Le tombeau de Mausole à Halicarnasse - Lithographie de Ferdinand Knab publiée dans Munchener Bilderbogen, 1886
Le tombeau de Mausole
Cos, l'ile d'Hippocrate. - Cnide, la ville de Vénus. - Halicarnasse, le mausolée du roi païen, le château des chevaliers chrétiens.
Le Jura, petit paquebot anglais qui dessert quelques
îles de l'Archipel et quelques ports d'importance
secondaire sur la côte d'Anatolie, nous prend à
son passage à Makry, l'ancienne Telmissus, et
après une courte escale à Rhodes, nous laisse
à Cos, dans la matinée du 27 avril.
La ville de Cos, vue de la mer, présente un ensemble
agréable et pittoresque. Elle s'étale sur une
côte basse ; une étroite bande de sable
sépare à peine de l'eau ses premières
maisons. Murailles et terrasses, comme toujours, sont d'une
éclatante blancheur. Les flancs verts de quelques
grandes montagnes se déploient en arrière. Sur
la droite, prenant un petit promontoire pour
piédestal, s'élève la citadelle,
assemblage incohérent de tours, de fossés, de
remparts, de bastions. L'étendard turc y flotte ; mais
avec quelques soldats, quelques douaniers, quelques
fonctionnaires publics, c'est tout ce que Cos renferme de
Turc. La population est Grecque et parle grec.
Cos est la patrie d'Hippocrate et l'on pourrait dire de la
médecine, car, selon la légende, le dieu
Esculape lui-même y aurait introduit l'étude de
celte science. La médecine y fut longtemps en honneur
et Cos resta, durant toute l'antiquité classique, une
pépinière de médecins. On voit, dans les
annales de Tacite, que Xénophon, le médecin de
Claude, était originaire de Cos.
Ce Xénophon était-il fort habile dans l'art de
guérir ? C'est ce que nous ne saurions dire. Mais nous
savons qu'il était fort habile dans l'art de tuer. Ce
fut lui qui introduisit au gosier de l'empereur la plume
empoisonnée qui termina son règne. Pauvre
Claude ! il avait cependant fait exempter Cos de tout
impôt, en considération de sa sainteté et
de l'éclat de ses écoles.
Quelques années auparavant, le nom de Cos avait
déjà été mêlé
à une affaire d'empoisonnement non moins fameuse. Ce
fut dans celle île que se retirèrent Pison et sa
femme, pour attendre l'effet de certaine drogue malsaine
qu'ils avaient fait boire, prétend-on, au bon
Germanicus.
Le vin de Cos était renommé presque à
l'égal de ses médecins ; on le
mélangeait avec de l'eau de mer pour lui donner une
saveur qui réjouissait fort le palais des gourmets de
Rome. Pline l'Ancien, qui nous donne ces détails,
ajoute que Caton, le noble, le pur, l'incorruptible Caton le
Censeur, avait trouvé le moyen d'imiter à
merveille, avec des vins d'Italie, le vin de Cos. Faut-il le
croire et certains de nos courtiers en vin, peu scrupuleux,
auraient-ils donc le droit de mettre leur petite industrie
sous ce vénérable patronage ? Cos produisait
encore une espèce de bombyx dont les cocons,
filés comme ceux des vers à soie, donnaient des
tissus d'une extrême finesse et très
recherchés des matrones un peu mondaines. Enfin on
voyait à Cos une Vénus drapée, oeuvre de
Praxitèle.
Praxitèle avait fait deux Vénus, l'une nue que
nous chercherons à Cnide, mais que nous ne trouverons
pas, l'autre vêtue. Les habitants de Cos eurent la
liberté de choisir ; ils
préférèrent la seconde Vénus,
laissant la première à leurs voisins les
Cnidiens. Etait-ce un sentiment de pruderie qui dicta leur
préférence, on a peine à le supposer,
car ces scrupules entraient peu dans l'esprit des Grecs ; la
beauté les touchait plus que la décence.
Toutefois les déesses, dans le principe, avaient
presque toujours été représentées
drapées ; Praxitèle fut un des premiers qui osa
les dépouiller de tout voile jaloux, et ce fut
peut-être la témérité d'une
innovation encore toute récente, qui effaroucha les
habitants de la ville de Cos.
La ville actuelle est d'une étendue médiocre,
et généralement plate. Selon l'usage, les rues
étroites, tortueuses, sont hérissées de
cailloux. C'est une ville comme on en voit un peu partout
dans les îles de l'Archipel.
Au milieu d'un petit carrefour s'élève un grand
mûrier. Un figuier s'est greffé au point de
séparation des plus grosses branches ; il a
poussé vigoureusement, et les deux feuillages
s'entremêlent, formant un hybride monstrueux qui
dérouterait la science des botanistes. Le parasite
prospère non moins que l'arbre dont il se
nourrit.
Mais Cos renferme un phénomène plus curieux et
plus grandiose. C'est l'arbre dit d'Hippocrate (tout Cos est
encore plein du souvenir du célèbre
médecin). Cet arbre, un platane d'Orient,
occupé le centre de l'unique place de la ville ; il
l'ombrage tout entière. On ne voit pas souvent un
aussi puissant végétal, et s'il ne remonte pas
au temps d'Hippocrate, au moins compte-t-il assurément
plusieurs siècles de vie. Cet âge énorme
commence toutefois à lui peser. Il faut un bâton
à l'homme devenu vieux, il a fallu à l'arbre
toute une colonnade de pierre ou de bois. Le tronc, d'une
prodigieuse, grosseur (près de dix mètres de
circonférence), s'élève à peine
à deux ou trois mètres du sol ; aussi les
branches, démesurément étalées de
toutes parts, auraient touché terre et se seraient
brisées sans le soin religieux que l'on a pris de les
soutenir. Ces colonnes, ou plutôt ces béquilles
accusent la décrépitude menaçante du
vieillard qu'elles portent ; le feuillage est touffu
cependant, la sève circule encore, abondante et
féconde jusqu'aux rameaux extrêmes. Cet arbre
est comme un roi qui fléchit au poids de son
diadème.
Un massif, un peu surélevé au-dessus du niveau
de la place, règne tout alentour ; là on a
réuni quelques antiquités, souvenirs de la Cos
païenne. C'est un sarcophage chargé de pompeuses
guirlandes, c'est une tête de cheval sculptée en
bas-relief. Puis viennent des inscriptions grecques et deux
chapiteaux ioniques très ornementés, mais
probablement d'une assez basse époque. Un petit
café, une fontaine, quelques arbres qui abritent leur
jeunesse débile sous la protection de leur majestueux
aïeul, un cimetière turc dont les stèles
s'inclinent au milieu des hautes herbes, complètent ce
tableau bien oriental et tout à fait charmant.
Accompagné du consul grec, M. Epaminondas Alexaki, qui
fort obligeamment se fait notre guide, nous allons visiter la
citadelle. Elle remonte, au moins, en grande partie, au temps
où les Chevaliers de Saint-Jean avaient fait de Cos
une de leurs places fortes. Leurs possessions, en effet,
n'étaient pas limitées à l'ile de
Rhodes, Rhodes était le point central, la capitale,
mais tout alentour s'échelonnaient des châteaux,
des postes qui obéissaient à la même
autorité et que les Turcs n'eurent pas moins de peine
à conquérir.
La citadelle de Cos, comme les remparts de Rhodes,
présente un caractère mixte. Ce n'est plus une
construction de l'époque féodale et ce n'est
pas encore une construction moderne.
Les Chevaliers chrétiens n'étaient certainement
pas plus respectueux des restes de l'antiquité que ne
le furent après eux les pachas Musulmans. Temples et
palais leur ont servi de carrière, et si l'on veut
trouver, à Cos, quelques vestiges de ses magnificences
passées, c'est au mur de la citadelle qu'il faut aller
les chercher. Parfois cependant, caprice bizarre, les
bâtisseurs du moyen âge semblent avoir vaguement
senti la richesse et la beauté de certains fragments
antiques ; ils ont prétendu à leur tour s'en
servir comme d'un motif de décoration. Ainsi,
au-dessus de la grande porte, nous voyons une frise où
des guirlandes relient masques tragiques et comiques.
A l'intérieur, tout est à demi ruiné. Il
y a peu d'années, comme à Rhodes, la
poudrière a sauté, jetant bas une tour et un
large pan de mur. Quelques canons débonnaires montrent
leur gueule aux embrasures ; ils ne seraient plus redoutables
que pour les artilleurs qui auraient la
témérité de s'en servir. Comme à
Rhodes encore, on a enlevé de leurs affûts,
hélas ! sans doute pour les conduire à la
fonderie, quelques pièces de bronze anciennes et fort
remarquables. Je me souviens d'une couleuvrine
blasonnée, d'une longueur démesurée.
