Notice sur Catulle

Je me propose, dans cette Notice, d'apprécier Catulle à sa juste valeur, d'examiner ce qu'il doit aux poètes grecs, et ce dont la poésie latine lui est redevable. Dans ce jugement impartial, je mettrai en ligne de compte l'état d'imperfection où il trouva l'art métrique et le degré de perfection auquel il le porta. Enfin, j'espère prouver que, si Catulle n'égala ni Horace dans le genre lyrique, ni Tibulle et Properce dans l'élégie, il aplanit du moins la voie où ses successeurs marchèrent ensuite avec plus d'aisance, mais non pas avec plus de gloire.

Donc, pour bien juger Catulle, nous jetterons un coup d'oeil sur l'époque à laquelle il vécut, sur les difficultés qu'il eut à surmonter, sur les succès qu'il obtint, et nous pèserons dans une juste balance les qualités qui lui appartiennent en propre, et les défauts qu'il faut attribuer en grande partie à la grossièreté des moeurs de son siècle.

Par un préjugé dont les hommes les plus érudits sont rarement exempts, on se figure généralement que les Romains du temps de Cicéron et de César étaient le peuple le plus policé de l'antiquité ; c'est une erreur grave que les écrits de Catulle suffiraient au besoin pour démentir. Enrichis tout à coup par les dépouilles des peuples qu'ils avaient conquis, les Romains ressemblaient à ces gens qui, sortis de la lie du peuple, se trouvent tout à coup à la tête d'une grande fortune ; vainement ils déployaient un luxe effréné, vainement ils se couvraient d'or et de pourpre, on voyait toujours percer, à travers cet éclat d'emprunt, la rusticité de leurs moeurs primitives : c'était toujours le peuple de Romulus, ce peuple pasteur et guerrier, qui passait sans transition de la discipline sévère des camps aux excès de la débauche la plus crapuleuse.

Un écrivain spirituel a dit :

Graecia capta cepit ferum victorem.

Toutefois les arts de la Grèce, quoique cultivés à cette époque avec une grande faveur, n'avaient point tellement apprivoisé les vainqueurs, qu'il ne leur restât encore beaucoup de leur brutalité soldatesque.

Ce fut au milieu de cette société demi-barbare, demi-civilisée que vécut notre poète, et cette considération ajoute beaucoup au mérite de ses poésies, dont quelques-unes sont des modèles de grâce naïve et de spirituel enjouement qui n'ont point été surpassés depuis.

Caïus Valerius Catullus naquit, selon la Chronique de saint Jérôme, l'an de Rome 667, sous le consulat de Lucius Cornelius Cinna et de Cnéus Octavius. Les savants sont partagés sur le lieu de sa naissance : les uns le placent à Sermione, où il possédait une jolie maison de campagne qu'il a chantée en beaux vers, les autres à Vérone, et cette opinion, la plus accréditée, s'appuie sur les passages d'Ovide, de Pline l'Ancien, d'Ausone, et surtout de Martial, qui a dit positivement, liv. XIV, épigr. 195 :

Tantum magna suo debet Verona Catullo,
Quantum parva suo Mantua Virgilio !

Bien qu'il ne soit pas certain que Valerius, son père, appartînt à la famille patricienne de ce nom, il y a tout lieu de croire que c'était un homme au-dessus du vulgaire, puisque, au rapport de Suétone, il était lié à César par des relations d'hospitalité que n'interrompirent pas même les sangglantes épigrammes du fils contre le vainqueur des Gaules. Il paraît que Catulle hérita de son père un assez riche patrimoine, puisqu'il possédait un petit domaine dans la campagne de Tibur, et, sur les bords du lac de Garde, une villa dont les ruines subsistent encore, à ce qu'on croit, à l'extrémité de la presqu'île de Sermione.

Comme la plupart des poètes, Catulle ne sut pas ménager sa fortune. Ami des plaisirs et de la bonne chère, amant volage de ces beautés vénales pour lesquelles se ruinaient les jeunes Romains, il se vit obligé d'engager ses biens pour se procurer de l'argent. Le plus souvent sa bourse était vide et pleine de toiles d'araignées, comme il le dit plaisamment dans ses vers à Fabullus :

Tui Catulli
Plenus sacculus est aranearum.

Cet état de gêne ne l'empêcha pas d'être lié avec tout ce que Rome comptait d'hommes distingués à cette époque : Cornelius Nepos, auquel il dédia son livre, Cicéron, Manlius Torquatus, Alphenus Varus, savant jurisconsulte, Licinius Calvus, poète et orateur fameux, et Caton, non pas celui d'Utique, si célèbre par l'austérité de ses moeurs, mais Caton le grammairien, dont Suétone a parlé dans son Traité des Grammairiens illustres. Ce fut sans doute pour réparer le délabrement de sa fortune qu'il fit le voyage de Bityhnie à la suite du préteur Memmius. Ce voyage fut doublement malheureux ; car, au lieu d'en revenir riche, il en fut pour ses frais de route, qui ne lui furent pas même remboursés : cependant il plaisante sur son infortune avec toute l'insouciance d'un véritable épicurien qui ne regrette dans les richesses que les plaisirs qu'elles eussent pu lui procurer.

