Le tombeau de Mausole à Halicarnasse - Lithographie de Ferdinand Knab publiée dans Munchener Bilderbogen, 1886



Le tombeau de Mausole

Cos, l'ile d'Hippocrate. - Cnide, la ville de Vénus. - Halicarnasse, le mausolée du roi païen, le château des chevaliers chrétiens.

Le Jura, petit paquebot anglais qui dessert quelques îles de l'Archipel et quelques ports d'importance secondaire sur la côte d'Anatolie, nous prend à son passage à Makry, l'ancienne Telmissus, et après une courte escale à Rhodes, nous laisse à Cos, dans la matinée du 27 avril.

La ville de Cos, vue de la mer, présente un ensemble agréable et pittoresque. Elle s'étale sur une côte basse ; une étroite bande de sable sépare à peine de l'eau ses premières maisons. Murailles et terrasses, comme toujours, sont d'une éclatante blancheur. Les flancs verts de quelques grandes montagnes se déploient en arrière. Sur la droite, prenant un petit promontoire pour piédestal, s'élève la citadelle, assemblage incohérent de tours, de fossés, de remparts, de bastions. L'étendard turc y flotte ; mais avec quelques soldats, quelques douaniers, quelques fonctionnaires publics, c'est tout ce que Cos renferme de Turc. La population est Grecque et parle grec.

Cos est la patrie d'Hippocrate et l'on pourrait dire de la médecine, car, selon la légende, le dieu Esculape lui-même y aurait introduit l'étude de celte science. La médecine y fut longtemps en honneur et Cos resta, durant toute l'antiquité classique, une pépinière de médecins. On voit, dans les annales de Tacite, que Xénophon, le médecin de Claude, était originaire de Cos.

Ce Xénophon était-il fort habile dans l'art de guérir ? C'est ce que nous ne saurions dire. Mais nous savons qu'il était fort habile dans l'art de tuer. Ce fut lui qui introduisit au gosier de l'empereur la plume empoisonnée qui termina son règne. Pauvre Claude ! il avait cependant fait exempter Cos de tout impôt, en considération de sa sainteté et de l'éclat de ses écoles.

Quelques années auparavant, le nom de Cos avait déjà été mêlé à une affaire d'empoisonnement non moins fameuse. Ce fut dans celle île que se retirèrent Pison et sa femme, pour attendre l'effet de certaine drogue malsaine qu'ils avaient fait boire, prétend-on, au bon Germanicus.

Le vin de Cos était renommé presque à l'égal de ses médecins ; on le mélangeait avec de l'eau de mer pour lui donner une saveur qui réjouissait fort le palais des gourmets de Rome. Pline l'Ancien, qui nous donne ces détails, ajoute que Caton, le noble, le pur, l'incorruptible Caton le Censeur, avait trouvé le moyen d'imiter à merveille, avec des vins d'Italie, le vin de Cos. Faut-il le croire et certains de nos courtiers en vin, peu scrupuleux, auraient-ils donc le droit de mettre leur petite industrie sous ce vénérable patronage ? Cos produisait encore une espèce de bombyx dont les cocons, filés comme ceux des vers à soie, donnaient des tissus d'une extrême finesse et très recherchés des matrones un peu mondaines. Enfin on voyait à Cos une Vénus drapée, oeuvre de Praxitèle.

Praxitèle avait fait deux Vénus, l'une nue que nous chercherons à Cnide, mais que nous ne trouverons pas, l'autre vêtue. Les habitants de Cos eurent la liberté de choisir ; ils préférèrent la seconde Vénus, laissant la première à leurs voisins les Cnidiens. Etait-ce un sentiment de pruderie qui dicta leur préférence, on a peine à le supposer, car ces scrupules entraient peu dans l'esprit des Grecs ; la beauté les touchait plus que la décence. Toutefois les déesses, dans le principe, avaient presque toujours été représentées drapées ; Praxitèle fut un des premiers qui osa les dépouiller de tout voile jaloux, et ce fut peut-être la témérité d'une innovation encore toute récente, qui effaroucha les habitants de la ville de Cos.

La ville actuelle est d'une étendue médiocre, et généralement plate. Selon l'usage, les rues étroites, tortueuses, sont hérissées de cailloux. C'est une ville comme on en voit un peu partout dans les îles de l'Archipel.

Au milieu d'un petit carrefour s'élève un grand mûrier. Un figuier s'est greffé au point de séparation des plus grosses branches ; il a poussé vigoureusement, et les deux feuillages s'entremêlent, formant un hybride monstrueux qui dérouterait la science des botanistes. Le parasite prospère non moins que l'arbre dont il se nourrit.

Mais Cos renferme un phénomène plus curieux et plus grandiose. C'est l'arbre dit d'Hippocrate (tout Cos est encore plein du souvenir du célèbre médecin). Cet arbre, un platane d'Orient, occupé le centre de l'unique place de la ville ; il l'ombrage tout entière. On ne voit pas souvent un aussi puissant végétal, et s'il ne remonte pas au temps d'Hippocrate, au moins compte-t-il assurément plusieurs siècles de vie. Cet âge énorme commence toutefois à lui peser. Il faut un bâton à l'homme devenu vieux, il a fallu à l'arbre toute une colonnade de pierre ou de bois. Le tronc, d'une prodigieuse, grosseur (près de dix mètres de circonférence), s'élève à peine à deux ou trois mètres du sol ; aussi les branches, démesurément étalées de toutes parts, auraient touché terre et se seraient brisées sans le soin religieux que l'on a pris de les soutenir. Ces colonnes, ou plutôt ces béquilles accusent la décrépitude menaçante du vieillard qu'elles portent ; le feuillage est touffu cependant, la sève circule encore, abondante et féconde jusqu'aux rameaux extrêmes. Cet arbre est comme un roi qui fléchit au poids de son diadème.

Un massif, un peu surélevé au-dessus du niveau de la place, règne tout alentour ; là on a réuni quelques antiquités, souvenirs de la Cos païenne. C'est un sarcophage chargé de pompeuses guirlandes, c'est une tête de cheval sculptée en bas-relief. Puis viennent des inscriptions grecques et deux chapiteaux ioniques très ornementés, mais probablement d'une assez basse époque. Un petit café, une fontaine, quelques arbres qui abritent leur jeunesse débile sous la protection de leur majestueux aïeul, un cimetière turc dont les stèles s'inclinent au milieu des hautes herbes, complètent ce tableau bien oriental et tout à fait charmant.

Accompagné du consul grec, M. Epaminondas Alexaki, qui fort obligeamment se fait notre guide, nous allons visiter la citadelle. Elle remonte, au moins, en grande partie, au temps où les Chevaliers de Saint-Jean avaient fait de Cos une de leurs places fortes. Leurs possessions, en effet, n'étaient pas limitées à l'ile de Rhodes, Rhodes était le point central, la capitale, mais tout alentour s'échelonnaient des châteaux, des postes qui obéissaient à la même autorité et que les Turcs n'eurent pas moins de peine à conquérir.

La citadelle de Cos, comme les remparts de Rhodes, présente un caractère mixte. Ce n'est plus une construction de l'époque féodale et ce n'est pas encore une construction moderne.

Les Chevaliers chrétiens n'étaient certainement pas plus respectueux des restes de l'antiquité que ne le furent après eux les pachas Musulmans. Temples et palais leur ont servi de carrière, et si l'on veut trouver, à Cos, quelques vestiges de ses magnificences passées, c'est au mur de la citadelle qu'il faut aller les chercher. Parfois cependant, caprice bizarre, les bâtisseurs du moyen âge semblent avoir vaguement senti la richesse et la beauté de certains fragments antiques ; ils ont prétendu à leur tour s'en servir comme d'un motif de décoration. Ainsi, au-dessus de la grande porte, nous voyons une frise où des guirlandes relient masques tragiques et comiques.

A l'intérieur, tout est à demi ruiné. Il y a peu d'années, comme à Rhodes, la poudrière a sauté, jetant bas une tour et un large pan de mur. Quelques canons débonnaires montrent leur gueule aux embrasures ; ils ne seraient plus redoutables que pour les artilleurs qui auraient la témérité de s'en servir. Comme à Rhodes encore, on a enlevé de leurs affûts, hélas ! sans doute pour les conduire à la fonderie, quelques pièces de bronze anciennes et fort remarquables. Je me souviens d'une couleuvrine blasonnée, d'une longueur démesurée. Toujours comme à Rhodes, les écussons sont très nombreux. Les Chevaliers, gravant de toutes parts leurs emblèmes, leurs devises, leurs titres de noblesse et de gloire, signaient, pour ainsi dire, et les canons et la citadelle elle-même. Il est aussi des inscriptions en caractères gothiques ; l'une d'elles porte la date de 1475.

