannius, le fils de Marcus, le gendre de C. Lélius, avait dans ses moeurs, aussi bien que dans son élocution, quelque chose de plus rude. A 1'imitation de son beau-père, il avait fréquenté les leçons de Panétius. Du reste, il n'aimait pas beaucoup celui dont il suivit l'exemple ; car Lélius ne l'avait pas fait entrer dans le collège des augures, et lui avait préféré son autre gendre. P. Scévola, quoiqu'il fût plus jeune. Lélius s'en était excusé, disant qu'il avait accordé cette préférence, non au plus jeune de ses gendres, mais à l'aînée de ses filles. On peut juger de la nature du talent de Fannius, par l'histoire assez élégante qui nous reste de lui : elle n'est ni dépourvue de style, ni remarquable par sa perfection. Mucius l'augure en savait assez pour se défendre lui-même, et se défendit en effet contre T. Albucius, qui l'accusait de concussion. On ne le range pas au nombre des orateurs, mais il entendait à merveille le droit civil, et se distingua par ses lumières et ses connaissances. L. Célius Antipater, ainsi que vous pouvez en juger, fut, pour ces temps-là, un écrivain d'un grand mérite et très profond en droit. Il fut le maître de beaucoup de disciples, par exemple de L. Crassus.

XXVII. Pourquoi faut-il que Tib. Gracchus et Caïus Carbon n'aient pas eu la volenté de bien gouverner l'Etat, au même degré que le talent de bien dire ? Personne assurément ne surpasserait la gloire de tels hommes ; mais le premier fut mis à mort par la république elle-même, en punition de la violence de son tribunat. Il y avait porté tout le ressentiment qu'il avait conçu contre les gens de bien, à raison du scandale occasionné par le traité de Numance. Carbon, décrédité par son inconstance dans le parti populaire, se déroba par une mort volontaire à la sévérité de ses juges. Mais tous deux furent d'excellents orateurs ; nous en avons pour garants les souvenirs de nos pères : car, pour les discours qui nous restent de Carbon et de Gracchus, ils ne sont pas encore fort brillants d'expression ; mais ils se distinguent par la finesse et la solidité. Dès sa plus tendre enfance, Gracchus fut, par les soins de sa mère Cornélie, instruit des lettres grecques, et il eut toujours les meilleurs maîtres de la Grèce, tel que Diophane de Mitylène, dont il reçut les leçons dans son adolescence, et qui était le plus éloquent des Grecs de son temps ; mais le temps lui manqua pour développer et illustrer son génie. Carbon, tant qu'il vécut, plaida dans beaucoup d'affaires et devant des tribunaux différents. Les connaisseurs qui l'ont entendu, et parmi eux je citerai L. Gellius, qui disait l'avoir suivi pendant son consulat, rapportent que ce fut un orateur harmonieux, d'une imagination assez vive, qu'il avait le débit véhément, et qu'en même temps il était doux et enjoué. Gellius ajoutait qu'il était actif et studieux, et qu'il s'appliquait avec beaucoup de zèle aux exercices et aux méditations du cabinet. On le regardait comme le meilleur défenseur de cette époque, et, pendant qu'il occupait le forum, les affaires judiciaires s'accrurent beaucoup. Ce fut dans sa première jeunesse qu'on établit les tribunaux permanents ; jusqu'alors ils n'existaient pas. En effet, L. Pison, tribun du peuple, fit le premier, sous le consulat de Censorinus et de Manilius, passer la loi sur les concussions (ce Pison se livra aussi à la plaidoirie, et fit adopter ou rejeter beaucoup de lois. Il laissa des discours qui ont déjà disparu, et des annales d'un style assez sec). Pour revenir à Carbon, j'ajouterai qu'alors la loi des scrutins secrets, adoptée sur la proposition de L. Cassius, sous les consuls Lepidus et Mancinus, rendait l'assistance d'un défenseur beaucoup plus nécessaire pour les causes soumises au jugement du peuple.

XXVIII. D. Brutus aussi, le fils de Marcus, parlait avec asses d'élégance ; il possédait, autant qu'on le pouvait alors, la littérature grecque et celle des Latins. J'ai souvent entendu répéter ces détails par le poète L. Attius, son ami ; cet Attius accordait le même genre de mérite à Q. Maximus, petit-fils de Paul-Emile, et disait qu'avant ce Maximus, celui des Scipions qui, sans être revêtu d'aucune magistrature, se mit à la tête du mouvement dans lequel périt Gracchus, porta dans ses discours toute la véhémence de son caractère. Le prince du sénat, P. Lentulus, eut tout juste autant d'éloquence qu'il en fallait pour les affaires publiques. Dans le même temps, L. Furius Philus passait pour parler fort purement le latin : on le regardait comme plus lettré que les autres. P. Scévola fut très spirituel et très sensé ; il eut même quelque abondance. M. Manilius ne le lui cédait guère en fait de jugement. Appius Claudius parlait avec facilité, mais avec trop de chaleur. Il faut tenir compte aussi de M. Fulvius Flaccus et de C. Caton, dont la mère était soeur de Scipion l'Africain : tous deux furent des orateurs médiocres ; cependant l'on a de Flaccus des écrits qui prouvent son amour pour les lettres.

P. Decius fut son émule ; il ne manqua pas d'élocution ; mais la turbulence de ses moeurs passa dans ses discours. M. Drusus, fils de Caius, celui qui, dans son tribunat, vainquit son collègue C. Gracchus, alors tribun pour la seconde fois, jouissait d'une grande considération et par son talent oratoire, et par la dignité de son caractère. Son frère C. Drusus prend sa place tout près de lui. Citons encore M. Penuus, qui était de votre maison, Brutus, et qui, dans son tribunat, fit éprouver de rudes secousses à C. Gracchus, dont il n'était pas l'aîné de beaucoup; car, sous les consuls M. Lépidus et L. Oreste, Gracchus fut questeur, et Pennus tribun. C'était le fils de ce Marcus qui fut consul avec Q. Elius : déjà il portait ses vues sur les plus hautes dignités ; mais il mourut après son édilité. Quant à T. Flamininus, que j'ai pu voir encore, je n'en ai rien appris, sinon qu'il parlait sa langue d'une manière fort correcte.

XXIX. A tous ceux qui précèdent on joint C. Curion, M. Scaurus, P. Rutilius, C. Gracchus. On peut passer rapidement sur Scaurus et Rutilius, qui n'ont eu ni l'un ni l'autre la réputation d'orateurs accomplis ; mais tous deux s'étaient beaucoup exercés aux affaires judiciaires. Il faut applaudir au travail de quelques hommes qui méritent des éloges, bien qu'ils n'aient pas fait preuve d'un génie fort étendu. On ne pourrait cependant dire que le talent ait manqué absolument à ceux dont nous parlons ; seulement ils n'avaient pas le génie de 1'éloquence. Qu'importe, en effet, de savoir ce qu'il faut dire, si on ne le dit avec facilité, avec grâce ? Ce n'est point encore assez, si ce que l'on dit n'est animé de la voix, du regard et du geste. Faudra-t-il que je recommande l'étude ? La nature, il est vrai, peut, sans elle, inspirer l'expression convenable, mais elle n'est alors que l'effet du hasard, et ne saurait être toujours à notre disposition. La sagesse et la droiture distinguaient les discours de Scaurus, ses paroles avaient une grande dignité ; la nature lui avait donné quelque chose de persuasif. Quand il parlait pour un accusé, vous eussiez dit qu'il prononçait un témoignage plutôt qu'un plaidoyer.

Ce genre paraissait peu propre à la défense des causes, mais il était bon pour les délibérations du sénat, dont Scaurus était le prince ; il annonçait non seulement de la sagesse, mais, ce qui était plus important encore, de la bonne foi. Il tenait de la nature même cet avantage qu'il aurait difficilement obtenu de l'art, bien qu'il y ait, comme vous le savez, des préceptes sur ce point. L'on a de Scaurus des discours et trois livres adressés à L. Fufidius, où il raconte l'histoire de sa vie. Ils sont vraiment utiles, mais personne ne les lit ; ou lit cependant la Vie et l'Education de Cyrus, très bon ouvrage sans doute, mais moins approprié à nos moeurs, et qu'il ne faudrait pas préférer au récit des actions de Scaurus. Futidius lui-même parut avec avantage au nombre des défenseurs.

XXX. Pour Rutilius, il se livra à un genre d'éloquence chagrin et sévère ; il y avait dans le caractère de l'un et de l'autre quelque chose de véhément et d'irascible. Aussi, ayant demandé tous deux le consulat en même temps, non seulement celui qui avait échoué accusa de brigue son heureux compétiteur, mais une fois absous, Scaurus à son tour appela Rutilius en justice. Du reste, Rutilius était très serviable et très laborieux, qualités d'autant plus louables qu'il s'était en même temps imposé le pesant fardeau des consultations. Ses discours étaient froids ; mais, en droit, ils renfermaient beaucoup d'excellentes choses. Il était fort instruit et possédait à merveille la littérature grecque. Disciple de Panétius, c'était presque un stoïcien accompli. Vous le savez, Brutus, le style des stoïciens, remarquable par la finesse et l'habileté, est sec et fort peu propre à plaire au peuple. L'estime que le philosophe fait de lui-même, et qui est le caractère distinctif de cette école, Rutilius l'avait d'une manière forte et inébranlable. Traduit en justice malgré son innocence, il s'inquiéta si peu de cette affaire, qui faillit renverser l'Etat, qu'il ne voulut appeler à son aide ni L. Crassus, ni M. Antonius, qui étaient alors les orateurs les plus éloquents. Il plaida sa cause lui-même. C. Cotta, qui était le fils de sa soeur, ajouta quelques considérations à sa défense, et, quoique fort jeune encore, il s'en acquitta en orateur consommé. Q. Mucius parla aussi avec clarté, avec éloquence, comme à son ordinaire ; mais il était loin de cette force, de cette abondance qu'auraient exigées ce genre de débats et l'importance de la cause. Nous rangerons donc Rutilius parmi les orateurs stoïciens, Scaurus parmi les orateurs antiques : mais nous les louerons tous deux, car c'est grâce à eux que ces genres d'éloquence ont joui de quelque estime à Rome. Je veux qu'au forum, comme au théâtre, on loue non seulement ceux dont le geste est impétueux et étudié, mais encore les acteurs qu'on appelle stationnaires, dont l'action simple et vraie n'a rien qui fatigue.

XXXI. Puisque nous avons fait mention des stoïciens, je rappellerai que dans ce temps-là vivait Q. Elius Tubéron, le petit-fils de L. Paullus. Il n'était nullement orateur, mais ses moeurs étaient sévères et de tout point convenables à la doctrine qu'il avait embrassée. Il outrait même ses principes ; car, dans son triumvirat, il décida, contre le témoignage de Scipion l'Africain, son oncle, qu'il n'y avait aucune exception qui dispensât les augures des fonctions judiciaires. Semblable à ses moeurs, son style était dur, incorrect, grossier. Il ne put donc, comme ses aïeux, s'élever aux honneurs. Néanmoins il fut citoyen ferme et courageux, et surtout adversaire incommode pour Gracchus, ainsi que l'atteste un discours que celui-ci prononça contre lui. On en a aussi de Tubéron contre Gracchus : sans s'élever au-dessus de la médiocrité dans l'art de la parole, il était fort habile dialecticien.

Alors Brutus : Je le vois, il en est de nos concitoyens comme des Grecs : presque tous les stoïciens sont très habiles dans la discussion, s'en acquittent avec art et sont en quelque sorte des architectes de paroles ; mais si de la dissertation vous les faites passer à la tribune, ils se trouvent pris au dépourvu. Je n'en excepte que Caton, qui, stoïcien des plus parfaits, ne laisse rien à désirer du côté de l'éloquence, mérite que je vois fort mince dans Fannius, peu remarquable dans Rutilius, et absolument nul dans Tubéron.

- Ce n'est pas sans raison, répondis-je : en effet, ils emploient tous leurs efforts à la dialectique et ils négligent l'étude, qui donne au style de la liberté, de l'abondance, de la variété. Votre oncle, au contraire, vous le savez, a pris aux stoïciens ce qu'il convenait de leur prendre ; mais l'art de la parole, c'est des maîtres de l'éloquence qu'il le tient, et il s'est exercé d'après leur méthode. S'il fallait tout emprunter aux philosophes, le talent de la parole s'acquerrait plus facilement à l'école des péripatéticiens. J'en approuve d'autant plus votre discernement, Brutus, d'avoir choisi parmi les philosophes la secte qui, dans sa doctrine et dans ses principes, joint l'art de la discussion à l'agrément et à l'abondance de la parole. Néanmoins, par elle-même, cette méthode des péripatéticiens et des académiciens est insuffisante pour former un orateur ; et, d'un autre côté, sans elle il ne peut y avoir d'orateur parfait. En effet, le style des stoïciens est trop serré pour l'oreille du peuple ; mais celui de ces philosophes est plus lâche, plus diffus que ne le comportent les affaires judiciaires et le forum. Qui pourrait surpasser la richesse de Platon ? C'est ainsi, disent les philosophes, que parle Jupiter, s'il parle grec. Quel auteur fut plus nerveux qu'Aristote, plus doux que Théophraste ? Démosthène, rapporte-t-on, lisait Platon et le relisait avec passion, et il écouta ses leçons : on le voit bien à la solennité de ses expressions ; il le dit d'ailleurs lui-même dans une de ses lettres. Cependant, transportée dans la philosophie, son éloquence paraîtrait, qu'on me passe l'expression, trop belliqueuse, et à son tour le style de ces philosophes serait trop pacifique pour les débats judiciaires.

XXXII. Nous allons, si vous le voulez, passer en revue les autres orateurs, selon leur époque et le degré de leur mérite. - Nous le désirons vivement, dit Atticus, car je réponds aussi pour Brutus. - Curion, repris-je alors, était à peu près du même temps : ce fut vraiment un orateur illustre, et l'on peut apprécier son talent par ses discours. Parmi plusieurs autres, il nous en est resté un d'un genre fort élevé : il le prononça pour Serv. Fulvius, au sujet d'un inceste. Pendant mon enfance, on le regardait encore comme un ouvrage accompli ; mais à peine l'aperçoit-on aujourd'hui à travers la foule des livres nouveaux.

- Je comprends fort bien, dit Brutus, quel est l'auteur de cette multitude de livres nouveaux. - Et moi, Brutus, je vois qui vous désignez. Certes, j'ai fait quelque bien à la jeunesse, en lui donnant l'exemple d'un style plus pompeux, plus orné qu'il ne l'était autrefois ; mais j'ai pu lui nuire aussi ; car depuis la publication de mes discours, le plus grand nombre des lecteurs a abandonné la lecture des anciens ; non pas moi cependant, je les préfère aux miens. - Comptez-moi dans le grand nombre, reprit Brutus. Néanmoins, d'après ce que vous me dites, il faudra, je le vois bien, que je lise beaucoup de choses qu'autrefois je dédaignais.

Ce discours sur l'inceste est puéril en beaucoup d'endroits ; tels sont les passages sur l'amour, sur la torture, sur la réputation, tous, sans contredit, très frivoles. Mais tant que l'oreille de nos concitoyens n'était pas exercée, tant que l'éducation publique n'était point faite, ils pouvaient paraître très supportables. Fulvius a encore donné quelques autres écrits ; il a beaucoup plaidé, et on le comptait parmi les avocats les plus considérés. Je m'étonne donc qu'il ne soit pas devenu consul, car sa carrière a été assez longue, et il ne manqua pas d'illustration.

XXXIII. Mais voici venir un homme doué d'un génie transcendant, enflammé d'ardeur pour l'étude, instruit dès son enfance : c'est C. Gracchus. Croyez-moi, Brutus, jamais personne ne l'a surpassé pour l'abondance et la richesse de la parole. - C'est tout à fait mon opinion, dit Brutus, et il est à peu près le seul des anciens que je lise. - Oui, certes, Brutus, il faut le lire. Sa mort prématurée fut une grande perte pour Rome et pour les lettres latines. Pourquoi faut-il qu'il ait montré plus de dévouement à son frère qu'à sa patrie ! Avec un tel génie, qu'il lui eût été facile, s'il eût vécu plus longtemps, d'atteindre à la gloire de son père ou à celle de son aïeul ! Je ne sais pas en fait d'éloquence s'il eût jamais trouvé son pareil. Il y a de la grandeur dans ses expressions, de la sagesse dans ses pensées, et dans l'ensemble de la dignité. Mais ses ouvrages attendent encore la dernière main : beaucoup de compositions sont esquissées avec supériorité et ne sont point entièrement finies. Je le répète, Brutus, s'il est un orateur dont la lecture doive être recommandée à la jeunesse, c'est celui-là ; non seulement il peut former l'esprit, mais il peut encore le nourrir.

Après cette époque vint C. Galba, le fils du grand orateur Servius et le gendre de P. Crassus, qui était à la fois éloquent et jurisconsulte. Nos aïeux le louaient et l'aimaient par égard pour la mémoire de son père ; mais au milieu de sa course il tomba, et, après avoir plaidé pour lui-même, il fut victime de la motion faite par Mamilius, en haine des menées de Jugurtha. Nous avons, sous le titre d'Epilogue, la péroraison de ce discours, morceau tellement estimé, que dans ma jeunesse je l'appris par coeur. Galba est, depuis la fondation de Rome, le premier membre du collège des prêtres qui ait été condamné par un arrêt criminel.

XXXIV. P. Scipion, qui mourut consul, ne parla ni beaucoup ni souvent ; mais il n'est personne qu'il n'égalât par la pureté de sa diction latine, et il l'emportait sur tout le monde par les saillies et l'enjouement. Son collègue, L. Bestia, débuta bien dans son tribunat, car ce fut sur sa motion qu'on réintégra dans ses droits P. Popilius, qui avait été expulsé par la violence de C. Gracchus. Bestia était vif et ne manquait pas d'éloquence ; mais son consulat eut une triste fin, car au moyen de l'odieuse instruction commandée par la loi Mamilia, les juges institués par Gracchus firent périr C. Galba, revêtu du sacerdoce, et quatre consulaires, savoir : L. Bestia, C. Caton, Sp. Albinus et L.Opimius, excellent citoyen qui avait tué Gracchus et qui avait été absous par le peuple, bien qu'il eût agi contrairement à la volonté populaire. Un homme entièrement différent, et dans son tribunat et dans tout le reste de sa carrière, C. Licinius Nerva, qui fut fort mauvais citoyen, ne manqua pas cependant d'éloquence. A peu prè dans le même temps, mais beaucoup plus âgé, C. Fimbria passa pour un avocat brusque, rude et mordant. En général il était trop bouillant et beaucoup trop passionné ; du reste, son zèle, ses moeurs, la force de son esprit, le rendaient de bon conseil dans le sénat. Il était défenseur supportable, assez habile en droit civil, et indépendant par la noblesse de son caractère et par le genre même de son talent. Dans notre enfance nous lisions ses discours, mals aujourd'hui on peut à peine les trouver.

C. Sextius Calvinus avait de la grâce dans l'esprit et dans le langage, mais il était d'une faible santé. Quand ses accès de goutte le lui permettaient, il ne se dérobait point aux affaires judiciaires ; cependant il y paraissait rarement. On faisait donc usage de ses conseils quand on le voulait, de son éloquence quand cela était possible. A cette même époque vivait M. Brutus, qui fut pour votre famille un sujet de honte : portant un aussi grand nom, ayant pour père un excellent citoyen, un bon jurisconsulte, il faisait métier d'accuser, comme jadis Lycurgue à Athènes. Il ne brigua point les magistratures, et fut accusateur véhément et fâcheux. Il était aisé de voir que la perversité de son caractère avait fait dégénérer le bon naturel de sa race. Dans le même temps vivait un accusateur plébéien, L. Césulénus. Je l'entendis lorsque, dans un âge avancé, il poursuivait L. Sabellius, pour le faire condamner, en vertu de la loi Aquilia, à payer une amende en réparation d'un dommage. Je ne ferais pas même mention d'un homme aussi bas, si je ne considérais que je n'ai jamais entendu aucun orateur qui fût plus habile pour faire naître le soupçon ou pour accumuler les imputations.

XXXV. T. Albucius était savant en littérature grecque, ou plutôt c'était presque un Grec. Je ne fais ici qu'énoncer mon opinion, et ses discours peuvent servir de preuve à mon assertion. Il vécut à Athènes dès l'âge le plus tendre, et devint un épicurien accompli ; mais ce genre de philosophie est peu propre à l'art oratoire. Nous arrivons à Q. Catulus : il avait été élevé, non plus selon la vieille méthode, mais selon la nôtre, à moins qu'il n'y ait encore un meilleur système. De vastes connaissances en littérature, une extrême affabilité, non seulement dans ses moeurs, dans son caractère, mais encore dans son style, une pureté de langage exempte de taches, telles sont les qualités qu'on remarque dans ses discours, et surtout dans le livre qu'il adressa au poète Furius, son ami, et dans lequel il fait l'histoire de son consulat et de ses actions avec toute la délicatesse qui caractérise le genre de Xénophon. Cependant son ouvrage n'est pas plus connu que les trois livres de Scaurus dont j'ai parlé tantôt.