Toujours comme à Rhodes, les écussons sont
très nombreux. Les Chevaliers, gravant de toutes parts
leurs emblèmes, leurs devises, leurs titres de
noblesse et de gloire, signaient, pour ainsi dire, et les
canons et la citadelle elle-même. Il est aussi des
inscriptions en caractères gothiques ; l'une d'elles
porte la date de 1475.
Puis à côté de ces pages qui
témoignent des exploits des Chevaliers
chrétiens, il est d'autres marbres qui parlent d'un
autre peuple et d'une autre foi. Quelques autels sont
là gisants ; ils portent des bucranes que des
guirlandes réunissent ; quelques lettres grecques
à demi effacées, proposent l'énigme
d'inscriptions confuses. Deux statues président cette
assemblée de débris, l'une d'homme, l'autre de
femme. Elles sont chastement drapées ; et cependant,
par je ne sais quelle fantaisie grotesque, on les a
enveloppées encore de grossiers chiffons.
On ne fait toutefois nulle difficulté de les
dépouiller à notre intention de ces
vêtements supplémentaires. Pauvres statues,
elles étaient l'une et l'autre
décapitées, mais on avait dans la forteresse
une tête sans corps, c'était le
complément obligé d'un corps sans tête.
C'était une tête d'homme, on l'a mise sur les
épaules de la statue de femme. Les Turcs n'y regardent
pas de si près. Signalons cependant avec respect et
admiration cette tentative de restauration ; une statue
raccommodée, même un peu à l'aventure,
par des mains musulmanes, quel prodige !
La même tour porte un lion quelque peu mutilé et
un écusson aux fleurs de lis de France ; deux anges
agenouillés le protègent de leurs ailes. Un bas
relief réunit plusieurs figures affreusement
martelées, mais où l'on devine encore quelques
nobles attitudes, quelques mouvements bien saisis. Puis,
voici des masques qui faisaient partie de la frise dont nous
avons vu, au-dessus de l'entrée, un fragment plus
considérable. Enfin pour couvrir un passage qui
réunit deux enceintes, on a eu l'idée barbare
de coucher côte à côte des monolithes de
granit, quelques-uns ont éclaté ; et cette
colonnade, englobée sous les plus misérables
masures, se perd à demi dans l'ombre.
A une heure et demie environ de Cos, on trouve la fontaine
d'Hippocrate. Hippocrate ! toujours Hippocrate ! On ne jure
ici que par lui ; une famille porte encore son nom, et l'on
serait mal venu de lui contester l'authenticité de
cette illustre origine.
La fontaine d'Hippocrate alimente la ville ; elle va à
Cos, portée par un aqueduc de construction ou du moins
de reconstruction moderne. Cet aqueduc nous sert de guide.
Ses arcades, petites et très peu majestueuses,
enjambent jardins, champs et vergers ; elles sont toutes
festonnées d'herbes, de fougères, de mousses,
de fleurettes mignonnes, car elles ne gardent pas avec un
soin jaloux l'eau qui leur est confiée. Les
voûtes suintent et les piles ruissellent. Les orangers
sont nombreux et forment d'épais bosquets ; quelques
palmiers apparaissent, mais fort rares et sans vigueur.
Nous nous élevons peu à peu ; les champs de
blé succèdent aux jardins. L'horizon
s'élargit ; nous découvrons librement et le
golfe où Boudroun remplace Halicarnasse, la
cité de Mausole et d'Artémise, et le cap Krio
où Vénus ne reconnaîtrait plus Cnide, et
la ville de Cos tout entière qui enchâsse ses
blanches maisons entre la mer bleue et la campagne
verte.
Toute trace de culture bientôt disparaît. Nous
cheminons péniblement sur des pentes rocailleuses
où quelques buissons au feuillage rude consentent
seuls à végéter. Parfois le sol se
creuse en profondes ravines. L'eau qui descend à la
ville n'a plus d'arceaux pour l'emporter ; elle serpente dans
un petit canal fait de grosses pierres ou taillé au
vif du rocher. Un murmure mystérieux nous la
révèle et indique la direction que nous devons
suivre ; les sentiers ou plutôt les pistes
s'entrecroisent au hasard et bientôt même
s'effacent complètement. Nous atteignons enfin un
vallon. La végétation plus vigoureuse, l'herbe
plus épaisse, tout annonce le voisinage d'une source
et son influence bienfaisante. Une galerie
ménagée dans le rocher, assez haute pour qu'un
homme puisse y circuler, mais toute pleine
d'éternelles ténèbres, s'enfonce aux
entrailles de la montagne : c'est la fontaine d'Hippocrate.
Quelques grands arbres l'entourent, un cyprès noir, un
platane énorme. A l'heure où nous arrivons, la
nuit approche, le soleil rouge incline aux limites
dernières de l'horizon, allongeant
démesurément les ombres. Un petit troupeau est
venu reposer auprès de la fontaine ; chiens, moutons,
bergers sont couchés dans l'herbe, et parfois quelques
courts bêlements s'élèvent de celte masse
confuse.
Le 28 avril fut une journée de pluie,
c'est-à-dire une journée monotone, insipide,
mais la seule qui, durant tout notre vogage, ait
été ainsi attristée. Que faire à
Cos quand il pleut ? Problème embarrassant ! Mais
l'obligeance infatigable du consul grec devait le
résoudre aussi heureusement que possible. M. Alexaki
s'arme bravement d'un parapluie (un parapluie à Cos,
quelle honte pour le ciel d'Orient !), et nous conduit de
maison en maison, non pas pour le seul plaisir de voir
d'aimables gens qui, du reste, nous reçoivent
courtoisement et partout nous prodiguent confitures et
café, mais pour nous faire connaître diverses
antiquités recueillies à Cos ou dans les
environs.
Il n'est plus, avons-nous dit, un seul édifice debout
; mais le hasard amène souvent de curieuses
découvertes. Quels tristes débris cependant !
Et quels ravages a subis ici l'antiquité païenne
! On nous montre quelques têtes, on les a
martelées ; quelques bas-reliefs, entre autres un
centaure combattant, on l'a odieusement
défiguré ; une petite Vénus nue, assez
intéressante, on lui a brisé tête, bras
et jambes. Souvent les objets que l'on s'empresse à
nous apporter, ne méritent même pas un souvenir.
La plupart sont d'un travail médiocre et ne doivent
pas remonter au delà de l'époque Romaine.
Pataugeant dans la boue, nous allons jusqu'à une
propriété distante de deux kilomètres
environ de Cos. On nous promettait des colonnes, des
sculptures, que sais-je ? Toutes ces merveilles se
réduisent à un fragment d'inscription grecque,
presque illisible, maintenant enchâssé dans la
fenêtre d'un vieux moulin. Quelques substructions
informes, de l'époque Romaine, ne méritaient
pas davantage les honneurs d'une visite.
Mais, sans doute pour compenser ces déceptions
fâcheuses, la dernière épave
cherchée par nous et péniblement
trouvée, présentait un véritable
intérêt : c'est une tête de femme en
marbre, de proportions colossales. Cette figure devait
excéder cinq ou six fois la taille ordinaire de notre
humble humanité. Le front porte un diadème, et
les cheveux, non sans grâce et sans souplesse, ondulent
sur les tempes ; par malheur, tout le bas du visage manque.
Encore une de ces mutilations furieuses qui semblent l'oeuvre
de je ne sais quelle haine aveugle et folle. C'est dommage ;
cette têle avait du style et de la majesté. Elle
gît abandonnée là même où
elle fut trouvée, il y a peu de temps, dans un champ
que dominent les arcades de l'aqueduc.
La matinée du 29 avril nous voit prendre passage
à bord d'un caïque, car maintenant il n'est plus
de bateau à vapeur et nous devons nous contenter de
l'assistance toujours incertaine des voiles.
Trois hommes et un jeune garçon composent notre
équipage. Notre caïque a un petit mât, un
petit beaupré ; on peut se tenir accroupi dans sa cale
tapissée de cailloux qui servent de lest. Mais c'est
là un antre perfide ; que d'ennemis féroces il
recèle ! J'ai rarement vu, dans un espace aussi
étroit, tant d'êtres animés et
d'espèces si différentes : cloportes, fourmis,
cancrelas, d'autres insectes d'un usage plus intime, avaient
là des colonies nombreuses et prospères. On
aurait pu faire à bord un cours d'entomologie
comparée. Notre caïque traîne à la
remorque un canot minuscule.
Au moment de notre départ, la mer est grosse, le ciel
nuageux, le vent violent mais favorable ; tout nous
présage une traversée, rude peut-être,
mais rapide. Nous gouvernons vers le sud-est. Le cap Krio
sera notre première escale.
Mais qui donc connaît cela, le cap Krio, quelques
pêcheurs d'éponges, quelques vieux corsaires
exceptés ? Laissons donc ce nom sans écho, et
reprenons le nom antique ; celui-ci du moins éveille
aussitôt dans la pensée les plus illustres
souvenirs. Nous n'allons pas à Krio, nous allons
à Cnide.