Puis à côté de ces pages qui témoignent des exploits des Chevaliers chrétiens, il est d'autres marbres qui parlent d'un autre peuple et d'une autre foi. Quelques autels sont là gisants ; ils portent des bucranes que des guirlandes réunissent ; quelques lettres grecques à demi effacées, proposent l'énigme d'inscriptions confuses. Deux statues président cette assemblée de débris, l'une d'homme, l'autre de femme. Elles sont chastement drapées ; et cependant, par je ne sais quelle fantaisie grotesque, on les a enveloppées encore de grossiers chiffons.

On ne fait toutefois nulle difficulté de les dépouiller à notre intention de ces vêtements supplémentaires. Pauvres statues, elles étaient l'une et l'autre décapitées, mais on avait dans la forteresse une tête sans corps, c'était le complément obligé d'un corps sans tête. C'était une tête d'homme, on l'a mise sur les épaules de la statue de femme. Les Turcs n'y regardent pas de si près. Signalons cependant avec respect et admiration cette tentative de restauration ; une statue raccommodée, même un peu à l'aventure, par des mains musulmanes, quel prodige !

La même tour porte un lion quelque peu mutilé et un écusson aux fleurs de lis de France ; deux anges agenouillés le protègent de leurs ailes. Un bas relief réunit plusieurs figures affreusement martelées, mais où l'on devine encore quelques nobles attitudes, quelques mouvements bien saisis. Puis, voici des masques qui faisaient partie de la frise dont nous avons vu, au-dessus de l'entrée, un fragment plus considérable. Enfin pour couvrir un passage qui réunit deux enceintes, on a eu l'idée barbare de coucher côte à côte des monolithes de granit, quelques-uns ont éclaté ; et cette colonnade, englobée sous les plus misérables masures, se perd à demi dans l'ombre.

A une heure et demie environ de Cos, on trouve la fontaine d'Hippocrate. Hippocrate ! toujours Hippocrate ! On ne jure ici que par lui ; une famille porte encore son nom, et l'on serait mal venu de lui contester l'authenticité de cette illustre origine.

La fontaine d'Hippocrate alimente la ville ; elle va à Cos, portée par un aqueduc de construction ou du moins de reconstruction moderne. Cet aqueduc nous sert de guide. Ses arcades, petites et très peu majestueuses, enjambent jardins, champs et vergers ; elles sont toutes festonnées d'herbes, de fougères, de mousses, de fleurettes mignonnes, car elles ne gardent pas avec un soin jaloux l'eau qui leur est confiée. Les voûtes suintent et les piles ruissellent. Les orangers sont nombreux et forment d'épais bosquets ; quelques palmiers apparaissent, mais fort rares et sans vigueur.

Nous nous élevons peu à peu ; les champs de blé succèdent aux jardins. L'horizon s'élargit ; nous découvrons librement et le golfe où Boudroun remplace Halicarnasse, la cité de Mausole et d'Artémise, et le cap Krio où Vénus ne reconnaîtrait plus Cnide, et la ville de Cos tout entière qui enchâsse ses blanches maisons entre la mer bleue et la campagne verte.

Toute trace de culture bientôt disparaît. Nous cheminons péniblement sur des pentes rocailleuses où quelques buissons au feuillage rude consentent seuls à végéter. Parfois le sol se creuse en profondes ravines. L'eau qui descend à la ville n'a plus d'arceaux pour l'emporter ; elle serpente dans un petit canal fait de grosses pierres ou taillé au vif du rocher. Un murmure mystérieux nous la révèle et indique la direction que nous devons suivre ; les sentiers ou plutôt les pistes s'entrecroisent au hasard et bientôt même s'effacent complètement. Nous atteignons enfin un vallon. La végétation plus vigoureuse, l'herbe plus épaisse, tout annonce le voisinage d'une source et son influence bienfaisante. Une galerie ménagée dans le rocher, assez haute pour qu'un homme puisse y circuler, mais toute pleine d'éternelles ténèbres, s'enfonce aux entrailles de la montagne : c'est la fontaine d'Hippocrate. Quelques grands arbres l'entourent, un cyprès noir, un platane énorme. A l'heure où nous arrivons, la nuit approche, le soleil rouge incline aux limites dernières de l'horizon, allongeant démesurément les ombres. Un petit troupeau est venu reposer auprès de la fontaine ; chiens, moutons, bergers sont couchés dans l'herbe, et parfois quelques courts bêlements s'élèvent de celte masse confuse.

Le 28 avril fut une journée de pluie, c'est-à-dire une journée monotone, insipide, mais la seule qui, durant tout notre vogage, ait été ainsi attristée. Que faire à Cos quand il pleut ? Problème embarrassant ! Mais l'obligeance infatigable du consul grec devait le résoudre aussi heureusement que possible. M. Alexaki s'arme bravement d'un parapluie (un parapluie à Cos, quelle honte pour le ciel d'Orient !), et nous conduit de maison en maison, non pas pour le seul plaisir de voir d'aimables gens qui, du reste, nous reçoivent courtoisement et partout nous prodiguent confitures et café, mais pour nous faire connaître diverses antiquités recueillies à Cos ou dans les environs.

Il n'est plus, avons-nous dit, un seul édifice debout ; mais le hasard amène souvent de curieuses découvertes. Quels tristes débris cependant ! Et quels ravages a subis ici l'antiquité païenne ! On nous montre quelques têtes, on les a martelées ; quelques bas-reliefs, entre autres un centaure combattant, on l'a odieusement défiguré ; une petite Vénus nue, assez intéressante, on lui a brisé tête, bras et jambes. Souvent les objets que l'on s'empresse à nous apporter, ne méritent même pas un souvenir. La plupart sont d'un travail médiocre et ne doivent pas remonter au delà de l'époque Romaine.

Pataugeant dans la boue, nous allons jusqu'à une propriété distante de deux kilomètres environ de Cos. On nous promettait des colonnes, des sculptures, que sais-je ? Toutes ces merveilles se réduisent à un fragment d'inscription grecque, presque illisible, maintenant enchâssé dans la fenêtre d'un vieux moulin. Quelques substructions informes, de l'époque Romaine, ne méritaient pas davantage les honneurs d'une visite.

Mais, sans doute pour compenser ces déceptions fâcheuses, la dernière épave cherchée par nous et péniblement trouvée, présentait un véritable intérêt : c'est une tête de femme en marbre, de proportions colossales. Cette figure devait excéder cinq ou six fois la taille ordinaire de notre humble humanité. Le front porte un diadème, et les cheveux, non sans grâce et sans souplesse, ondulent sur les tempes ; par malheur, tout le bas du visage manque. Encore une de ces mutilations furieuses qui semblent l'oeuvre de je ne sais quelle haine aveugle et folle. C'est dommage ; cette têle avait du style et de la majesté. Elle gît abandonnée là même où elle fut trouvée, il y a peu de temps, dans un champ que dominent les arcades de l'aqueduc.

La matinée du 29 avril nous voit prendre passage à bord d'un caïque, car maintenant il n'est plus de bateau à vapeur et nous devons nous contenter de l'assistance toujours incertaine des voiles.

Trois hommes et un jeune garçon composent notre équipage. Notre caïque a un petit mât, un petit beaupré ; on peut se tenir accroupi dans sa cale tapissée de cailloux qui servent de lest. Mais c'est là un antre perfide ; que d'ennemis féroces il recèle ! J'ai rarement vu, dans un espace aussi étroit, tant d'êtres animés et d'espèces si différentes : cloportes, fourmis, cancrelas, d'autres insectes d'un usage plus intime, avaient là des colonies nombreuses et prospères. On aurait pu faire à bord un cours d'entomologie comparée. Notre caïque traîne à la remorque un canot minuscule.

Au moment de notre départ, la mer est grosse, le ciel nuageux, le vent violent mais favorable ; tout nous présage une traversée, rude peut-être, mais rapide. Nous gouvernons vers le sud-est. Le cap Krio sera notre première escale.

Mais qui donc connaît cela, le cap Krio, quelques pêcheurs d'éponges, quelques vieux corsaires exceptés ? Laissons donc ce nom sans écho, et reprenons le nom antique ; celui-ci du moins éveille aussitôt dans la pensée les plus illustres souvenirs. Nous n'allons pas à Krio, nous allons à Cnide.