- Quant à moi, dit Brutus, je ne connais ni le livre de Catulus, ni ceux de Scaurus ; mais c'est ma faute. Jamais, il est vrai, ils ne me sont tombés entre les mains. Vous me les prêterez, et désormais je mettrai d'autant plus de soin dans la recherche de ces anciens ouvrages.

Catulus donc possédait la langue latine, et ce mérite, qui n'est pas indifférent pour l'éloquence, est trop négligé par la plupart des orateurs. Ne vous attendez pas à ce que je parle du son de sa voix et de l'agrément de sa prononcistion, car vous avez connu son fils. Ce fils, il est vrai, ne fut pas au nombre des orateurs ; cependant, quand il opinait, il ne manquait ni de lumières, ni d'une élocution élégante et soignée. Au surplus, Catulus le père lui-même ne fut pas regardé comme le premier des orateurs : lorsqu'on lui comparait quelques-uns de ceux qui brillaient alors au barreau, il leur paraissait bien inférieur ; mais, quand on s'abstenait de comparer, on était satisfait, et même on ne demandait rien de mieux. Dans les affaires de l'Etat, Q. Metellus Numidicus, et son collègue M. Silanus, s'énonçaient assez bien pour soutenir leur dignité et celle du consulat. Quant à M. Aurelius Scaurus, il ne parlait pas souvent, mais son style était soigné : c'est un de ceux qui manièrent le plus élégamment notre langue. A. Albinus eut le même mérite de diction ; le flamine Albinus aussi fut compté parmi les orateurs, ainsi que Q. Cépion, homme véhément et courageux ; sa mauvaise fortune a fait son crime, la haine du peuple son malheur.

XXXVI. Alors vivaient aussi C. et L. Memmius, orateurs médiocres, mais accusateurs véhéments et acharnés ; aussi les vit-on souvent intenter des accusations capitales, et rarement défendre des accusés. Sp. Thorius était assez habile dans le genre populaire ; c'est celui qui, par une loi défectueuse et nuisible, affranchit du tribut le domaine public. M. Marcellus, le père d'Eserninus, ne fut pas, il est vrai, au nombre des avocats distingués ; cependant il était toujours prêt à parler, et ne manquait pas d'exercice, non plus que son fils P. Lentulus. Enfin, parmi les orateurs médiocres, L. Cotta ne s'était pas précisément acquis une réputation de talent, mais il avait soin d'affecter l'archaïsme, non seulement par le choix des mots, mais encore par une prononciation rustique.

Je le sais, en citant ce même Cotta et d'autres encore, je n'ai point enrichi le nombre des orateurs, ou ne l'enrichirai pas d'hommes très éloquents ; mais mon sujet me conduit à nommer ici tous ceux qui, dans Rome, se sont appliqués à l'art de la parole. Ce que je vais dire pourra faire juger des progrès de cet art, et l'on verra combien en toutes choses il est difficile d'atteindre le but idéal de la perfection. En effet, combien d'orateurs nous avons rappelés, combien de temps nous avons mis à leur énumération ! Cependant ce n'est qu'avec peine, et en traversant la foule, que nous sommes arrivés tantôt à Hypéride, et à Démosthène, et maintenant à Antoine et à Crassus. Quant à moi, je les regarde comme de très grands orateurs, comme les premiers qui portèrent la gloire de l'éloquence au niveau de celle des Grecs.

XXXVII. Antoine pensait à tout ; il disposait chaque chose de manière à en tirer, pour l'effet, le plus grand parti possible ; et comme un général fait avancer à propos sa cavalerie, son infanterie, ses troupes légères, il mettait ses arguments dans les parties du discours où ils convenaient le mieux. Il avait une mémoire excellente ; jamais on n'aurait soupçonné le travail, et toujours il semblait parler sans préparation. Cependant il était tellement préparé, que c'étaient les juges qui paraissaient ne l'être point assez pour se garder de toute surprise. Ses expressions n'étaient pas d'une extrême élégance ; il ne passa donc point pour avoir une élocution soignée ; mais, d'un autre côté, elle n'avait rien de grossier, et ses termes étaient ceux qui conviennent à l'orateur. Nous l'avons dit : s'il faut faire grand cas d'une diction correcte, cette qualité est moins grande par elle-même, que parce qu'elle est en général trop négligée. Il n'y a pas autant de mérite à savoir sa langue que de honte à l'ignorer ; et c'est au citoyen romain, comme à l'orateur, qu'appartient ce mérite. Pour Antoine, il s'inquiétait moins de la grâce que de l'effet : le choix de ses mots, leur place, la liaison des périodes, était toujours le résultat d'un calcul. Il y mettait une sorte d'art ; mais il excellait surtout à embellir, et pour ainsi dire à figurer la pensée. Si les connaisseurs ont proclamé Démosthène le prince des orateurs, c'est parce que, dans ce genre, il les a tous surpassés. Ce sont les figures, comme les appellent les Grecs, qui fournissent à l'éloquence sa principale parure, et c'est moins par le coloris de l'expression que par l'éclat qu'elles jettent sur la pensée, que leur effet est produit.

XXXVIII. Ces qualités étaient grandes chez Antoine ; il y avait, en outre, en lui un mérite particulier d'action, et si l'action a deux parties, le geste et la voix, nous dirons que le geste d'Antoine exprimait moins les mots que la pensée. Les mains, les épaules, les hanches, le mouvement du pied, la position, la marche, tout enfin était d'accord avec ses paroles et ses idées. Sa voix était soutenue, quoique un peu rauque ; mais il fut le seul orateur qui sut faire tourner ce défaut à son avantage ; car, dans les morceaux pathétiques, elle prenait quelque chose de lamentable qui était propre à inspirer la confiance, comme à exciter la pitié : en sorte qu'il justifiait cette réponse que Démosthène fit à un homme qui lui demandait quelle était la première condition de l'éloquence : «L'action, dit-il ; - Et la seconde ? - L'action ; - Et la troisième ? - Encore l'action». Il n'y a rien, en effet, qui pénètre mieux les coeurs, qui soit plus capable de les conduire, de la façonner, de les fléchir, rien qui fasse plus paraître les orateurs tels qu'ils voudraient qu'on 1es jugeât.

Les uns disaient que L. Crassus était son égal, les autres le lui préféraient ; mais on s'accordait sur ce point que, quand on était défendu par l'un d'eux, on n'avait à regretter le secours d'aucun autre. Moi-même, quoique j'élève Antoine si haut, je reconnais qu'il ne peut y avoir rien de plus parfait que Crassus. Il y avait en lui beaucoup de dignité ; à cette dignité se joignait un ton de plaisanterie et d'urbanité, comme il le faut pour l'orateur, et qui jamais ne dégénérait au point d'être trivial. Sa diction latine était soignée et élégante, sans fatiguer par la recherche. Il mettait beaucoup de clarté dans le développement de ses idées, et, lorsqu'il agitait une question de droit civil ou d'équité, les arguments et les rapprochements se présentaient en foule.

XXXIX. Si Antoine avait un incroyable talent pour faire naitre des conjectures, pour apaiser, pour exciter des soupçons, rien, d'autre part, n'égalait l'abondance de Crassus dans les interprétations, les définitions et les développements des moyens d'équité. On en peut juger en mainte occasion, mais surtout dans l'affaire de M. Curius, portée devant les centumvirs. Il y parla si habilement au nom de la justice et de l'équité, contre la lettre écrite, qu'il accabla, sous la multitude de ses arguments et de ses exemples, Q. Scévola, qui cependant était un homme à la fois très habile et très savant en droit ; or, c'est le droit qui devait régler la contestation. Ces défenseurs, tous deux du même âge, tous deux consulaires, soutinrent si bien leur cause, en considérant, chacun sous un aspect différent, les principes du droit civil, que Crassus passa désormais pour le plus profond jurisconsulte parmi les orateurs, et Scévola pour le plus éloquent des jurisconsultes. Ce dernier était doué d'un tact très fin pour discerner, dans un argument de droit ou d'équité, le vrai d'avec le faux. Il joignait à une grande concision beaucoup de bonheur d'expression ; aussi fut-il, à mes yeux, un orateur accompli sous le rapport de l'interprétation, de l'explication et de l'argumentation. A cet égard, il n'a point de rival ; mais s'agissait-il d'agrandir son sujet, de l'orner, ou de soutenir une réfutation, il était plutôt un critique redoutable qu'un orateur digne d'admiration. Mais revenons à Crassus.

XL. Ici, Brutus m'interrompant : Je croyais, dit-il, connaitre suffisamment Scévola par ce que m'en avait raconté C. Rutilius, qu'il voyait fatnilièrement par suite de l'amitié qui l'unit à notre Scévola ; mais je ne lui savais pas un aussi grand mérite en fait d'éloquence, et je n'apprends pas sans plaisir que notre république a possédé un homme aussi distingué, un génie aussi élevé.

- Croyez-moi, Brutus, il n'y eut jamais dans Rome rien au-dessus de ces deux hommes. Je viens de vous dire que l'un était de tous les jurisconsultes le plus éloquent, l'autre le plus jurisconsulte de tous les orateurs. On remarquait encore les mêmes différences dans tout le reste, mais de telle sorte, qu'il eût été difficile de décider auquel des deux on eût plus volontiers ressemblé. De tous ceux qui recherchent l'élégance, Crassus était le plus sobre d'ornements ; Scévola le plus élégant de tous ceux qui préfèrent la simplicité. Crassus, à la plus grande douceur, savait mêler toute la gravité convenable, et, quoique Scévola fût toujours très grave, la douceur ne lui manquait pas. On pourrait poursuivre ce parallèle, mais peut-être croirait-on que j'invente pour viser à l'effet, et cependant rien n'est plus vrai. L'ancienne Académie l'a dit, Brutus, toute vertu se trouve placée dans un juste milieu. Chacun d'eux voulut donc adopter un terme moyen ; mais il en arriva que chacun obtint une portion du mérite de l'autre, et conserva le sien tout entier. - Grâce à ces détails, interrompit Brutus, je crois connaître parfaitement Crassus et Scévola ; puis, quand je reporte ma pensée sur vous et sur Serv. Sulpicius, je vous trouve à tous deux quelque ressemblance avec eux. - Comment cela ? répondis-je. - C'est, reprit-il, que vous me paraissez avoir voulu posséder du droit civil ce qu'il faut qu'en sache un orateur, et que Servius a acquis précisément autant d'éloquence qu'en exigent la plaidoirie et la discussion des affaires. Enfin vos âges mêmes, comme cela arrivait pour Crassus et Scévola, ne diffèrent que fort peu, ou même point du tout.

XLI. Il est inutile de parler de moi, repris-je alors. Quant à Servius, vous avez raison, et je vais dire aussi ce que j'en pense. On trouverait difficilement quelqu'un qui se fût plus que lui appliqué à l'art de la parole et aux bonnes études de toute espèce. Dès nos plus jeunes années, nous nous sommes livrés aux mêmes exercices ; puis il est parti avec moi pour Rhodes, afin d'en revenir et meilleur et plus instruit. A son retour, je pense, il a mieux aimé être le premier dans le second des arts que de tenir le second rang dans le premier. J'ignore s'il eût pu égaler nos grands orateurs, mais il aura préféré un mérite qu'en effet il sut atteindre, celui d'être le prince des jurisconsultes, non seulement de notre temps, mais encore de tous ceux qui ont jamais été... - Quoi ! s'écria Brutus, vous iriez jusqu'à préférer notre ami Servius à Scévola ? - Je pense, repris-je alors, que Scévola, comme beaucoup d'autres, avait une grande expérience du droit civil, mais qu'en Servius seul résidait la véritable science. La seule connaissance des lois ne l'eût jamais élevé si haut, s'il n'eût, de plus, appris cet art qui enseigne à diviser en parties une idée générale, à expliquer par des définitions une vérité inconnue, à éclaircir par l'interprétation les choses les plus obscures, à saisir d'abord les points douteux, puis à les préciser, enfin à se créer une règle pour discerner le vrai d'avec le faux, et connaitre les conséquences que l'on peut ou que l'on ne peut pas tirer de faits donnés ou de principes posés. Ce fut lui qui, dans les consultations et les plaidoiries jusqu'alors un peu confuses, apporta le premier ce grand art qui est comme la lumière de tous les autres.

XLII. C'est sans doute de la dialectique que vous voulez parler, dit Brutus. - Vous m'avez très bien compris, répondis-je ; Servius y joignit encore la connaissance de la littérature et l'élégance de la parole : ses écrits en font foi, et, sous ce rapport, je n'en connais pas qui les valent. Son amour de l'étude lui fit prendre pour modèles deux des plus célèbres jurisconsultes, L. Lucius Balbus et C. Aquilius Gallus. Eh bien ! il parvint, par son application et sa pénétration, à surpasser encore la facilité vive et rapide qui, dans les plaidoiries et les consultations, distinguait Gallus, homme dont on vantait à la fois la sagacité et l'expérience. S'agissait-il d'expédier les affaires, de les terminer, il l'emportait sur la lenteur réfléchie de Balbus, dont l'esprit était si cultivé, si savant. Aussi Servius possède-t-il les avantages de l'un et de l'autre, et il a suppléé à ce qui leur manquait à chacun. Pour en finir à son égard, je dirai que Crassus autrefois me paraît avoir agi plus sagement que Scévola ; car celui-ci acceptait volontiers des causes dans lesquelles il était vaincu par Crassus, tandis que Crassus ne voulait pas être consulté, pour qu'il n'y eût pas d'affaires dans lesquelles il parût inférieur à Scévola. Mais Servius est assurément le plus sage des trois : voyant que, dans la république et au forum, deux sciences surtout donnent la réputation et le crédit, il fit si bien, que, dans l'une des deux, il l'emporta sur tout le monde, et ne prit de l'autre que ce qu'il en fallait pour les discussions de droit civil et pour soutenir la dignité consulaire.

- Telle est absolument l'idée que je m'en étais faite, dit Brutus. Il n'y a pas longtemps qu'étant à Samos, je pris plaisir à lui entendre développer les rapports qui existent entre notre droit pontifical et notre droit civil ; aujourd'hui votre témoignage, et la bonne opinion que vous en avez, confirment pleinement le jugement que j'en avais porté. Mais ce qui me fait le plus grand plaisir, c'est que, malgré l'égalité qu'établissent entre vous l'âge, les honneurs déjà parcourus, et des études tellement analogues que leurs domaines sont en quelque sorte limitrophes, on ne voit point cette jalousie et ces haines qui animent l'un contre l'autre la plupart des rivaux ; loin d'altérer votre bienveillance, les circonstances paraissent cimenter de plus en plus votre amitié. En effet, cette estime, cette affection que vous avez pour lui, je me suis assuré qu'il les professait pour vous. Aussi je m'afflige de voir le peuple romain privé si longtemps et de ses conseils et de votre voix. C'était déjà une chose assez déplorable en elle-même, mais elle le paraît bien plus encore, quand on considère à quelles mains les affaires ont été, je ne dirai pas confiées, mais abandonnées. - Alors Atticus s'écria : dès le commencement de cet entretien, j'avais recommandé le silence sur les affaires de la république : soyons fidèles à ce projet ; car si nous nous mettons à regretter tout ce qui lui manque, il n'y aura plus de fin à nos plaintes ou plutôt à nos gémissements.

XLIII. Continuons donc, repris je à mon tour, et restons dans les limites de notre sujet. Crassus, dont je vous parlais, arrivait toujours préparé ; on l'attendait, on l'écoutait, et dès l'exorde, morceau qu'il travaillait avec soin, il paraissait digne de l'attente générale. Il ne se livrait point à de violents mouvements de corps, à de fréquentes inflexions de voix ; il ne marchait point, ne frappait pas souvent la terre du pied ; mais son discours était véhément, quelquefois même il respirait la colère, ou portait l'empreinte d'une juste douleur. Malgré sa gravité, il faisait beaucoup de plaisanteries ; enfin, et ce mérite est fort rare, son style était à la fois très orné et très concis. Jamais Crassus n'eut son pareil pour les discussions qui consistent en mutuelles interpellations. Il s'exerça dans tous les genres d'affaires, et parvint de bonne heure au premier rang des orateurs. Fort jeune encore, il accusa C. Carbon, homme très éloquent. Ce ne fut point seulement une réputation de talent qu'il acquit dans cette cause, ce fut un tribut d'admiration universelle. Agé de vingt-sept ans, il défendit la vestale Licinia ; c'est ici que son éloquence jeta le plus d'éclat. Il nous a laissé, par écrit, quelques parties de son plaidoyer. Il était encore dans l'adolescence, lorsque, à l'occasion de la colonie de Narbonne, il voulut s'essayer dans une affaire populaire, et diriger lui-même cette colonie. Il y a dans le style du discours qu'il prononça, qu'on me passe cette expression, quelque chose de plus mûr que ne le comportait son âge. Il plaida beaucoup dans la suite, mais son tribunat fut tellement silencieux que, s'il n'eût soupé chez Granius le crieur public, que si Lucius n'eût pris soin de nous le dire deux fois, nous ne saurions pas même qu'il a été tribun du peuple. - Cela est vrai, dit Brutus, mais je ne me rappelle pas non plus avoir entendu parler du tribunat de Scévola ; cependant je crois qu'il fut le collègue de Crassus. - Il le fut dans toutes les autres magistratures, répondis-je ; mais il ne fut tribun qu'un an après lui, et même c'est pendant qu'il siégeait à la tribune, que Crassus parla pour la loi Servilia. Celui-ci n'eut pas non plus Scévola pour collègue dans la censure, car il n'est jamais arrivé qu'aucun Scévola ait brigué cette charge. Quand Crassus publia ce discours, que certainement vous avez relu souvent, il était âgé de trente-quatre ans ; c'est de ce même nombre d'années qu'il me précède. En effet, il parla pour cette loi dans l'année de ma naissance, et lui-même, plus jeune qu'Antoine de trois ans, était né sous le consulat de Q. Cépion et de C. Lélius. Je fais cette remarque, afin que vous puissiez juger quand l'éloquence latine atteignit sa maturité, et que vous sachiez que dès lors elle était arrivée à sa plus haute période ; si bien que désormais il ne sera possible à personne d'y rien ajouter, à moins que quelqu'un ne s'enrichisse d'abord de connaissances puisées dans la philosophie, le droit civil et l'histoire.

XLIV. Il viendra, dit M. Brutus, celui que vous attendez, ou plutôt il est venu. - Je l'ignore, répondis-je. Quant à L. Crassus, on a encore de lui un discours qu'il fit pendant son consulat, pour Q. Cépion. Ce morceau, considéré comme louange, est assez long ; comme plaidoyer, il est trop court. Enfin, le dernier que nous ayons est celui qu'il prononça à l'âge de quarante-huit ans, lorsqu'il était censeur. Dans tous ces ouvrages règne un coloris de vérité qui n'est altéré par aucun fard. Il apportait de la concision, de la brièveté dans cet assemblage de mots, dans ce tour d'expression que l'on est convenu d'appeler période, et préférait couper ses phrases en parties que les Grecs appellent membres.

Alors Brutus : Puisque vous élevez si haut ces orateurs, je voudrais qu'il eût convenu à Antoine de nous laisser quelque chose de plus que le mince traité que nous avons de lui sur l'art oratoire, et à Crassus, d'écrire davantage. Outre le souvenir de leur génie, ils nous auraient transmis les préceptes de l'éloquence. Quant à l'élégance qui distinguait Scévola, elle nous est assez connue par les discours que nous avons de lui. - En ce qui me concerne, répondis-je, le discours pour la loi de Cépion me tint lieu de maître dès mon enfance. D'une part, on y relève l'autorité du sénat, pour lequel il fut prononcé ; de l'autre, on déverse la haine sur la faction des juges et des accusateurs, contre laquelle il s'agissait de gagner le peuple. Il y a dans ce morceau des passages écrits avec dignité, d'autres avec douceur ; tantôt on y trouve de la rudesse, tantôt de la gaieté. Il faut remarquer aussi que l'orateur s'y livrait à plus de développements qu'il ne l'a fait par écrit, ainsi qu'on peut le voir par plusieurs parties qui ne sont qu'indiquées et nullement finies. Et même, cet autre discours qu'il prononça pendant sa censure, contre son collègue Cn. Domitius, n'est, à vrai dire, qu'un sommaire ou qu'une esquisse un peu étendue de son sujet. Jamais, en effet, lutte de la parole ne fut accueillie de plus vifs applaudissements. Réellement Crassus excellait dans le style populaire ; le genre d'Antoine était beaucoup plus convenable aux débats judiciaires qu'aux assemblées du peuple.

XLV. Je ne quitterai pas Domitius sans lui accorder aussi quelque souvenir. Bien qu'il ne fût pas compté au nombre des orateurs, je ne crains pas d'avancer qu'il eut assez de style et de talents pour exercer convenablement des magistratures et soutenir la dignité consulaire. J'en dirai autant de C. Célius, qui avec une extrême activité et des qualités distinguées, ne possédait de l'éloquence que ce qu'il en fallait à ses amis pour la défense de leurs intérêts particuliers, à lui-même pour tenir son rang dans l'Etat. A la même époque, on rangea M. Herennius parmi les orateurs médiocres qui parlent le latin avec quelque soin. Cela ne l'empêcha pas de l'emporter dans la demande du consulat sur L. Philippe, qui avait pour lui sa haute naissance, ses alliances, ses liaisons politiques et religieuses, et même une éloquence remarquable. Alors vivait aussi C. Clodius : quoiqu'il fût grand par l'éclat de sa noblesse et l'étendue de son crédit, ce fut encore pour l'art de la parole une médiocrité de plus.