Cnide occupe, ou plutôt occupait
l'extrémité d'une presqu'île très
longue, très étroite et qui se
rétrécit là où elle se relie au
continent. Aussi, nous dit Hérodote, les Cnidiens
avaient-ils entrepris de séparer leur territoire de la
terre ferme ; ils voulaient devenir insulaires. Mais les
travaux, à peine commencés, furent
marqués par de nombreux accidents ; les éclats
de pierre blessaient souvent ou tuaient les ouvriers. En
présence d'un événement aussi
surnaturel, on résolut d'envoyer une députation
à Delphes, pour consulter l'oracle. «Si Jupiter
avait voulu que Cnide fût une île,
répondit la Pythie, il n'en aurait pas fait une
presqu'île». Cette réponse, digne de M.
Prudhomme, décida l'abandon de l'entreprise, et Cnide
resta ce que Jupiter l'avait fait, une
presqu'île.
Lucien, dans ses Amours, parle de Cnide. C'est
là que dans un voyage imaginaire, il se transporte
lui-même en compagnie de deux Rhodiens. Les trois amis
visitent successivement trois temples, tous consacrés
à Vénus et admirent longuement, dans l'un deux,
la fameuse Vénus de Praxitèle que l'on vantait
dans tout le monde grec, comme un chef-d'oeuvre merveilleux.
Le roi Nicomède avait voulu l'acquérir ; il
offrit aux Cnidiens de payer toutes leurs dettes, et il
parait que ces dettes attei-gnaient une somme énorme.
Les Cnidiens refusèrent cependant, jugeant le
marché désavantageux, car leur Vénus
était pour eux une source de profits quotidiens ; que
d'étrangers, en effet, n'étaient attirés
à Cnide que par le désir de voir le marbre de
Praxitèle !
Cette Vénus, dont les Vénus de Médicis
et du Capitole sont peut-être des imitations
lointaines, mais admirables encore, était
placée dans un petit temple ouvert de toutes parts.
Sans voiles, sans mystère, la déesse se
révélait à tous les yeux, dans sa
jeunesse immortelle et sa triomphante beauté. On
montrait encore à Cnide une Minerve et un Bacchus de
Scopas. Mais il n'est plus ni temples, ni portiques, ni
colonnes, ni marbres de Praxitèle, ni marbres de
Scopas, ni déesses, ni dieux.
Après deux ou trois heures de navigation, nous
trouvons une grande masse aride, rocailleuse. Du
côté de la mer, elle présente une falaise
coupée à pic, et de l'autre côté
des pentes plus accessibles, mais encore très
abruptes. Quelques restes de muraille s'y confondent avec le
rocher.
Nous doublons ce cap, non sans quelque difficulté, car
le vent s'obstine à nous emporter dans la direction de
Rhodes ; puis tout à coup, à l'abri du cap
même qui fait l'office d'une digue formidable, nous
découvrons un premier, puis un second port. Ils se
font pendant : l'un s'ouvre vers le Nord, et l'autre vers le
Sud. Une jetée assez basse, ou plutôt un isthme
que les hommes peut-être ont aplani et
régularisé, les sépare et relie le cap
au site où la ville même de Cnide
s'élevait. La nature avait ébauché ces
deux ports, et les Cnidiens n'eurent qu'à
compléter son oeuvre.
Le port qui regarde le Sud, le plus grand, est encore
protégé par une digue dont la mer a quelque peu
dérangé les blocs. L'autre qui regarde le Nord,
est plus petit ; il a deux môles assez bien
conservés entre lesquels une passe étroite est
ménagée. Une tour la protège,
construction remarquable ; elle est ronde, assez basse, mais
très grosse et d'une apparence robuste, le rocher nu
lui sert de piédestal. Les blocs, disposés en
assises régulières, soigneusement
appareillés, mesurent souvent plus de deux
mètres de longueur. Il n'est ni mortier, ni ciment ;
le poids de ces masses suffit à assurer leur
solidité. Des murailles de défense paraissent
s'être rattachées à la tour ; quelques
vestiges en subsistent, mais dispersés dans les
broussailles.
Comme toute ville antique, Cnide avait un
théâtre, encore reconnaissable. Peut-être
était-il de fondation hellénique, mais sans
aucun doute il fut restauré, remanié à
l'époque romaine. Il s'adosse à une montagne ;
à droite, à gauche de la scène,
s'ouvrent des couloirs voûtés, ainsi qu'aux
théâtres romains. Quelques blocs indiquent
vaguement l'alignement des gradins ; toutes les constructions
qui décoraient la scène ont été
rasées au niveau du sol. Aucun détail
d'ornementation n'a échappé à la
destruction ; cet édifice au reste était, selon
toute apparence, d'une médiocre magnificence, et dans
tous les cas on peut affirmer qu'il était d'une
médiocre grandeur.
La montagne où s'adosse le théâtre,
domine les deux ports ; elle paraît avoir porté
les principaux monuments de Cnide et sans doute ses temples
longtemps si révérés. Le sol est
semé de débris ; des ruines surgissent, peu
importantes, méconnaissables pour la plupart. C'est
une sorte d'abside avec une voûte à plein
cintre, puis une esplanade évidemment
ménagée ou régularisée de main
d'homme et qu'un monument considérable, quelque
temple, a dû couronner. Des marbres en
poussière, deux ou trois blocs informes, voilà
tout ce qui en reste.
Mais si les ruines de Cnide ne sont pas dignes de sa gloire,
de quel cadre magique elles s'environnent cependant ! Ce que
l'homme avait fait a presque complètement disparu,
mais ce que la nature avait fait avant lui, subsiste, beau
d'une beauté éternelle, gracieux d'une
grâce qui ne saurait périr, grand d'une grandeur
qui défie les siècles et les plus furieuses
dévastations. De l'esplanade, où nous nous
sommes arrêtés, les yeux embrassent un vaste
panorama. Sous nos pieds, ce sont des décombres, des
dieux en poudre ; derrière nous une grande falaise se
dresse, montrant quelques petites excavations sur ses murs de
rocher. Puis descendent des pentes abruptes ; quelques
oliviers sauvages s'y cramponnent, quelques buissons rudes y
remplacent les bosquets parfumés longtemps chers
à Vénus.
Plus bas s'arrondissent les deux ports, tranquilles,
souriants. Les vagues expirent sur leurs digues mollement,
sans bruit, comme si elles comprenaient que ces douces
retraites leur sont interdites et que ce serait
sacrilège d'éveiller la cité qui dort.
L'eau est si limpide qu'elle révèle les
mystères de ses profondeurs ; nous voyons et les
algues échevelées, et les cailloux luisants, et
les rochers sombres. Plus de galères, plus de
trirèmes majestueuses. Notre caïque estlà,
ancré, tout petit dans ce vide immense ; et de l'autre
côté, près du bord, sont venus s'amarrer
deux barques que montent des pêcheurs d'éponges.
Une caverne s'ouvre sur ce qui fut un quai, là une
fumée abondante monte vers le ciel, elle annonce non
un autel où l'encens brûle encore, mais le feu
où notre équipage prépare le repas du
soir.
Pas une maison, pas une masure, pas une cabane de roseaux,
rien, tout a péri ; Cnide est un grand tombeau, et la
mort s'est étendue tout alentour, car il faut faire
plusieurs lieues pour trouver le plus prochain village. Mais
pourquoi se plaindre de cette solitude et de cet abandon ?
L'émotion n'en est que plus profonde ; là
où le présent se tait, on entend mieux le
murmure du passé. Il n'est nulle voix
indiscrète qui se mêle au concert des grands
souvenirs. Cnide fut plus splendide sans doute, au temps
où les pèlerins remplissaient ses sanctuaires,
Cnide ne fut jamais plus sublime.
Mais le champ qu'embrasse le regard n'est pas borné
à cette terre sacrée ; la mer se
découvre au-delà sur un vaste espace, la mer,
azurée près de ses rivages, blonde aux limites
dernières de l'horizon, partout rayonnante comme au
jour où Vénus en sortit radieuse, le sourire
aux lèvres, le diadème au front. Les îles
s'échelonnent toutes plus élégantes,
plus gracieuses l'une que l'autre, c'est Rhodes et sa croupe
puissante, c'est Khalmi, c'est Tylos et Nisyros, c'est Yali
et Cos, autant de nids charmants où l'on rêve
les Syrènes chantantes et les rieuses
Néréides.
A quelques kilomètres au sud de Cnide, une tombe qui
dut être considérable occupe la cime d'un
promontoire. Elle a été par malheur
furieusement dévastée. C'était un massif
carré fait de gros blocs et décoré de
colonnes à demi engagées. Dans les fragments
épars on reconnaît des triglyphes et des
tambours sans cannelures. Une chambre ronde où des
brèches béantes donnent aujourd'hui facile
accès, occupe le centre du monument. Un lion de marbre
colossal et du plus noble style, trônait sur le
faîte ; retrouvé par une expédition
anglaise, il a été emporté au British
Museum.