Cnide occupe, ou plutôt occupait l'extrémité d'une presqu'île très longue, très étroite et qui se rétrécit là où elle se relie au continent. Aussi, nous dit Hérodote, les Cnidiens avaient-ils entrepris de séparer leur territoire de la terre ferme ; ils voulaient devenir insulaires. Mais les travaux, à peine commencés, furent marqués par de nombreux accidents ; les éclats de pierre blessaient souvent ou tuaient les ouvriers. En présence d'un événement aussi surnaturel, on résolut d'envoyer une députation à Delphes, pour consulter l'oracle. «Si Jupiter avait voulu que Cnide fût une île, répondit la Pythie, il n'en aurait pas fait une presqu'île». Cette réponse, digne de M. Prudhomme, décida l'abandon de l'entreprise, et Cnide resta ce que Jupiter l'avait fait, une presqu'île.

Lucien, dans ses Amours, parle de Cnide. C'est là que dans un voyage imaginaire, il se transporte lui-même en compagnie de deux Rhodiens. Les trois amis visitent successivement trois temples, tous consacrés à Vénus et admirent longuement, dans l'un deux, la fameuse Vénus de Praxitèle que l'on vantait dans tout le monde grec, comme un chef-d'oeuvre merveilleux. Le roi Nicomède avait voulu l'acquérir ; il offrit aux Cnidiens de payer toutes leurs dettes, et il parait que ces dettes attei-gnaient une somme énorme. Les Cnidiens refusèrent cependant, jugeant le marché désavantageux, car leur Vénus était pour eux une source de profits quotidiens ; que d'étrangers, en effet, n'étaient attirés à Cnide que par le désir de voir le marbre de Praxitèle !

Cette Vénus, dont les Vénus de Médicis et du Capitole sont peut-être des imitations lointaines, mais admirables encore, était placée dans un petit temple ouvert de toutes parts. Sans voiles, sans mystère, la déesse se révélait à tous les yeux, dans sa jeunesse immortelle et sa triomphante beauté. On montrait encore à Cnide une Minerve et un Bacchus de Scopas. Mais il n'est plus ni temples, ni portiques, ni colonnes, ni marbres de Praxitèle, ni marbres de Scopas, ni déesses, ni dieux.

Après deux ou trois heures de navigation, nous trouvons une grande masse aride, rocailleuse. Du côté de la mer, elle présente une falaise coupée à pic, et de l'autre côté des pentes plus accessibles, mais encore très abruptes. Quelques restes de muraille s'y confondent avec le rocher.

Nous doublons ce cap, non sans quelque difficulté, car le vent s'obstine à nous emporter dans la direction de Rhodes ; puis tout à coup, à l'abri du cap même qui fait l'office d'une digue formidable, nous découvrons un premier, puis un second port. Ils se font pendant : l'un s'ouvre vers le Nord, et l'autre vers le Sud. Une jetée assez basse, ou plutôt un isthme que les hommes peut-être ont aplani et régularisé, les sépare et relie le cap au site où la ville même de Cnide s'élevait. La nature avait ébauché ces deux ports, et les Cnidiens n'eurent qu'à compléter son oeuvre.

Le port qui regarde le Sud, le plus grand, est encore protégé par une digue dont la mer a quelque peu dérangé les blocs. L'autre qui regarde le Nord, est plus petit ; il a deux môles assez bien conservés entre lesquels une passe étroite est ménagée. Une tour la protège, construction remarquable ; elle est ronde, assez basse, mais très grosse et d'une apparence robuste, le rocher nu lui sert de piédestal. Les blocs, disposés en assises régulières, soigneusement appareillés, mesurent souvent plus de deux mètres de longueur. Il n'est ni mortier, ni ciment ; le poids de ces masses suffit à assurer leur solidité. Des murailles de défense paraissent s'être rattachées à la tour ; quelques vestiges en subsistent, mais dispersés dans les broussailles.

Comme toute ville antique, Cnide avait un théâtre, encore reconnaissable. Peut-être était-il de fondation hellénique, mais sans aucun doute il fut restauré, remanié à l'époque romaine. Il s'adosse à une montagne ; à droite, à gauche de la scène, s'ouvrent des couloirs voûtés, ainsi qu'aux théâtres romains. Quelques blocs indiquent vaguement l'alignement des gradins ; toutes les constructions qui décoraient la scène ont été rasées au niveau du sol. Aucun détail d'ornementation n'a échappé à la destruction ; cet édifice au reste était, selon toute apparence, d'une médiocre magnificence, et dans tous les cas on peut affirmer qu'il était d'une médiocre grandeur.

La montagne où s'adosse le théâtre, domine les deux ports ; elle paraît avoir porté les principaux monuments de Cnide et sans doute ses temples longtemps si révérés. Le sol est semé de débris ; des ruines surgissent, peu importantes, méconnaissables pour la plupart. C'est une sorte d'abside avec une voûte à plein cintre, puis une esplanade évidemment ménagée ou régularisée de main d'homme et qu'un monument considérable, quelque temple, a dû couronner. Des marbres en poussière, deux ou trois blocs informes, voilà tout ce qui en reste.

Mais si les ruines de Cnide ne sont pas dignes de sa gloire, de quel cadre magique elles s'environnent cependant ! Ce que l'homme avait fait a presque complètement disparu, mais ce que la nature avait fait avant lui, subsiste, beau d'une beauté éternelle, gracieux d'une grâce qui ne saurait périr, grand d'une grandeur qui défie les siècles et les plus furieuses dévastations. De l'esplanade, où nous nous sommes arrêtés, les yeux embrassent un vaste panorama. Sous nos pieds, ce sont des décombres, des dieux en poudre ; derrière nous une grande falaise se dresse, montrant quelques petites excavations sur ses murs de rocher. Puis descendent des pentes abruptes ; quelques oliviers sauvages s'y cramponnent, quelques buissons rudes y remplacent les bosquets parfumés longtemps chers à Vénus.

Plus bas s'arrondissent les deux ports, tranquilles, souriants. Les vagues expirent sur leurs digues mollement, sans bruit, comme si elles comprenaient que ces douces retraites leur sont interdites et que ce serait sacrilège d'éveiller la cité qui dort. L'eau est si limpide qu'elle révèle les mystères de ses profondeurs ; nous voyons et les algues échevelées, et les cailloux luisants, et les rochers sombres. Plus de galères, plus de trirèmes majestueuses. Notre caïque estlà, ancré, tout petit dans ce vide immense ; et de l'autre côté, près du bord, sont venus s'amarrer deux barques que montent des pêcheurs d'éponges. Une caverne s'ouvre sur ce qui fut un quai, là une fumée abondante monte vers le ciel, elle annonce non un autel où l'encens brûle encore, mais le feu où notre équipage prépare le repas du soir.

Pas une maison, pas une masure, pas une cabane de roseaux, rien, tout a péri ; Cnide est un grand tombeau, et la mort s'est étendue tout alentour, car il faut faire plusieurs lieues pour trouver le plus prochain village. Mais pourquoi se plaindre de cette solitude et de cet abandon ? L'émotion n'en est que plus profonde ; là où le présent se tait, on entend mieux le murmure du passé. Il n'est nulle voix indiscrète qui se mêle au concert des grands souvenirs. Cnide fut plus splendide sans doute, au temps où les pèlerins remplissaient ses sanctuaires, Cnide ne fut jamais plus sublime.

Mais le champ qu'embrasse le regard n'est pas borné à cette terre sacrée ; la mer se découvre au-delà sur un vaste espace, la mer, azurée près de ses rivages, blonde aux limites dernières de l'horizon, partout rayonnante comme au jour où Vénus en sortit radieuse, le sourire aux lèvres, le diadème au front. Les îles s'échelonnent toutes plus élégantes, plus gracieuses l'une que l'autre, c'est Rhodes et sa croupe puissante, c'est Khalmi, c'est Tylos et Nisyros, c'est Yali et Cos, autant de nids charmants où l'on rêve les Syrènes chantantes et les rieuses Néréides.

A quelques kilomètres au sud de Cnide, une tombe qui dut être considérable occupe la cime d'un promontoire. Elle a été par malheur furieusement dévastée. C'était un massif carré fait de gros blocs et décoré de colonnes à demi engagées. Dans les fragments épars on reconnaît des triglyphes et des tambours sans cannelures. Une chambre ronde où des brèches béantes donnent aujourd'hui facile accès, occupe le centre du monument. Un lion de marbre colossal et du plus noble style, trônait sur le faîte ; retrouvé par une expédition anglaise, il a été emporté au British Museum.