C. Titius, chevalier romain, appartenait à la même époque. A mon avis, il alla aussi loin que le peut faire un orateur latin quand il est privé du secours des lettres grecques et qu'il ne s'exerce pas souvent. On croirait que ses discours sont sortis d'une plume attique, tant ils renferment de finesse, de citations et d'urbanité. Il a porté ces traits délicats jusque dans ses tragédies, et il l'a fait avec esprit, mais avec peu d'intelligence de l'effet tragique. Le poète L. Afranius s'appliquait à l'imiter : c'était un homme fort spirituel, et vous savez que du moins il fut éloquent dans ses pièces. Q. Rubrius Varron, que le sénat déclara ennemi public avec C. Marius, fut regardé comme un accusateur ardent et passionné. Habile dans le même genre et savant en littérature grecque, mon parent M. Gratidius était né pour l'art oratoire : il était fort lié avec M. Antoine, et fut tué pendant qu'il était son lieutenant en Cilicie. Il accusa C. Fimbria et fut père de M. Marius Gratidianus.

XLVI. Chez les alliés et chez les Latins, on a regardé aussi comme orateur Q. Vettius Vettianus, du pays des Marses. Moi-même je l'ai connu : c'était un homme éclairé et dont l'expression était brève. Quintus et Decius Valerius de Sora, mes voisins et mes amis, étaient moins remarquables par le talent de la parole que savants en littérature grecque et latine. C. Rusticellus de Bologne réunissait à beaucoup d'habitude une facilité qu'il tenait de la nature. Mais, de tous les orateurs étrangers à Rome, 1e plus éloquent fut T. Betucius Barrus d'Asculum. On a plusieurs des discours qu'il prononça dans sa patrie : celui qu'il fit à Rome contre Cépion est vraiment fort beau ; mais ce fut Elius qui répondit par la bouche de Cépion ; car cet Elius, qui ne fut jamais orateur, rédigeait beaucoup pour les autres. L'homme le plus éloquent du Latium fut, au jugement de nos aïeux, L. Papirius de Frégelles : il appartenait à peu près à la même génération que Tib. Gracchus, fils de Publius. On possède encore le discours qu'il fit au sénat pour les habitants de Frégelles et les colonies latines.

- Quelles sont, dit alors Brutus, les qualités que vous accordez à ces orateurs en quelque sorte étrangers ? - Pourquoi penseriez-vous qu'ils n'ont pas eu les mêmes que les orateurs de Rome ? Il en est une cependant que j'excepte, car leur style manque de ce coloris que donne l'urbanité. - En quoi donc consiste ce coloris ? - Je l'ignore : je sais seulement qu'il existe. Vous vous en apercevrez bien, Brutus, quand vous irez dans la Gaule : vous y entendrez des expressions qui ne sont pas usitées à Rome. Toutefois, ces défauts peuvent changer, on peut les oublier ; mais la différence la plus marquée, c'est que, dans la voix de nos orateurs, il y a une certaine harmonie, un accent qui annonce le séjour de la capitale. Ce n'est pas uniquement aux orateurs que j'applique cette remarque, elle se fait sentir partout. Un jour, je m'en souviens, Tincas de Plaisance, qui a beaucoup de gaieté dans l'esprit, faisait assaut de reparties avec notre ami le crieur Q. Granius. - Quoi ! dit Brutus, celui dont parle si souvent Lucilius ? - Lui-même. Ce Tincas donc ne disait pas moins de choses risibles que Granius ; cependant celui-ci l'accablait de saillies, que relevait je ne sais quel goût de terroir. D'après cela, je ne m'étonne plus de ce qui arriva à Théophraste. Il demandait, dit-on, à une vieille femme le prix d'un objet exposé en vente ; elle ajouta à sa réponse : «Je ne le donnerai pas à moins, étranger !» Théophraste fut très fâché de n'avoir pu éviter de paraître étranger, lui qui vivait à Athènes et parlait fort bien. Je le pense donc, en général il y a, chez les Romains, une certaine délicatesse de prononciation, semblable à celle d'Athènes. Mais rentrons au logis, c'est-à-dire revenons à nos concitoyens.

XLVII. L. Philippe est celui qui approchait le plus des deux grands orateurs Crassus et Antoine ; mais entre eux et lui la distance était grande. Je ne lui accorderai donc ni la seconde ni même la troisième place, bien qu'il n'y eût personne qui le dépassât. Dans une course de chars, je n'appellerai second ni troisième celui qui franchit à peine la barrière quand le premier a déjà reçu la palme ; parmi les orateurs, je n'assignerai pas plus de rang à celui qui reste si loin derrière le premier, qu'à peine il semble suivre la même carrière. Philippe cependant était doué de qualités telles, qu'à les considérer sans comparaison elles ne laissaient rien à désirer. C'étaient une grande franchise d'expression, de nombreuses saillies, de la vivacité d'imagination et de l'aisance dans le développement des idées. Il était d'ailleurs, eu égard au temps, l'un des hommes les plus instruits dans les sciences des Grecs ; enfin, quand il faisait assaut de reparties, il y avait dans sa plaisanterie du trait et du mordant.

L. Gellius touche de près à cette époque : ce n'était pas un orateur d'un mérite tel qu'on n'aperçût aisément ce qui lui manquait. Il avait du savoir, son imagination était loin d'être paresseuse, toute 1'histoire de Rome était présente à son esprit, et il s'énonçait avec facilité. Malheureusement pour lui, il naquit au milieu de trop grands maîtres ; cela ne l'empêcha point d'être pour ses amis un défenseur aussi zélé qu'utile. Sa vie se prolongea si longtemps, qu'il fut compris dans plusieurs générations d'orateurs et qu'il plaida une multitude d'affaires. A peu près dans le même temps, nous apercevons D. Brutus, qui était également instruit en littérature grecque et latine. L. Scipion ne parlait pas non plus sans talent, et Cnéus Pompée, fils de Sextus, jouissait de quelque estime. Pour son frère Sextus, il avait appliqué ses excellentes dispositions à devenir un jurisconsulte consommé, un parfait géomètre, et à s'instruire de la philosophie des stoïciens. Avant eux, M. Brutus s'était aussi distingué par la science du droit, et, un peu plus tard, C. Bellienus, illustre par sa noblesse, arriva presque à la perfection dans le mème genre. Il eût été infailliblement nommé consul, si les consulats de Marius n'eussent mis obstacle à toutes les candidatures. Ignorée jusqu'alors, l'éloquence de Cn. Octavius se fit de nombreux partisans par les harangues qu'il prononça dans son consulat. Mais quittons enfin ceux qui furent plutôt des parleurs que des orateurs, et revenons à ceux qui méritent ce titre. - D'accord, dit Atticus, car votre plan, si je ne me trompe, était de rechercher quels hommes furent éloquents, et non quels furent laborieux.

XLVIII. C. Julius, fils de Lucius, l'emporta sur ses devanciers et sur ses contemporains par la gaieté et les bons mots. Il n'était pas orateur véhément, mais personne jamais n'eut un style si bien assaisonné d'urbanité, de grâce et de douceur. Nous avons de lui quelques discours, et l'on y peut remarquer, comme dans ses tragédies, une mollesse absolument dépourvue de nerf. P. Céthégus fut son contemporain : il eut assez de talent pour bien parler sur les affaires de l'Etat, qu'il possédait à fond, et dans lesquelles il se montra fort habile ; aussi obtint-il dans le sénat la même considération que les consulaires. Peu propre aux causes criminelles d'un intérêt général, il paraissait fort rusé dans les débats des particuliers.

Q. Lucretius Vispillo fit preuve de finesse et de science dans le même genre d'affaires. Pour Aphilia, il parlait mieux devant le peuple que devant les tribunaux. T. Annius Velina, bon pour le conseil, était un orateur passable dans les affaires judiciaires. T. Juventius se distinguait dans le même genre, mais il avait l'élocution lente et presque glaciale ; rusé du reste, il savait à merveille embarrasser son adversaire ; il ne manquait pas non plus de science, et entendait fort bien le droit civil. A peu près du même âge que moi, P. Orbius, son élève, n'eut pas de la parole une grande habitude, mais, en droit civil, il ne fut pas inférieur à son maître. Quant à T. Aufidius, qui vécut jusqu'à une extrême vieillesse, il s'efforçait de ressembler à ces orateurs. C'était un homme de bien et sans reproche, mais il parlait peu : son frère ne parla pas avec plus d'abondance. C'était M. Virgilius, celui qui, tribun du peuple, cita en justice L. Sylla, alors investi du commandement. P. Magius, son collègue, fut un peu plus fécond. Mais de tous les orateurs, ou plutôt de tous les déclamateurs que j'ai connus dépourvus de science et de goût, ou même entièrement grossiers, Q. Sertorius, de l'ordre du sénat, et C. Gorgonius, de celui des chevaliers, furent les plus dégagés et les plus adroits. T. Junius, fils de Lucius, qui fut tribun, et sur l'accusation duquel P. Sextius, préteur désigné, fut condamné pour brigue, avait aussi de la facilité et de l'aisance dans l'élocution ; il se distinguait par la grandeur de ses manières et par un excellent esprit, et serait allé plus loin dans la carrière des honneurs, si sa santé n'eût été toujours faible et languissante.

XLIX. Ici, je le sens fort bien, je m'occupe à vous rappeler des hommes qui n'eurent pas la réputation d'orateurs, et qui ne le furent pas, tandis que j'en omets quelques-uus d'anciens qui seraient dignes de nos souvenirs et de nos éloges ; mais il n'en faut accuser que l'ignorance où nous sommes à leur égard. En effet, que pourrait-on écrire sur des orateurs des temps passés, lorsqu'aucun ouvrage ni d'eux-mêmes, ni d'autrui, ne nous a légué de monuments de leur éloquence ? Au contraire, je n'oublie presque aucun de ceux de mes contemporains que j'ai une fois entendus, car je veux qu'on le sache : dans une république si grande, si ancienne, où tant de récompenses sont le prix de l'éloquence, tous auraient voulu parler, la plupart ne l'ont pas osé, et très peu ont réussi. Au surplus, ce que je dirai sur chacun fera bien voir lesquels je regarde comme déclamateurs, lesquels comme orateurs. Environ à la même époque, un peu plus jeune que Julius, mais d'âge à peu près égal entre eux, vécurent C. Cotta, P. Sulpicius, Q. Varias, Cn. Pomponius, C. Curion, L. Fufius, M. Drusus, P. Antistius ; nul autre temps ne vit éclore une plus abondante couvée d'orateurs. D'après mon jugement, conforme en cela à l'opinion générale, Cotta et Sulpicius occupèrent incontestablement le premier rang parmi ces derniers.

Que dites-vous ? s'écria Atticus ; quoi ! votre jugement conforme à l'opinion générale ? Quand il s'agit de louer ou de blâmer un orateur, le jugement du vulgaire s'accorde-t-il donc toujours avec celui des connaisseurs ? ou bien n'arrive-t-il pas que les uns plaisent à la foule, les autres à ceux qui s'y entendent ?

- Votre question est fort sensée, Atticus ; mais peut-être vous ferai-je une réponse qui ne sera pas du goût de tout le monde. - Eh bien, reprit-il, vous vous inquiétez de cela ? Que vous importe, pourvu qu'elle ait l'assentiment de Brutus ? - Assurément, dans cette discussion sur les défauts et les qualités des orateurs, c'est à vous et à Brutus que je préférerais plaire ; mais, pour mon éloquence, c'est du peuple que je briguerais les suffrages. En effet, celui qui sait plaire au peuple ne peut manquer d'être approuvé par les hommes instruits. Pour juger de ce qui, dans un discours, est bon ou mauvais, il ne me faudra que le goût et l'intelligence ; mais l'on ne pourra connaitre la portée d'un orateur que par les effets qu'il produit. Or, il en est trois, à mon avis, que l'éloquence doit se proposer pour but : instruire celui devant lequel on parle, lui plaire, l'ébranler. Par quels moyens y parvient-on ? quels défauts empêchent l'orateur d'y atteindre, l'égarent ou le renversent ? Ce sont des questions du ressort de l'artiste ; mais s'agit-il de savoir si l'orateur réussit ou ne réussit pas à faire éprouver à ses auditeurs ce qu'il veut qu'ils éprouvent, c'est ce qu'on ne juge que par l'assentiment et les applaudissements de la multitude. Aussi n'y a-t-il jamais eu de dissentiment entre les hommes éclairés et le vulgaire, sur la question de savoir si un orateur est bon ou mauvais.

L. Pensez-vous qu'au temps où régnaient au barreau ces hommes dont j'ai tantôt parlé, le vulgaire et les savants n'aient pas établi entre eux les mêmes degrés de mérite ? Si vous aviez interrogé un homme du peuple, si vous lui aviez demandé : Quel est le plus éloquent de vos concitoyens ? vous l'auriez vu incertain entre Antoine et Crassus ; ou bien celui-ci vous aurait nommé Crassus, celui-là Antoine. Personne ne leur eût-il préféré ce Philippe, cet orateur si agréable, si grave, si plaisant, que moi-même, qui veux procéder selon les règles, j'ai déclaré s'être le plus rapproché d'eux ? Non, en vérité, personne ; car ce qui caractérise le parfait orateur, c'est de paraître au peuple un parfait orateur. Que le joueur de flûte Antigenidas ait dit à son élève, accueilli froidement par le peuple : «Chantez pour moi et pour les Muses», c'est bien ; mais quand Brutus parlera devant la multitude, comme il a coutume de le faire, je lui dirai : «Brutus, chantez pour moi et pour le peuple» ; car il faut que ceux qui écoutent ressentent les effets de l'éloquence, et que je sache, moi, pourquoi ils sont produits.

Celui qui écoute l'orateur croit à ce qu'il dit, le tient pour vrai, l'approuve; le discours produit la confiance. Eh bien ! connaisseurs, que demandez-vous de plus ? La foule des auditeurs est charmée, gouvernée par le discours ; il se répand sur elle comme une atmosphère de volupté. Qu'avez-vous encore à discuter ? elle se réjouit, s'afflige, rit, pleure, aime, hait, méprise, envie ; on la pousse à la pitié, à la honte, au repentir. Elle s'irrite, elle admire, elle espère, elle craint, et tous ces sentiments lui arrivent selon que les expressions, les idées, l'action agissent sur les esprits des assistants. Pourquoi attendrions-nous encore le jugement d'un savant ? ce que la multitude approuve, il faut que les savants l'approuvent aussi.

Enfin, il est une garantie en faveur de l'opinion populaire : c'est que jamais elle ne s'est trouvée en désaccord avec celle des connaisseurs. Certes il a existé beaucoup d'orateurs et de divers genres : lequel a jamais passé pour excellent aux veux du vulgaire, qu'il ne l'ait été aussi selon l'opinion des savants ? Si, chez nos pères, l'on eût donné à quelqu'un le choix d'un avocat, peut-on douter qu'il ne se fût déclaré pour Antoine ou pour Crassus. Il y en avait encore beaucoup ; cependant si l'on hésitait, c'était uniquement pour savoir auquel des deux on donnerait la préférence ; mais personne ne songeait à en prendre un autre. Dans notre jeunesse, nous possédions Cotta et Hortensius ; quelqu'un, libre de choisir, leur en eût-il préféré un autre ?

LI. - Pourquoi nous entretenir des autres ? s'écria Brutus ; que ne parlez-vous de vous-même ? N'avons-nous pas été témoins de ce que souhaitaient les accusés, de ce qu'en pensait Hortensius ? Quand il partageait avec vous la défense d'une affaire, je l'ai vu souvent, c'est toujours à vous qu'il abandonnait la péroraison, qui est le morceau où le discours produit le plus d'effet. - Il est vrai, répondis-je, il en agissait ainsi ; mais, en m'accordant cette préférence, il obéissait, je pense, à un sentiment de bienveillance. J'ignore l'opinion que le peuple a de moi ; et quant aux autres, j'affirme que ceux que le vulgaire a regardés comme les plus éloquents ont été aussi les meilleurs orateurs au jugement des savants. Il est un mot d'Antimaque, poète de Claros, qui n'aurait pu convenir à Démosthène. On rapporte qu'ayant convoqué des auditeurs pour leur lire cet immense volume que vous connaissez, il fut, pendant sa lecture, abandonné de tous, excepté de Platon : «Je n'en lirai pas moins, s'écria-t-il ; à mes yeux, Platon vaut tous ces milliers d'auditeurs». Il avait raison : un poème profond ne doit rechercher que l'admiration du petit nombre ; mais un discours public doit arracher les applaudissements de la foule. Si, après avoir été abandonné par tous les autres, Démosthène n'avait plus eu d'auditeur que le seul Platon, il n'aurait plus été capable de prononcer un seul mot. Que deviendriez-vous, Brutus, si l'assemblée vous quittait, comme un jour elle a quitté Curion ?

- Pour être sincère, dit-il, je l'avouerai, dans les causes même où nous n'avons affaire qu'aux juges, et non au peuple, je ne pourrais plus parler si je me voyais délaissé par l'assemblée. -. C'est l'exacte vérité, repris-je ; que la flûte une fois embouchée ne rende pas de son, le joueur la rejettera loin de lui. Les oreilles du peuple sont comme les instruments de l'orateur ; si elles refusent d'accueillir son souffle, ou si, comme un cheval rétif, l'auditeur demeure impassible, il faut mettre fin à des efforts inutiles.

LII. Il est une différence cependant : le vulgaire applaudit quelquefois un orateur qui n'en est pas digne, mais alors il applaudit sans comparaison ; s'il prend plaisir à entendre un orateur médiocre ou même mauvais, c'est qu'il ne sent pas qu'il y a quelque chose de mieux, c'est qu'il approuve ce qu'il entend, quel que soit ce qu'il entend. Si petit que soit son mérite, l'orateur médiocre captive notre oreille ; il n'est rien, en effet, qui agisse plus fortement sur les esprits que la méthode et la parure du discours. Comment donc un homme du peuple, en écoutant Q. Scévola plaider pour M. Coponius dans l'affaire dont j'ai parlé tantôt, aurait-il pu s'attendre à quelque chose de plus soigné, de plus élégant, ou en général à quelque chose de mieux, ou seulement l'imaginer ? Scévola voulait prouver que M. Curius ayant été institué héritier, pour le cas où son pupille mourrait avant d'être majeur, il ne pouvait prétendre à la qualité d'héritier si ce pupille n'était pas né. Que ne dit-il pas sur la législation des testaments, sur les anciennes formules, sur les termes qu'il aurait fallu employer pour qu'il fût institué, lors même qu'il ne naîtrait pas de fils au testateur ! Comme il fit remarquer le danger qu'il y aurait pour le peuple à négliger la lettre du testament pour en rechercher l'intention par des conjectures, à fausser les écrits des hommes simples par des interprétations des raisonneurs ! Comme il fit valoir l'autorité de son père, qui toujours avait soutenu la même opinion ! Comme il parla sur la nécessité de conserver intact le droit civil ! Et lorsqu'il développait tous ces moyens avec habileté, savoir, brièveté, précision ; lorsque son discours, d'ailleurs assez orné, se distinguait encore par une élégance remarquable, quel est l'homme, dans le peuple, qui aurait exigé quelque chose de mieux, ou qui en aurait seulement supposé la possibilité ?

LIII. Lorsque Crassus prit la parole, il commença par raconter que, en se promenant un jour sur le rivage, un adolescent efféminé trouva une cheville d'aviron, et tout aussitôt rêva la construction d'un navire. Tel est Scévola, dit-il ; toute cette prétendue déception n'est qu'une cheville avec laquelle il bâtit l'édifice d'un procès de la compétence des centumvirs. Après cette introduction, Crassus sut plaire par beaucoup d'autres idées du même genre, et de la gravité il entraîna les esprits à la gaieté. C'est, je l'ai dit, l'un des trois effets que l'orateur doit produire. Le but du testateur, continua-t-il, son intention manifeste était que Curius fût son héritier, quel que fût l'événement qui empêcherait son fils de parvenir à la majorité ; qu'il ne soit jamais né, qu'il soit mort, peu importe. Beaucoup de personnes rédigent ainsi leurs testaments, et ils sont valables et l'ont toujours été. Par ce moyen, et par d'autres semblables, il inspirait la confiance, ce qui est le second des trois devoirs de l'orateur ; puis il fit valoir des considérations d'équité, soutint que, dans les testaments, c'était la pensée, la volonté qu'il fallait maintenir. Que de déceptions n'y aurait-il pas dans les mots pour toute espèce d'affaires, et surtout pour les testaments, si l'on négligeait les intentions ? Et quelle puissance ne s'arrogerait pas Scévola, si désormais personne ne pouvait faire de testament qu'à son gré ? La noblesse de ses expressions, l'abondance de ses exemples, la vérité, la raillerie et l'enjouement qui relevaient ses développements enlevèrent tous les suffrages ; ils excitèrent la plus vive admiration. A peine si l'on se souvenait que quelqu'un eût parlé dans le sens contraire. D'après notre division, tel était le troisième mérite de l'orateur ; mais pour l'importance, il est réellement le premier. C'est bien ici que le juge populaire dont nous parlions, après avoir séparément admiré Scévola, aurait condamné sa première opinion, en entendant son adversaire ; tandis qu'en écoutant Scévola, le connaisseur, le savant aurait compris qu'il existe un genre d'éloquence et plus riche et plus orné. Si, au contraire, pour demander quel était le premier de ces deux orateurs, vous eussiez attendu que la plaidoirie de chacun fût achevée, vous n'auriez jamais rencontré de différence entre le jugement de l'homme éclairé et celui du vulgaire.

