Claudii verba

© Alex Abdoun

Au nom du Père : je suis son fils...

Au nom de Ludovic, je suis Claude...

Le souffle court, les mots avancent, ronds. Les cailloux d'une source. Lente mais inépuisable. Ils ont du goût ces mots. Justes, honnêtes, des mots de bon travailleur. De ceux qui disent vite, qui disent tout définitivement. Un débit haletant, laborieux, qui cherche son objet et le trouve. Une saisie tenace. Poids de l'affirmation, affirmation du moi. C'est ça et pas autre chose... Pas de délayage, de développement. Du sens, du fait brut.

Contrairement aux gens du Sud, l'hyperbole n'a pas lieu d'être. Ni même les comparaisons. La poésie : l'humilité même... l'ellipse contre l'exégèse, la seule vérité contre l'exagération. Un style sans fleurs, dont le blanc serait la couleur, et la pertinence le relief.

Plutôt que des images, que le charivari des descriptions outrées, des dates, des listes, des nombres, des énumérations, des éléments de toponymie... de vraies informations à propos d'une production souvent démesurée, un recensement de souvenirs incroyables. Ilétait donc inutile d'en rajouter, de mettre du sucre dans le miel...

Tant à dire : après tant avoir vu et avoir tant fait... La parole édifie des trajets, retrace des circonstances, dessine des portraits, elle étonne parce qu'elle n'a plus de fin... des tiroirs dans les tiroirs... d'un patot l'autre, d'une célébrité l'autre, de sa vie à tant d'autres...

Voyageur trop chargé, il se déleste de sacs et de valises... Celui qui l'écoute ou le lit se charge à son tour de bagages plaisants... L'abondance, le grand nombre le constituent... Il se libère en se multipliant... Il donne sans compter, il peuple une chapelle, une plage, un musée... Sa générosité en impose à force de variantes, de physionomies jumelles... Peur de n'être pas à la hauteur. Crainte de paraître "primitif" ? Ses tribus s'installent en tous lieux, occupent les structures les plus diverses, colonisent les espaces culturels.

Les mots et la parcimonie... les oeuvres et la prolifération... Contraste voulu. Il y eut un Maître des mots, des phrases policées, professionnelles... il y aura un Maître de la profusion, des coeurs simples, des quidams à l'étique constitution. Raffinement contre pléthore.

Une ruse cependant : à faire naître avec fureur, on crée une infinité de voix... Une humanité parle... elle débite des drames et les joies, elle se monte des romans, elle se met en scène : ELLE JOUE... à elle l'infinité des nuances et des comportements... elle laisse entendre, elle se laisse entendre, elle dont les bouches ne modulent aucun son...

Les mots rares, presque douloureux, si précautionneux, trop nets, trop sages... Les oeuvres envahissantes, débordantes, hordes sympathiques prenant d'assaut les villes trop civilisées...

Un monde et autre, face à face... Un qui a assimilé les règles de la composition, de l'écriture ; et l'autre qui se définit au fur et à mesure de ses métamorphoses. Qui jubile dès la naissance. Dont on ne sait rien. QUI SURGIT !

Au nom du Père... Je suis le FILS.

Les oeuvres dans les mots. Les mots dans les oeuvres. Dans une population de patots des sagas verbales, des légendes des siècles, des comptines, des amours en sourdine, des révélations éclatantes, des confidences effarouchées, des folies destructrices, des couteaux entre les dents, des fleurs bleues à la boutonnière, des J'accuse à volonté, des pleurs de jeunes filles, des appétits d'ogres, des rires insupportables, des chuchotis de religieuses, des jurons de soldats, des J'ai fait un rêve et des Dieu reconnaîtra les siens, des mensonges éhontés, et des Merde à Vauban !

Ces voix aux costumes si différents... ces voix aux visages si autres, si étranges aux anthropométries reconduites...

Ces mots de Claude, et leur semence... les mots qui engendrent...

De la chair à patot

Marcel Manent - 2004
© Agnès Vinas

Une subtance généreuse s'avérait nécessaire pour trancher dans le vif... pour donner forme et volume aux personnages d'une famille nombreuse... pour traduire leur fragilité, leur vulnérabilité. Ici, pas de conquête agressive mais expansion pacifique. Il fallait aussi une chair périssable, à nu... la nature même de corps allergiques, dolents, réceptifs à l'extrême... Une chair pour le couteau, pour les clous. Façonnable, pliable, ductile, qui se prête aux assemblages rudimentaires, aux collages de sûreté.

On souffre à regarder le maréchal-ferrant enfonçant des clous dans la corne du cheval... On souffre davantage à voir les clous plantés dans le liège qui semble gémir de douleur...

C'était un choix, le choix de Claude... Le liège n'est ni la pierre ni le métal, ni le marbre ni l'or, ni le granit ni le bronze, ni le tuffeau ni le fer... Le liège réagit, il se refuse à blesser. Un matériau pour objecteur de conscience, pour un art pauvre qui se dit tel. Cet art-là ne participe pas des richesses écrasantes, il se mêle aux visiteurs, il se laisse toucher...

Il sent bon la forêt, il témoigne de l'arbre. Peau végétale, il se travaille, ne vêt pas mais habille l'environnement. Il fait entrer la nature dans la maison. il embaume, sa poussière donne de la volupté aux narines. Sa décomposition prend le temps d'exhaler une franche odeur de sexe...