De Cnide pour gagner ce tombeau, on suit la côte,
marchant péniblement dans les rochers et les
broussailles, car il ne faut pas chercher de chemins en
Anatolie. La campagne est partout fort belle ; quelques
ruines apparaissent ; ce pays complètement
désert a été évidemment
très peuplé. Les murs encore en partie debout,
montrent un bel appareil. Nous rencontrons des sources que
les lauriers roses ombragent.
Nous passons la nuit dans notre caïque, hélas !
en nombreuse compagnie. Pour comble de disgrâce,
l'humidité de la mer a avarié nos provisions.
Un gigot que nous avions empaqueté
précieusement, un jambon, suprême espoir, se
trouvent hérissés de cryptogames qui tiendront
lieu d'assaisonnement.
Après deux jours passés à Cnide, dans la
nuit du 30 avril au 1er mai, nous reprenons la mer à
destination de Boudroun. Pas de vent, calme plat, et notre
voile sans souffle, semble un chiffon qui sèche au
soleil. Il faut manoeuvrer péniblement les
avirons.
Le petit canot est mis à la mer ; un de nos hommes y
prend place, il rame, s'efforçant de remorquer notre
caïque si léger naguère, si pesant
maintenant. Nous nous traînons avec une pitoyable
lenteur. Cependant nous gagnons une pointe rocheuse qui
dépend de l'ile de Cos. Là, près d'une
grotte, un aigle est venu mourir ; il gît sur le
rivage, ses grandes ailes étendues, ses serres
contractées. Mais à peine avons-nous
touché terre que la brise se lève ; aussi nous
hâtons-nous de remonter à bord. Notre voile se
gonfle et s'agite joyeusement ; notre caïque semble
avoir secoué sa torpeur, il file, fendant hardiment la
vague. Boudroun, tapi au fond du golfe, grandit rapidement ;
nous voyons se préciser les contours du rivage et l'on
dirait que la ville vient au-devant de nous.
Boudroun (ancienne Halicarnasse)
Boudroun, bourgade sans gloire, efface le
nom et usurpe l'emplacement d'Halicarnasse. Halicarnasse
brille dans le passé classique, au rang des plus
illustres cités ; c'est la ville des Artémises,
et de celle qui, vaincue avec son suzerain Xerxès dans
la baie de Salamine, mérita cependant par sa valeur
l'admiration des Grecs, et de celle, plus fameuse encore, qui
consacra le plus fastueux de tous les tombeaux, à
Mausole, son frère et son mari. Chez bien des nations
orientales, l'usage acceptait la légitimité de
ces unions que nous trouverions incestueuses. Le
Mausolée, compté par les anciens au nombre des
sept merveilles du monde, attesta pendant bien des
siècles combien Mausole fut aimé et quels
furent les regrets d'Artémise devenue veuve. Mausole
mourut en 555 avant notre mère, après
vingt-quatre ans de règne ; il était né
à Mélassa, ville distante d'une journée
de marche d'Halicarnasse et que nous traverserons
bientôt pour gagner Ephèse.
Mausole reconnaissait la suzeraineté des rois de
Perse, mais très vaguement et de fait il semble avoir
régné en souverain indépendant. A la
Carie dont ses aïeux lui avaient transmis la possession,
il réunit, à la suite de guerres heureuses, le
pays des Lélèges, le pays des Cauniens, presque
toute la Lycie et une grande partie des îles que
peuplait la race ionienne. Mausole fut un prince puissant ;
mais la gloire coûte cher, les vaincus doivent la
payer, quelquefois aussi les vainqueurs. «Mausole, dit
Prosper Mérimée en son étude sur les
marbres d'Halicarnasse, rançonna ses voisins, et parmi
les pasteurs des peuples, comme parle Homère, nul
n'eut l'art de tondre son troupeau de plus près. Dans
ses états, il tirait argent de tout : il fallait payer
pour se faire enterrer ; un mort n'entrait pas au
cimetière avant que le fisc n'eut emboursé une
drachme. Il avait établi un impôt sur les
cheveux, et pour porter perruque dans son royaume il en
coûtait cher. Aussi avait-il amassé un grand
trésor. Ce trésor et les relations
fréquentes des Cariens avec les Grecs expliquent
comment le tombeau de Mausole devint une des sept merveilles
du monde».
L'histoire ne nous dit pas quels furent les regrets des
peuples délivrés de ce despote rapace, mais
elle nous dit quels furent les regrets d'Artémise et
les éclats de cette douleur légendaire ont
retenti à travers les âges jusqu'à
nous.
«On dit qu'Artémise eut pour son époux
Mausole un amour extraordinaire, raconte Aulu-Gelle,
au-dessus des passions célèbres que nous
retrace la fable, au-dessus de tout ce que l'on peut attendre
de la tendresse humaine. Mausole fut, selon Cicéron,
roi de la Carie ; selon certains historiens grecs, gouverneur
ou satrape de la province de Grèce. Après sa
mort, Artémise serrant son corps entre ses bras et
l'arrosant de ses larmes, le fit porter au tombeau avec un
magnifique appareil. Ensuite, dans l'ardeur de ses regrets,
elle fit mê1er les os et les cendres de son
époux à des parfums, les fit réduire en
poussière, les mêla dans sa coupe avec de l'eau
et les avala. Elle donna encore d'autres marques d'un violent
amour. Elle fit élever à grands frais, pour
conserver la mémoire de son époux, ce
sépulcre fameux, qui mérita d'être
compté au nombre des sept merveilles du monde. Le jour
où elle dédia le monument aux mânes de
Mausole, elle établit un concours pour
célébrer les louanges de son époux ; le
prix était une somme considérable d'argent, et
d'autres récompenses magnifiques. Des hommes
distingués par leur génie et leur
éloquence vinrent disputer le prix ; c'était
Théopompe, Théodecte, Naucrilès. On a
même dit qu'Isocrate avait concouru. Quoiqu'il en soit,
Théopompe fut proclamé
vainqueur...»
Ainsi parle Aulu-Gclle, mais ce n'est pas une autorité
très sérieuse et son historiette peut bien
n'être pas de tous points authentique. J'y
relève une erreur et même une
impossibilité. Artémise ne survécut que
deux ans à l'époux qui lui fut si cher ; elle
ne put donc pas inaugurer le Mausolée et certainement
elle était morte lorsque fut terminée l'oeuvre
conçue et commencée par elle.
Toutefois, en ces deux années de veuvage,
Artémise ne fit pas que répandre des larmes, et
Vitruve nous raconte un trait de courage qui honore la reine
autant que ses inconsolables regrets peuvent honorer
l'épouse.
Mausole mort, les Rhodiens complotèrent d'attaquer
Halicarnasse et peut-être de conquérir la Carie.
La reine avertie fait cacher sa flotte dans un petit port que
dissimulait la masse du palais. La flotte rhodienne ne
rencontre aucune résistance dans le grand port. Un
signal leur est fait du haut des remparts pour leur annoncer
que la ville est disposée à se rendre. Les
Rhodiens débarquent et pénètrent dans la
ville. Aussitôt Artémise fait ouvrir le petit
port ; ses matelots s'emparent des vaisseaux
abandonnés, et des soldats, surgissant de toutes
parts, massacrent les envahisseurs qui flânaient sans
défiance dans les rues. Mais ce n'est pas tout, et
Artémise ne juge pas encore son triomphe assez
complet. La flotte par elle conquise et qui maintenant lui
obéit court droit à Rhodes.
Les Rhodiens reconnaissant leurs navires, chantent
déjà victoire et s'amassent sur le rivage pour
recevoir leurs frères, leurs fils, leurs amis. Ils
trouvent une reine terrible comme Bellone qui prend leur
ville et met à mort les principaux de ses habitants.
Puis, voulant laisser sur la terre même de ses ennemis
un monument de sa victoire et de leur abaissement, elle fait
élever un trophée avec deux statues de bronze,
l'une qui représentait Rhodes, l'autre qui la
représentait elle-même, imprimant au front de la
ville vaincue, les stigmates de la servitude.
Délivrés quelque temps après, les
Rhodiens respectèrent cependant cet insolent
trophée ; ils se contentèrent de le dissimuler
derrière une colonnade, selon quelques auteurs,
derrière un mur selon d'autres, se montrant plus
jaloux de conserver une oeuvre d'art que d'anéantir un
témoignage de leur défaite.
On peut conclure de cette histoire qu'Artémise
était vaillante, hardie, mais aussi que les navires de
son temps ne devaient pas beaucoup dépasser la taille
de notre caïque.
Quel que fut l'héroïsme d'Artémise, elle
ne paraît pas toutefois avoir pu soustraire son royaume
de Carie à la suzeraineté des rois de Perse.