LIV. En quoi donc consiste l'avantage du savant sur l'ignorant ? en un point fort important et fort délicat. Quel que soit le but qu'on se propose, c'est beaucoup que de savoir par quels moyens on atteint, par quels défauts on manque les effets que le discours doit produire, ceux qu'il ne faut pas laisser échapper. L'auditeur instruit a encore sur l'ignorant cet autre avantage, que, lorsqu'il y a deux ou plusieurs orateurs qui plaisent au peuple, comme cela arrive souvent, il sait distinguer entre eux le meilleur genre d'éloquence. Quant à ce qui ne plaît pas du tout au peuple, cela ne peut être approuvé par les connaisseurs. On juge par le son que rendent les cordes d'un instrument, si c'est une main habile qui les a touchées : ainsi l'agitation des esprits fait voir ce que l'orateur a de puissance pour les émouvoir. Souvent il n'est pas besoin, pour prononcer sur le mérite de celui qui parle, que l'homme exercé vienne s'asseoir parmi ses auditeurs, ni qu'il lui prête une oreille attentive : il l'apprécie d'un coup d'oeil ; pour le juger, il lui suffit de passer, et s'il voit le juge bâiller, s'entretenir avec un autre, se promener, de temps en temps envoyer demander l'heure, prier le président de lever l'audience, il s'aperçoit qu'il n'y a point dans cette cause d'orateur dont la parole arrive à l'âme du juge, comme la main de l'artiste aux cordes de son instrument. Mais si le connaisseur voit les juges immobiles, si leur regard annonce l'attention avec laquelle ils s'instruisent de l'affaire ; ou bien si le discours les tient en quelque sorte suspendus, comme l'oiseau qui écoute le chant; si, ce qui l'emporte encore sur tous les autres effets, les juges sont fortement émus de pitié, de haine ou de toute autre passion, alors, quand bien mème il n'aurait rien entendu, il comprendra que, dans ces débats il y a un orateur, et que c'est une oeuvre d'éloquence que l'on admire ou qui vient de s'accomplir.

LV. Après ces développements, auxquels tous deux applaudirent, je revins à mon sujet. C'est, leur dis-je, à propos de Cotta et de Sulpicius que s'est élevée cette digression. J'avais rappelé qu'ils étaient les orateurs les plus goûtés de leurs contemporains ; c'est donc par eux que je recommencerai ma narration, et, conformément à la marche que j'ai adoptée, j'en viendrai successivement aux autres. Nous l'avons dit : il y a deux espèces de bons orateurs ; ia première, composée de ceux qui s'énoncent d'une manière simple et concise ; l'autre, de ceux qui parlent avec élévation et abondance. Quoique, en général, ce qui a de l'éclat et de la magnificence soit préférable, il n'en faut pas moins louer, dans les bons orateurs, toutes les qualités poussées à la perfection. Toutefois, il faut que l'orateur concis se tienne en garde contre la pauvreté et la sécheresse du style, et que l'abondance ne devienne ni de l'enflure ni de l'incorrection. Cotta avait de la finesse dans l'imagination ; son élocution était pure et libre de gêne, et comme la faiblesse de sa poitrine lui faisait éviter toute discussion trop vive, il avait choisi un genre d'éloquence convenable à son tempérament débile. Dans sa manière, on ne remarquait rien que de naturel, rien qui ne fût conforme à un goût sévère ou à la raison ; et ce qu'il y a de plus extraordinaire, c'est que lui, qui aurait eu bien de la peine à émouvoir ses juges par la véhémence du discours, lui qui s'abstenait entièrement de ce genre d'éloquence, obtenait cependantde l'habileté, avec laquelle il touchait les esprits, les mêmes effets, que Sulpicius en les entraînant. Ce Sulpicius fut, de tous les orateurs que j'ai entendus, le plus solennel, et, qu'on me passe l'expression, le plus tragique. Sa voix était torve, sans cesser d'être agréable et harmonieuse ; ses gestes et ses mouvements étaient gracieux, de telle sorte cependant qu'il paraissait formé pour le barreau et non pour le théâtre. Il y avait dans ses discours de la rapidité, de la volubilité, mais point de redondance, point de diffusion. Il voulait imiter Crassus, Cotta préférait Antoine. Cotta, néanmoins, n'avait pas la vigueur d'Antoine, Sulpicius, la délicatesse de Crassus.

LVI. - Oh ! que l'éloquence est un art difficile ! s'écria Brutus ; voilà deux orateurs excellents ! eh bien, il leur manque à chacun l'une de ses deux principales qualités. - Ces deux hommes nous fourniront l'occasion de remarquer que ceux-là mêmes qui ont entre eux le moins de ressemblance peuvent atteindre au rang des premiers orateurs. Rien, en effet, n'était plus éloigné de Sulpicius que Cotta, et cependant ils s'élevèrent tous deux de beaucoup au-dessus de leurs contemporains. Il convient donc qu'un maître habile observe les dispositions que chacun de ses élèves tient de la nature ; qu'il la prenne pour guide, et les instruise en suivant la méthode d'Isocrate, qui disait, en parlant de l'ardeur emportée de Théopompe, et de la tranquillité du caractère d'Ephore, que, pour l'un, il se servait d'éperons, pour l'autre, de bride.

Les discours attribués à Sulpicius ont été, on le croit, écrits, après sa mort, par P. Canutius, qui appartient à la même génération que moi, et le plus éloquent parmi les orateurs qui ne sont point de l'ordre du sénat. Nous n'avons point de discours de Sulpicius ; je lui ai souvent entendu dire qu'il n'avait ni l'habitude ni la possibilité d'écrire. Quant au discours que Cotta prononça pour lui-même, et qui a pour titre Discours sur la loi Varia, ce fut L. Elius qui le rédigea à sa prière. Cet Elius était vraiment un homme de mérite ; il se distinguait parmi les chevaliers romains, et possédait à fond les lettres grecques et latines, ainsi que les antiquités de sa patrie, soit qu'il s'agit de découvertes, soit qu'il fût question de nos annales. Les anciens auteurs lui étaient familiers. C'est de lui que notre ami Varron tient cette science si vaste, qu'il a augmentée encore de ses propres connaissances : homme doué d'un rare génie et d'un savoir universel, il l'a développé dans plusieurs ouvrages célèbres. Mais Elius ne voulait être que stoïcien ; il ne s'appliqua jamais à devenir orateur, et ne le fut point. Cependant il écrivit quelques discours destinés à être prononcés par d'autres : par exemple, pour Q. Métellus le fils, pour Q. Cépion, pour Pompeius Rufus. Ce dernier rédigea, il est vrai, les harangues qu'il fit pour lui-même, mais ce ne fut pas sans le secours d'Elius. Dans mon adolescence, je fréquentais assidûment cet Elius, que j'avais coutume d'écouter avec beaucoup d'attention ; j'ai assisté à la rédaction de ses discours. Seulement je m'étonne que Cotta, qui était si grand orateur, et qui ne manquait pas de sens, ait voulu qu'on regardât comme siennes ces faibles productions d'Elius.

LVII. Après ces deux orateurs, il n'en est aucun du même âge que l'on voulût compter pour le troisième. Néanmoins, Pomponius était celui qui me plaisait le plus, ou, pour mieux dire, celui qui me déplaisait le moins. Du reste, il n'y avait place dans les grandes affaires pour personne, excepté pour ceux que j'ai nommés tantôt ; car Antoine, que l'on recherchait le plus, acceptait facilement les causes ; Crassus était plus difficile, cependant il en acceptait aussi. Quiconque ne pouvait avoir ni l'un ni l'autre avait recours à Philippe ou à César. Enfin, après eux, on s'adressait à Cotta et à Sulpicius. Les causes célèbres étaient donc toutes plaidées par ces six défenseurs. Le nombre des affaires judiciaires n'était pas d'ailleurs aussi grand qu'aujourd'hui ; et l'on ne connaissait pas encore le détestable usage, qui prévaut maintenant, de prendre plusieurs avocats pour soutenir une même cause. Nous répondons à des orateurs que nous n'avons point entendus : souvent ils ont dit toute autre chose que ce qu'on nous a rapporté ; puis c'est beaucoup que de juger par soi-même quel ton un adversaire met à chacune de ses assertions, et surtout quelle impression produit ce qu'il dit. En second lieu, la défense devant composer un ensemble, rien n'est plus mauvais que de voir, en quelque sorte, renaître une affaire qu'un autre a déjà plaidée à fond. Toutes, en effet, ont une introduction et une péroraison naturelles. Les autres parties, semblables à des membres bien proportionnés, ont chacune une force et une dignité particulières, pourvu qu'elles soient mises à la place qui leur convient ; mais si, dans un long discours, il est difficile qu'il n'échappe pas à l'orateur quelque disparate, combien il sera plus difficile encore de se garder de dire des choses qui pourraient n'être pas d'accord avec les paroles d'un orateur qui a parlé précédemment. Toutefois, comme c'est un travail beaucoup plus grand de plaider une cause entière, que d'en soutenir une partie, et comme on s'attire plus de reconnaissance en parlant en même temps pour plusieurs, nous avons adopté cet usage avec empressement.

LVIII. Aux yeux de quelques personnes, néanmoins, Curion parut occuper le troisième rang, peut-être parce qu'il se servait d'expressions pompeuses, et ne parlait pas trop mal sa langue ; qualité qui, je le pense, était pour lui de famille, car il ignorait absolument la littérature. Ceux que l'on entend tous les jours, ceux avec lesquels on s'entretient depuis l'enfance, exercent sur nous une grande influence. Nous recevons de fortes impressions d'un père, d'un précepteur, et même d'une mère. On lit encore les lettres de Cornélie, mère des Gracques, et l'on voit au premier coup d'oeil, que ses fils ont été élevés, moins encore sur le sein maternel, que dans ses entretiens. J'ai souvent écouté Lélia, la fille de Caïus : elle-même, et les deux Mucia, ses filles, semblaient avoir conservé ce vernis d'élegance qui distinguait son père. Leurs entretiens m'étaient familiers, ainsi que ceux des deux Licinia, petites-filles de Lélia. Vous-même, Brutus, avez, je crois, entendu autrefois celle qui devint la femme de Scipion. - Oui, certes, répondit Brutus, et avec d'autant plus de plaisir qu'elle était la fille de L. Crassus. - Mais, repris je alors, que pensez-vous de l'autre Crassus, fils de cette Licinia, et que l'orateur Crassus adopta par son testament ? - On lui accorde, dit-il, un talent accompli ; il me paraît aussi que mon collègue Scipion s'énonce fort bien dans la conversation comme en public. - Vous avez raison, Brutus ; sa race, en effet, semble issue du tronc même de la sagesse. Nous avons déjà parlé de ses deux aïeuls, Scipion et Crassus, et de ses trois bisaïeuls, de ce Métellus, qui laissa quatre fils, de ce P. Scipion qui, simple particulier, affranchit la république de la domination de Tib. Gracchus, de ce Q. Scévola, qui joignit à la plus profonde science du droit, le caractère le plus affable. Et si l'on reprend les choses de plus haut, de quelle gloire ne voit-on pas briller les noms de ces deux trisaïeuls, P. Scipion, deux fois consul, qui fut surnommé Corculum, en témoignage de ses lumières, et C. Lélius, le plus sage de tous les hommes ! - Oh ! la noble race ! s'écria Brutus ; cette maison réunit à elle seule, l'éclat dû à la sagesse de beaucoup d'hommes illustres, comme on voit un même arbre porter, sur des rameaux difiérents, diverses espèces de fruits.

LIX. C'est ainsi, je le pense, si toutefois il est permis de comparer les petites choses aux grandes, que Curion, bien qu'il fût mineur quand il perdit son père, trouva, dans sa maison, l'usage héréditaire de parler purement ; et je le pense d'autant plus, que, de tous les orateurs qui jouirent de quelque renom, je n'en connais aucun qui fut ou plus ignorant, ou plus étranger à toute espèce d'enseignement libéral. Il ne connaissait aucun poète, n'avait lu aucun orateur, ne s'était acquis aucune notion de l'histoire ; enfin, il ne savait ni le droit public, ni le droit civil. Nous retrouvons, il est vrai, ces défauts dans d'autres orateurs, et même dans de grands orateurs, qui se montrèrent peu instruits de ce genre de connaissance. Tel fut Sulpicius, tel fut Antoine ; mais du moins ils avaient travaillé l'art de la parole, et cet art se composant de cinq parties bien connues, il n'y eut personne parmi eux qui fût absolument nul dans l'une de ces parties. Quelle qu'eût été, en effet, celle qui lui eût manqué entièrement, il n'aurait pu être appelé orateur. Cependant, chacun l'emportait plus particulièrement par l'une ou par l'autre. Antoine trouvait fort bien ce qu'il fallait dire, il le préparait et le plaçait convenablement, et sa mémoire le retenait fidèlement ; mais c'est par l'action qu'il excellait. Pour quelques-unes de ces qualités, il était l'égal de Crassus ; pour d'autres, il lui était supérieur ; néanmoins la manière de Crassus avait plus d'éclat. Nous ne pouvons dire, non plus, qu'il y eût absence absolue d'une des cinq qualités requises dans Sulpicius, dans Cotta, ni dans aucun des bons orateurs. Aussi l'exemple de Curion nous conduit-il à reconnaître que, pris à part, il n'est nul mérite qui relève plus l'orateur que l'éclat et l'abondance des paroles ; car il était aussi lent à imaginer qu'incohérent dans la disposition de ses idées.

LX. Les deux autres points essentiels sont l'action et la mémoire : or, pour l'une comme pour l'autre, Curion excitait la risée des plaisants. Ses mouvements étaient si ridicules, que C. Julius les flétrit d'un impérissable sarcasme : le voyant balancer tout son corps de côté et d'autre, «Quel est donc, s'écria-t-il, cet homme qui nous parle du fond d'une nacelle ?» Il fut aussi l'objet des railleries de Cn. Sicinius, homme de mauvaises moeurs, mais de beaucoup d'esprit, et qui d'ailleurs n'avait rien de l'orateur Ce Sicinius, étant tribun du peuple, avait introduit dans l'assemblée les consuls Curion et Octavius. Curion parla beaucoup, mais son collègue Cn. Octavius resta assis, car il souffrait de rhumatismes, et ses membres étaient entourés de bandages et d'emplâtres. «Jamais, s'écria le tribun, jamais, Octavius, vous ne pourrez vous acquitter envers votre collègue ; car s'il ne se fût balancé comme à son ordinaire, les mouches vous eussent aujourd'hui mangé». Quant à sa mémoire, elle était tellement nulle, qu'il lui arriva quelquefois, après avoir annoncé trois points, d'en ajouter un quatrième, ou de chercher le troisième. Dans une contestation particulière de la plus haute importance, je venais d'achever mon discours pour Titinia, femme de Cotta ; Curion était mon adversaire, et parlait pour Serv. Névius. Tout à coup, il oublia toute sa plaidoirie ; si bien qu'il attribua cette déconvenue aux maléfices et aux enchantements de Titinia. Ce sont assurément des marques évidentes d'un esprit sans mémoire ; mais ce qui est encore plus honteux, c'est que, dans ses écrits même, il oubliait ce qu'il avait avancé un peu plus haut : par exemple, dans ce livre, où, sortant du sénat, il se met en conversation avec notre ami Pansa, et Curion son fils. C'est César qui a présidé l'assemblée, et ce qui fait naître ce dialogue, c'est une question de Curion le fils sur ce qui vient d'y être résolu, Curion invective beaucoup César, et, selon l'usage des dialogues, il s'élève une discussion entre les interlocuteurs. Cependant, bien que l'entretien ait commencé immédiatement après que la séance a été levée, et que César l'ait présidée, Curion lui reproche des choses qu'il ne fit que l'année d'après ou dans les années suivantes, pendant qu'il gouvernait la Gaule.

LXI. Quoi ! s'écria Brutus, saisi d'étonnement, l'oubli peut-il aller jusque-là, et surtout dans un écrit ? La lecture ne l'a donc jamais averti de la faute honteuse dont il se rendait coupable ? - N'est-ce pas le comble de l'absurdité, repris-je alors, que Curion, puisqu'il voulait censurer les actes qu'il censure en effet, n'ait point placé son dialogue à une époque où déjà ces actes avaient eu lieu. Mais, chez lui, l'erreur va si loin, que, dans le même dialogue, il déclare qu'il ne vient point au sénat depuis que César est consul, et il le dit sous le consulat de César, au moment même où il sort du sénat. Lorsque, pour la partie de ses facultés intellectuelles, qui est comme la gardienne de toutes les autres, un homme se montre faible au point qu'il ne sait plus, en écrivant, ce qu'il a dit un instant auparavant, il ne faut pas s'étonner si les idées lui échappent quand il improvise. Aussi ne confiait-on à Curion qu'un très petit nombre de causes, quoiqu'il fût très serviable et qu'il brûlât du désir de parler en public. Si, comme orateur, on le rapprochait le plus de ceux qui étaient les meilleurs de son temps, il devait cette distinction, je l'ai déjà dit, au choix de ses expressions, et à une certaine rapidité, à une facilité qui faisait couler ses paroles avec abondance. On doit donc accorder un regard à ses discours, faibles, il est vrai, mais propres à nourrir, à fortifier cette qualité que nous avons reconnue en lui, quoique dans un médiocre degré. Or, le pouvoir de cette qualité est si grand, que, sans le secours d'aucune autre, elle a donné à ce Curion l'apparence d'un orateur tel quel. Mais revenons à notre sujet.

LXII. A cette époque encore vécut C. Capiton, qui occupa le même rang : c'était le fils de celui qui était si distingué par son éloquence. Il n'avait pas une grande richesse d'invention ; cela n'empêcha pas qu'on ne le comptât parmi les orateurs. Il y avait de la dignité dans ses paroles ; il s'énonçait facilement, et son style tenait de la nature même quelque chose d'imposant. Sous le rapport de l'invention, Q. Varius était plus ingénieux, et les expressions ne le servaient pas moins ; son débit était énergique et passionné ; il n'y avait dans son style ni pauvreté, ni bassesse, et l'on serait tenté de le déclarer un orateur accompli. Cn. Pomponius faisait assaut de poumons ; il excitait les esprits, était véhément, acerbe, querelleur. Il y avait loin de L. Fufius à ces orateurs ; néanmoins, dans l'accusation portée contre M. Aquillius, il recueillit quelque succès de son travail. Parlons encore de M. Drusus, votre grand-oncle, orateur qui jouissait de quelque autorité, mais seulement quand il était question des affaires publiques ; et n'oublions pas L. Lucullus, que distinguait le talent de l'élocution ; votre père, Brutus, qui était vraiment savant en droit public et en droit civil ; M. Lucullus, M. Octavius, fils de Cnéus, dont la considération et l'éloquence produisirent une telle impression sur le peuple, qu'il abrogea, à une grande majorité, la loi Sempronia, sur les distributions de grains. Enfin, nous citerons Cn. Octavius, fils de Marcus, M. Caton le père, et Q. Catulus le fils ; mais nous les emmènerons loin du champ de bataille, c'est-à-dire loin des débats judiciaires, et nous les rangerons parmi les soutiens de la république, envers laquelle ils pourront aisément s'acquitter de leurs devoirs.

J'assignerais la même place à Q. Cépion, si, par trop de dévoûment à l'ordre des chevaliers, il ne s'était séparé du sénat. Cn. Carbon, M. Marius et beaucoup d'autres encore, fort peu dignes de l'attention d'une assemblée choisie, me paraissaient propres à haranguer les réunions tumultueuses. Pour anticiper sur l'ordre des temps, je dirai que ce fut le genre de L. Quinctius ; cependant Palicanus convenait encore plus à des auditeurs sans éducation. Enfin, puisque j'ai fait mention de ces orateurs de sédition, j'ajouterai qu'après les Gracques, c'est L. Apuleius Saturninus qui m'a semblé le plus éloquent de tous. Il séduisait ses auditeurs bien plus par son extérieur, son geste, et même par sa mise, que par la richesse de son style, ou par ce peu de raison dont il était doué. Mais de tous les mortels, le plus pervers fut assurément C. Servius Glaucia, qui était fin, rusé et surtout très facétieux. Il eût été retiré de la fange où le plongeaient l'état de sa fortune et ses mauvaises moeurs, et serait, sans contredit, arrivé de la préture au consulat, si on l'eût admis parmi les candidats ; car il disposait du peuple, et avait su gagner l'ordre des chevaliers par une loi qui leur était agréable. Etant préteur, il fut mis à mort au nom de la république, le même jour que le tribun Saturninus, sous le consulat de Marius et de Flaccus. Cet homme avait beaucoup de ressemblance avec l'Athénien Hyperbolus, dont les anciennes comédies flétrissent la perversité. Après eux vint Sext. Titius, qui parlait beaucoup et ne manquait pas d'invention ; mais il y avait dans son maintien tant d'abandon et de mollesse, qu'il en naquit une espèce de danse à laquelle on donna son nom. Vous le voyez, dans l'action et le discours, il faut éviter, avec le plus grand soin, tout ce dont l'imitation pourrait exciter le rire.