Un malheur dont il ne se consola jamais, ce fut la perte d'un frère adoré qui mourut à la fleur de l'âge en parcourant la Troade. A peine instruit de ce cruel événement, Catulle s'exposa à tous les dangers d'une navigation lointaine pour rendre les derniers devoirs aux restes de son frère ; mais il n'eut pas la triste satisfaction de placer ses cendres dans le tombeau de leurs ancêtres. Il a consigné ses regrets en plusieurs endroits de ses ouvrages que l'on ne peut lire sans attendrissement; mais nulle part l'expression de sa douleur n'est plus touchante ni plus vraie que dans ce passage de son épître à Manlius, que je ne puis résister au plaisir de citer :

Hei misero frater adempte mihi !
Hei misero fratri jucundum lumen ademptum !

Tels sont à peu près les seuls détails historiques que nous possédions sur la vie de Catulle qui, comme celle de la plupart des gens de lettres, renferme peu d'événements importants.

Nous regrettons de ne pouvoir offrir à nos lecteurs que des conjectures sur cette aimable Lesbie que les vers de Catulle ont immortalisée, et qui paraît avoir été l'objet constant de ses affections, malgré les nombreuses distractions qu'il se permit, peut-être pour se venger des infidélités de sa maîtresse. C'est à elle que s'adressent les plus jolies pièces de notre auteur, et toutes les fois qu'il la chante il est heureusement inspiré. Il faut en excepter toutefois celle de ses épigrammes où il lui reproche en termes un peu grossiers de se prêter, au coin des rues, aux amoureux caprices de tous les enfants de Romulus ; ce qui donnerait lieu de soupçonner que, comme celle de Tibulle, sa maîtresse n'était qu'une de ces courtisanes qui se livraient au plus offrant et dernier enchérisseur. Corradini prétend que cette Lesbie était une affranchie de Clodius ; mais Apulée, plus rapproché que lui du temps où vivait notre poète, et plus à portée, par conséquent, de recueillir les anecdotes de ce genre, nous apprend que sous le pseudonyme de Lesbia est cachée une certaine Clodia, soeur de ce fougueux Clodius qui tomba sous les coups de Milon, et qui fut l'ennemi personnel de Cicéron. Ce qu'il y a de certain, c'est que Lesbie était mariée, et que, non content de tromper le mari, Catulle ne lui épargnait pas les épigrammes et même les noms peu flatteurs de stupor et de malus.

Cependant, au milieu de la vie dissipée qu'il menait à Rome, Catulle conserva toujours les sentiments d'un honnête homme et d'un vrai républicain. De là sa haine contre César, dont il prévoyait sans doute l'usurpation (car il paraît qu'il n'en fut pas témoin), et qu'il accabla d'épigrammes sanglantes qui, au dire de Suétone, imprimèrent au rival de Pompée une honte indélébile. César, soit par une politique habile, soit par un penchant naturel à la clémence, pardonna à notre poète et continua de le faire asseoir à sa table, où, par estime pour son talent, il l'avait toujours admis. Tant, en fait d'opposition, les Romains avaient des idées plus larges que les nôtres.

Mais c'est assez nous occuper de la personne de Catulle, parlons de ses ouvrages. Ce qui nous frappe d'abord en les lisant, c'est l'imitation des formes grecques. Quelques années seulement s'étaient écoulées depuis qu'un édit des censeurs Cnéus Domitius Ahenobarbus et Lucius Licinius Crassus avait banni de Rome les grammairiens et les philosophes grecs, accusés de corrompre la jeunesse ; et pourtant les citoyens les plus distingués de la république, sans même en excepter Caton, s'empressaient à l'envi d'étudier les chefs-d'oeuvre de la Grèce. C'était à qui imiterait ces belles et savantes compositions : Lucrèce reproduisait dans ses vers énergiques la philosophie d'Epicure ; Cicéron étudiait dans Démosthène l'art d'émouvoir ses auditeurs ; Salluste écrivait l'histoire de son temps avec le crayon de Thucydide. Ce fut au milieu de cette tendance générale des esprits, que parut Catulle, et il était impossible qu'il échappât à cette influence littéraire ; aussi s'était-il tellement imbu du génie de Sapho, d'Anacréon et de Callimaque, que l'on dirait de lui que c'est un Grec qui écrivait en latin. Il ne se borna pas à imiter les idées de ses modèles, il leur emprunta jusqu'à la forme de leurs vers, et dota la prosodie latine de plusieurs mètres qu'elle ne possédait pas encore, surtout dans le genre lyrique et élégiaque. Il réussit d'autant plus facilement dans cette entreprise, qu'il fut mieux secondé par l'espèce de ressemblance et d'homogénéité qui existait entre les deux langues grecque et latine.