Elle morte, cette suzeraineté se transforma en un
assujétissement complet, et quelques années
avant la conquête d'Alexandre, un satrape vint
remplacer les rois proscrits ; la Carie n'était plus
qu'une province. Aussi lorsque le héros
macédonien parut devant Halicarnasse, il vit accourir
à son camp une certaine Ada qui se prétendait
l'héritière légitime de ce trône
supprimé. Alexandre l'accueillit avec faveur ; il
était pour lui d'une bonne politique de réparer
les injustices du grand roi et de protéger les
roitelets indigènes ; mais Ada ne put prendre
possession que d'une cité affreusement
ravagée.
En effet, Memnon, général de Darius, commandait
à Halicarnasse, et jusqu'au jour où il dut se
réfugier à Cos, il s'y défendit
furieusement. Le mausolée toutefois qui n'était
achevé que depuis bien peu d'années,
paraît avoir échappé à tout
outrage.
Après le siège d'Alexandre, Halicarnasse ne
présente plus dans son histoire aucun
événement illustre. Les tremblements de terre,
fléau de toute cette région,
renversèrent ses monuments. Puis vinrent les
Chevaliers de Saint-Jean qui construisirent un château,
mais alors Halicarnasse n'était plus que
Boudroun.
L'antiquité nous vante le Mausolée
d'Halicarnasse à l'égal des autres merveilles
du monde, mais elle n'a pas pris souci de nous le faire
très nettement connaître. Un peu moins de
dithyrambes, un peu plus de descriptions, et nous ne serions
pas condamnés à admirer sur parole. Les textes
des auteurs anciens qui parlent du Mausolée, sont peu
nombreux, peu concluants et nous les aurons bien vite
passés en revue.
Ecoutons Pline qui reste l'autorité principale et nous
transmet les renseignements les plus étendus :
«Scopas eut pour contemporains et pour rivaux Bryaxis,
Timothée et Léôcharès, desquels il
faut parler en même temps, parce qu'ils ont
travaillé ensemble au Mausolée. On appelle
ainsi le tombeau érigé par Artémise
à son mari Mausole, petit roi de Carie, mort l'an II
de la cent sixième olympiade. C'est surtout
grâce à ces artistes que cet ouvrage est
compté entre les sept merveilles du monde. Il a au
midi et au nord soixante-trois pieds ; les fronts sont moins
étendus. Le circuit est en tout de quatre cent onze
pieds ; la hauteur est de vingt-cinq coudées. Il est
entouré de trente-six colonnes. On l'a nommé
Ptéron. Le côté du levant a
été travaillé par Scopas ; celui du nord
par Bryaxis ; du midi par Timothée ; du couchant par
Léôcharès. Avant l'achèvement, la
reine mourut ; mais les artistes ne quittèrent pas
leur ouvrage avant de l'avoir terminé, pensant que
c'était là un monument de leur gloire et de
celle de l'art. Aujourd'hui encore ces artistes se disputent
la palme. Un cinquième y a aussi
coopéré. Au-dessus du Ptéron est une
pyramide aussi haute que la partie inférieure.
Formée de vingt-quatre degrés en retraite, elle
se termine par une plate-forme où est un quadrige fait
par Pythis. Cette addition donne à tout l'ouvrage une
hauteur de cent quarante pieds».
Hygin, en ses fables mythologiques, dit : «Le
tombeau du roi Mausole bâti en marbre lychnite est haut
de quatre-vingts pieds et a trois cent quarante pieds de
tour».
Pausanias, au chapitre XVI de son Arcadie, parle
incidemment du mausolée : «Celui (le tombeau)
qu'on voit à Halicarnasse, a été
érigé au roi Mausole. Il est si merveilleux par
sa grandeur et par sa magnificence que les Romains, pleins
d'admiration pour ce monument, donnent chez eux le nom de
mausolée à tous les tombeaux
remarquables».
Le grand railleur Lucien, dans l'un de ses Dialogues des
morts, met en scène le roi Mausole et lui fait
dire : «J'ai dans Halicarnasse un tombeau immense tel
que jamais mort n'en a eu de plus splendide. Les chevaux et
les hommes qu'on y a sculptés sont admirablement faits
et d'un si beau marbre qu'on ne saurait trouver même un
temple aussi magnifique».
Ménippe cyniquement rabat l'orgueil du roi Mausole :
«Ton ombre n'en est pas plus belle, et tout roi que tu
fus, tu ne fais pas aux enfers plus séduisante figure
que moi».
Citons encore Vibius Sequester auteur fort obscur et qui
vivait on ne sait trop à quelle époque,
peut-être au cinquième, peut-être au
septième siècle : «Le Mausolée qui
est en Carie est haut de cent quatre-vingts pieds et a quatre
cents pieds de tour. C'est là qu'est placé le
sépulcre du roi en marbre lychnite».
A ces renseignements glanés dans les auteurs anciens,
nous joindrons un document beaucoup plus moderne, très
important cependant et le seul qui donne quelques indications
sur les dispositions intérieures du Mausolée.
Nous transcrirons le texte complet, en conservant même
son orthographe surannée : «L'an 1522, lorsque
Sultan Solyman se préparoit pour venir assaillir les
Rhodiens, le Grand Maistre sçachant l'importance de
ceste place, et que le Turc ne faudroit point de
l'empiéter de première abordée, s'il
pouvoit, y envoya quelques chevaliers pour la remparer et
mettre ordre à tout ce qui estoit nécessaire
soustenir l'ennemi, du nombre desquels fut le commandeur de
la Tourette Lyonnois, lequel se trouva depuis à la
prise de Rhodes et vint en France, où il fit de ce que
ie vay dire maintenant, le récit à Monsieur
d'Alechamps, personnage assez recongnu par ses doctes
escrits, et que ie nomme seulement, afin qu'on sçache
de qui ie tien une histoire si remarcable. Ces chevaliers
estans arrivés à Mésy (plusieurs
auteurs, Teuvet entre autres, désignent sous ce nom
maintenant inusité l'emplacement d'Halicarnasse), se
mirent incontinent en devoir de faire fortifier le chasteau,
et pour avoir de la chaux, ne treuvans pierre aux environs
plus propre pour en cuire, ny qui leur vinst plus
aisée, que certaines marches de marbre blanc qui
s'eslevoient en forme de perron emmy d'un champ près
du port, là où iadis estoit la grande place
d'Halicarnasse, ils les firent abbattre et prendre pour cest
effect. La pierre s'estant rencontrée bonne, fût
cause que ce peu de maçonnerie qui paroissoit sur
terre, ayant esté démoli, ils firent fouiller
plus bas en espérance d'en treuver davantage. Ce qui
leur succéda fort heureusement, car ils recongnurent
en peu d'heures, que de tant plus qu'on creusoit profond,
d'autant plus s'eslargissoit par le bas la fabrique, qui leur
fournit par après de pierres, non seulement à
faire de la chaux, mais aussi pour bastir. Au bout de quatre
ou cinq iours, après avoir faict une grande
descouverte, par une après disnée ils virent
une ouverture comme pour entrer dedans une cave : ils prirent
de la chandelle, et dévalèrent dedans,
où ils treuvèrent une belle grande salle
carrée, embellie tout au tour de colonnes de marbre,
avec leurs bases, chapiteaux, architraves, frises et cornices
gravées et taillées en demy bosse : l'entredeux
des colonnes estoit revestu de lastres, listeaux ou
plattes-bandes de marbre de diverses couleurs ornées
de moulures et sculptures conformes au reste de l'oeuvre, et
rapportés proprement sur le fond blanc de la muraille,
où ne se voyoit qu'histoires taillées, et
toutes batailles à demy relief. Ce qu'ayans
admiré de prime face et après avoir
estimé en leur fantasie la singularité de
l'ouvrage, enfin ils défirent, brisèrent et
rompirent, pour s'en servir comme ils avoyent faict du
demeurant. Outre ceste sale ils trouvèrent
après une porte fort basse qui conduisoit à une
autre, comme antichambre, où il y avoit un
sèpulcre avec son vase et son tymbre de marbre blanc,
fort beau et reluisant à merveilles, lequel pour
n'avoir pas eu assez de temps, ils ne descouvrirent, la
retraite estant desjà sonnée. Le lendemain
après qu'ils y furent retournés, ils
trouvèrent la tombe descouverte, et la terre
semée tout autour de force petits morceaux de drap
d'or, et paillettes de mesme métal : qui leur fit
penser, que les corsaires qui escumoyent alors le large de
toute ceste coste, ayans eu quelque vent de ce qui avoit
esté descouvert en ce lieu là, y vindrent de
nuict, et ostèrent le couvercle du sépulcre, et
qu'ils y treuvèrent des grandes richesses et
thrésors. Ainsi ce superbe sépulcre,
compté pour l'un des sept miracles et ouvrages
merveilleux du monde, après avoir eschappé
à la fureur des Barbares, et demeuré l'espace
de 2247 ans debout (grave erreur de Guichard, en 1522 1e
Mausolée ne comptait pas plus de dix-huit cent
soixante et douze ans), du moins enseveli dedans les ruines
de la ville d'Halycarnasse, fut descouvert et aboli pour
remparer le chasteau de Saint-Pierre par les chevaliers
croisés de Rhodes, lesquels en furent incontinent
après chassés par le Turc, et de toute l'Asie
quant et quant».