LXIII. Mais nous voici remontés à un âge un peu plus ancien ; revenons à celui dont nous avons déjà dit beaucoup de choses. A l'époque de Sulpicius, il faut joindre Antistius : c'était un charlatan assez supportable. Il garda le silence pendant plusieurs années, car on l'avait habitué, non seulement aux dédains, mais encore aux huées. Dans son tribunat, néanmoins, il obtint, pour la première fois, des éloges, en soutenant une affaire où le bon droit était de son côté, et en s'opposant à la demande illégale que C. Julius faisait du consulat. Ce succès fut d'autant plus marqué, que Sulpicius, son collègue, venait de parler dans le même sens, et que ses arguments, à lui, furent à la fois plus nombreux et plus forts. Aussi, après son tribunat, lui confia-t-on un grand nombre de causes, et bientôt toutes celles qui avaient de l'importance. Il saisissait bien la difficulté, disposait avec soin les parties de son discours, et sa mémoire était très bonne. Si ses expressions n'étaient pas fort recherchées, elles n'avaient rien de trivial ; son élocution était rapide et coulante ; enfin, il y avait dans sa tenue quelque urbanité ; mais son débit péchait par un vice d'organe et par d'autres ridicules. Le temps où brilla Antistius est celui qui s'écoula entre le départ et le retour de L. Sylla, celui où les lois étaient sans force et l'Etat sans dignité ; et ce qui contribuait à son succès, c'est qu'il y avait, en quelque sorte, disette d'orateurs au forum. Sulpicius n'était plus, Cotta était absent, ainsi que Curion, et de tous les autres défenseurs de cette génération, il ne restait que Carbon et Pomponius qu'il lui était aisé de surpasser.

LXIV. Plus jeune qu'eux, L. Sisenna est celui que son âge en rapprochait le plus : c'était un homme instruit, qui s'était voué à d'excellentes études ; il parlait fort bien sa langue, entendait les affaires de l'Etat, et ne manquait pas d'esprit ; mais, en ce qui concerne les débats judiciaires, il n'était ni fort actif ni fort exercé. Placé, par son âge, entre Hortensius, et Sulpicius, il ne put atteindre son prédécesseur, et se vit obligé de céder le pas à son successeur. L'histoire qu'il a écrite peut nous faire juger de son talent : elle l'emporte de beaucoup sur toutes les précédentes ; mais elle ne marque que trop combien elle est loin de la perfection, et combien il s'en faut encore que la littérature latine ait acquis de l'éclat en ce genre.

Q. Hortensius était bien jeune quand son talent, semblable aux statues de Phidias, plut aussitôt qu'aperçu. Ce fut sous le consulat de L. Crassus et de Q. Scévola que, pour la première fois, il parut au forum, devant leur tribunal. Il enleva les suffrages de toute l'assemblée et de ces consuls eux-mêmes, dont le goût surpassait de beaucoup celui de tous les autres. Hortensius avait alors dix-neuf ans, et il mourut l'année du consulat de L. Paullus et de C. Marcellus ; d'où il suit que pendant quarante-quatre ans il exerca la profession du barreau. Nous reviendrons tantôt sur cet orateur. Je n'ai voulu ici que le rattacher à une génération qui n'est pas la sienne. Au reste, c'est la condition nécessaire de tous ceux auxquels le destin accorde une longue vie : d'une part ils sont mis en parallèle avec des hommes beaucoup plus âgés, de l'autre on les compare à des rivaux beaucoup plus jeunes. C'est ainsi qu'Attius nous apprend qu'il fit représenter une pièce sous les mêmes édiles que Pacuvius ; cependant il n'avait que trente ans et, Pacuvius en avait quatre-vingts. Hortensius ne doit donc pas être compté uniquement avec les orateurs de son âge ; il faut le rapprocher aussi de ceux du mien, et même de ceux du vôtre, Brutus, tandis que, d'autre part, il faut le rattacher à une génération qui le précéda de beaucoup. Déjà il plaidait souvent quand Crassus vivait encore ; son talent déployait de la vigueur à côté d'Antoine, à côté de Philippe, qui, déjà vieux, parla pour les biens de Cn. Pompée. Hortensius, quoique fort jeune, fut celui qui brilla le plus dans cette affaire, et il ne lui fut pas difficile d'atteindre ceux que j'ai nommés comme étant les contemporains de Sulpicius. Quant aux orateurs de son âge, M. Pison, M. Crassus, Cn. Lentulus et P. Lentulus Sura, il les laissa bien loin derrière lui. Pour moi, me trouvant plus jeune que lui de huit ans, il m'exerça pendant bien des années dans cette carrière, dont la gloire nous était commune ; enfin, peu avant sa mort, il s'unit à vous pour défendre Appius Claudius, comme moi-même je vous ai assisté dans beaucoup d'autres causes.

LXV. Vous le voyez, Brutus, nous sommes arrivés jusqu'à vous, et cependant combien d'orateurs encore entre mon début et le vôtre ! Je ne nommerai néanmoins que ceux qui ont cessé d'exister ; j'ai résolu de ne pas prononcer le nom des vivants : je craindrais que votre curiosité ne m'arrachât le secret de mon opinion sur chacun d'eux. - Alors Brutus m'interrompant : La raison que vous nous donnez n'est pas celle qui vous empêche de parler des vivants. - Quelle est-elle donc ? repris-je. - Vous craignez que cet entretien ne soit divulgué par nous, et ne vous attire le courroux de ceux dont vous n'aurez point parlé. - Comment donc, m'écriai-je, vous ne sauriez vous taire ? - Très aisément, répondit-il ; cependant je crois que vous aimez mieux vous taire vous-même que de faire l'expérience de notre discrétion. - S'il faut vous dire la vérité, Brutus, je ne croyais pas que ce discours dût me conduire jusqu'à notre temps ; mais la suite des générations m'a tellement entraîné, que me voici parvenu aux dernières. - Intercalez donc, dit-il, tous ceux que vous voudrez, puis nous en reviendrons à vous et à Hortensius. - Oui, sans doute, à Hortensius ; mais pour moi, que d'autres en parlent, s'ils le veulent. - Non pas, dit Brutus ; car bien que votre discours ait captivé mon attention, je le trouve trop long, parce que j'ai hâte de savoir ce que vous nous direz de vous-même. Je ne m'inquiète pas des qualités dont brille votre éloquence ; elles sont connues de tout le monde, et je les apprécie plus que personne : ce que je veux savoir, ce sont les degrés qu'elle a parcourus et, pour ainsi dire, tous les pas qu'elle a faits. - Eh bien, lui dis-je, puisqu'au lieu de l'éloge de mon talent vous voulez l'histoire de mon travail, je déférerai à votre demande, mais je m'occuperai d'abord des autres, et je commencerai par Crassus, qui était du même âge qu'Hortensius.

LXVI. Il ne devait à l'éducation que des ressources médiocres, et la nature l'avait doté avec encore plus de parcimonie ; néanmoins il fut, pendant quelques années, compté parmi les premiers avocats, parce qu'il mettait à soutenir ses causes du zèle et de l'intrigue. On remarquait, dans ses discours, un style vraiment latin, des expressions nobles, une disposition soignée ; cependant il n'était ni fleuri ni brillant, et sa voix ne répondait pas à la contention de son esprit ; enfin il disait tout de la même manière et pour ainsi dire du même ton. C. Fimbria, son ennemi, était du même âge ; il n'eut pas à se démener fort longtemps. Il parlait d'une voix forte et précipitait, à la suite les uns des autres, des mots assez bien choisis ; mais il s'agitait avec tant de fureur, qu'on se demandait à quoi donc songeait le peuple, de donner place à un tel insensé au nombre de ses orateurs. Cn. Lentulus devait sa réputation d'éloquence bien plus à l'action qu'à son mérite intrinsèque. Il n'était ni fort spirituel, quoique son regard et son visage parussent l'annoncer, ni fort riche d'expressions, quoique, en cela même, il trompât ses auditeurs. Mais ses suspensions, ses exclamations, sa voix agréable et sonore produisaient tant d'effet, il y avait tant de force dans ses ironiques étonnements, que l'on ne s'apercevait pas de ce qui manquait à l'action. On a vu Curion devoir son rang parmi les orateurs à une certaine facilité d'expression qui n'était accompagnée d'aucun autre avantage : c'est ainsi que Cn. Lentulus cachait la faiblesse de ses moyens oratoires sous le mérite d'une action réellement excellente. Il en fut à peu près de même de P. Lentulus : la noblesse de son maintien, la grâce et l'habileté de ses mouvements, la douceur et l'étendue de sa voix, couvraient la lenteur de son imagination et de son débit. Ce Lentulus n'eut en sa faveur que l'action ; ses autres qualités étaient encore au-dessous de celles de Cnéus.

LXVII. Tout ce que fut M. Pison, il le dut à l'étude. De tous les orateurs qui précédèrent notre époque, il était le plus instruit en littérature grecque. Il tenait de la nature une sorte de finesse que l'art avait encore aiguisée. Elle le rendait habile et ingénieux à exercer la critique ; mais cette critique avait quelque chose de passionné, quelquefois aussi elle était froide, d'autres fois encore très spirituelle. Il ne put supporter longtemps le travail du forum : c'était comme une course qui lui faisait perdre haleine. Outre qu'il était d'un physique débile, il ne savait pas tolérer les sottises et les folies humaines qu'il nous faut dévorer : il les repoussait avec trop de colère ; soit, comme on le croyait, qu'il eût l'esprit chagrin, soit qu'il en éprouvât un noble et généreux dégoût. Après avoir obtenu de grands succès dans sa jeunesse, il perdit de sa considération ; mais le procès des vestales lui rendit ensuite sa réputation. Depuis, il fut de nouveau comme ramené dans l'arène, et tant qu'il put supporter le travail il sut soutenir son rang ; mais, dans la suite, il perdit de sa gloire tout ce qu'il ôtait à ses études. P. Murena avait un talent fort médiocre, mais beaucoup de goût pour l'antiquité. Plein de zèle pour les sciences, il ne manquait pas de connaissances acquises ; il se distinguait surtout par le zèle et l'amour du travail. C. Censorinus possédait assez bien la littérature grecque, il exposait avec facilité le sujet qui l'occupait ; son action n'était pas dépourvue de grâce, malheureusement il était paresseux et ennemi du forum. L. Turius n'avait qu'un talent bien médiocre, mais il était très laborieux et parlait comme il pouvait : souvent aussi ne lui manqua-t-il, pour parvenir au consulat, que les suffrages de quelques centuries. C. Macer manqua toujours de considération ; cependant il fut, à peu près, le plus zélé des avocats. Si sa vie, ses moeurs, son visage même n'avaient détruit tout le mérite de son talent, il eût joui d'une plus grande réputation au barreau. Il n'était point abondant, mais on ne pouvait lui reprocher la stérilité ; et si son style n'était pas très brillant, du moins il n'était pas négligé : du reste, la voix, le geste et l'action étaient entièrement dépourvus de grâce. Quant à l'invention et à la disposition du sujet, il y mettait un soin admirable, et je ne crois pas avoir rencontré ailleurs quelqu'un de plus habile en ce genre ; mais cette habileté semblait tenir plus encore de la fourberie que de l'art oratoire. Quoique Macer obtint des succès dans les affaires d'un intérêt général, il tenait une place beaucoup plus distinguée dans la défense des intérêts particuliers.

LXVIII. Vient ensuite C. Pison : c'était un orateur sans mouvement, quoique fécond en paroles ; il n'avait point l'imagination paresseuse, mais il savait se composer un visage qui promettait beaucoup plus de sagacité qu'il n'en avait réellement. Quant à M. Glabrion, qui était du même âge, il devait aux soins de son aïeul Scévola une excellente éducation ; néanmoins, la paresse et l'insouciance de son caractère l'empêchèrent de fournir sa carrière. Nommons aussi L. Torquatus, dont la diction était élégante, le jugement sain, les manières polies ; Cn. Pompée, dont l'âge était le mien, Pompée né pour toute sorte de perfection ; il eût acquis une plus grande réputation d'éloquence, si la passion de la gloire ne l'eût entraîné vers la carrière militaire. Il y avait de la majesté dans son style, il saisissait son sujet avec pénétration ; et, quant à l'action, on remarquait dans sa voix beaucoup d'éclat, et dans ses mouvements une rare noblesse. D. Silanus, un autre de mes contemporains et votre beau-père, n'avait pas un grand fonds d'étude, mais il ne manquait ni de finesse ni d'habitude de la parole. Q. Pompée, le fils d'Aulus, celui qui fut surnommé le Bithynique, était, peut-être, mon aîné de deux ans : un goût extraordinaire l'entraînait vers l'éloquence, il était fort instruit, et se distinguait par un travail et une activité incroyables. Je puis en parler, car les liens de l'amitié, de l'étude et des exercices communs l'attachaient non seulement à moi, mais encore à M. Pison. Malheureusement l'action, chez lui, ne faisait pas assez valoir le style ; car s'il y avait de l'abondance dans ses discours, son débit manquait absolument de grâce. P. Autronius, qui était du même âge, avait la voix claire et sonore ; mais il n'était recommandable par aucune autre qualité. Citons aussi L. Octavius Reatinus, qui mourut dans sa première jeunesse, à une époque où déjà il plaidait fort souvent : cependant il se présentait d'ordinaire avec plus d'audace que de préparation. Ajoutons encore C. Stalénus, qui s'était adopté lui-même, et de Stalénus était devenu Elius. Il y avait dans son genre de la chaleur, de la pétulance et de l'emportement, et, comme ce genre plaisait à beaucoup de monde et qu'il était fort applaudi, il serait parvenu aux honneurs, s'il n'eût été surpris en flagrant délit et livré à la vindicte des lois.

LXIX. A la même époque, parurent les frères C. et L. Cépasius, hommes obscurs, véritables parvenus, qui, à force de s'agiter, et par un genre de talent provincial et négligé, arrivèrent rapidement à la questure. Ajoutons encore, de peur d'oublier un seul de ceux qui rendirent un son, C. Cosconius Calidianus, qui, sans aucune espèce de trait, jetait au peuple ce qu'il avait de babil, et s'entourait d'une foule empressée de l'applaudir à grand bruit. Q. Arrius en faisait autant : c'était en quelque sorte la doublure de Crassus, et il doit servir à jamais d'exemple, pour prouver combien est profitable, chez nous, le soin de se plier aux convenances de chacun, et de servir beaucoup de citoyens, en favorisant leur ambition ou bien en les secourant dans le danger. Ce fut par ces moyens que cet homme, de basse condition, qui n'avait ni instruction, ni talent, obtint les honneurs, la richesse, le crédit, et même fut compté parmi les avocats de certaine distinction. On connaît ces lutteurs sans exercice, qui peuvent bien, quand ils briguent les palmes olympiques, supporter le poing et les coups de leur adversaire, tandis que le plus souvent ils ne soutiennent pas l'ardeur du soleil ; c'est ainsi qu'Arrius, après que la fortune l'eut favorisé en tout, après qu'il eut accepté de grands travaux, se vit déconcerté par la rigueur excessive de cette année judiciaire, qui fut pour lui comme un soleil éblouissant.

Alors, Atticus m'interrompant : Il y a longtemps, dit-il, que vous prenez vos exemples dans la lie. J'ai gardé le silence ; mais, je l'avoue, je ne croyais pas que vous descendriez jusqu'aux Stalénus et aux Autronius.- Je ne pense pas, répondis-je, que vous imputiez ce tort à des vues d'intérêt, car ils sont morts ; mais il faut bien que, suivant l'ordre des temps, j'arrive à des souvenirs connus et contemporains. Ce que je veux démontrer, en recherchant soigneusement tous ceux qui ont osé parler, c'est qu'il en est très peu qui se soient montrés dignes de mémoire, et même que le nombre de ceux qui se sont fait un nom tel quel, n'est pas fort grand. Mais reprenons la suite de notre entretien.

LXX. T. Torquatus, le fils de Titus, était savant : formé à l'école de Molon, de Rhodes, il tenait de la nature de l'aisance et de la facilité. La brigue ayant été comprimée, il eût été fait consul s'il eût vécu ; mais il avait plus de dispositions à l'éloquence que de bonne volonté ; aussi ne se livra-t-il pas beaucoup à l'étude. Cependant, il ne manqua jamais à ses devoirs, lorsqu'il s'agissait soit de plaider pour les siens, soit de développer une opinion au sénat. M. Pontidius, mon compatriote, plaida beaucoup de procès civils ; ses périodes roulaient avec facilité. Non seulement ses plaidoyers ne manquaient pas de vigueur, mais je dirai qu'ils faisaient plus que de n'en pas manquer, car dans la chaleur du discours, la colère et l'indignation l'emportaient souvent à un tel point de véhémence, que ce n'était pas seulement à son adversaire qu'il adressait ses invectives, mais, chose étrange ! à son juge lui-même, oubliant ainsi que le devoir de l'orateur est de le gagner par la douceur.

M. Messala, plus jeune que moi, ne péchait point par la sécheresse ; mais il n'y avait rien de brillant dans le choix de ses expressions. Il était éclairé, adroit, et point du tout facile à surprendre. C'était un avocat habile à saisir une affaire, à en distribuer les parties : il fut très laborieux, très zélé, et plaida beaucoup. Les deux Métellus, Céler et Népos, n'avaient point l'habitude des affaires judiciaires ; mais ils n'étaient dépourvus ni de talent ni de science, et s'étaient acquis une sorte d'éloquence populaire. Quant à Cn. Lentulus Marcellinus, qui ne fut jamais sans talent, il fit preuve d'éloquence dans son consulat : ses idées ne se faisaient point attendre, l'expression ne l'abandonnait pas, sa voix était harmonieuse et son esprit enjoué. C. Memmius, fils de Lucius, était littérateur consommé, mais seulement en grec, car il dédaignait les lettres latines. Orateur spirituel, ses paroles avaient de la douceur ; mais il fuyait le travail de la parole et jusqu'à celui de la pensée : aussi perdait-il de ses moyens tout ce qu'il ôtait à son application.

LXXI. Ici, Brutus m'interrompant : Que je voudrais, dit-il, qu'il vous convînt de nous parler aussi des orateurs d'aujourd'hui. Je me résignerais encore à vous voir garder le silence sur les autres ; mais il y en deux que vous avez, je le sais, coutume de louer : ce sont César et Marcellus. Or, je n'aurais pas moins de plaisir à vous entendre parler d'eux, que je n'en ai éprouvé à écouter ce que vous nous disiez de ceux qui ne sont plus. - Pourquoi cela ? repris-je alors : attendriez-vous, par hasard, le jugement que j'en porte, pour fixer votre opinion sur des hommes que vous connaissez aussi bien que moi ? - Oui, en vérité, s'écria-t-il, Marcellus m'est assez connu, mais César me l'est fort peu. J'ai souvent entendu le premier ; mais depuis que je suis capable de porter un jugement, César a toujours été absent. - Eh bien, que pensez-vous de celui que vous avez souvent entendu ? - Qu'en penserais-je autre chose, sinon que vous allez avoir un émule digne de vous ? - Ah ! s'il en est ainsi, m'écriai-je, je désire qu'il vous ait plu au delà de toute expression. - C'est ce qui est arrivé, reprit-il, et ce n'est pas sans raison qu'il me plaît si fort. Marcellus a étudié son art : négligeant toute autre étude, il n'a fait que cela, et d'un zèle extraordinaire s'est voué à des exercices renouvelés chaque jour. Aussi, ses expressions sont-elles choisies et nombreuses, et ce qu'il dit reçoit de l'harmonie de sa voix et de la dignité de ses mouvements quelque chose de gracieux et de brillant. Ses moyens le servent tellement à propos, que je serais tenté de croire qu'il ne lui manque aucune qualité de l'orateur. Ce qui le rend surtout estimable, c'est que, dans les malheurs publics dont le sort semble nous accabler, il se console par la conscience d'une âme pure, et se livre à l'étude, ou plutôt y revient. Dernièrement, à Mitylène, j'ai vu cet homme, oui, en vérité, il mérite ce titre, car il est homme accompli. Si je l'ai trouvé autrefois semblable à vous pour l'éloquence, la ressemblance me parut beaucoup plus grande, car il n'est sorte de science qu'il n'ait reçue de Cratippe, le plus érudit des philosophes, et, comme j'ai pu m'en convaincre , celui qui vous aime le plus. - Ici, j'interrompis Brutus : l'éloge d'un homme de bien, lui dis-je, d'un homme que je chéris, ne peut que me plaire ; cependant il me ramène au souvenir de nos malheurs, et c'est pour les oublier que j'ai tant prolongé ce discours. Mais je serais bien aise d'apprendre d'Atticus ce qu'il pense de César.