De Cnide pour gagner ce tombeau, on suit la côte, marchant péniblement dans les rochers et les broussailles, car il ne faut pas chercher de chemins en Anatolie. La campagne est partout fort belle ; quelques ruines apparaissent ; ce pays complètement désert a été évidemment très peuplé. Les murs encore en partie debout, montrent un bel appareil. Nous rencontrons des sources que les lauriers roses ombragent.

Nous passons la nuit dans notre caïque, hélas ! en nombreuse compagnie. Pour comble de disgrâce, l'humidité de la mer a avarié nos provisions. Un gigot que nous avions empaqueté précieusement, un jambon, suprême espoir, se trouvent hérissés de cryptogames qui tiendront lieu d'assaisonnement.

Après deux jours passés à Cnide, dans la nuit du 30 avril au 1er mai, nous reprenons la mer à destination de Boudroun. Pas de vent, calme plat, et notre voile sans souffle, semble un chiffon qui sèche au soleil. Il faut manoeuvrer péniblement les avirons.

Le petit canot est mis à la mer ; un de nos hommes y prend place, il rame, s'efforçant de remorquer notre caïque si léger naguère, si pesant maintenant. Nous nous traînons avec une pitoyable lenteur. Cependant nous gagnons une pointe rocheuse qui dépend de l'ile de Cos. Là, près d'une grotte, un aigle est venu mourir ; il gît sur le rivage, ses grandes ailes étendues, ses serres contractées. Mais à peine avons-nous touché terre que la brise se lève ; aussi nous hâtons-nous de remonter à bord. Notre voile se gonfle et s'agite joyeusement ; notre caïque semble avoir secoué sa torpeur, il file, fendant hardiment la vague. Boudroun, tapi au fond du golfe, grandit rapidement ; nous voyons se préciser les contours du rivage et l'on dirait que la ville vient au-devant de nous.

Boudroun (ancienne Halicarnasse)

Boudroun, bourgade sans gloire, efface le nom et usurpe l'emplacement d'Halicarnasse. Halicarnasse brille dans le passé classique, au rang des plus illustres cités ; c'est la ville des Artémises, et de celle qui, vaincue avec son suzerain Xerxès dans la baie de Salamine, mérita cependant par sa valeur l'admiration des Grecs, et de celle, plus fameuse encore, qui consacra le plus fastueux de tous les tombeaux, à Mausole, son frère et son mari. Chez bien des nations orientales, l'usage acceptait la légitimité de ces unions que nous trouverions incestueuses. Le Mausolée, compté par les anciens au nombre des sept merveilles du monde, attesta pendant bien des siècles combien Mausole fut aimé et quels furent les regrets d'Artémise devenue veuve. Mausole mourut en 555 avant notre mère, après vingt-quatre ans de règne ; il était né à Mélassa, ville distante d'une journée de marche d'Halicarnasse et que nous traverserons bientôt pour gagner Ephèse.

Mausole reconnaissait la suzeraineté des rois de Perse, mais très vaguement et de fait il semble avoir régné en souverain indépendant. A la Carie dont ses aïeux lui avaient transmis la possession, il réunit, à la suite de guerres heureuses, le pays des Lélèges, le pays des Cauniens, presque toute la Lycie et une grande partie des îles que peuplait la race ionienne. Mausole fut un prince puissant ; mais la gloire coûte cher, les vaincus doivent la payer, quelquefois aussi les vainqueurs. «Mausole, dit Prosper Mérimée en son étude sur les marbres d'Halicarnasse, rançonna ses voisins, et parmi les pasteurs des peuples, comme parle Homère, nul n'eut l'art de tondre son troupeau de plus près. Dans ses états, il tirait argent de tout : il fallait payer pour se faire enterrer ; un mort n'entrait pas au cimetière avant que le fisc n'eut emboursé une drachme. Il avait établi un impôt sur les cheveux, et pour porter perruque dans son royaume il en coûtait cher. Aussi avait-il amassé un grand trésor. Ce trésor et les relations fréquentes des Cariens avec les Grecs expliquent comment le tombeau de Mausole devint une des sept merveilles du monde».

L'histoire ne nous dit pas quels furent les regrets des peuples délivrés de ce despote rapace, mais elle nous dit quels furent les regrets d'Artémise et les éclats de cette douleur légendaire ont retenti à travers les âges jusqu'à nous.

«On dit qu'Artémise eut pour son époux Mausole un amour extraordinaire, raconte Aulu-Gelle, au-dessus des passions célèbres que nous retrace la fable, au-dessus de tout ce que l'on peut attendre de la tendresse humaine. Mausole fut, selon Cicéron, roi de la Carie ; selon certains historiens grecs, gouverneur ou satrape de la province de Grèce. Après sa mort, Artémise serrant son corps entre ses bras et l'arrosant de ses larmes, le fit porter au tombeau avec un magnifique appareil. Ensuite, dans l'ardeur de ses regrets, elle fit mê1er les os et les cendres de son époux à des parfums, les fit réduire en poussière, les mêla dans sa coupe avec de l'eau et les avala. Elle donna encore d'autres marques d'un violent amour. Elle fit élever à grands frais, pour conserver la mémoire de son époux, ce sépulcre fameux, qui mérita d'être compté au nombre des sept merveilles du monde. Le jour où elle dédia le monument aux mânes de Mausole, elle établit un concours pour célébrer les louanges de son époux ; le prix était une somme considérable d'argent, et d'autres récompenses magnifiques. Des hommes distingués par leur génie et leur éloquence vinrent disputer le prix ; c'était Théopompe, Théodecte, Naucrilès. On a même dit qu'Isocrate avait concouru. Quoiqu'il en soit, Théopompe fut proclamé vainqueur...»

Ainsi parle Aulu-Gclle, mais ce n'est pas une autorité très sérieuse et son historiette peut bien n'être pas de tous points authentique. J'y relève une erreur et même une impossibilité. Artémise ne survécut que deux ans à l'époux qui lui fut si cher ; elle ne put donc pas inaugurer le Mausolée et certainement elle était morte lorsque fut terminée l'oeuvre conçue et commencée par elle.

Toutefois, en ces deux années de veuvage, Artémise ne fit pas que répandre des larmes, et Vitruve nous raconte un trait de courage qui honore la reine autant que ses inconsolables regrets peuvent honorer l'épouse.

Mausole mort, les Rhodiens complotèrent d'attaquer Halicarnasse et peut-être de conquérir la Carie. La reine avertie fait cacher sa flotte dans un petit port que dissimulait la masse du palais. La flotte rhodienne ne rencontre aucune résistance dans le grand port. Un signal leur est fait du haut des remparts pour leur annoncer que la ville est disposée à se rendre. Les Rhodiens débarquent et pénètrent dans la ville. Aussitôt Artémise fait ouvrir le petit port ; ses matelots s'emparent des vaisseaux abandonnés, et des soldats, surgissant de toutes parts, massacrent les envahisseurs qui flânaient sans défiance dans les rues. Mais ce n'est pas tout, et Artémise ne juge pas encore son triomphe assez complet. La flotte par elle conquise et qui maintenant lui obéit court droit à Rhodes.

Les Rhodiens reconnaissant leurs navires, chantent déjà victoire et s'amassent sur le rivage pour recevoir leurs frères, leurs fils, leurs amis. Ils trouvent une reine terrible comme Bellone qui prend leur ville et met à mort les principaux de ses habitants. Puis, voulant laisser sur la terre même de ses ennemis un monument de sa victoire et de leur abaissement, elle fait élever un trophée avec deux statues de bronze, l'une qui représentait Rhodes, l'autre qui la représentait elle-même, imprimant au front de la ville vaincue, les stigmates de la servitude. Délivrés quelque temps après, les Rhodiens respectèrent cependant cet insolent trophée ; ils se contentèrent de le dissimuler derrière une colonnade, selon quelques auteurs, derrière un mur selon d'autres, se montrant plus jaloux de conserver une oeuvre d'art que d'anéantir un témoignage de leur défaite.

On peut conclure de cette histoire qu'Artémise était vaillante, hardie, mais aussi que les navires de son temps ne devaient pas beaucoup dépasser la taille de notre caïque.

