Oraison funèbre prononcée par M. Flourens


«Messieurs,

La mort nous surprend toujours.

Depuis plus de six mois, une maladie cruelle devait nous ôter toute espérance de voir M. Arago revenir parmi nous ; et cependant le coup qui nous frappe nous a aussi profondément consternés que s'il eût été imprévu.

C'est que le vide que certains hommes laissent après eux est encore plus grand que nos craintes mêmes n'avaient pu nous le représenter, et que nous n'en découvrons toute l'étendue que lorsqu'il s'est fait ; c'est que l'intelligence qui vient de s'éteindre était cette puissante intelligence sur laquelle l'Académie aimait à se reposer : intelligence étonnante, née pour embrasser l'ensemble des sciences et pour l'agrandir, et dans laquelle semblaient se réaliser, en quelque sorte, la noble mission de notre Compagnie, et sa devise même, de découvrir, d'inventer et de perfectionner : Invenit et perfecit.

Dès le début de sa carrière, M. Arago eut le bonheur le plus enviable pour un jeune homme qui osait déjà rêver un avenir illustre, celui d'être associé à un grand travail. Il fut choisi pour aller en Espagne, avec M. Biot, concourir à l'achèvement de la savante et laborieuse opération géodésique qui nous a donné une mesure plus précise du globe. Sa vive capacité et le courage ardent avec lequel il se dévoua à cette belle entreprise lui valurent, à son retour, l'adoption de l'Académie.

Il avait à peine vingt-trois ans. Sa jeunesse même attira sur lui la plus bienveillante affection ; et le Corps qui, de si bonne heure, se plaisait à l'entourer de ses sympathies, le vit bientôt, avec orgueil, les justifier toutes.

Ce n'est point ici le lieu de rappeler tous les travaux d'une vie scientifique des plus actives, des plus passionnées, des plus mobiles. M. Arago avait le génie de l'invention. Il a ouvert des routes. Ses découvertes sur la polarisation colorée, sur les rapports de l'aimantation et de l'électricité, sur ce magnétisme qu'on a appelé le magnétisme de rotation, sont de ces découvertes supérieures qui nous dévoilent des horizons inconnus, et fondent des sciences nouvelles.

Il ne fut ni moins habile ni moins heureux dans une autre voie de découvertes. M. Arago ne s'isolait pas dans ses propres succès ; il voulait, avec la même ardeur, les succès du Corps auquel il appartenait. Il se faisait un devoir de chercher et d'encourager les jeunes talents qui promettaient de nouvelles gloires à l'Académie : aussi, dans la carrière des sciences, n'est-il presque aucun de ses contemporains qui ne lui reste attaché par les liens de la reconnaissance.

M. Arago fut appelé à remplacer, en 1830, M. Fourier, comme secrétaire perpétuel. Dès qu'il parut à ce poste, une vie plus active sembla circuler dans l'Académie. Il savait, par une familiarité toujours pleine de séduction dans un homme supérieur, gagner la confiance, et se concilier à propos les adhésions les plus vives ; ce don, cet art du succès, il le mit tout entier au service du Corps dont il était devenu l'organe. Jamais l'action de l'Académie n'avait paru aussi puissante et ne s'étendit plus loin. Les sciences semblèrent jeter un éclat inaccoutumé, et répandre, avec plus d'abondance, leurs bienfaisantes lumières sur toutes les forces productives de notre pays.

A une pénétration sans égale se joignait, dans M. Arago, un talent d'analyse extraordinaire. L'exposition des travaux des autres semblait être un jeu pour son esprit. Dans ses fonctions de secrétaire, sa pensée rapide et facile, le tour spirituel, les expressions piquantes, captivaient l'attention de ses confrères, qui, toujours étonnés de tant de facultés heureuses, l'écoutaient avec un plaisir mêlé d'admiration.

Lorsque les progrès de la maladie lui eurent fait perdre la vue, toutes les ressources du génie si net et si vaste de M. Arago se dévoilèrent pour qui siégeait à côté de lui. De nombreux travaux sur les sujets les plus compliqués et les plus ardus, après une lecture entendue la veille, se retraçaient, à la plus simple indication, dans une mémoire infaillible, avec ordre, avec suite ; et tout cela se faisait naturellement, aisément, sans aucune préoccupation visible. La facilité de la reproduction en dérobait la merveille.

Comme historien de l'Académie, M. Arago apportait dans cette sorte de sacerdoce si difficile et si redoutable, où il s'agit de pressentir le jugement de la postérité, une conscience d'études, une force d'investigation, un désir d'être complètement équitable, qui marquent à ses Eloges un rang éminent. Dans ces écrits de l'éloquent secrétaire perpétuel se retrouvent toutes les qualités de son esprit : une verve brillante, de la vigueur, de l'élan, un certain charme de bonhomie.

Interprète de cette Académie dans laquelle M. Arago a siégé pendant près d'un demi-siècle, j'ai voulu ne parler que de l'homme qui nous a appartenu.

Cet homme doit survivre pour rester une des illustrations scientifiques de notre pays.

Les nobles vétérans de la science dans toutes les parties du monde civilisé, de Berlin à Londres, de Saint-Pétersbourg à Philadelphie, s'associeront à notre deuil.

Les générations studieuses, qui depuis quarante ans se sont succédé, rediront à cette intelligente et patriotique jeunesse, qui aujourd'hui les remplace dans nos brillantes écoles, combien il sut s'y faire aimer, et tout ce qu'avait de puissance la bonté sympathique du maître sur la tombe duquel elles viennent apporter, en ce moment, l'hommage de leur douleur.

Cet homme, en qui se réunissaient tant de supériorités, remplit une partie de sa vie par le culte de la famille. Il avait connu toutes les douceurs de la piété filiale ; le lien de ses affections s'étendit sans jamais s'affaiblir ; ses frères, ses soeurs furent toujours chez lui sous le toit paternel ; ses enfants et les leurs lui appartenaient également : aussi trouva-t-il une fille dont les soins pieux et touchants doivent recevoir aujourd'hui le tribut de la reconnaissance de l'Académie.»

in Oeuvres complètes de François Arago, tome 13, Ed. Gide et Baudry (1854), Ed. Weigel, Leipzig (1854)