LXXII. Atticus répondit : Vous restez admirablement fidèle à votre projet de ne rien dire des orateurs vivants ; vraiment, si vous en agissiez à leur égard comme vous l'avez fait pour ceux qui sont morts, si vous n'en omettiez aucun, vous trouveriez sur votre chemin beaucoup d'Autronius et de Stalénus. Mais, soit que vous ayez voulu vous dérober à cette foule, soit que vous ayez craint que quelqu'un se plaignit ou d'avoir été omis, ou de n'avoir pas été assez loué, rien ne vous empêchait de parler de César. Ne sait-on pas d'ailleurs le jugement que vous portez de son génie, et ne connaît-on pas son opinion sur le vôtre ? Cependant, poursuivit Atticus, en s'adressant à Brutus, voici ce je pense de César, et ce que j'ai souvent entendu dire à ce connaisseur, dont le goût est si sûr, et qui m'interroge en ce moment : c'est que, de tous les orateurs, César est peut-être celui qui parle le latin le plus élégamment. Cette qualité ne lui vient pas seulement d'habitude de famille, comme on nous l'a dit tantôt au sujet des Lélius et des Mucius ; que cela y ait contribué, je le veux ; mais pour perfectionner ce talent de bien dire, il eut recours au travail et à l'application, et se forma par de nombreuses lectures des plus profondes et des mieux choisies. Que dis-je (ajouta-il en me regardant) ? préoccupé des plus grandes affaires, il vous dédia un traité excellent sur l'art de parler purement le latin. Il avance, dans le premier livre, que le choix des expressions est la source de l'éloquence ; enfin, mon cher Brutus, il attribue un mérite extraordinaire en ce genre à cet ami qui a mieux aimé m'entendre disserter sur lui que de nous en entretenir. Voici, en effet, ce qu'il écrit, après avoir interpellé Cicéron par son nom : «Pour embellir leur pensée par la beauté de l'expression, quelques-uns ont eu recours à l'étude et à l'exercice. Vous êtes comme le chef et l'inventeur de cet art, et nous devons déclarer ici, que vous avez bien mérité de 1a gloire et de la dignité du peuple romain». Mais faut-il pour cela abandonner, comme une chose vieillie, le soin et la correction du discours simple et familier ?

LXXIII. Brutus dit alors : Dans l'éloge qu'il vous donnait, il y a tout à la fois de la bienveillance et de la grandeur ; non seulement il vous proclamait le prince et le créateur de cette richesse d'élocution, ce qui est déjà une louange remarquable, mais il déclarait, de plus, que vous aviez bien mérité du nom romain. En effet, le seul avantage qu'eut sur nous la Grèce vaincue vient de lui être ravi, on du moins elle a été forcée de le partager avec nous. Si cette gloire, continua-t-il, si ce témoignage de César ne me paraissent pas préférables aux actions de grâces ordonnées en votre nom, je les préfère aux triomphes de beaucoup de guerriers. - Je serai de votre avis, Brutus, pourvu que ce témoignage exprime plutôt l'opinion que la bienveillance de César ; car s'il est un homme, quel qu'il soit, qui, non content d'avoir fait briller l'éloquence dans Rome, lui ait en quelque sorte donné naissance, il a plus fait assurément pour la gloire du peuple romain que ceux qui ont pris les châteaux liguriens, qui ont été, vous le savez, l'occasion de bien des triomphes. A ne considérer que la vérité, et si l'on en excepte ces divines inspirations par lesquelles souvent des chefs militaires ont sauvé l'Etat, soit à la guerre, soit à l'intérieur, l'orateur doit l'emporter de beaucoup sur le commun des généraux. Mais, répondra-t-on, un général d'armée est plus utile... Qui le nie ? Cependant, je le dirai franchement et sans craindre vos reproches, parce que chacun ici peut dire librement ce qu'il pense, je préférerais un seul discours comme celui de L. Crassus pour M. Curius, à deux de ces triomphes de places fortes. Vous m'objectiez qu'il importe plus à la république qu'un château ligurien soit pris, que de voir bien défendre M. Curius. Je le crois : les Athéniens aussi avaient plus d'intérêt à ce que leurs toits fussent solidement établis sur leurs maisons, qu'à posséder en ivoire une belle statue de Minerve. Cependant, j'aimerais mieux être Phidias que le meilleur charpentier. Il ne faut donc pas s'informer de l'utilité de chacun, mais de ce qu'il vaut. D'ailleurs, il est fort peu de personnes qui sachent bien peindre ou bien sculpter ; mais les ouvriers et les portefaix ne peuvent nous manquer. Quant à vous, Atticus, continuez, et complétez ce que vous aviez à nous dire de César.

LXXIV. Une élocution pure et vraiment latine est, vous le voyez, comme le sol, comme la base sur laquelle doit se placer l'orateur. Jusqu'à présent, ceux auxquels on a reconnu ce mérite ne le devaient ni à la réflexion, ni à la science : ce n'était en quelque sorte que le résultat d'une bonne habitude. Je ne parlerai point ici de C. Lélius, je ne rappelerai point Scipion : la pureté du langage, comme celle des moeurs, était une qualité de leur temps. Mais cette qualité n'appartenait pas à tous également, car leurs contemporains, Cécilius et Pacuvius, parlaient mal. Néanmoins, tous ceux qui n'avaient point passé leur vie hors de Rome, ou qui n'avaient point puisé de locutions barbares dans leurs habitudes domestiques, s'énonçaient fort purement. A Rome, comme en Grèce, le temps a gâté cette heureuse qualité : on vit, en effet, de tous côtés, accourir à Athènes, de même que dans notre ville, des hommes qui se servaient d'expressions basses et grossières. Il faut donc sans cesse châtier son style et recourir à la règle, comme on épure l'or au moyen de la coupelle, sans jamais s'abandonner à la détestable autorité de l'usage. Dans mon enfance, j'ai vu T. Flamininus, qui fut consul avec Q. Métellus ; il passait pour parler correctement, mais il n'était point lettré. Catulus, comme vous nous le disiez tantôt, ne manquait pas de savoir ; cependant, c'est à un organe agréable, à 1a douceur de sa prononciation, qu'il devait la réputation de bien parler. Cotta, qui, en traînant ses syllabes, s'était entièrement éloigné du genre de prononciation des Grecs, avait un organe absolument l'opposé de celui de Catulus : on remarquait en lui une sorte de grossièreté, de rusticité. Eh bien, cela ne l'empêcha pas d'acquérir la même réputation ; seulement, il paraissait y être arrivé à travers les bois ou à travers les champs. Sisenna, qui s'attribua la mission de corriger le langage reçu, ne se laissa point dégoûter de l'emploi de termes inusités, pas même par l'accusateur C. Rusius. - Que voulez-vous dire ? interrompit Brutus, et quel est ce C. Rusius ? - C'était, reprit Atticus, ce vieil accusateur qui poursuivit C. Rutilius. Sisenna répondit qu'il y avait quelques chefs d'accusation qui ne valaient pas un crachat, ce qu'il exprimait en forgeant le mot sputatilica. «0 juges ! s'écria Rusius, on me tend un piège : j'entends fort bien ce que c'est que sputa ; mais pour tilica, je n'y comprends rien». L'assemblée se mit à rire, et mon ami Sisenna n'en crut pas moins, que, bien parler, c'était parler d'une manière inusitée.

LXXV. César, au contraire, prenant pour guide la raison, corrige les locutions défectueuses et vicieuses au moyen d'un goût plus pur et d'habitudes plus correctes. A cette élégance, à ce choix d'expressions, qui est nécessaire, non seulement à l'orateur, mais à tout citoyen romain bien né, César joint encore la parure de l'éloquence. On dirait qu'il place de beaux tableaux dans le jour qui leur convient. Et puisqu'il a ce mérite particulier, outre les qualités qu'il partage avec les autres, je ne vois personne à qui César doive céder le pas. L'éclat de son éloquence est dépourvu de fausse parure et d'artifice, et elle tient de sa voix, de son geste, enfin de toute sa personne, un air de grandeur et de magnificence. - Ses discours m'ont beaucoup plu, dit Brutus, j'en ai lu un grand nombre ; mais il a écrit aussi des mémoires sur sa vie. - Ces mémoires, répondis-je, méritent vraiment d'être loués ; ils sont naturels, simples, gracieux et dépouillés de toute parure oratoire : on croirait voir un beau corps sans vêtement. Mais lorsqu'il a voulu que d'autres y pussent trouver des matériaux pour écrire l'histoire, César a fait, peut-être, une chose agréable aux sots qui essayeront de boucler et de friser son style ; quant aux gens sensés, il les a découragés d'écrire, car, pour la pureté et la clarté de l'histoire, rien n'est plus agréable que la concision. Nais revenons, s'il vous plaît, à ceux qui ont cessé de vivre.

LXXVI. C. Sicinius était fils de la fille de Q. Pompée le censeur ; il mourut après sa questure ; c'était un orateur estimable et même estimé, qui sortait de cette école d'Hermagoras, si pauvre sous le rapport des ornements de style, si propre à développer la faculté d'inventer. Cette école fournit des méthodes et des préceptes d'éloquence. S'ils ont peu de richesse (on les accuse même de sécheresse), du moins ils sont excellents pour l'ordre, et enseignent à l'orateur des voies qui ne lui permettent pas de s'égarer. C'est en suivant ces routes, c'est en se préparant à l'avance, que Sicinius, qui ne manquait pas de facilité, parvint à prendre sa place parmi les avocats de quelque mérite. Il dut cet avantage uniquement aux règles de cette école, à cette science acquise. C. Visellius Varron, mon cousin, était du même âge que Sicinius : ce fut l'un des hommes les plus savants. Il mourut après son édilité, et pendant qu'il présidait aux débats judiciaires. J'en conviendrai, à son sujet, le jugement du public s'éloignait du mien : le peuple ne le trouvait point à son gré. Son style était impétueux, il était obscur à force de finesse ; enfin la volubilité et la rapidité de son débit le rendaient encore plus inintelligible. Mais on rencontrerait difficilement ailleurs un meilleur choix d'expressions, une plus grande abondance d'idées. Du reste, littérateur accompli, il possédait le droit civil dont son père Aculéon lui avait transmis l'héritage.

Il nous reste à parler de L. Torquatus, que, selon l'usage des Grecs, on aurait plutôt appelé un publiciste qu'un orateur. Cependant l'éloquence ne lui manquait pas. Son érudition n'était pas à la portée de tout le monde ; elle était, au contraire, des plus abstraites et des plus profondes. Ajoutez-y une mémoire presque divine, une noblesse et une élégance de style vraiment remarquable : toutes ces qualités, relevées encore par l'élévation et l'intégrité de son caractère. Dans ce temps-là aussi, je goûtais beaucoup la manière de Triarius, dont le style portait l'empreinte d'une savante maturité. Quelle austérité dans sa physionomie ! quel poids dans ses paroles ! quelle attention à ne rien dire qui ne fût réfléchi!

Touché du souvenir de Torquatus et de Triarius, qu'il avait tendrement aimés tous deux, Brutus s'écria : Que n'a-t-on écouté vos perpétuels avis sur le maintien de la paix ! et sans parler du nombre incalculable des autres malheurs qu'on eût évités, je ne puis songer à ces deux citoyens sans les regretter amèrement. Non seulement la république ne les aurait pas perdus, mais combien d'hommes vertueux encore elle eût conservés ! - Gardons le silence sur leur compte, Brutus, de peur d'ajouter à notre douleur. S'il y a de l'amertume dans le souvenir, il y en a plus encore dans l'attente de l'avenir. Faisons donc trêve à notre affliction, et ne nous occupons que de ce que chaque orateur eut de talent, puisque tel est le sujet de notre entretien.

LXXVII. Parmi ceux qui périrent dans cette guerre, il faut aussi compter M. Bibulus, qui écrivait souvent et très correctement, surtout pour un homme qui n'était pas orateur. Sa conduite se fit remarquer par beaucoup de fermeté. Appius Claudius, votre beau-père, mon collègue et mon ami, fut très studieux ; il se montra orateur aussi savant qu'exercé, et courut à fond non seulement le droit augural, mais encore tout notre droit public et toute notre histoire. L. Domitius parlait sans art, mais purement et avec beaucoup de liberté. Citons encore les deux consulaires Lentulus : l'un d'eux, Publius, qui fut le vengeur de mes injures, l'auteur de mon salut, dut aux préceptes de l'art tout ce qu'il eut de moyens. Les dispositions naturelles lui étaient refusées ; mais il y avait dans son âme tant d'élévation, tant de grandeur, qu'il n'hésita point à s'emparer de tous les avantages qui distinguent les hommes illustres, et qu'il sut les obtenir dignement. Son frère, L. Lentulus, fut un orateur assez énergique, si toutefois ce fut un orateur ; mais la réflexion était pour lui un travail trop pénible. Sa voix était sonore, son expression n'était pas incorrecte ; enfin, dans ce qu'il disait, il y avait de l'âme, de la chaleur. Pour les affaires judiciaires, on pourrait exiger davantage : c'était assez pour celles de l'Etat. En fait d'éloquence, il ne faut pas dédaigner non plus T. Postumius, qui ne se montra pas moins emporté comme orateur que comme guerrier : il ne connaissait point de frein, point de mesure ; mais il savait bien le droit public et la constitution.

Si ceux dont vous rassemblez les noms vivaient encore, dit alors Atticus, je vous croirais guidé par des vues d'intérêt, comme vous le disiez tantôt ; en effet, vous nommez tous ceux qui ont osé se lever pour prendre la parole, et si vous avez omis M. Servilius, c'est apparemment par oubli.

LXXVIII. Que parmi les hommes qui n'ont jamais parié en public, il en ait existé beaucoup qui eussent pu le faire avec plus de succès que ceux dont je rappelle ici le souvenir, c'est ce que je n'ignore pas ; mais en les nommant, mon but est aussi de vous faire remarquer combien, eu égard au nombre des citoyens, il est peu de personnes qui aient osé prendre la parole, et, parmi celles-ci, combien peu qui aient mérité des éloges. Aussi n'oublierai-je pas même ces chevaliers romains, qui furent nos amis, et qui sont morts dernièrement. L'un est P. Cominius de Spolète : j'ai défendu contre lui C. Cornélius, qu'il accusait. Ses qualités étaient une bonne disposition du sujet, de la vicacité, de la facilité. L'autre est T. Attius de Pisaure, à l'accusation duquel je répondis pour A. Cluentius. Celui-ci parlait purement, avec assez d'abondance, et, de plus, il s'était formé à l'école d'Hermagoras. Si ses préceptes ne fournissent pas une assez grande richesse d'ornements, du moins ils mettent à la disposition de l'orateur des arguments tout prêts pour toute espèce de causes, et dont il peut s'armer, comme le vélite de sa lance. Je n'ai connu personne qui, pour l'étude et l'application, surpassât mon gendre C. Pison ; il me serait tout aussi difficile de nommer quelqu'un qui l'emportât sur lui par les heureuses dispositions qu'il devait à la nature. Il n'y avait pas un de ses instants qui ne fût consacré soit aux harangues du Forum, soit au travail du cabinet. Sans cesse il écrivait, sans cesse il méditait ; aussi lui vit-on un tel essor, que c'était plutôt un vol qu'une course. Il y avait de l'élégance dans le choix de ses mots ; ses phrases étaient bien proportionnées, bien arrondies. A une multitude d'arguments tous solides, tous propres à convaincre, il joignait des idées fines et spirituelles. La nature avait mis tant de grâce dans ses mouvements, que l'on aurait pu croire qu'il se dirigeait selon les préceptes d'un art, auquel cependant il ne recourait pas. Je crains, dans mon attachement pour lui, de paraître lui attribuer plus de qualités qu'il n'en avait ; mais ce reproche ne serait pas juste, car on pourrait porter bien plus haut ses louanges. Je ne sache pas, en effet, que, pour la pureté des moeurs, la sincérité des affections, enfin pour toute espèce de vertu, on doive lui comparer aucun citoyen de son âge.

LXXIX. On ne doit pas non plus, je pense, oublier M. Célius, quel que fût, à la fin de sa vie, ou son mauvais destin, ou son mauvais esprit. Tant qu'il se laissa guider par mes conseils, aucun citoyen ne déploya plus de courage qu'il n'en a mis dans son tribunat à défendre la cause du sénat et des honnêtes gens contre l'extravagante et séditieuse popularité des pervers. Cette conduite était rehaussée encore par un style plein de noblesse et de dignité, et surtout il excellait dans la plaisanterie et l'urbanité. Quelques-unes de ses harangues se firent remarquer par beaucoup de force. Il soutint trois accusations véhémentes, et toutes trois dans l'intérêt du bien public. Il ne faudrait pas dédaigner ses plaidoyers, quoique les discours que je viens de rappeler convinssent mieux au genre de son talent. Devenu édile par le concours et les efforts de tous les gens de bien, je ne sais comment il se fit que, quand je m'éloignai de Rome, il s'éloigna de lui-même, et tomba après avoir imité ceux qu'il avait renversés.

Mais disons aussi quelque chose de M. Calidius : ce n'était pas un orateur comme il y en a tant, c'était plutôt un orateur unique entre beaucoup d'autres ; chez lui, un style agréable et transparent revêtait les pensées les plus recherchées et les plus profondes. Rien n'était plus délicat que l'arrangement de ses périodes, rien n'était plus flexible : il les arrangeait comme il le voulait, et avec une facilité que je ne crois pas avoir été à la disposition d'aucun autre. La pureté de son élocution allait jusqu'à la limpidité, et ses paroles coulaient avec tant d'aisance, que jamais il ne s'embarrassait. Il n'y avait rien qui ne fût à sa place ; et, selon l'expression de Lucilius, les mots paraissaient artistement enchâssés, comme les différentes pièces d'une mosaïque. Jamais rien de dur, d'insolite, de commun ou de recherché ; souvent il négligeait le mot propre, et employait l'expression figurée, mais de telle sorte, que cette expression, au lieu d'envahir la place d'une antre, semblait occuper la sienne. Enfin nulle incohérence, nulle diffusion ne déparait son style ; toutes ses périodes étaient astreintes à la mesure, et, sans effort visible, il savait, par un art secret, en varier la chute, en éviter la monotonie. Tout le discours était riche de ces ornements de la parole et de la pensée, que les Grecs appellent figures, et qui en relevaient l'éclat. Cet orateur savait à merveille démêler le fond de la question, qui, très souvent, se trouve renfermé dans les formules des jurisconsultes. Ajoutez à tant de qualités une savante disposition des matières, un maintien noble, enfin un ton calme et sensé.

LXXX. Si parler agréablement est le mérite suprême, il ne faudra rien exiger de plus parfait ; mais nous avons dit tantôt que l'orateur a trois effets essentiels à produire : instruire, plaire, émouvoir. Or, il en est deux que Callidius entendait admirablement ; car il exposait son sujet avec beaucoup de clarté, et il attachait par le plaisir l'esprit de ses auditeurs. Mais quant à la troisième qualité, celle qui consiste à remuer l'assemblée, à enflammer les passions, celle enfin qui est la plus puissante de toutes, il ne la possédait pas : il n'y avait en lui ni vigueur ni énergie, soit qu'il n'en voulût pas, et qu'il regardât comme des fous et des insensés ceux dont le discours était plus véhément, l'action plus chaleureuse ; soit que la nature ne l'eût pas ainsi disposé ; soit enfin qu'il n'eût pas l'habitude de ces mouvements, ou qu'il n'en fût pas capable. Si ce talent était inutile, nous dirons que ce fût le seul qu'il n'eut point ; et s'il en avait besoin, nous dirons qu'il lui manqua. Je me rappelle à cette occasion, que, dans une accusation contre Q. Gallius, il lui reprochait, entre autres choses, d'avoir voulu l'empoisonner : à l'entendre, il l'avait pris sur le fait ; et, pour preuves, il offrait des écrits, des témoignages, des révélations, des aveux arrachés par la question, qui tous devaient porter l'évidence sur ce crime. Il en parla avec beaucoup d'élégance et de recherche. Dans ma réponse, je tirai de la cause les arguments dont elle était susceptible ; mais la plaidoirie elle-même m'en fournit un autre. «Quoi ! m'écriai-je, Calidius nous dit qu'il a en main les preuves d'un attentat contre sa vie ! il en a découvert les traces, et cependant avec quelle indifférence, avec quelle douceur, avec quelle nonchalance il nous en parle ! Eh quoi ! M. Calidius, si ce n'était une feinte, est-ce ainsi que vous vous conduiriez ? Vous, dont l'éloquence sait si bien défendre les autres du péril, vous resteriez indifférent à l'aspect du vôtre ? Où donc est l'émotion ? où cette indignation qui arrache aux entants même des cris et des plaintes ? Votre âme n'a point été troublée ; votre corps est tranquille ; vous ne vous êtes point frappé le front, la cuisse, et même vous n'avez fait aucun mouvement du pied, ce qui serait cependant de tous les signes d'émotion le plus léger. Aussi, loin d'avoir enflammé nos coeurs, c'est à peine si nous avons pu nous défendre du sommeil». Voilà comment, pour anéantir cette accusation, je me suis fait une arme de la raison, ou si l'on veut, du défaut de cet orateur distingué.