Ainsi parle Guichard, et sous des erreurs probables, des
exagérations évidentes mais sincères, on
entrevoit des faits qui sans doute sont réels quant
aux traits généraux.
Selon Titruve, deux architectes Pythéus et Satyrus
présidèrent à la construction du
Mausolée.
On a pu remarquer que les noms des artistes appelés
à décorer le Mausolée comme les noms des
panégyristes appelés à
célébrer la gloire de Mau-sole, sont tous
Grecs. L'âge de Périclès était
fini ; la Grèce cependant restait, et pour longtemps
encore, la pairie des grands artistes comme des grands
orateurs. Les rois pouvaient la conquérir, l'asservir,
mais seule elle savait dignement consacrer une
renommée, chanter un triomphe, et ses vainqueurs
eux-mêmes lui doivent leur immortalité.
Nous avons indiqué les principaux documents
écrits que les âges passés nous ont
transmis au sujet du Mausolée. Il nous reste à
parler de documents plus précieux encore, plus dignes
de foi, ceux-ci de marbre, à parler des débris
retrouvés dans les fouilles. Au monument
lui-même, s'il le peut encore, de nous dire ce qu'il
fut.
L'histoire de ces fouilles, entreprises d'abord aux frais
d'une société d'archéologues anglais,
puis continuées aux frais du gouvernement anglais,
lui-même, en 1856 et 1857, suffirait à illustrer
celui qui les dirigea, M. Newton, le savant conservateur du
British Muséum. Que de labeurs ! Que de
négociations pénibles ! Que de peines et de
dépenses !
Le terrain convoité avait été
morcelé et appartenait à plusieurs
propriétaires. Avant tout il fallait les exproprier,
acheter parcelle à parcelle, et quelquefois
très cher, bien que les acquisitions fussent faites
par l'intermédiaire de personnages obscurs autant que
discrets. C'est ainsi, raconte-t-on, que plusieurs lots
furent achetés au nom d'une cuisinière. Un Turc
cependant, plus rusé que les autres et plus rapace,
devina derrière ces agents, derrière la
cuisinière elle-même, des personnages plus
considérables ; aussi s'obstina-t-il à demander
d'un méchant verger, un prix tellement exorbitant que
les archéologues durent lâcher prise. Le fils du
prophète est resté en possession de son bien,
et la pioche a dû s'arrêter à sa
frontière. Peut-être quelques débris
intéressants sont-ils là encore enfouis.
Les tremblements de terre avaient commencé la ruine du
Mausolée, les chevaliers avaient fait une
carrière de ses débris ; après tant de
désastres, on ne pouvait espérer trouver quoi
que ce fût qui ressemblât encore à un
édifice. Les recherches cependant n'ont pas
été vaines, et les fragments recueillis,
nombreux, très remarquables, remplissent une salle
entière du British Muséum. Mieux que les
descriptions incomplètes des auteurs anciens, ils
permettent d'entrevoir quelle était la magnificence du
Mausolée et quel était le caractère
essentiel, le style de sa décoration.
Il est des lions très nombreux, mais d'une
exécution inégale ; sans aucun doute, ce n'est
pas le même ciseau qui les a tous modelés. Il
est plusieurs têtes d'un beau travail, un fragment
considérable d'une statue équestre, la partie
postérieure d'un cheval, la partie antérieure
d'un autre ; la tête de celui-ci, parfaitement intacte,
mesure un mètre de longueur, et conserve encore son
mors de bronze que de petites rondelles décorent. Sans
doute ce sont là les restes du quadrige qui
trônait au faîte du monument. L'artiste, à
dessein, a négligé les détails ; ses
chevaux sont traités largement, fièrement, avec
vérité sans doute, mais avec une
vérité d'ensemble, ainsi qu'il convient pour
des marbres qui devaient planer à plus de cinquante
mètres du sol.
Statue de Mausole
De soixante-quinze
morceaux recueillis dans les fouilles et laborieusement
rapprochés, on a pu refaire une statue haute de deux
mètres soixante où les archéologues,
peut-être trop crédules, veulent
reconnaître Mausole lui-même. Dans tous les cas,
c'est là une oeuvre d'une saisissante
individualité ; un portrait, selon toute
vraisemblance, et d'un homme qui n'était pas de race
grecque. La tête épaisse, un peu carrée,
ombragée d'une chevelure aux boucles rudes, rappelle
les visages brutalement accentués, forts,
énergiques, mais non pas élégants, que
la sculpture antique donne à ses Gaulois vaincus,
à ses gladiateurs mourants. Les draperies où
s'enveloppe le corps, montrent un arrangement, combinent des
plis, non pas selon les règles
généralement usitées dans les marbres
grecs. La chaussure enfin imite celle que portent, aux
bas-reliefs venus de l'Orient, certains princes de Perse ou
d'Assyrie. L'oeuvre est belle cependant, d'un aspect puissant
et fier. C'est Mausole sans doute, mais Mausole héros
aspirant à la gloire d'une suprême
apothéose.
Une statue de femme, peut-être Artémise, a fait
pendant au roi Mausole. Le visage, par malheur, n'a pu
être reconstitué et nous n'admirons plus que les
draperies amples, souples et nobles qui chastement voilent le
corps tout entier. Il est encore une statue de femme assise,
de proportions à peu près égales, mais
très mutilée.
Puis viennent les frises, entre ces marbres admirables, plus
admirables encore. Les Grecs y combattent les amazones, sujet
bien connu et que l'art antique s'est plu souvent à
répéter. Ardente est la mêlée. Les
guerrières chevauchent, demi-nues, elles bandent
l'arc, elles dardent le javelot, elles frappent, elles
crient, les voilà qui fuient, mais c'est une fuite
redoutable, comme celle de ces cavaliers parthes qui si
longtemps lassèrent la bravoure romaine ; d'un bond
elles se retournent, tout en fuyant elles font face à
l'ennemi et leurs traits vont encore atteindre ceux-là
qui croyaient triompher. La furie de la bataille
soulève, emporte les tuniques légères,
mais qu'importe à ces vaillantes ? Leur impudeur ne
fera pas sourire, car leur courage fait trembler.
Les hommes sont nus et eux aussi combattent en héros ;
ils ont le casque, ils ont la lance, (quelquefois ces armes
ont disparu ; elles étaient souvent faites en bronze
et incrustées sur le marbre où elles ont
laissé des traces reconnaissables). C'est chose
admirable que ces torses qui plient, se tendent, se
renversent, que ces jambes hardies projetées en avant,
que ces bras qui commencent un geste superbe, que ces
musculatures qui jouent, souples, puissantes, harmonieuses.
Quelle noble bataille ! Qu'il est grand, qu'il est beau de
combattre, de vaincre et de mourir ainsi ! Je ne retrouve pas
là le calme suprême, la
sérénité sublime, que respirent les
frises du Parthénon, mais quelque chose de
véhément, de fort, comme aux frises de
Phigalie. Plus on étudie les créations si
diverses de l'art grec et plus on voit que cet art, le plus
grand qui fut jamais, ne s'enfermait pas dans certains types,
dans quelques chefs-d'oeuvre d'une étroite
parenté, dans un idéal sublime mais absolu et
exclusif. L'art grec était ouvert aux aspirations les
plus variées ; il vivait, il marchait, il acceptait
les conceptions nouvelles, sous la seule condition que le
génie leur eût donné droit de
cité. Et c'est ainsi que les marbres d'Halicarnasse,
moins beaux sans doute que ceux du Parthénon, sont
beaux cependant, mais d'une tout autre beauté.
Il faut citer encore entre les fragments du Mausolée,
un chapiteau d'angle d'ordre ionique, une base de colonnes,
quelques moulures, et ce sont là des documents
précieux pour qui entreprend de reconstituer le
monument.
Un ossement suffît à un géologue pour
reconstituer un animal disparu. Les monuments, oeuvres
humaines, obéissent à des lois moins stables
que les êtres animés, oeuvres divines ; aussi
est-il plus malaisé de reconstituer avec une pierre un
édifice tout entier. Rapprochant cependant tout ce que
nous savons du Mausolée par les textes anciens, par
les débris retrouvés, nous pouvons nous le
figurer comme partagé en trois parties nettement
distinctes : Un soubassement que des lions peut-être
environnaient, une ordonnance de colonnes ioniques avec des
frises, une terrasse d'où s'élevait une
pyramide aux degrés réguliers et portant sur sa
cime le quadrige où Mausole et Artémise
apparaissaient réunis dans une commune
apothéose. Puis, il était des statues, des
reliefs, des trophées peut-être, et
l'imagination peut supposer les plus merveilleuses splendeurs
de décoration, sans oublier toutefois que le
génie grec, voisin encore au temps d'Artémise,
des jours de sa plus radieuse floraison, exigeait partout une
exquise harmonie et ne laissait pas la richesse
dégénérer en un faste vain et
prétentieux.