Comme la plupart des grands poètes, Catulle commença donc par être imitateur; c'est ainsi qu'il traduisit presque littéralement de Sapho son ode à Lesbie :

Ille mî par esse Deo videtur...

Nous assignerons à cette première époque de sa carrière littéraire la pièce intitulée : De coma Berenices, qui n'est, à ce qu'on croit, qu'une imitation du poème de Callimaque sur le même sujet. Malheureusement il est impossible de comparer la copie à l'original qui n'est pas parvenu jusqu'à nous. Nous sommes fortement tentés de regarder aussi comme d'origine grecque le fragment De Berecynthia et Aty, qui peut-être n'est pas de Catulle, mais de Cécilius, son ami.

Ici, selon nous, s'arrêtent les obligations de Catulle envers les Grecs. Vainement quelques commentateurs ont prétendu prouver qu'il leur était encore redevable de son beau poème des Noces de Thétis et de Pélée, et de l'Epithalame de Manlius et de Julie. Cette assertion est dénuée de toute preuve ; et tant qu'on ne nous montrera pas les modèles dont ils sont imités, nous aurons le droit de regarder ces deux poèmes comme originaux. Le dernier surtout, l'Epithalame de Manlius, est tellement rempli d'allusions aux moeurs des Romains, qu'il est impossible de ne pas y reconnaître une composition toute latine.

Il nous reste maintenant à parler des élégies et des épigrammes de Catulle. Ses élégies, ou du moins celles de ses pièces auxquelles on est convenu de donner ce nom qui ne convient qu'à un très petit nombre d'entre elles, sont, selon nous, le plus beau fleuron de sa couronne poétique ; c'est là qu'il se montre vraiment original, vraiment lui. Ce sont de petits chefs-d'oeuvre où il n'y a pas un mot qui ne soit précieux, mais qu'il est aussi impossible d'analyser que de traduire. Celui qui pourra expliquer le charme des regards, du sourire, de la démarche d'une femme aimable, celui-là pourra expliquer le charme des vers de Catulle. Les amateurs les savent par coeur, et Racine les citait souvent avec admiration. C'est là que notre auteur prodigue toutes les grâces d'une poésie élégante à la fois et naïve, un bonheur d'expression qui n'a jamais été surpassé et rarement égalé, surtout ces délicieux diminutifs suaviolum dulcius ambrosia, brachiolum teres puelloe, solatiolum doloris, et turgiduli flendo ocelli, et mille autres passages d'un naturel charmant et inimitable, dont quelques pièces de Marot peuvent seules, en français, nous offrir une idée. Sans doute ceux qui aiment

La plaintive élégie, en longs habits de deuil,
Qui, les cheveux épars, gémit sur un cercueil,

selon la définition de Boileau, ne trouveront pas dans celles de Catulle de quoi nourrir leur sensibilité mélancolique ; mais ils ne doivent pas oublier aussi que, selon la définition du législateur du Parnasse,

Elle peint des amants la joie et la tristesse.

En effet, Tibulle et Properce ont donné le titre d'élégies à des pièces qui certes n'ont rien de plaintif.

C'est ainsi que Catulle entendait l'élégie, qui, chez lui, ressemble plus souvent aux odes d'Anacréon qu'aux Tristes d'Ovide. D'ailleurs le nom ne fait rien à l'affaire, et quel que soit celui qu'on donne à ses poésies érotiques, elles n'en sont pas moins ce que la muse latine a produit, sinon de plus attendrissant, du moins de plus gracieux en ce genre.

Passer des élégies de Catulle à ses épigrammes, c'est passer d'un élégant boudoir dans un infâme lupanar. On a peine à concevoir qu'un écrivain d'un goût aussi pur, aussi délicat, ait pu se permettre tant de mots grossiers, tant d'expressions révoltantes. Dans ses écrits obscènes, Catulle ressemble aux compagnons d'Ulysse : l'aimable disciple des Muses se change en un immonde pourceau, tant il semble se plaire dans la fange ! Nous avons dit plus haut les raisons auxquelles il faut attribuer les excès de Catulle en ce genre : ce défaut, grave sans doute, est moins le sien que celui de son siècle.

Toutefois, malgré notre admiration sincère pour Catulle, nous ne saurions le lire sans dégoût lorsqu'il prodigue à ses ennemis les plus sales injures et tout le vocabulaire des mauvais lieux ; et nous ne pouvons pour notre part concevoir l'aveuglement de ceux qui, dans l'épigramme, le préfèrent à Martial. Celui-ci sans doute n'est guère plus décent ; mais il a mis beaucoup plus d'esprit et de finesse dans ces petits poèmes dont un trait piquant, un mot heureux, souvent même une tournure délicate et naïve font tout le prix.


Héguin de Guerle