- Quoi ! dit Brutus, pourrions-nous douter si ce fut de sa part raison ou défaut ? Et puisque de toutes les qualités de l'orateur, la plus grande est d'échauffer les esprits de ses auditeurs, et de les plier à toutes les impressions qu'exige le sujet, comment hésiterions-nous à déclarer que celui qui ne l'avait pas manquait précisément de la plus importante ?

LXXXI. Eh bien, répondis-je, j'y souscris. Mais revenons à Hortensius, le seul orateur dont il nous reste à parler ; ensuite, pour vous satisfaire, Brutus, je dirai quelque chose de moi-même. Cependant il faut faire mention de deux jeunes gens qui, si leur vie se fût prolongée, eussent acquis un grande réputation d'éloquence. C'est, je pense, dit Brutus, de C. Curion et de C. Licinius Calvus que vous allez nous parler. - Vous ne vous trompez pas, répondis-je : l'un s'exprimait avec tant de facilité, d'aisance ; il précipitait, les unes à la suite des autres, des idées si fines, si abondantes, qu'il n'y avait rien de plus orné, de plus rapide que son style. Celui-ci devait peu aux leçons des maîtres : c'était la nature qui l'avait doué de dispositions extraordinaires. Je n'ai point fait l'expérience de son application, mais certainement il étudiait. S'il eût continué à suivre mes avis, il eût préféré les honneurs à la puissance. - Que voulez-vous dire, interrompit Brutus, et quelle est la distinction que vous faites ? - La voici. Les honneurs sont la récompense due à la vertu ; on les obtient de l'estime et de l'affection de ses concitoyens : celui qui y est arrivé par leur volonté et leurs suffrages, est à mes yeux un homme estimable et honoré; mais celui qui, saisissant une occasion quelconque, s'empare du pouvoir, même contre le gré des citoyens, comme le désirait Curion, n'acquiert, je pense, qu'un vain titre, et n'en a pas l'honneur. Si Curion eût voulu écouter ces conseils, son crédit et sa réputation l'auraient élevé au faite de la grandeur, et, comme son père, comme d'autres hommes illustres, il aurait parcouru, de degré en degré, toute l'échelle des magistratures. Je me suis souvent entretenu dans le même sens avec P. Crassus, le fils de Marcus, lorsque, dans sa première jeunesse, il rechercha mon amitié : je l'exhortai fortement à regarder comme la route la plus sûre pour arriver à la gloire, celle que ses ancêtres lui avaient laissée toute battue. Outre la bonne éducation que ce jeune homme avait reçue, il était fort instruit, il avait de la vivacité dans l'esprit, et une richesse de style qui n'était pas sans élégance. De plus, son caractère se distinguait par une fierté sans arrogance, par une modestie sans timidité. Mais cette fièvre d'orgueil qui s'empare ordinairement de l'adolescence, l'emporta aussi : soldat, il n'eut pas plutôt servi son général, qu'il voulut être général lui-même, tandis que les usages de nos ancêtres exigeaient, pour cette charge, la condition certaine de l'âge, et la soumettaient à la chance incertaine du sort. Aussi, pour son malheur, en voulant ressembler à Cyrus et à Alexandre, qui avaient fourni leur carrière à la course, il demeura au-dessous de L. Crassus et de beaucoup d'autres Crassus.

LXXXII. Mais revenons à Calvus, car c'est de lui que nous devions parler : il serait devenu un orateur plus lettré que Curion, et en général son genre était plus soigné, plus recherché. Du reste, en apportant dans ses manières de l'intelligence et de l'élégance, il s'occupait trop de lui-même, et s'observait outre mesure. Il était comme un homme qui, de peur de conserver un sang vicieux, perdrait le pus pur de sa substance. Son élocution, affaiblie par trop de scrupule, était claire pour les érudits et pour ceux qui lui prêtaient une oreille attentive ; mais elle était absorbée par la foule et par le Forum, pour lequel cependant l'éloquence est faite. - Brutus dit alors : - Notre ami Calvus voulait passer pour in orateur attique : de là cette affectation d'une extrême simplicité. - Oui, c'est ainsi qu'il parlait, repris-je, mais il était dans l'erreur et y entraînait les autres. Si l'on appelle orateur attique celui qui se préserve du mauvais goût et du pédantisme, il avait raison de n'aimer que genre-là : il condamne, en effet, l'extravagance, l'étrangeté, qui sont comme la démence de l'orateur, tandis qu'il met en honneur le bon sens et le naturel, qui en sont la véritable religion, la véritable pudeur. Tous les orateurs doivent s'accorder sur ce point. Mais si la maigreur, la sécheresse, la pauvreté d'expression sont regardées comme appartenant au genre attique, pourvu qu'elles soient accompagnées d'un style correct, d'élégance et d'urbanité, j'y souscris ; néanmoins, comme les orateurs attiques se distinguent par des qualités supérieures, il faut se garder d'ignorer leurs degrés de mérite, les nuances de leur talent, enfin les divers effets qu'ils produisent, et la variété de ces effets. Je veux imiter les attiques, dites-vous ? Lesquels ? il y en a de plus d'un genre. Combien il y a de différence entre Démosthène et Lysias, entre Démosthène et Hypéride, entre ces orateurs et Eschine ? lequel imitez-vous ? Si vous choisissez, les autres n'avaient donc pas le genre attique ; si vous les prenez tous pour modèles, comment le pourrez-vous, puisqu'ils diffèrent si fort entre eux ? Je demanderai, de plus : Démétrius de Phalère était-il un orateur attique ? Athènes elle-même respire, ce me semble, dans ses discours ; cependant il est plus fleuri qu'Hypéride, que Lysias : c'est que la nature ou son goût le portaient vers ce genre.

LXXXIII. Il y eut, à la même époque, deux orateurs entièrement différents l'un de l'autre, et cependant ils étaient attiques tous deux. D'une part, c'était Charisius, auteur de beaucoup de discours qu'il rédigeait pour les autres, car il paraissait vouloir imiter Lysias ; de l'autre, c'était Démocharés, fils de la soeur de Démosthène. Il composa quelques discours, et, dans un style plus oratoire qu'historique, il rédigea le récit des événements arrivés à Athènes de son temps. Hégésias veut ressembler à Charisius, et se croit tellement attique, qu'il traite les orateurs qui le sont véritablement comme n'étant, auprès de lui, que des Barbares. Mais quoi de plus saccadé, de plus haché, de plus puéril même, dans l'élégance à laquelle il parvient ? Nous voulons ressembler aux orateurs attiques ; fort bien. Ces orateurs sont-ils attiques ? - Qui pourrait le nier ? imitons-les donc. - Mais comment, s'ils diffèrent entre eux, s'ils ne sont pas semblables aux autres ? - Imitons Thucydide, dit-on. - A merveille, si vous songez à écrire l'histoire, et non à plaider des causes. Thucydide, en effet, est le narrateur sincère de faits historiques ; il y a de la dignité dans ses récits, mais il ne s'est point occupé de la place publique, de la discussion, des débats judiciaires. J'ai coutume de louer les discours qu'il a mêlés à ses récits : pour ce qui est de les imiter, je ne le pourrais pas si je le voulais, et peut-être ne le voudrais-je pas si je le pouvais. C'est ainsi que les amateurs de vin de Falerne ne le veulent ni si nouveau qu'il ait été récolté sous les derniers consuls, ni si vieux qu'il remonte jusqu'au consulat d'Opimius ou d'Anicius. Ce sont là cependant les meilleures années, je le crois, mais la trop grande vétusté a enlevé à ce vin le goût que nous recherchons, et il n'est plus supportable. Faudra-t-il pour cela que l'homme, frappé de cet inconvénient, aille puiser à la cuve ? Non, sans doute, il choisira pour l'âge un terme moyen. C'est ainsi que je conseillerai à nos orateurs d'éviter ce style nouveau, semblable au vin qui sort de la cuve et fermente encore, et de se garder aussi de cette manière de Thucydide, qui, bien qu'excellente, est vieillie comme le vin d'Anicius. Thucydide lui-même, s'il eût vécu plus tard, aurait eu quelque chose de plus mûr et de plus doux.

LXXXIV. Imitons donc Démosthène ! Mais, grands dieux ! je vous le demande, que faisons-nous, ou plutôt que souhaitons-nous autre chose ? Nous n'y parvenons pas, et nos fameux attiques réussissent à tout ce qu'ils entreprennent ! Ils ne comprennent pas même un fait que l'histoire nous apprend, une chose qui était de toute nécessité : c'est que quand Démosthène devait parler, on accourait de toute la Grèce pour l'entendre. Quand nos attiques parlent, au contraire, non seulement ils sont abandonnés par l'assemblée, ce qui est déjà très fâcheux, mais par ceux-là-même qui sont venus pour assister leurs clients. Si l'atticisme consiste à avoir un style sec et pauvre, qu'ils soient attiques, j'y souscris ; mais qu'ils viennent au comitium, qu'ils parlent devant ce juge qui prononce debout : les gradins qui garnissent l'enceinte exigent une voix plus forte et plus pleine. Je souhaite à l'orateur de voir, une fois qu'on a dit qu'il parlera, les bancs promptement occupés, l'enceinte remplie, les greffiers s'empressant à donner, à céder leurs places, un auditoire nombreux et le juge attentif. Quand se lève celui qui doit parler, je veux que l'assemblée réclame le silence ; que ce silence soit suivi de fréquentes marques d'approbation, d'exclamations ; que l'on rie quand il le veut, et que quand il le veut on pleure ; enfin, que celui qui assiste de loin à ce spectacle, lors même qu'il ignore de quoi il s'agit, comprenne que l'on y prend plaisir, et que c'est Roscius qui occupe la scène. Celui qui obtient de pareils succès est, sachez-le, un orateur attique, comme on dit qu'étaient Périclès, Hypéride, Eschine et surtout Démosthène, Mais si l'on préfère un genre fin, sage, qui en même temps soit naturel et solide jusque dans sa sécheresse ; si, loin de rechercher des ornements plus pompeux, on soutient que tel était le genre attique, c'est bien encore ; car dans un art si grand, si varié, il y a place aussi pour ces finesses de détail. Il s'ensuit que ceux qui recherchent l'atticisme ne parlent pas tous également bien, mais que ceux qui parlent bien sont attiques. Mais revenons encore à Hortensius.

LXXXV. Volontiers, dit Brutus, quoique j'aie trouvé fort agréable la digression qui vient de vous éloigner de votre sujet. - Alors Atticus : J'ai été plusieurs fois sur le point de prendre la parole, mais je n'ai pas voulu vous interrompre ; maintenant que votre discours me paraît approcher de sa fin, je ne vois pas d'inconvénient à dire ma pensée. - Eh bien, parlez, Atticus. - Je regarde, dit-il, comme spirituelle et de bon goût cette ironie que l'on attribue à Socrate et dont il s'arme dans les livres de Platon, de Xénophon et d'Eschine. En effet, lorsque la discussion roule sur la sagesse, il y a de l'habileté et de la malice à s'en enlever le mérite et à l'attribuer ironiquement à ceux qui se l'arrogent ; et lorsque, dans Platon, Socrate élève jusqu'aux nues Protagoras, Hippias, Prodicus, Gorgias et d'autres encore ; lorsqu'il feint l'ignorance la plus complète, il y a dans cette manière quelque chose qui lui va bien, sans que je puisse m'en rendre compte ; je ne partage donc pas l'opinion d'Epicure, qui le lui reproche. Mais j'ai bien peur que, en fait d'histoire, l'ironie ne soit aussi blâmable que dans un témoignage : or, c'est de l'histoire que vous nous avez donnée, en nous rappelant dans cet entretien le caractère de chaque orateur. - Où donc voulez-vous en venir ? je ne vous comprends pas. - C'est, dit-il, que vous avez loué quelques orateurs au point d'induire en erreur les hommes simples ; plusieurs fois j'ai été sur le point d'éclater de rire : par exemple, quand vous avez comparé notre Caton à l'Athénien Lysias. C'était vraiment un grand homme, ou plutôt c'était un homme accompli, un homme unique : personne n'y contredit. Mais qu'il ait été orateur, et de plus un orateur semblable à Lysias, dont le coloris est inimitable, ce serait vraiment une ironie charmante, si nous plaisantions. Si, au contraire, nous parlons sérieusement, je vous en fais le juge, ne faudrait-il pas être aussi scrupuleux que dans une déposition ? Quant à moi, je goûte fort votre Caton, comme citoyen, comme sénateur, comme général, enfin comme un homme remarquable par sa sagesse, son zèle, et par toute espèce de vertu, et même je trouve ses discours fort bons pour leur temps : ils annoncent, en effet, le génie, mais le génie sous une forme grossière, sauvage. Mais quand vous retrouviez, dans ses Origines, toutes les qualités de l'orateur ; quand vous compariez Caton à Philistus, à Thucydide, était-ce à Brutus ou à moi que vous pensiez le persuader ? A côté de ces auteurs qui n'ont point trouvé d'imitateurs parmi les Grecs, vous mettez l'habitant de Tusculum, celui qui ne se doutait pas même de ce que c'est que la richesse et l'ornement du style.

LXXXVI. Vous louez Galba. Si c'est comme le premier de son temps, j'y consens, car c'est ce que nous apprend la tradition ; si c'est comme orateur, lisez, je vous prie, ses discours (car nous en avons}, et dites ensuite, si vous l'osez, que vous voudriez que ce Brutus, que vous aimez plus que vous-même, parlât ainsi. Les discours de Lépide vous plaisent : je suis un peu de votre avis, pourvu que vos éloges portent sur leur couleur antique. J'en dirai autant de Scipion l'Africain, autant de Lélius, que vous prétendez ne pouvoir être surpassés pour la douceur du style. Vous y ajoutez encore je ne sais quoi de majestueux ; enfin, vous nous enchantez par le prestige du nom et par les éloges que vous donnez à une vie pleine d'élégance et de politesse. Otez-lui ces avantages, et ce style si doux sera tellement bas, que personne ne lui accordera un coup d'oeil.

L'on range Carbon parmi les orateurs accomplis, je le sais ; mais il en est de l'éloquence comme de tout le reste : on a coutume de louer ce qui n'est pas surpassé, quelque mince qu'en soit d'aiileurs le mérite : Je ferai la même remarque au sujet des Gracques, bien que vous en ayez parlé en termes qui expriment ma pensée. Je passe sur les autres, et j'en viens à ceux auxquels vous reconnaissez déjà une éloquence perfectionnée, à Crassus et à Antoine, que, sans aucune contestation, l'on m'a vantés comme ayant été de grands orateurs. Je souscris à tous les éloges que vous leur avez donnés, sans toutefois admettre que le discours pour la loi Servilia vous ait servi de modèle dans le même sens que Lysippe prétendait devoir tout son art au Doryphore de Polyclète. C'est pure ironie ; et, de peur que vous ne pensiez que je vous flatte, je ne tairai pas les motifs de mon opinion. J'omets donc ce que vous avez dit de ces orateurs, puis de Cotta, de Sulpicius, et en dernier lieu de Célius. Sans doute, ils furent orateurs ; mais de quel mérite, de quelle espèce ? prononcez vous-même. Quant à ces artisans de parole que vous avez entassés les uns sur les autres, je m'en inquiète moins. Vraiment il me semble que quelques-uns d'entre eux sont morts tout exprès pour être admis par vous au nombre des orateurs.

LXXXVII. Lorsque Atticus eut parlé : Vous venez, lui dis-je, de fournir matière à un long entretien, et le sujet que vous avez touché est digne de nouveaux développements. Nous les remettrons à un autre temps. D'abord, ouvrez les livres de ces anciens orateurs, et surtout ceux de Caton ; il ne manque, vous le verrez, à leurs mâles contours, que ces teintes dont la fraîcheur et les nuances étaient encore inconnues. S'il faut dire franchement ma pensée sur les discours de Crassus, il aurait pu, je crois, mieux écrire, mais nul autre ne l'eût surpassé ; et n'allez pas m'accuser d'ironie quand je dis que ce discours m'a servi de modèle. Quelque bonne opinon que sous puissiez avoir de mon talent, il n'y avait, dans ma jeunesse, rien dans l'éloquence latine que je dusse imiter de préférence. Si j'ai nommé un grand nombre d'orateurs, c'est, comme je viens de le dire moi-même, afin que l'on comprenne combien, dans un art que chacun voudrait posséder, il est peu de personnes qui se soient acquis quelque renom. Je ne me soucie donc pas de passer pour un railleur, quand même Scipion l'Africain l'eût été, comme nous le dit C. Fannius dans son Histoire. - Comme il vous plaira, dit Atticus ; mais je ne croyais pas que vous repousseriez une qualité qui distinguait Scipion l'Africain et Socrate. - Nous parlerons de cela plus tard, dit Brutus. Puis, se tournant vers moi : Ne nous expliquerez-vous pas les discours des orateurs anciens ? Oui, vraiment, répondis-je, mais ce sera à ma maison de campagne de Cumes ou de Tusculum, et quand nous en trouverons le moment ; car à l'une et à l'autre nous sommes voisins.

LXXXVIII. Mais revenons au sujet dont cette digression nous a éloignés. Hortensius donc débuta fort jeune au forum, et fut promptement choisi pour plaider toutes les causes importantes. Cependant il entra en lice au temps de Cotta et de Sulpicius, ses aînés de dix ans. Alors brillaient aussi Crassus et Antoine, puis Philippe, puis Julius. Sa réputation le mit bientôt sur la même ligne. Il avait une mémoire que je n'ai jamais connue à personne ; ce qu'il avait composé, il le reproduisait dans les mêmes termes, et sans le secours de l'écriture. Ce puissant auxiliaire était tellement à sa disposition, qu'il se rappelait absolument tout, et ce qu'il avait pensé, et ce qu'il avait écrit ; il retenait même, sans qu'on aidât à sa mémoire, les paroles de ses adversaires. Il brûlait d'un tel zèle, que jamais je n'ai vu d'homme si passionné pour le travail. Il ne voulait pas qu'un seul jour se passât sans plaider au forum, ou sans méditer son art dans la retraite ; très souvent même il faisait l'un et l'autre le même jour. Il introduisit au barreau un genre qui s'éloignait des routes communes, et se distingua par deux qualités qui n'étaient qu'à lui. Habile à diviser les sujets sur lesquels il parlerait, il ne l'était pas moins à les résumer, se rappelant tout ce qui avait été dit contre lui et tout ce qu'il avait dit lui-même. Il joignait à des expressions brillantes un goût très sûr ; on remarquait de la proportion dans ses périodes, de la fécondité dans son talent, et ces avantages n'étaient pas seulement le résultat de son beau génie, il les devait encore à ses continuels exercices. Sa mémoire embrassait tout le sujet et il le disposait à merveille ; et, soit pour établir une preuve ou une réfutation, il n'omettait rien de ce que comportait sa cause. Sa voix était sonore et agréable ; il y avait dans ses mouvements et dans son geste plus d'art encore qu'il n'en faut à l'orateur. Pendant qu'Hortensius obtenait des succès si brillants, Crassus mourut, Cotta fut banni, la guerre suspendit les affaires, et je parus au forum.

LXXXIX. Hortensius était à la guerre : soldat la première année, il fut tribun militaire la seconde. Sulpicius était lieutenant, M. Antoine aussi ; la seule loi Varia gouvernait les affaires, les autres procédures étaient suspendues à cause de la guerre. J'assistai souvent à ces débats quand L. Memmius et Q. Pompée parlèrent pour eux-mêmes : ils n'étaient pas du premier ordre, toutefois c'étaient l'un et l'autre des orateurs. Alors Philippe, vraiment éloquent lui-même, rendait témoignage dans ces affaires, et sa déposition avait tout le feu et toute l'expression d'une accusation.

Quant aux autres orateurs du premier ordre, ils occupaient alors les magistratures, et je les entendais presque tous les jours parler à la place publique. C. Curion était tribun du peuple : à la vérité il se taisait, depuis qu'un jour il avait été abandonné de toute l'assemblée. Sans être orateur, Q. Metellus Celer avait une certaine facilité pour la parole. Quant à Q. Varius, C. Carbon, Cn. Pomponius, ils étaient éloquents, et l'on peut dire vraiment qu'ils habitaient la tribune. C. Julius l'édile curule prononçait presque chaque jour des discours bien soignés. Mais au moment où je me livrais avec passion au plaisir d'écouter, mon premier chagrin fut l'exil de Cotta. J'entendis souvent les autres, et, me livrant avec ardeur à l'étude, j'écrivais, je lisais, je composais, et cependant je ne m'en tenais pas à ces exercices oratoires. Dès l'année suivante, Varius partit condamné par sa propre loi. Quant à moi, voulant connaître le droit civil, je suivis assidûment Q. Scévola, le fils de Publius, qui, sans se charger d'instruire personne, répondait aux consultations et donnait des préceptes à ceux qui désiraient l'entendre. L'année qui vint après celle-là eut pour consuls Sylla et Pompée : alors P. Sulpicius était tribun et prononçait tous les jours des harangues qui me firent connaître à fond le genre de son éloquence. Ce fut dans ce temps aussi que la guerre de Mithridate fit fuir de leur patrie Philon, le chef de l'Académie, et les principaux Athéniens. Lorsqu'il vint à Rome, je me sentis entraîné vers la philosophie par un goût extraordinaire, et me livrai à lui tout entier ; je m'y attachai avec d'autant plus de ferveur, qu'indépendamment du charme que me faisaient éprouver la variété et la grandeur du sujet, les discussions judiciaires me paraissaient supprimées à jamais. Sulpicius avait péri dans cette même année, et, dans la suivante, trois orateurs de trois âges différents avaient été cruellement mis à mort : ce sont Q. Catulus, M. Antonins et C. Julius. En cette année-là, je pris aussi à Rome les leçons de Molon le Rhodien, plaideur éloquent et maître accompli.