Quel que fut l'héroïsme d'Artémise, elle ne paraît pas toutefois avoir pu soustraire son royaume de Carie à la suzeraineté des rois de Perse. Elle morte, cette suzeraineté se transforma en un assujétissement complet, et quelques années avant la conquête d'Alexandre, un satrape vint remplacer les rois proscrits ; la Carie n'était plus qu'une province. Aussi lorsque le héros macédonien parut devant Halicarnasse, il vit accourir à son camp une certaine Ada qui se prétendait l'héritière légitime de ce trône supprimé. Alexandre l'accueillit avec faveur ; il était pour lui d'une bonne politique de réparer les injustices du grand roi et de protéger les roitelets indigènes ; mais Ada ne put prendre possession que d'une cité affreusement ravagée.

En effet, Memnon, général de Darius, commandait à Halicarnasse, et jusqu'au jour où il dut se réfugier à Cos, il s'y défendit furieusement. Le mausolée toutefois qui n'était achevé que depuis bien peu d'années, paraît avoir échappé à tout outrage.

Après le siège d'Alexandre, Halicarnasse ne présente plus dans son histoire aucun événement illustre. Les tremblements de terre, fléau de toute cette région, renversèrent ses monuments. Puis vinrent les Chevaliers de Saint-Jean qui construisirent un château, mais alors Halicarnasse n'était plus que Boudroun.

L'antiquité nous vante le Mausolée d'Halicarnasse à l'égal des autres merveilles du monde, mais elle n'a pas pris souci de nous le faire très nettement connaître. Un peu moins de dithyrambes, un peu plus de descriptions, et nous ne serions pas condamnés à admirer sur parole. Les textes des auteurs anciens qui parlent du Mausolée, sont peu nombreux, peu concluants et nous les aurons bien vite passés en revue.

Ecoutons Pline qui reste l'autorité principale et nous transmet les renseignements les plus étendus :

«Scopas eut pour contemporains et pour rivaux Bryaxis, Timothée et Léôcharès, desquels il faut parler en même temps, parce qu'ils ont travaillé ensemble au Mausolée. On appelle ainsi le tombeau érigé par Artémise à son mari Mausole, petit roi de Carie, mort l'an II de la cent sixième olympiade. C'est surtout grâce à ces artistes que cet ouvrage est compté entre les sept merveilles du monde. Il a au midi et au nord soixante-trois pieds ; les fronts sont moins étendus. Le circuit est en tout de quatre cent onze pieds ; la hauteur est de vingt-cinq coudées. Il est entouré de trente-six colonnes. On l'a nommé Ptéron. Le côté du levant a été travaillé par Scopas ; celui du nord par Bryaxis ; du midi par Timothée ; du couchant par Léôcharès. Avant l'achèvement, la reine mourut ; mais les artistes ne quittèrent pas leur ouvrage avant de l'avoir terminé, pensant que c'était là un monument de leur gloire et de celle de l'art. Aujourd'hui encore ces artistes se disputent la palme. Un cinquième y a aussi coopéré. Au-dessus du Ptéron est une pyramide aussi haute que la partie inférieure. Formée de vingt-quatre degrés en retraite, elle se termine par une plate-forme où est un quadrige fait par Pythis. Cette addition donne à tout l'ouvrage une hauteur de cent quarante pieds».

Hygin, en ses fables mythologiques, dit : «Le tombeau du roi Mausole bâti en marbre lychnite est haut de quatre-vingts pieds et a trois cent quarante pieds de tour».

Pausanias, au chapitre XVI de son Arcadie, parle incidemment du mausolée : «Celui (le tombeau) qu'on voit à Halicarnasse, a été érigé au roi Mausole. Il est si merveilleux par sa grandeur et par sa magnificence que les Romains, pleins d'admiration pour ce monument, donnent chez eux le nom de mausolée à tous les tombeaux remarquables».

Le grand railleur Lucien, dans l'un de ses Dialogues des morts, met en scène le roi Mausole et lui fait dire : «J'ai dans Halicarnasse un tombeau immense tel que jamais mort n'en a eu de plus splendide. Les chevaux et les hommes qu'on y a sculptés sont admirablement faits et d'un si beau marbre qu'on ne saurait trouver même un temple aussi magnifique».

Ménippe cyniquement rabat l'orgueil du roi Mausole : «Ton ombre n'en est pas plus belle, et tout roi que tu fus, tu ne fais pas aux enfers plus séduisante figure que moi».

Citons encore Vibius Sequester auteur fort obscur et qui vivait on ne sait trop à quelle époque, peut-être au cinquième, peut-être au septième siècle : «Le Mausolée qui est en Carie est haut de cent quatre-vingts pieds et a quatre cents pieds de tour. C'est là qu'est placé le sépulcre du roi en marbre lychnite».

A ces renseignements glanés dans les auteurs anciens, nous joindrons un document beaucoup plus moderne, très important cependant et le seul qui donne quelques indications sur les dispositions intérieures du Mausolée. Nous transcrirons le texte complet, en conservant même son orthographe surannée : «L'an 1522, lorsque Sultan Solyman se préparoit pour venir assaillir les Rhodiens, le Grand Maistre sçachant l'importance de ceste place, et que le Turc ne faudroit point de l'empiéter de première abordée, s'il pouvoit, y envoya quelques chevaliers pour la remparer et mettre ordre à tout ce qui estoit nécessaire soustenir l'ennemi, du nombre desquels fut le commandeur de la Tourette Lyonnois, lequel se trouva depuis à la prise de Rhodes et vint en France, où il fit de ce que ie vay dire maintenant, le récit à Monsieur d'Alechamps, personnage assez recongnu par ses doctes escrits, et que ie nomme seulement, afin qu'on sçache de qui ie tien une histoire si remarcable. Ces chevaliers estans arrivés à Mésy (plusieurs auteurs, Teuvet entre autres, désignent sous ce nom maintenant inusité l'emplacement d'Halicarnasse), se mirent incontinent en devoir de faire fortifier le chasteau, et pour avoir de la chaux, ne treuvans pierre aux environs plus propre pour en cuire, ny qui leur vinst plus aisée, que certaines marches de marbre blanc qui s'eslevoient en forme de perron emmy d'un champ près du port, là où iadis estoit la grande place d'Halicarnasse, ils les firent abbattre et prendre pour cest effect. La pierre s'estant rencontrée bonne, fût cause que ce peu de maçonnerie qui paroissoit sur terre, ayant esté démoli, ils firent fouiller plus bas en espérance d'en treuver davantage. Ce qui leur succéda fort heureusement, car ils recongnurent en peu d'heures, que de tant plus qu'on creusoit profond, d'autant plus s'eslargissoit par le bas la fabrique, qui leur fournit par après de pierres, non seulement à faire de la chaux, mais aussi pour bastir. Au bout de quatre ou cinq iours, après avoir faict une grande descouverte, par une après disnée ils virent une ouverture comme pour entrer dedans une cave : ils prirent de la chandelle, et dévalèrent dedans, où ils treuvèrent une belle grande salle carrée, embellie tout au tour de colonnes de marbre, avec leurs bases, chapiteaux, architraves, frises et cornices gravées et taillées en demy bosse : l'entredeux des colonnes estoit revestu de lastres, listeaux ou plattes-bandes de marbre de diverses couleurs ornées de moulures et sculptures conformes au reste de l'oeuvre, et rapportés proprement sur le fond blanc de la muraille, où ne se voyoit qu'histoires taillées, et toutes batailles à demy relief. Ce qu'ayans admiré de prime face et après avoir estimé en leur fantasie la singularité de l'ouvrage, enfin ils défirent, brisèrent et rompirent, pour s'en servir comme ils avoyent faict du demeurant. Outre ceste sale ils trouvèrent après une porte fort basse qui conduisoit à une autre, comme antichambre, où il y avoit un sèpulcre avec son vase et son tymbre de marbre blanc, fort beau et reluisant à merveilles, lequel pour n'avoir pas eu assez de temps, ils ne descouvrirent, la retraite estant desjà sonnée. Le lendemain après qu'ils y furent retournés, ils trouvèrent la tombe descouverte, et la terre semée tout autour de force petits morceaux de drap d'or, et paillettes de mesme métal : qui leur fit penser, que les corsaires qui escumoyent alors le large de toute ceste coste, ayans eu quelque vent de ce qui avoit esté descouvert en ce lieu là, y vindrent de nuict, et ostèrent le couvercle du sépulcre, et qu'ils y treuvèrent des grandes richesses et thrésors. Ainsi ce superbe sépulcre, compté pour l'un des sept miracles et ouvrages merveilleux du monde, après avoir eschappé à la fureur des Barbares, et demeuré l'espace de 2247 ans debout (grave erreur de Guichard, en 1522 1e Mausolée ne comptait pas plus de dix-huit cent soixante et douze ans), du moins enseveli dedans les ruines de la ville d'Halycarnasse, fut descouvert et aboli pour remparer le chasteau de Saint-Pierre par les chevaliers croisés de Rhodes, lesquels en furent incontinent après chassés par le Turc, et de toute l'Asie quant et quant».