Le Mausolée formait un carré dont deux faces
excédaient un peu les deux autres. Nul doute qu'il
eût son enceinte, selon l'usage constamment suivi dans
l'antiquité pour les monuments d'une importance
première. De cette enceinte les fouilles ont
montré des restes reconnaissables.
Restaurer, au moins par la pensée, le Mausolée,
c'est là une entreprise hardie, laborieuse entre
toutes et qui exige, en outre de l'étude des textes et
des fragments, une connaissance profonde de l'architecture
grecque à l'époque qui précéda de
peu d'années Alexandre. Cette entreprise cependant a
séduit quelques archéologues et quelques
architectes. Nous citerons la restauration de
Quatremère de Quincy, celle de l'Italien Canina ; mais
celui-ci a suivi les indications d'une médaille
apocryphe frappée à Padoue au seizième
siècle, c'est dire que cette restauration est une
oeuvre de pure fantaisie et sans aucune vraisemblance. Nous
citerons le travail d'un architecte anglais de grand
mérite, Cockerell. Un autre Anglais, M. Falkener qui
conduisit des fouilles au milieu des ruines de Xanthus ville
lycienne, un Anglais encore, M. Pullan, que la collaboration
de M. Newton a sans doute puissamment aidé, ont aussi
refait le tombeau de Mausole, mais non pas heureusement, nous
semble-t-il.
Tombeau de Mausole par Bernier
Enfin
nous citerons un dernier venu, M. Bernier, pensionnaire de
notre Académie de Rome. La restauration,
envoyée par lui, nous paraît de tous points
très remarquable, vraie autant que possible,
vraisemblable tout au moins et fort belle. En présence
des documents très peu nombreux et souvent
contradictoires que nous possédons, il est
inévitable que le champ de l'hypothèse reste
très vaste. Il faut faire oeuvre d'imagination, de
goût autant que d'érudition ; c'est ce que M.
Bernier a compris et réalisé. Ce qu'il nous
donne pour l'oeuvre des Grecs, n'est jamais indigne
d'eux.
Si le Mausolée était le plus admirable monument
d'Halicarnasse, il n'était pas le seul ; Vitruve nous
parle d'un temple de Mars dans lequel était une statue
colossale nommée Acrolithos, qui fut faite par
l'excellent ouvrier Léocharès, ou, suivant
l'opinion de quelques-uns, par Timothée. Vitruve parle
encore d'un temple de Mercure, d'un temple de Yénus,
puis du palais du puissant roi Mausole. «Il a des
murailles de briques, quoiqu'il soit orné de marbre de
Proconèse (Pline prétend que c'est là
l'exemple le plus ancien de l'emploi du marbre en placage) ;
et l'on voit encore aujourd'hui ses murailles belles et
intactes». Près du temple de Vénus se
trouvait la fontaine Samalcis qui rendait malades d'amour
ceux-là qui buvaient de son eau. Le même Vitruve
rapporte cette fable, mais pour la contester.
Vue d'Halicarnasse
Boudroun ressemble
peu à ce que fut Halicarnasse ; c'est une bourgade de
deux mille habitants environ, population mixte, en partie
grecque, en partie turque ; mais l'élément grec
tend à prendre le dessus, comme il arrive partout
où les deux races rivales sont juxtaposées. Vu
dans son ensemble, Boudroun est admirable. Le golfe
rétréci forme une baie charmante. Sur la
gauche, des collines verdoient, les moulins se posent
fièrement à leurs cimes, ainsi que des donjons
féodaux. Leurs ailes tournoient follement. Plus bas
quelques trous noirs alignés marquent des
sépulcres. Devant nous, une petite mosquée
montre sa coupole et son minaret pointu ; de près,
c'est une ruine piteuse, une bâtisse faite avec des
débris au hasard rassemblés, les colonnes du
portique coiffent gauchement des chapiteaux
dépareillés ; de loin, c'est un temple
charmant, et la mer sourit en reflétant son
image.
Les jardins, les bosquets de mûriers, de figuiers se
groupent en arrière, quelques palmiers jaillissent et
leurs têtes vacillent dans l'azur. Un aqueduc aux
arcades ruisselantes, s'achemine vers la ville et
bientôt disparait derrière les premières
maisons. Le château est à notre droite ; les
chevaliers y ont entassé murs sur murs, bastions sur
bastions, tours sur tours, comme les géants rebelles
qui, pour escalader le ciel, faisaient un escalier dont
chaque degré était une montagne. C'était
la citadelle longtemps redoutée où la croix
défiait le croissant. Trônant sur un promontoire
de roches qu'un isthme étroit rattache au rivage, elle
ferme l'horizon du côté du sud et semble
prêter encore à la ville une protection hautaine
et quelque peu menaçante. Mais si le château
affecte cette apparence farouche, tout rit autour de lui.
Est-ce donc dans ce site joyeux qu'il faut chercher un
tombeau ?
Un Grec, M. Zaïri, le fils du guide qui nous accompagne
depuis Rhodes, nous offre en sa maison l'hospitalité
la plus courtoise et la plus empressée. Le
maître, sa femme, sa soeur Melpomène, un nom
bien tragique que dément la grâce tout aimable
de celle qui le porte, chacun n'est occupé qu'à
nous prodiguer les attentions les plus délicates.
Puisse mon souvenir reconnaissant arriver jusqu'à
cette maison amie et cette excellente famille apprendre
qu'elle n'a pas obligé des ingrats !
Boudroun (ancienne Halicarnasse) - Château Saint-Pierre
Le seul monument de Boudroun
est son château. On le visite sans peine. Il n'a
d'autre garnison que quelques vaches qui paissent l'herbe des
fossés. La même époque qui vit
élever les remparts de Rhodes, les fortifications de
Cos, vit aussi construire le château de Boudroun.
A peine avons-nous franchi la porte qui donne accès
dans la première enceinte, que nous voyons un empereur
romain de marbre, bizarrement enchâssé entre les
embrasures d'un bastion. Il a perdu la tête,
peut-être dans la mêlée furieuse de
quelque assaut. La mer ronge ses cothurnes, et quand viennent
les jours de tempêtes, elle couvre d'écume ce
pauvre César tout entier. La poitrine revêt une
cuirasse où voltigent quelques victoires à demi
effacées.
Ce n'est pas la seule épave des monuments antiques que
le manoir féodal ait usurpée. Les ruines, nous
le savons, ont fourni une grande partie des matériaux
employés à sa construction. Il y a une
trentaine d'années, on voyait encore dans les murs,
sur les tours, des fragments de sculpture qui certainement
avaient appartenu au célèbre Mausolée.
Les Anglais les ont enlevés et il faut les chercher
maintenant au musée de Londres. Cependant les Anglais,
au moins à ce que l'on prétend, ne voudraient
pas en rester là. Ils n'ont pu enlever que ce qui
était apparent ; mais supposant, et sans doute avec
quelque raison, que des blocs antiques, des inscriptions, des
sculptures sont cachés dans la masse même des
constructions, ils projettent maintenant de renverser de fond
en comble le château de Boudroun. On fouillerait
jusqu'en ses entrailles. Pauvre château ! il lui
faudrait avouer tous les larcins commis et faire une
restitution complète ; puis, pour dédommager le
gouvernement turc de la perte d'une forteresse, au reste,
aujourd'hui inutile, on construirait sur son emplacement, une
batterie d'après les derniers modèles.
Voilà un plan qui a du moins le mérite de
l'audace et de la grandeur, nous souhaitons cependant qu'il
ne se réalise jamais. En effet, sans vouloir
éga1er aux monuments de l'art grec, les bâtisses
de l'époque chrétienne, nous trouvons que ces
bâtisses ont parfois aussi leur
intérêt.
Le château de Boudroun est curieux et pittoresque ; on
le détruirait, pour trouver quoi ? - Quelques assises
antiques, quelques morceaux de bas-reliefs remarquables, nous
le voulons bien, mais ces découvertes sont tout au
moins fort incertaines. Avant de faire des blocs à
bâtir avec les sculptures du Mausolée, on a
dû les marteler et les défigurer. Nous savons ce
que nous perdrions à ce vandalisme
archéologique, nous ne savons pas avec assurance ce
que nous y gagnerions ; et en art comme en toutes choses, un
tiens vaut mieux que deux tu l'auras...
Nous passons sous plusieurs poternes, puis nous suivons une
montée rapide ; les remparts l'entourent, la dominent,
et les embrasures béantes semblent menacer de nous
jeter la mitraille à la face.
La mer remplit les fossés les plus bas, et nous voyons
une flottille de poissons naviguer dans l'eau transparente.
Les tours sont armées de créneaux, les portes
de mâchicoulis. Tout cela reste à l'abandon ; si
ce n'est pas la ruine encore, c'est déjà la
décrépitude. Des blasons nous parlent au
passage des chevaliers qui ne sont plus ; je lis sur l'un
d'eux la date de 1502.