XC. Quoique ces détails paraissent étrangers à notre sujet, je les reproduis ici pour vous, Brutus, car ils sont connus d'Atticus. Ainsi que vous l'avez souhaité, vous pourrez donc apercevoir toute ma course d'un seul coup d'oeil, et savoir comment j'ai suivi Q. Hortensius, en passant, en quelque sorte, sur la trace de ses pas. Pendant trois ans à peu près, Rome jouit de la paix ; mais la mort des orateurs, leur départ, leur exil, laissaient à Hortensius le premier rang (les jeunes gens même, tels que M. Crassus et les deux Lentulus étaient absents). De jour en jour on goûtait plus Antistius : Pison parlait souvent, Pomponius un peu moins, Carbon rarement, Philippe une ou deux fois. Pour moi, pendant tout ce temps, je passais les nuits et les jours à l'étude de toutes les sciences. J'étais près du stoïcien Diodote, qui, après avoir passé chez moi la plus grande partie de sa vie, est mort dernièrement dans ma maison. Je lui dois beaucoup de connaissances ; mais il me formait surtout à la dialectique, que l'on pourrait appeler une éloquence abrégée, et sans laquelle, ainsi que vous l'avez jugé vous-même, Brutus, on ne saurait atteindre la véritable éloquence, qui, à son tour, est considérée comme une dialectique amplifiée. Malgré l'ardeur avec laquelle je suivais ce maître et ses leçons sur des connaissances si variées, si multipliées, je ne laissais pas écouler un seul jour sans me livrer aux exercices oratoires : je composais des déclamations (c'est le nom qu'on leur donne aujourd'hui), tantôt avec M. Pison, tantôt avec Q. Pompée, ou bien encore avec un autre. Je pratiquais beau-coup cet usage en latin, et plus encore en grec ; d'abord parce que le style grec, plus riche d'ornements, donne l'habitude de parler de même en latin ; en second lieu parce que, si je n'eusse déclamé en grec, je n'aurais pu profiter des leçons ni des corrections des premiers maîtres de la Grèce. Cependant, lorsqu'on voulut rétablir la république, de nouveaux orages éclatèrent : trois orateurs, Scévola, Carbon, Antistius, périrent d'une mort cruelle. Bientôt revinrent Cotta, Curion, Crassus, les deux Lentulus et Pompée ; les lois et la justice reprirent leur autorité : on vit renaître la liberté. Mais alors disparurent du nombre des orateurs Pomponius, Censorinus et Murena. C'est dans ce même temps que je m'essayai à plaider des causes d'un intérêt public ou particulier. Je ne voulais pas, comme la plupart des orateurs, faire mon apprentissage au forum, mais y apporter, autant que cela dépendrait de mol, un talent tout formé. Je fis coïncider avec ces débuts les leçons de Mulon, qui, sous la dictature de Sylla, était venu au sénat demander des récompenses pour les Rhodiens. Aussi, lorsque, parlant pour Sextus Roscius, je plaidai ma première affaire criminelle, mon discours fut tellement goûté, qu'il n'y eut plus de cause qui parût au-dessus de mes forces. On m'en confia successivement beaucoup, et je ne mis à les préparer ni moins de soins, ni moins de veilles.

XCI. Puisque vous paraissez vouloir me connaître tout entier, et que vous ne vous contentez pas de ces marques de naissance et de ces hochets de mon enfance, j'ajouterai ici quelques détails qui pourraient être moins essentiels. J'étais alors très maigre et d'un physique débile ; mon cou était mince et allongé. Pour peu que le travail et les efforts des poumons se joignent à ce tempérament, il n'y a pas loin de là, on le sait, au péril de la vie. Ceux auquels j'étais chers en concevaient d'autant plus d'effroi, que je faisais tout sans relâche, sans distraction, et que je déclamais à grands éclats de voix, en y ajoutant toute l'action de mon corps. Aussi, quand mes amis et les médecins me pressaient d'abandonner la plaidoirie, je répondais que je subirais toute espèce de danger plutôt que de renoncer à la gloire que je me promettais de l'éloquence. Cependant je me persuadai qu'en abaissant, qu'en modérant ma voix, enfin qu'en changeant de méthode, je pourrais éviter le danger, et même me faire un genre plus doux. Le but de mon voyage en Asie fut donc de prendre une autre méthode. Ainsi, après deux ans d'exercice, et lorsque mon nom avait déjà quelque célébrité au forum, je quittai Rome.

Arrivé à Athènes, je passai six mois près d'Antiochus, le plus célèbre et le plus éclairé des philosophes de l'ancienne académie, et je repris avec ce guide habile, avec ce maître accompli, l'étude de la philosophie, que je n'avais jamais abandonnée, et que depuis ma première jeunesse j'avais toujours cultivée, en y ajoutant de nouvelles connaissances. Cependant je me livrais aussi à de fréquents exercices chez Démétrius de Syrie, homme âgé, maître d'éloquence qui n'était pas sans mérite. Je parcourus ensuite toute l'Asie, où je fréquentai les meilleurs orateurs, qui prenaient plaisir à seconder mes efforts. Le plus marquant était Menippus, de Stratocinée : à mon avis c'était, de tous les habitants de l'Asie, le plus éloquent ; et si le caractère des orateurs attiques est de n'avoir rien de choquant, rien qui heurte le goût, il a droit d'être rangé parmi eux. Mais Denys de Magnésie ne me quittait pas ; je vivais aussi dans la société d'Eschyle de Cnide, de Xénoclès d'Adramyte. C'étaient alors en Asie les princes des rhéteurs. Je ne m'en tins pas à leurs leçons ; je vins à Rhodes me confier à Molon, que j'avais déjà entendu à Rome : non seulement il plaidait et écrivait à merveille dans les affaires véritables, mais, comme maitre, c'était l'homme le plus éclairé, le plus habile à signaler, à reprendre les défauts. Il s'efforça surtout (et je ne sais s'il a réussi) à réprimer en moi cette surabondance, ce débordement où m'entraînaient la témérité et la licence naturelles à mon âge. Ce fut lui qui contint dans ses rivages ce torrent qui sortait de son lit. Aussi, lorsque après deux ans je revins à Rome, j'étais plus exercé et presque entièrement changé : ma voix n'avait plus rien d'exagéré, mon style avait, en quelque sorte, cessé de fermenter, ma poitrine s'était renforcée, enfin mon corps avait pris une certaine consistance.

XCII. Alors brillaient au forum deux orateurs qui m'inspirèrent un vif désir de les imiter : c'étaient Cotta et Hortensius. L'un était calme et doux ; il exprimait sa pensée dans les termes les plus convenables, sans gêne, sans effort ; l'autre était pompeux, véhément. Il était différent, Brutus, de ce que vous l'avez vu à une époque où déjà son talent déclinait ; dans ses paroles et dans son débit, il y avait beaucoup plus de feu. Il était naturel que j'éprouvasse plus de sympathie pour Hortensius, dont me rapprochaient à la fois et la chaleur de mon talent et mon âge. J'avais remarqué que quand ces deux orateurs plaidaient dans la même cause, par exemple pour M. Canuleius, pour Cn. Dolabella, le consulaire, Hortensius jouait toujours le principal rôle, bien qu'on eût assigné le premier rang à Cotta. En effet, le mouvement de la foule et le bruit du forum exigent un orateur véhément, passionné, dont l'action soit animée, la voix sonore. Pendant une année, après mon retour d'Asie, je plaidai des causes remarquables. Je demandais alors la questure, Cotta le consulat, Hortensius l'édilité. La Sicile me vit questeur pendant un an, et, après son consulat, Cotta partit pour la Gaule. Hortensius fut donc le premier des orateurs et en eut la réputation. L'année suivante, quand je revins de Sicile, mon talent, quel qu'il fût, paraissait avoir atteint sa perfection, et se distinguait par une sorte de maturité. Mais en voilà beaucoup trop, ce me semble, sur moi-même, surtout dans ma bouche ; au reste, mon but, en vous donnant ces détails, n'est pas de faire parade d'un génie, d'une éloquence dont je suis bien éloigné : je ne veux vous montrer que mes efforts et mon travail. Enfin, lorsque, pendant cinq ans, j'eus plaidé dans la plupart des causes, lorsque, édile désigné, l'on me comptait parmi les principaux avocats, la clientèle qui m'attachait la Sicile me fit l'adversaire d'Hortensius, qui alors était désigné consul.

XCIII. Dans cet entretien, nous ne nous proposons pas une simple énumération des orateurs : il exige aussi quelques préceptes. Il me sera donc permis de vous entretenir, en peu de mots, des imperfections et des défauts qu'on pourrait reprocher à Hortensius. S'étant aperçu, je pense, que parmi les consulaires, personne ne pouvait lui être comparé, et se souciant peu de ceux qui n'avaient pas été consuls, on le vit, après qu'il eut quitté cette charge, se refroidir pour l'étude, que, depuis son enfance, il avait passionnément aimée. Il voulut, dans l'abondance de tous les biens, chercher le bonheur, du moins le repos. Il en fut de son éloquence comme du coloris d'un vieux tableau : la première, la deuxième, la troisième année ne diminuèrent pas son talent d'une manière sensible au commun des hommes ; il fallait, pour s'en apercevoir, être un connaisseur habile et exercé ; mais à la longue il devint de jour en jour plus méconnaissable : cette dégénération atteignit toutes les parties de son talent, et surtout elle arrêta la rapidité et la suite de ses expressions. Cependant je ne cessais de perfectionner ce que je pouvais avoir de dispositions, en me livrant à toute espèce d'exercice, et principalement en écrivant. Passons sur beaucoup de détails qui appartiennent à cette époque et aux années qui suivirent mon édilité. Je fus, par une incroyable bienveillance du peuple, nommé préteur le premier, car j'avais su gagner les esprits, tant par mon zèle et mon application à plaider les affaires, que par la nouveauté du genre d'éloquence que j'avais adopté, et qui était à la fois plus recherché et plus loin des routes communes. Je ne parlerai plus de moi, je parlerai des autres orateurs : il n'y en avait aucun qui parût l'emporter sur le vulgaire par une étude approfondie des lettres, qui renferment en elles-mêmes la source de l'éloquence ; aucun qui eût embrassé la philosophie, qui est comme la mère de toutes les belles actions et de toutes les belles paroles ; aucun qui eût appris le droit civil, science si nécessaire pour débattre les intérêts des particuliers, et pour éclairer l'orateur ; aucun qui connût assez l'histoire pour évoquer au besoin, du fond des enfers, d'irrécusables témoins ; aucun qui sût enlacer son adversaire dans un tissu d'argumentations fines et serrées, récréer un instant l'esprit de ses juges, et les amener de la sévérité à la gaieté et à la plaisanterie ; aucun qui entendit l'art d'agrandir son sujet et sût, des bornes étroites d'une contestation particulière, s'élever à une question d'un intérêt général ; aucun qui pût faire une digression pour plaire à son auditoire ; aucun enfin qui fût capable d'exciter fortement la colère du juge ou de lui arracher des larmes ; ou bien encore, ce qui est le principal mérite de l'orateur, de gouverner son esprit et de lui communiquer toutes les impressions que la cause exige.

XCIV. Le talent d'Hortensius s'était donc presque évanoui, lorsque, ayant atteint l'âge fixé par la loi, je fus fait consul, six ans après son consulat. Il se remit alors au travail, de peur que, devenu son égal en dignité, je ne lui parusse supérieur par quelque autre avantage. Depuis lors, et pendant douze ans, à partir de mon consulat, nous avons, dans la plus étroite union, plaidé les affaires les plus importantes ; je l'élevais au-dessus de moi, il me mettait au-dessus de lui. Ce consulat même, qui d'abord l'avait un peu inquiété, nous lia davantage par la franchise avec laquelle il loua mes actions. Mais les fruits de notre émulation partirent surtout, peu de temps avant que l'éloquence, effrayée du bruit des armes, fût réduite au silence ; alors que la loi de Pompée n'accordait que trois heures aux plaidoiries, nous paraissions tous les jours neufs dans des causes qui avaient entre elles tant de ressemblance, qu'on pourrait les dire identiques. Vous aussi, Brutus, vous avez figuré dans ces débats ; vous y avez plaidé avec nous, vous y avez plaidé sans nous, et quoique Hortensius n'ait pas assez vécu, telle fut cependant la carrière qu'il a parcourue, que lui qui avait commencé à plaider dès ans avant votre naissance, défendit, de concert avec vous, votre beau-père Appius, et cela à l'âge de soixante-quatre ans, peu de jours avant sa mort. Quant au genre d'éloquence particulier à chacun de nous, nos discours sont là pour l'apprendre à la postérité elle-même.

XCV. Mais si nous nous demandons pourquoi Hortensius obtint des succès plus grands dans sa jeunesse que dans un âge plus avancé, nous en trouverons deux raisons d'une inconcevable vérité. D'abord, c'est qu'il avait adopté le genre asiatique, qui convient mieux à la jeunesse qu'à la vieillesse. Or, il y a deux espèces de style asiatique : l'une, sentencieuse et fine, se distingue moins par des idées graves et sévères que par l'élégance et la grâce. Telles furent les qualités de Timée dans l'histoire, et dans l'éloquence celles d'Hiéroclès d'Alabanda, et particulièrement de Ménéclès son frère, qui florissaient dans mon jeune âge. Leurs discours sont ce qu'il y a de mieux dans le genre asiatique. L'autre espèce de style n'est pas aussi riche de pensées que rapide et impétueuse d'expression ; l'Asie tout entière s'y livre aujourd'hui, et ce n'est pas seulement un vain flux de paroles, il y a dans l'expression de l'ornement et de l'esprit. Eschyle de Cnide et mon compagnon d'âge Eschine de Milet se distinguèrent de la sorte. Ces deux hommes parlaient avec une admirable aisance, mais ils manquaient de cet habile arrangement de pensées dont nous venons de parler. Nous l'avons déjà dit, toutes ces qualités conviennent à la jeunesse ; elles n'ont point de dignité chez les vieillards : aussi Hortensius, qui excellait dans les deux espèces de style asiatique, arrachait-il des cris d'admiration dans ses premières années. Il possédait surtout, comme Ménéclès, ces idées abondantes et délicates parmi lesquelles, chez lui comme chez ce Grec, il y en avait plus d'agréables et de douces que de nécessaires ou même d'utiles. Son style était rapide, étincelant, soigné et poli. Les anciens n'en étaient pas contents. J'ai vu souvent Philippe railler, s'impatienter, s'irriter ; mais les jeunes gens applaudissaient, et la multitude était émue. Enfin Hortensius enlevait les suffrages du peuple, et dans son adolescence il obtint sans contestation le premier rang. Bien que son genre d'éloquence eût peu de dignité, il convenait à son âge ; on y reconnaissait le cachet d'un talent perfectionné par l'exercice, et ses périodes habilement arrondies excitaient une indicible admiration. Mais plus tard, quand déjà les honneurs et l'autorité, compagne de l'âge, exigeaient quelque chose de plus grave, Hortensius resta le même quand les convenances étaient changées ; puis, après avoir renoncé aux exercices, aux études qu'il avait tant aimées, il conserva, il est vrai, la justesse et l'abondance des pensées, mais elles n'avaient plus cette brillante parure de style qu'u savait autrefois leur donner. Voilà peut-être pourquoi, Brutus, vous l'avez goûté moins que si vous l'eussiez entendu lorsque ses études étaient dans toute leur activité, et son talent dans sa fleur.

XCVI. J'entre parfaitement dans votre pensée, dit alors Brutus, et j'ai toujours regardé Hortensius comme un grand orateur ; surtout il m'a plu dans la défense qu'en votre absence il a prononcée pour Messala. - On le dit, répondis-je, et la preuve en est dans son discours même qui, à ce qu'on prétend, a été rédigé mot pour mot comme il l'avait prononcé. Hortensius fleurit depuis le consulat de Crassus et de Scévola jusqu'à celui de Paullus et de Marcellus ; et moi j'ai suivi la même carrière, depuis la dictature de Sylla jusqu'à ces mêmes consuls. Ainsi la voix d'Hortensius ne s'éteignit qu'avec son existence, la mienne qu'avec celle de l'Etat. - De gràce, dit Brutus, augurez mieux de l'avenir. - Je souhaite, répondis-je, que vos voeux soient exaucés, et cela bien moins dans mon intérêt que dans le vôtre. Mais qu'elle fut heureuse la fin d'Hortensius ! il ne vit pas s'accomplir les événements qu'il avait prévus. Souvent, dans notre intimité, nous avons pleuré sur les malheurs qui nous menaçaient, car nous voyions, dans l'ambition et l'avarice des particuliers, le germe d'une guerre civile, tandis que tout espoir de la paix était banni des conseils. Le bonheur dont il a toujours joui semble l'avoir, par une mort opportune, soustrait aux calamités qui l'ont suivie.

Pour nous, Brutus, que la mort d'Hortensius, du plus illustre des orateurs, a fait en quelque sorte les tuteurs de l'éloquence orpheline, gardons-la dans notre maison comme une captive qu'on respecte. Repoussons ces prétendants obscurs et sans pudeur ; comme une vierge nubile, maintenons-la pure, et défendons-la des entreprises d'indignes amants. Entré un peu trop tard dans la vie, je suis comme un voyageur surpris par les ténèbres avant d'avoir achevé sa route, et je regrette que cette obscurité se soit répandue sur la république avant la fin de ma carrière. Cependant, Brutus, il est pour moi une consolation : c'est celle que vous m'avez donnée dans votre excellente lettre. Vous pensiez qu'il m'appartenait de conserver un courage inébranlable, parce que mes actions parleraient malgré mon silence, parce que, malgré ma mort, elles vivraient ; enfin vous ajoutiez que si l'Etat est sauvé, son salut, ou, dans le cas contraire, sa perte même, rendrait témoignage de mes efforts pour le bien public.

XCVII. Mais c'est en portant les yeux sur vous, Brutus, que je me sens affligé. Vous vous étiez élancé dans la carrière de la gloire, comme sur un quadrige, et les malheurs de la république viennent traverser votre course. Voilà la cause de ma douleur, voilà la sollicitude qui me tourmente, moi et cet ami qui participe à mon attachement, à mon estime pour vous. Nous nous intéressons à vous, nous désirons que vous puissiez jouir du fruit de votre vertu ; nous souhaitons que la république redevienne assez florissante pour que vous y puissiez ranimer et rehausser encore la mémoire de deux illustres maisons. A vous était le forum, à vous toute la carrière oratoire. Seul vous y paraissiez après avoir exercé votre talent par l'usage de la parole. Vous aviez enrichi l'éloquence elle-même des connaissances les plus profondes, et à ces connaissances vous joigniez encore l'éclat de votre vertu et une haute réputation d'éloquence. Vous êtes, pour nous, un double sujet de peine, car la république vous manque, et vous lui manquez à votre tour. Toutefois, Brutus, malgré ces calamités qui ont arrêté l'essor de votre génie, restez fidèle à vos constantes études ; achevez ce que vous aviez commencé, ou plutôt ce que vous aviez entièrement accompli. Arrachez-vous à la foule de ces orateurs que j'ai entassés dans cet entretien. Vous qui avez l'esprit orné des plus vastes connaissances, et qui, ne les trouvant pas à Rome, les avez puisées dans cette ville, qui fut toujours regardée comme la patrie des sciences, vous ne devez pas rester confondu avec eux. Pourquoi Pammène, dont l'éloquence surpasse beaucoup celle des autres Grecs, pourquoi l'ancienne Académie et Aristus son héritier, mon hôte, mon ami, vous auraient-ils prodigué leurs soins, si vous deviez ressembler à la plupart des orateurs. Ne voyons-nous pas que c'est à peine si chaque génération nous en offre deux qui soient digues d'éloges. Parmi tant de comtemporains, Galba eut seul un mérite éminent, et l'on nous dit que Caton, qui était plus âgé, et les jeunes gens de cette époque, puis Lépide, puis Carbon, lui cédaient le pas. Quant aux Gracques, ils parlaient au peuple avec beaucoup plus de facilité et de liberté : mais, de leur temps même, l'éloquence était loin d'être parfaite. Enfin parurent Antoine, Crassus, puis Cotta, Sulpicius, Hortensius. Je ne dis rien de plus ; j'ajoute seulement : s'il m'était arrivé d'être confondu dans la foule, si le concours laborieux des plus favorables...


Traduction de M. de Golbéry revue par J.P. Charpentier (1898)