Ainsi parle Guichard, et sous des erreurs probables, des exagérations évidentes mais sincères, on entrevoit des faits qui sans doute sont réels quant aux traits généraux.

Selon Titruve, deux architectes Pythéus et Satyrus présidèrent à la construction du Mausolée.

On a pu remarquer que les noms des artistes appelés à décorer le Mausolée comme les noms des panégyristes appelés à célébrer la gloire de Mau-sole, sont tous Grecs. L'âge de Périclès était fini ; la Grèce cependant restait, et pour longtemps encore, la pairie des grands artistes comme des grands orateurs. Les rois pouvaient la conquérir, l'asservir, mais seule elle savait dignement consacrer une renommée, chanter un triomphe, et ses vainqueurs eux-mêmes lui doivent leur immortalité.

Nous avons indiqué les principaux documents écrits que les âges passés nous ont transmis au sujet du Mausolée. Il nous reste à parler de documents plus précieux encore, plus dignes de foi, ceux-ci de marbre, à parler des débris retrouvés dans les fouilles. Au monument lui-même, s'il le peut encore, de nous dire ce qu'il fut.

L'histoire de ces fouilles, entreprises d'abord aux frais d'une société d'archéologues anglais, puis continuées aux frais du gouvernement anglais, lui-même, en 1856 et 1857, suffirait à illustrer celui qui les dirigea, M. Newton, le savant conservateur du British Muséum. Que de labeurs ! Que de négociations pénibles ! Que de peines et de dépenses !

Le terrain convoité avait été morcelé et appartenait à plusieurs propriétaires. Avant tout il fallait les exproprier, acheter parcelle à parcelle, et quelquefois très cher, bien que les acquisitions fussent faites par l'intermédiaire de personnages obscurs autant que discrets. C'est ainsi, raconte-t-on, que plusieurs lots furent achetés au nom d'une cuisinière. Un Turc cependant, plus rusé que les autres et plus rapace, devina derrière ces agents, derrière la cuisinière elle-même, des personnages plus considérables ; aussi s'obstina-t-il à demander d'un méchant verger, un prix tellement exorbitant que les archéologues durent lâcher prise. Le fils du prophète est resté en possession de son bien, et la pioche a dû s'arrêter à sa frontière. Peut-être quelques débris intéressants sont-ils là encore enfouis.

Les tremblements de terre avaient commencé la ruine du Mausolée, les chevaliers avaient fait une carrière de ses débris ; après tant de désastres, on ne pouvait espérer trouver quoi que ce fût qui ressemblât encore à un édifice. Les recherches cependant n'ont pas été vaines, et les fragments recueillis, nombreux, très remarquables, remplissent une salle entière du British Muséum. Mieux que les descriptions incomplètes des auteurs anciens, ils permettent d'entrevoir quelle était la magnificence du Mausolée et quel était le caractère essentiel, le style de sa décoration.

Il est des lions très nombreux, mais d'une exécution inégale ; sans aucun doute, ce n'est pas le même ciseau qui les a tous modelés. Il est plusieurs têtes d'un beau travail, un fragment considérable d'une statue équestre, la partie postérieure d'un cheval, la partie antérieure d'un autre ; la tête de celui-ci, parfaitement intacte, mesure un mètre de longueur, et conserve encore son mors de bronze que de petites rondelles décorent. Sans doute ce sont là les restes du quadrige qui trônait au faîte du monument. L'artiste, à dessein, a négligé les détails ; ses chevaux sont traités largement, fièrement, avec vérité sans doute, mais avec une vérité d'ensemble, ainsi qu'il convient pour des marbres qui devaient planer à plus de cinquante mètres du sol.

Statue de Mausole

De soixante-quinze morceaux recueillis dans les fouilles et laborieusement rapprochés, on a pu refaire une statue haute de deux mètres soixante où les archéologues, peut-être trop crédules, veulent reconnaître Mausole lui-même. Dans tous les cas, c'est là une oeuvre d'une saisissante individualité ; un portrait, selon toute vraisemblance, et d'un homme qui n'était pas de race grecque. La tête épaisse, un peu carrée, ombragée d'une chevelure aux boucles rudes, rappelle les visages brutalement accentués, forts, énergiques, mais non pas élégants, que la sculpture antique donne à ses Gaulois vaincus, à ses gladiateurs mourants. Les draperies où s'enveloppe le corps, montrent un arrangement, combinent des plis, non pas selon les règles généralement usitées dans les marbres grecs. La chaussure enfin imite celle que portent, aux bas-reliefs venus de l'Orient, certains princes de Perse ou d'Assyrie. L'oeuvre est belle cependant, d'un aspect puissant et fier. C'est Mausole sans doute, mais Mausole héros aspirant à la gloire d'une suprême apothéose.

Une statue de femme, peut-être Artémise, a fait pendant au roi Mausole. Le visage, par malheur, n'a pu être reconstitué et nous n'admirons plus que les draperies amples, souples et nobles qui chastement voilent le corps tout entier. Il est encore une statue de femme assise, de proportions à peu près égales, mais très mutilée.

Puis viennent les frises, entre ces marbres admirables, plus admirables encore. Les Grecs y combattent les amazones, sujet bien connu et que l'art antique s'est plu souvent à répéter. Ardente est la mêlée. Les guerrières chevauchent, demi-nues, elles bandent l'arc, elles dardent le javelot, elles frappent, elles crient, les voilà qui fuient, mais c'est une fuite redoutable, comme celle de ces cavaliers parthes qui si longtemps lassèrent la bravoure romaine ; d'un bond elles se retournent, tout en fuyant elles font face à l'ennemi et leurs traits vont encore atteindre ceux-là qui croyaient triompher. La furie de la bataille soulève, emporte les tuniques légères, mais qu'importe à ces vaillantes ? Leur impudeur ne fera pas sourire, car leur courage fait trembler.

Les hommes sont nus et eux aussi combattent en héros ; ils ont le casque, ils ont la lance, (quelquefois ces armes ont disparu ; elles étaient souvent faites en bronze et incrustées sur le marbre où elles ont laissé des traces reconnaissables). C'est chose admirable que ces torses qui plient, se tendent, se renversent, que ces jambes hardies projetées en avant, que ces bras qui commencent un geste superbe, que ces musculatures qui jouent, souples, puissantes, harmonieuses. Quelle noble bataille ! Qu'il est grand, qu'il est beau de combattre, de vaincre et de mourir ainsi ! Je ne retrouve pas là le calme suprême, la sérénité sublime, que respirent les frises du Parthénon, mais quelque chose de véhément, de fort, comme aux frises de Phigalie. Plus on étudie les créations si diverses de l'art grec et plus on voit que cet art, le plus grand qui fut jamais, ne s'enfermait pas dans certains types, dans quelques chefs-d'oeuvre d'une étroite parenté, dans un idéal sublime mais absolu et exclusif. L'art grec était ouvert aux aspirations les plus variées ; il vivait, il marchait, il acceptait les conceptions nouvelles, sous la seule condition que le génie leur eût donné droit de cité. Et c'est ainsi que les marbres d'Halicarnasse, moins beaux sans doute que ceux du Parthénon, sont beaux cependant, mais d'une tout autre beauté.

Il faut citer encore entre les fragments du Mausolée, un chapiteau d'angle d'ordre ionique, une base de colonnes, quelques moulures, et ce sont là des documents précieux pour qui entreprend de reconstituer le monument.

Un ossement suffît à un géologue pour reconstituer un animal disparu. Les monuments, oeuvres humaines, obéissent à des lois moins stables que les êtres animés, oeuvres divines ; aussi est-il plus malaisé de reconstituer avec une pierre un édifice tout entier. Rapprochant cependant tout ce que nous savons du Mausolée par les textes anciens, par les débris retrouvés, nous pouvons nous le figurer comme partagé en trois parties nettement distinctes : Un soubassement que des lions peut-être environnaient, une ordonnance de colonnes ioniques avec des frises, une terrasse d'où s'élevait une pyramide aux degrés réguliers et portant sur sa cime le quadrige où Mausole et Artémise apparaissaient réunis dans une commune apothéose. Puis, il était des statues, des reliefs, des trophées peut-être, et l'imagination peut supposer les plus merveilleuses splendeurs de décoration, sans oublier toutefois que le génie grec, voisin encore au temps d'Artémise, des jours de sa plus radieuse floraison, exigeait partout une exquise harmonie et ne laissait pas la richesse dégénérer en un faste vain et prétentieux.