Nous atteignons ainsi une vaste cour où se dresse la
chapelle ; rien de plus simple, c'est le temple non de
fastueux seigneurs, mais de rudes soldats. L'intérieur
a été transformé en magasin, et les
affûts à demi disloqués s'y entassent
jusqu'à la naissance des voûtes.
La construction est presque toujours grossière. Ce
sont des pierrailles mal taillées que le mortier seul
maintient en place. Quelques blocs antiques, bien
appareillés et par cela même aisément
reconnaissables, apparaissent. Une porte étale un
grand linteau de marbre qui fut peut-être un gradin du
Mausolée. On nous montre, dans une vaste salle,
voûtée, une inscription grecque fort longue qui
sert aujourd'hui de margelle à une citerne. C'est un
morceau de marbre qui devait se dresser comme une borne, dans
quelque lieu public ; il porte, sur ses quatre faces, une
énumération de noms propres. Ce sont autant de
propriétaires avec la désignation des
propriétés correspondantes. Nous voyons
là un fragment du cadastre d'Halicarnasse.
L'herbe pousse partout librement, disjoignant les dalles des
cours, encadrant les pavés, festonnant les
meurtrières, enguirlandant les créneaux ; mais
le donjon a souffert des ravages de la guerre et du temps,
plus que toute autre partie du château. Les salles
intérieures ont vu leurs voûtes
s'écrouler, et le sol est encombré de
débris. Là aussi sont quelques fragments
antiques. Les tambours de plusieurs petites colonnes,
couchés les uns sur les autres, sont pris dans une
muraille ; un chapiteau ionique, enchâssé
au-dessus d'une porte, encadre entre ses volutes le blason
d'un chevalier chrétien ; un lion demeure accroupi
dans une sorte de contrefort qui domine la mer. Enfin, seul
être vivant qui habite cette solitude, une cigogne fait
gravement sentinelle à la crête de la plus haute
tour.
Mais tout à l'heure nous parlions longuement de
Mausole et du Mausolée. Que reste-t-il ici de cette
fameuse merveille ? - Moins que rien. Un peu en dehors de la
ville, dans ce que j'appellerais un faubourg si ce mot ne
paraissait trop ambitieux quand il s'agit de Boudroun,
à quelques pas de la mer, s'étend une sorte
d'esplanade semée de décombres,
hérissée de hautes herbes que les
chèvres broutent ; le sol est remué,
bouleversé, plein de trous et de fondrières :
on dirait un lieu de décharge publique et c'est
là que l'on jette tous les tessons de Boudroun. Eh
bien, voilà ce qui fut l'une des plus admirables
créations du génie grec et l'une des sept
merveilles du monde. On ne peut reconnaître, je ne
dirai pas un mur, une assise, l'amorce d'une construction
quelconque, mais pas même un bloc ; tout a
été broyé, pulvérisé. Les
fouilles cependant paraissent avoir établi d'une
façon certaine que c'est bien là l'emplacement
du Mausolée.
Les blocs même du péribole, emportés,
morcelés, ont servi à la construction de la
nouvelle église que la piété des Grecs
élève à Boudroun. Nous avons vu
débiter les derniers.
A peine paraissons-nous sur l'emplacement du Mausolée,
que nous voyons venir à notre rencontre un vieux Turc
qui se dit le gardien des ruines, quelle sinécure ! Il
s'était mis au service de M. Newton, qui l'employait
à tenir son ombrelle ; il n'en reste pas moins
très fier de cet illustre patronage. Il excelle
à porter les cartons à dessins, mais ses
idées paraissent aussi en désordre que les
débris du mausolée, et l'âge l'a rendu
sourd comme un Terme antique. C'est cependant à ce
brave homme que nous avons dû de trouver, dans une
maison voisine, un morceau de marbre récemment
découvert et qui, sans doule, est une miette du
Mausolée. Ce marbre, haut à peine de deux
décimètres, long de quatre, faisait partie de
quelque frise. Deux taureaux y sont représentés
: de l'un il ne reste que les pattes de derrière,
l'autre est complet ; furieux il abaisse la tête et
menace de ses cornes un ennemi aujourd'hui disparu. Le
mouvement est bien saisi.
A quelques pas du Mausolée, s'élève
près de la mer une grande maison à demi
abandonnée, à demi ruinée comme tout ce
qui est Turc. Elle a une cour charmante, non par ses
magnificences architecturales, mais par ses misères
pittoresques. C'est un asile où il est doux de se
réfugier au sortir des décombres que le soleil
embrase.
On pénètre dans une enceinte qui semble close
de toutes parts, tranquille et riante prison. Les murailles
vermoulues ont des souillures verdâtres ; les
pariétaires s'y suspendent et les lucarnes qu'on y
voit béantes, sont pleines de ténèbres.
Trois piles s'alignent qui peut-être ont porté
un aqueduc ; mais l'eau, maintenant affranchie de toute
servitude, suinte, glisse, fuit et forme un petit lac d'une
parfaite limpidité. Une colonne est restée
debout, petite, cannelée jusqu'au tiers de sa hauteur,
comme certaines colonnes des atriums de Pompéi.
D'autres colonnes sont tombées, leurs tambours gisent
sur le sol et sans respect les poules viennent s'y percher.
Un mûrier, qu'une vigne tente d'escalader,
développe sur la cour tout entière, un velarium
de verdure ; la lumière cependant s'y fraie passage,
elle jette sur les herbes humides comme des taches
scintillantes qui oscillent, dès que le feuillage
frémit aux caresses d'un souffle léger.
Halicarnasse avait son théâtre, adossé
à une montagne, selon l'usage constant, et
disposé de façon à déployer, sous
les yeux des spectateurs, une vue admirable. Les ravages ont
été là moins furieux. Si les figuiers
prospèrent dans ce qui fut l'orchestre, si la
scène n'indique plus que vaguement son emplacement, le
plan général se révèle encore en
sa grandiose majesté. Les broussailles ont quelque peu
disjoint et ruiné les gradins, mais il est aisé
d'imaginer quelle population immense ils pouvaient recevoir.
Enfin ce qui était la décoration principale du
monument subsiste, c'est le golfe tout d'azur, ses rives
verdoyantes et Cos qui s'allonge au loin. La montagne qui
porte le théâtre, présente quelques
excavations qui eurent peut-être une destination
funéraire.
En dehors de Boudroun et en arrière du
Mausolée, une colonnade dorique règne dans un
pré ; elle faisait partie de quelque temple ou de
quelque portique. Au reste, c'est là une construction
d'une époque de décadence. Les colonnes sont de
proportions petites et sans élégance. Cinq sont
restées en place, à demi enterrées, mais
portent encore architraves et triglyphes. Des têtes de
lion décorent la dernière corniche de
l'entablement.
Un arbre vigoureux est venu vivre là, il veut se faire
place, pousse les pierres de son tronc noueux, comme Samson
poussait de son épaule les temples des Philistins et
comme lui, sans doute, l'arbre finira par tout jeter bas.
Quelques-unes de ces pauvres colonnes ont déjà
perdu leur aplomb et leurs tambours déjetés
menacent ruine.
A quelques pas de là, dans un enclos qui dépend
d'une petite maison, le sol garde un revêtement de
mosaïque ; quelques gracieuses rosaces s'y enroulent.
Puis nous trouvons, renversés au hasard ou bien au
hasard redressés, quelques fûts qui portent sur
leurs larges cannelures des inscriptions verticales où
les lettres grecques s'allient à d'autres lettres pour
moi inconnues.
Il est des colonnes sans chapiteaux, il est aussi des
chapiteaux sans colonnes ; l'un n'a que le tailloir dorique,
l'autre déploie les acanthes corinthiennes. Je ne sais
quelle tempête a jeté à cette cabane
misérable, tous ces débris de temples
renversés, de palais anéantis, comme la mer
jette au rivage les épaves des vaisseaux qu'elle a
dévorés.
Les cimetières turcs s'étendent non loin de
là. De petits murs en pierres sèches où
les fragments antiques apparaissent souvent, les entourent
mais sans les masquer. Les stèles de marbre,
chargées de versets sacrés, coiffées du
turban des vrais croyants, y marquent les sépultures ;
les caroubiers, les chênes verts les enveloppent d'une
ombre discrète et comme d'une respectueuse
protection.
Halicarnasse avait sa principale nécropole beaucoup
plus loin. Nous l'avons déjà aperçue de
notre caïque, aux collines qui bordent le rivage
septentrional du golfe. Nous nous y faisons conduire en
barque, mais notre curiosité n'y trouve rien qu'une
vue d'ensemble ne nous eût déjà
révélé.
Et pour compléter cette visite, vous pouvez voir sur la toile
- La reconstitution de W.R. Lethaby (1908)
- Une page de Wikipedia en anglais, bien plus complète que la page en français ; à voir en particulier les monuments modernes inspirés par le modèle antique.
- Et surtout l'excellent dossier de Musagora