L'amour et le liège font un excellent ménage. Une question d'affinités...

Matière de troubadour, de poète, de philosophe.

Le liège fuit la guerre. Il ne résiste à rien. Une chair qui s'évapore, qui dure plus que nous mais qui n'ira pas jusqu'aux siècles des siècles...

Sans le nez, les yeux ne reçoivent que les ajustements de la main. S'approcher, et un message invisible renseigne sur un principe intérieur : l'émanation d'une mémoire...

Claude évite de maltraiter cette chair si faible... On pense même que les clous ne lui appartiennent pas, qu'ils font partie d'un scénario mené par des méchants... que ce sont les maux, les misères qui s'enfoncent dans l'innocence...

Il les pare, les bichonne, les enrubanne. Leur destine des rôles, des notes au sein d'une même comédie. Poupées légères, elles incarnent autant le supplicié que le -noceur, autant le paresseux que l'enthousiaste.

Jamais le bourreau, le dictateur, le conducteur de massacres...

Bondes et boudins se livrent à des corps humains. Mimétisme sans prétention, l'orgueil s'exclut en dessinant des physionomies drôles.

Il y avait dans la forêt de l'enfance des peaux d'arbres qui n'attendaient que Claude pour devenir des os, des muscles, des bras, des jambes.

Une substance si sensible qu'elle pouvait faire la chair de poule, qu'elle distinguait le froid du chaud, qu'elle jouissait d'une caresse et se contractait à la moindre piqûre...

Sensibilité de Claude qui abandonne à ses créatures le pouvoir d'exprimer ce qu'il ressent. Ses lièges à lui ne cessent de parler, de gazouiller, de chanter, de hurler, de siffler, de se plaindre, de DIRE...

Lui qui pèse ses mots, qui élague, condense, voire se tait...

Sur son terrain, aucune concurrence. Il excelle. Il ne se compare pas. Il prend de la place. Il occupe.

Ses petits bonshommes si légers partent à la découverte de ceux qui les regardent. Des images dans le miroir : la révolte de Claude.

Ah ! ce parfum de femme...

Dessins / collages

Série "Corps et âme" - B 61 - 2006

L'expression minimale revient avec les dessins et les collages. Des traces (souvent nommées) qui ne ressemblent à personne. Ce qui resterait des êtres après la bombe atomique. Comme des graffiti sur les murs, des petits bonshommes vidés de leur contenu...

Faire simple, au plus vite, pour atteindre l'unité primitive, le noyau dur, la cellule... Des marionnettes aux gros yeux qui VOIENT des choses qui nous échappent.

Ce qui pourrait partir de là, par exemple les lièges.

Esquisses de prototypes : ombres du passé, contours sans chair, sans organes.

Ils pullulent, gènes baladeurs qui vont porter leur code en rangs serrés sur des planètes fraîchement découvertes... petits pionniers qui savent, qui représentent la maison-mère...

Quelquefois ce sont les découpages qui dessinent des hommes et des femmes sur du papier fort. Des étiquettes retaillées qui se donnent des airs de silhouettes...

A notre charge le soin de donner du sens à ces processions de visages et de corps, à ces suites aux grimaces qui défilent. La création à la chaîne au service d'un pur spectacle, d'une cause, d'un folklore.

Moins causants que les lièges, les dessins et les collages paraissent se garder de toute effusion. Ils se contentent de dire une seule chose. Les séries développent leur discours...

Les dessins de Claude rejoignent le destin de ses mots : signifier assez rejetant de parler trop. L'essentiel, et il arrive jusqu'à l'indigence. La simple brutalité du brut...

Et malgré les contraintes, les raideurs d'une pudeur castratrice nous nous régalons de ces villages entiers de gens qui vivent à l'aise dans l'étroit, qui se déplacent avec gaieté et même avec bonheur.

Un exercice de style, sans l'effort et sans les impasses du ressassement. Un pur jeu de formes raisonnables, gentilles, véhiculant des morales candides.

Un art de bonne foi, de bon aloi. Rien d'écrasant. Rien de pesant. A la manière du liège : LÉGER. Proche de nous, proche des aspirations à des plaisirs qui n'exigent pas le luxe.

Proche de l'enfance.

Le trait n'a pas l'ambition d'emprisonner un caractère chevillé à un corps. Il suggère une âme qui vient de naître et qui va s'évanouir. Il limite du temps dans un espace.

Le trait de l'éphémère. Un bonjour et c'est fini... Tout ne se vaut pas mais tout passe... Claude enregistre avec élégance ce qu'il ne peut apprivoiser. A quoi bon s'acharner sur le lobe d'une oreille ou sur un ongle de la main. II arrête l'image d'anonymes qui tomberont dans l'oubli le plus total... Alors pourquoi écrire le nom familier de celui ou celle qui ne survivra pas ?

Il a un faible pour les créatures de peu. Se veut-il des leurs ? Fraternise-t-il avec ceux qui ont du mal à grandir, à s'épaissir, à se définir... à se déterminer ?

Le patot se sent-il si petit devant les puissants de ce monde ? devant les juges, devant les experts, devant les orateurs, devant les savants, devant les lauréats, devant les primés, devant les diplômés, devant les promus de la terre ?


© Alain Arnéodo, avril 2008