Guillem de Cabestany (XIIe-déb.XIIIe s.)
Il était fils d'Arnaud, seigneur de Cabestany, ainsi que
le dénote le testament de ce baron, inséré,
sous la date du 21 janvier 1174, dans le Cartulaire du Temple
conservé aux archives des
Pyrénées-Orientales.
Elevé en qualité de page au château de
Raymond de Castell-Rossello, non loin du manoir paternel,
Guillaume parvint au grade d'écuyer de la
châtelaine, dame Saurimonde. Spirituel, enjoué,
d'une figure agréable, il fut bientôt l'objet de
l'amour de la noble et jeune châtelaine, qui fut
payée de retour. Epris des charmes de Saurimonde, il fit
pour elle des chansons ; celle-ci lui voulut tant de bien
qu'elle le nomma son chevalier : et esteron ab gran joi
essems lonc temps. Guillaume de Cabestany est moins connu
par ses poésies, empreintes cependant de grâce et
de naïveté, que par la tragique aventure qui,
d'après la légende, mit fin à ses jours.
Les chansons de Guillaume n'offrent rien de contraire aux
principes chevaleresques ; il y fait timidement la
déclaration de ses sentiments amoureux, et, l'une
d'elles, la plus compromettante, à ce qu'on dit, se
termine par une prière qu'il adresse à la Vierge,
pour implorer son assistance auprès de sa dame
inflexible. Cette fervente expression d'amour remplit de
jalousie le coeur de Raymond de Castell-Rossello. Averti de ce
qui se narrait dans le voisinage, ce chevalier eut des soupvons.
Il alla trouver Guillaume un jour que le jeune écuyer
était à la chasse à l'épervier, et
lui demanda le nom de sa dame. Avouer le fait était
impossible. Le troubadour crut tout sauver en compliquant
l'intrigue. C'est la belle Agnès, soeur de Saurimonde,
qu'il adore, dit-il ; et Raymond se trouve rassuré,
heureux qu'il est du malheur d'autrui. puisque la dame
Agnès est la femme de Robert de Tarascon. La
généreuse dame, toute dévouée
à sa soeur, se garde de détromper le jaloux
châtelain qui lui fait visite ; elle multiplie les
apparences qui peuvent le confirmer dans sa
sécurité. Elle va plus loin : elle fait entrer
Robert de Tarascon, son mari, dans ce complot du
dévouement. Malheureusement, elle n'a pas calculé
avec la passion de sa soeur. Instruite par Raymond du
prétendu amour de Cabestany pour Agnès, la dame
Saurimonde a une violente explication avec son amant.
Aveuglée par la jalousie, elle exige que, dans une
chanson, il déclare qu'il n'aime et n'a jamais
aimé qu'elle seule. Le pauvre troubadour n'ose se refuser
au désir de son amante. Il compose donc et, selon l'usage
des troubadours, adresse au mari lui-même ce chant
accusateur. Cette fois, le doute n'est plus possible, et Raymond
ne songe plus qu'à la vengeance. Il emmène
Cabestany loin du château, le poignarde, lui coupe la
tête et lui arrache le coeur. Au retour, il remet ce coeur
à son cuisinier, lui ordonne de l'accommoder en
manière de venaison ; puis il le fait servir à sa
femme qui lui avoue que onques elle ne mangea de mets plus
délicat. Présentant alors la tête sanglante
de Cabestany à dame Saurimonde, le terrible
châtelain lui apprend quel horrible repas elle vient de
faire. Elle s'évanouit de désespoir ; puis,
reprenant ses sens, elle s'écrie : «Oui, sans
doute, j'ai trouvé ce mets si délicieux que je
n'en mangerai jamais d'autres, pour n'en pas perdre le
goût.» Cette fois, la fureur de Raymond ne
connaît plus de bornes. Il court à Saurimonde
l'épée à la main : elle fuit, se
précipite d'un balcon et se tue. Le bruit de ce drame
tragique se répandit dans les pays voisins ; et quoique
la jalousie de Raymond fut assez naturelle, les moeurs
chevaleresques, indignées d'un dénouement si
féroce, se prononcèrent contre lui. Les seigneurs
du Roussillon et de la Cerdagne, unis aux parents des deux
victimes, se liguèrent et ravagèrent les terres de
Raymond. Il fut arrêté dans son château par
le roi Alphonse, son suzerain, qui le dépouilla de ses
biens, l'emmena prisonnier et fit faire de magnifiques
funérailles à Cabestany et à sa dame. Ils
furent mis dans un même tombeau devant une église
de Perpignan. On y grava leur histoire, et, longtemps encore
après, les chevaliers et les dames du pays venaient
annuellement à Perpignan assister au service solennel en
l'honneur des deux infortunés amants. C'est sans doute
à cette fin déplorable de Cabestany que l'auteur
du roman de la Dame du Fayel a emprunté son livre,
écrit vers 1228. On répugne à croire,
disent fort justement les auteurs de l'Histoire
littéraire, qu'un pareil trait de
férocité ait pu, même dans ces
siècles barbares, être répété
deux fois et à si peu d'intervalle.
Ce conte, qui se rattachait à des noms historiques, fut
unanimement accepté comme l'expression de la
vérité, malgré l'horreur d'un attentat sans
exemple dans l'histoire des troubadours. Il faut convenir
d'ailleurs que le mensonge date de loin, car Pétrarque le
connaissait déjà et Boccace raconte l'aventure de
Guillaume de Cabestany dans sa Quatrième journée.
Malheureusement, l'auteur de cette fiction y avait mis un peu
trop d'histoire ; d'où la facilité d'en
démontrer l'entière fausseté. En effet,
Guillaume, fils d'Arnaud de Cabestany, combattait encore contre
les Maures en 1212 ; et, bien que la date et la cause de sa mort
soient inconnues, ce ne fut pas le roi Alphonse, mort en 1196,
qui put le venger. On sait d'autre part que Saurimonde vivait
encore en 1210 et recevait à cette époque le fief
de Peralada, dans la paroisse de Torrelles. Le biographe
provençal raconte que Raymond de Castell-Rossello mourut
dans les prisons du roi Alphonse, qui donna ses châteaux
et ses terres aux parents de Guillaume de Cabestany et à
ceux de la dame qui était morte pour lui. Or, ce
même Raymond vivait encore en 1207 et signait les paix et
trêves du 2 octobre 1217, avec son fils qui lui
succéda dans sa seigneurie et vivait encore en
1233.
Les poésies de Guillaume de Cabestany se trouvent au
nombre de sept à la Bibliothèque nationale sous la
cote 7698. Cinq d'entre elles ont été
imprimées dans le recueil de Raynouard.