Le Mausolée formait un carré dont deux faces excédaient un peu les deux autres. Nul doute qu'il eût son enceinte, selon l'usage constamment suivi dans l'antiquité pour les monuments d'une importance première. De cette enceinte les fouilles ont montré des restes reconnaissables.

Restaurer, au moins par la pensée, le Mausolée, c'est là une entreprise hardie, laborieuse entre toutes et qui exige, en outre de l'étude des textes et des fragments, une connaissance profonde de l'architecture grecque à l'époque qui précéda de peu d'années Alexandre. Cette entreprise cependant a séduit quelques archéologues et quelques architectes. Nous citerons la restauration de Quatremère de Quincy, celle de l'Italien Canina ; mais celui-ci a suivi les indications d'une médaille apocryphe frappée à Padoue au seizième siècle, c'est dire que cette restauration est une oeuvre de pure fantaisie et sans aucune vraisemblance. Nous citerons le travail d'un architecte anglais de grand mérite, Cockerell. Un autre Anglais, M. Falkener qui conduisit des fouilles au milieu des ruines de Xanthus ville lycienne, un Anglais encore, M. Pullan, que la collaboration de M. Newton a sans doute puissamment aidé, ont aussi refait le tombeau de Mausole, mais non pas heureusement, nous semble-t-il.

Tombeau de Mausole par Bernier

Enfin nous citerons un dernier venu, M. Bernier, pensionnaire de notre Académie de Rome. La restauration, envoyée par lui, nous paraît de tous points très remarquable, vraie autant que possible, vraisemblable tout au moins et fort belle. En présence des documents très peu nombreux et souvent contradictoires que nous possédons, il est inévitable que le champ de l'hypothèse reste très vaste. Il faut faire oeuvre d'imagination, de goût autant que d'érudition ; c'est ce que M. Bernier a compris et réalisé. Ce qu'il nous donne pour l'oeuvre des Grecs, n'est jamais indigne d'eux.

Si le Mausolée était le plus admirable monument d'Halicarnasse, il n'était pas le seul ; Vitruve nous parle d'un temple de Mars dans lequel était une statue colossale nommée Acrolithos, qui fut faite par l'excellent ouvrier Léocharès, ou, suivant l'opinion de quelques-uns, par Timothée. Vitruve parle encore d'un temple de Mercure, d'un temple de Yénus, puis du palais du puissant roi Mausole. «Il a des murailles de briques, quoiqu'il soit orné de marbre de Proconèse (Pline prétend que c'est là l'exemple le plus ancien de l'emploi du marbre en placage) ; et l'on voit encore aujourd'hui ses murailles belles et intactes». Près du temple de Vénus se trouvait la fontaine Samalcis qui rendait malades d'amour ceux-là qui buvaient de son eau. Le même Vitruve rapporte cette fable, mais pour la contester.

Vue d'Halicarnasse

Boudroun ressemble peu à ce que fut Halicarnasse ; c'est une bourgade de deux mille habitants environ, population mixte, en partie grecque, en partie turque ; mais l'élément grec tend à prendre le dessus, comme il arrive partout où les deux races rivales sont juxtaposées. Vu dans son ensemble, Boudroun est admirable. Le golfe rétréci forme une baie charmante. Sur la gauche, des collines verdoient, les moulins se posent fièrement à leurs cimes, ainsi que des donjons féodaux. Leurs ailes tournoient follement. Plus bas quelques trous noirs alignés marquent des sépulcres. Devant nous, une petite mosquée montre sa coupole et son minaret pointu ; de près, c'est une ruine piteuse, une bâtisse faite avec des débris au hasard rassemblés, les colonnes du portique coiffent gauchement des chapiteaux dépareillés ; de loin, c'est un temple charmant, et la mer sourit en reflétant son image.

Les jardins, les bosquets de mûriers, de figuiers se groupent en arrière, quelques palmiers jaillissent et leurs têtes vacillent dans l'azur. Un aqueduc aux arcades ruisselantes, s'achemine vers la ville et bientôt disparait derrière les premières maisons. Le château est à notre droite ; les chevaliers y ont entassé murs sur murs, bastions sur bastions, tours sur tours, comme les géants rebelles qui, pour escalader le ciel, faisaient un escalier dont chaque degré était une montagne. C'était la citadelle longtemps redoutée où la croix défiait le croissant. Trônant sur un promontoire de roches qu'un isthme étroit rattache au rivage, elle ferme l'horizon du côté du sud et semble prêter encore à la ville une protection hautaine et quelque peu menaçante. Mais si le château affecte cette apparence farouche, tout rit autour de lui. Est-ce donc dans ce site joyeux qu'il faut chercher un tombeau ?

Un Grec, M. Zaïri, le fils du guide qui nous accompagne depuis Rhodes, nous offre en sa maison l'hospitalité la plus courtoise et la plus empressée. Le maître, sa femme, sa soeur Melpomène, un nom bien tragique que dément la grâce tout aimable de celle qui le porte, chacun n'est occupé qu'à nous prodiguer les attentions les plus délicates. Puisse mon souvenir reconnaissant arriver jusqu'à cette maison amie et cette excellente famille apprendre qu'elle n'a pas obligé des ingrats !

Boudroun (ancienne Halicarnasse) - Château Saint-Pierre

Le seul monument de Boudroun est son château. On le visite sans peine. Il n'a d'autre garnison que quelques vaches qui paissent l'herbe des fossés. La même époque qui vit élever les remparts de Rhodes, les fortifications de Cos, vit aussi construire le château de Boudroun.

A peine avons-nous franchi la porte qui donne accès dans la première enceinte, que nous voyons un empereur romain de marbre, bizarrement enchâssé entre les embrasures d'un bastion. Il a perdu la tête, peut-être dans la mêlée furieuse de quelque assaut. La mer ronge ses cothurnes, et quand viennent les jours de tempêtes, elle couvre d'écume ce pauvre César tout entier. La poitrine revêt une cuirasse où voltigent quelques victoires à demi effacées.

Ce n'est pas la seule épave des monuments antiques que le manoir féodal ait usurpée. Les ruines, nous le savons, ont fourni une grande partie des matériaux employés à sa construction. Il y a une trentaine d'années, on voyait encore dans les murs, sur les tours, des fragments de sculpture qui certainement avaient appartenu au célèbre Mausolée. Les Anglais les ont enlevés et il faut les chercher maintenant au musée de Londres. Cependant les Anglais, au moins à ce que l'on prétend, ne voudraient pas en rester là. Ils n'ont pu enlever que ce qui était apparent ; mais supposant, et sans doute avec quelque raison, que des blocs antiques, des inscriptions, des sculptures sont cachés dans la masse même des constructions, ils projettent maintenant de renverser de fond en comble le château de Boudroun. On fouillerait jusqu'en ses entrailles. Pauvre château ! il lui faudrait avouer tous les larcins commis et faire une restitution complète ; puis, pour dédommager le gouvernement turc de la perte d'une forteresse, au reste, aujourd'hui inutile, on construirait sur son emplacement, une batterie d'après les derniers modèles.

Voilà un plan qui a du moins le mérite de l'audace et de la grandeur, nous souhaitons cependant qu'il ne se réalise jamais. En effet, sans vouloir éga1er aux monuments de l'art grec, les bâtisses de l'époque chrétienne, nous trouvons que ces bâtisses ont parfois aussi leur intérêt.

Le château de Boudroun est curieux et pittoresque ; on le détruirait, pour trouver quoi ? - Quelques assises antiques, quelques morceaux de bas-reliefs remarquables, nous le voulons bien, mais ces découvertes sont tout au moins fort incertaines. Avant de faire des blocs à bâtir avec les sculptures du Mausolée, on a dû les marteler et les défigurer. Nous savons ce que nous perdrions à ce vandalisme archéologique, nous ne savons pas avec assurance ce que nous y gagnerions ; et en art comme en toutes choses, un tiens vaut mieux que deux tu l'auras...

Nous passons sous plusieurs poternes, puis nous suivons une montée rapide ; les remparts l'entourent, la dominent, et les embrasures béantes semblent menacer de nous jeter la mitraille à la face.

La mer remplit les fossés les plus bas, et nous voyons une flottille de poissons naviguer dans l'eau transparente. Les tours sont armées de créneaux, les portes de mâchicoulis. Tout cela reste à l'abandon ; si ce n'est pas la ruine encore, c'est déjà la décrépitude. Des blasons nous parlent au passage des chevaliers qui ne sont plus ; je lis sur l'un d'eux la date de 1502.

Nous atteignons ainsi une vaste cour où se dresse la chapelle ; rien de plus simple, c'est le temple non de fastueux seigneurs, mais de rudes soldats. L'intérieur a été transformé en magasin, et les affûts à demi disloqués s'y entassent jusqu'à la naissance des voûtes.

La construction est presque toujours grossière. Ce sont des pierrailles mal taillées que le mortier seul maintient en place. Quelques blocs antiques, bien appareillés et par cela même aisément reconnaissables, apparaissent. Une porte étale un grand linteau de marbre qui fut peut-être un gradin du Mausolée. On nous montre, dans une vaste salle, voûtée, une inscription grecque fort longue qui sert aujourd'hui de margelle à une citerne. C'est un morceau de marbre qui devait se dresser comme une borne, dans quelque lieu public ; il porte, sur ses quatre faces, une énumération de noms propres. Ce sont autant de propriétaires avec la désignation des propriétés correspondantes. Nous voyons là un fragment du cadastre d'Halicarnasse.

L'herbe pousse partout librement, disjoignant les dalles des cours, encadrant les pavés, festonnant les meurtrières, enguirlandant les créneaux ; mais le donjon a souffert des ravages de la guerre et du temps, plus que toute autre partie du château. Les salles intérieures ont vu leurs voûtes s'écrouler, et le sol est encombré de débris. Là aussi sont quelques fragments antiques. Les tambours de plusieurs petites colonnes, couchés les uns sur les autres, sont pris dans une muraille ; un chapiteau ionique, enchâssé au-dessus d'une porte, encadre entre ses volutes le blason d'un chevalier chrétien ; un lion demeure accroupi dans une sorte de contrefort qui domine la mer. Enfin, seul être vivant qui habite cette solitude, une cigogne fait gravement sentinelle à la crête de la plus haute tour.

Mais tout à l'heure nous parlions longuement de Mausole et du Mausolée. Que reste-t-il ici de cette fameuse merveille ? - Moins que rien. Un peu en dehors de la ville, dans ce que j'appellerais un faubourg si ce mot ne paraissait trop ambitieux quand il s'agit de Boudroun, à quelques pas de la mer, s'étend une sorte d'esplanade semée de décombres, hérissée de hautes herbes que les chèvres broutent ; le sol est remué, bouleversé, plein de trous et de fondrières : on dirait un lieu de décharge publique et c'est là que l'on jette tous les tessons de Boudroun. Eh bien, voilà ce qui fut l'une des plus admirables créations du génie grec et l'une des sept merveilles du monde. On ne peut reconnaître, je ne dirai pas un mur, une assise, l'amorce d'une construction quelconque, mais pas même un bloc ; tout a été broyé, pulvérisé. Les fouilles cependant paraissent avoir établi d'une façon certaine que c'est bien là l'emplacement du Mausolée.

Les blocs même du péribole, emportés, morcelés, ont servi à la construction de la nouvelle église que la piété des Grecs élève à Boudroun. Nous avons vu débiter les derniers.

A peine paraissons-nous sur l'emplacement du Mausolée, que nous voyons venir à notre rencontre un vieux Turc qui se dit le gardien des ruines, quelle sinécure ! Il s'était mis au service de M. Newton, qui l'employait à tenir son ombrelle ; il n'en reste pas moins très fier de cet illustre patronage. Il excelle à porter les cartons à dessins, mais ses idées paraissent aussi en désordre que les débris du mausolée, et l'âge l'a rendu sourd comme un Terme antique. C'est cependant à ce brave homme que nous avons dû de trouver, dans une maison voisine, un morceau de marbre récemment découvert et qui, sans doule, est une miette du Mausolée. Ce marbre, haut à peine de deux décimètres, long de quatre, faisait partie de quelque frise. Deux taureaux y sont représentés : de l'un il ne reste que les pattes de derrière, l'autre est complet ; furieux il abaisse la tête et menace de ses cornes un ennemi aujourd'hui disparu. Le mouvement est bien saisi.

A quelques pas du Mausolée, s'élève près de la mer une grande maison à demi abandonnée, à demi ruinée comme tout ce qui est Turc. Elle a une cour charmante, non par ses magnificences architecturales, mais par ses misères pittoresques. C'est un asile où il est doux de se réfugier au sortir des décombres que le soleil embrase.

On pénètre dans une enceinte qui semble close de toutes parts, tranquille et riante prison. Les murailles vermoulues ont des souillures verdâtres ; les pariétaires s'y suspendent et les lucarnes qu'on y voit béantes, sont pleines de ténèbres. Trois piles s'alignent qui peut-être ont porté un aqueduc ; mais l'eau, maintenant affranchie de toute servitude, suinte, glisse, fuit et forme un petit lac d'une parfaite limpidité. Une colonne est restée debout, petite, cannelée jusqu'au tiers de sa hauteur, comme certaines colonnes des atriums de Pompéi. D'autres colonnes sont tombées, leurs tambours gisent sur le sol et sans respect les poules viennent s'y percher. Un mûrier, qu'une vigne tente d'escalader, développe sur la cour tout entière, un velarium de verdure ; la lumière cependant s'y fraie passage, elle jette sur les herbes humides comme des taches scintillantes qui oscillent, dès que le feuillage frémit aux caresses d'un souffle léger.

Halicarnasse avait son théâtre, adossé à une montagne, selon l'usage constant, et disposé de façon à déployer, sous les yeux des spectateurs, une vue admirable. Les ravages ont été là moins furieux. Si les figuiers prospèrent dans ce qui fut l'orchestre, si la scène n'indique plus que vaguement son emplacement, le plan général se révèle encore en sa grandiose majesté. Les broussailles ont quelque peu disjoint et ruiné les gradins, mais il est aisé d'imaginer quelle population immense ils pouvaient recevoir. Enfin ce qui était la décoration principale du monument subsiste, c'est le golfe tout d'azur, ses rives verdoyantes et Cos qui s'allonge au loin. La montagne qui porte le théâtre, présente quelques excavations qui eurent peut-être une destination funéraire.

En dehors de Boudroun et en arrière du Mausolée, une colonnade dorique règne dans un pré ; elle faisait partie de quelque temple ou de quelque portique. Au reste, c'est là une construction d'une époque de décadence. Les colonnes sont de proportions petites et sans élégance. Cinq sont restées en place, à demi enterrées, mais portent encore architraves et triglyphes. Des têtes de lion décorent la dernière corniche de l'entablement.

Un arbre vigoureux est venu vivre là, il veut se faire place, pousse les pierres de son tronc noueux, comme Samson poussait de son épaule les temples des Philistins et comme lui, sans doute, l'arbre finira par tout jeter bas. Quelques-unes de ces pauvres colonnes ont déjà perdu leur aplomb et leurs tambours déjetés menacent ruine.

A quelques pas de là, dans un enclos qui dépend d'une petite maison, le sol garde un revêtement de mosaïque ; quelques gracieuses rosaces s'y enroulent. Puis nous trouvons, renversés au hasard ou bien au hasard redressés, quelques fûts qui portent sur leurs larges cannelures des inscriptions verticales où les lettres grecques s'allient à d'autres lettres pour moi inconnues.

Il est des colonnes sans chapiteaux, il est aussi des chapiteaux sans colonnes ; l'un n'a que le tailloir dorique, l'autre déploie les acanthes corinthiennes. Je ne sais quelle tempête a jeté à cette cabane misérable, tous ces débris de temples renversés, de palais anéantis, comme la mer jette au rivage les épaves des vaisseaux qu'elle a dévorés.

Les cimetières turcs s'étendent non loin de là. De petits murs en pierres sèches où les fragments antiques apparaissent souvent, les entourent mais sans les masquer. Les stèles de marbre, chargées de versets sacrés, coiffées du turban des vrais croyants, y marquent les sépultures ; les caroubiers, les chênes verts les enveloppent d'une ombre discrète et comme d'une respectueuse protection.

Halicarnasse avait sa principale nécropole beaucoup plus loin. Nous l'avons déjà aperçue de notre caïque, aux collines qui bordent le rivage septentrional du golfe. Nous nous y faisons conduire en barque, mais notre curiosité n'y trouve rien qu'une vue d'ensemble ne nous eût déjà révélé.


Chapitre 3 - Le temple de Diane


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