Le phare d'Alexandrie

La ville d'Alexandrie, Alexandre et Méhémet-Ali

Port d'Alexandrie

Dans la soirée du 16 décembre 1874, le Moeris arrivait en vue d'Alexandrie. Le Moeris, voilà un nom qui déjà nous rappelait les souvenirs vénérables de la terre des Pharaons. Par malheur, il était trop tard pour qu'on nous permît l'entrée du port.

La passe est difficile ; les bas-fonds perfides, les rochers sous-marins dont parle Pline n'ont pas disparu, et les paquebots pourraient tomber dans les pièges où parfois périssaient les galères de César et d'Antoine.

Force nous fut de rester au large, durant toute la nuit ; seule l'étoile scintillante du phare nous annonçait Alexandrie et l'Egypte.

Dès l'aube, un pilote vient à bord. Le Moeris s'ébranle et s'achemine lentement vers le port. Des bouées, de longues perches marquent et limitent la passe.

Le premier aspect que présente l'Egypte n'a ni grandeur ni originalité pittoresques. La côte est basse et aride, la ville étalée uniformément n'accuse aucun ensemble imposant, aucune curieuse saillie, aucune silhouette harmonieuse ; le regard erre sur cette interminable platitude, sans trouver rien qui l'attire et le retienne. Nous laissons derrière nous une longue digue encore inachevée ; la mer, comme irritée de l'usurpation nouvelle que l'on prépare, lui jette son écume et bat furieusement les blocs encore mal assujettis.

Les objets se précisent cependant, sans devenir plus séduisants. A notre gauche, l'île de Pharos s'avance, entassant les bâtisses disgracieuses d'un arsenal et d'un palais vice-royal. Un isthme de construction antique et dit autrefois heptastade, car il avait sept stades de longueur, relie au continent cette île devenue ainsi une presqu'île. Cet isthme, où deux passages étaient ménagés, séparait le grand port, aujourd'hui délaissé, du port d'Eunoste, le seul qui reste en usage. Les soldats de César et les Alexandrins s'y livrèrent à plusieurs reprises de furieux combats.

Phare d'Alexandrie

Pharos portait, sur un rocher qui termine son extrémité orientale, le phare, illustre entre tous, le plus considérable que les anciens eussent élevé et le plus somptueux qui fût jamais. Ce phare avait eu pour architecte Sostrate de Cnide ; il coûta huit cents talents, c'est-à-dire trois millions neuf cent trente-six mille francs. Construit entièrement en marbre, il était partagé en trois étages. Carré à sa base, il devenait octogone, puis rond ; il ceignait une galerie qui permettait d'en faire le tour. Le curieux que les degrés de marbre avaient conduit jusque-là, pouvait embrasser d'un regard Alexandrie tout entière, ses riches campagnes, le Delta sillonné de canaux, le Nil traînant au loin ses eaux fauves et la mer que le limon souille sur un espace immense. Le feu rayonnait à une hauteur de plus de cent dix mètres au-dessus du rivage ; on pouvait l'apercevoir à une distance de quarante kilomètres.

A l'appui de cette description sommaire, nous citons quelques textes empruntés aux auteurs anciens et du moyen âge.

«Cette même extrémité (orientale) de l'île, dit Strabon, est formée par un rocher entouré d'eau de toutes parts, surmonté d'une tour à plusieurs étages, admirablement construite en marbre blanc, qui porte le même nom que l'île. Elle fut élevée par Sostrate de Cnide, favori des rois, pour le salut des navigateurs comme le porte l'inscription. En effet, sur un rivage qui, de chaque côté d'Alexandrie, est bas, dénué de ports, garni d'écueils et de bas-fonds, il était nécessaire de placer un signal élevé et très remarquable, afin que les navigateurs, arrivant de la haute mer, ne pussent manquer l'entrée du port... La bouche occidentale n'est pas non plus d'un abord facile ; elle n'exige cependant pas autant de précaution. Elle donne entrée à un autre port, appelé Eunoste, en dedans duquel est un port creusé de main d'homme et fermé; celui dont l'ouverture est masquée par la tour du phare, est le grand port ; les deux autres lui sont contigus à leur extrémité et n'en sont séparés que par la chaussée nommée Heptastade».

«L'entrée du port, lisons-nous dans les Commentaires de César, est si étroite qu'un vaisseau n'y peut aborder malgré ceux qui sont maîtres du phare. César qui craignait que l'ennemi ne s'en emparât, le prévint pendant qu'il était occupé ailleurs, y débarqua ses troupes, s'en saisit et y mit garnison. Par là il fut en état de recevoir sûrement par mer des vivres et des secours ; aussi envoya-t-il dans toutes les contrées du voisinage pour s'en procurer».

Flavius Josèphe, dans son Histoire de la Guerre des Juifs et des Romains, parlant d'une tour dite de Phazael élevée à Jérusalem, nous dit : «Sa forme ressemblait à celle du phare d'Alexandrie où un feu toujours allumé sert de fanal aux mariniers pour les empêcher de donner à travers les rochers qui pourraient leur faire faire naufrage ; mais celle-ci était plus spacieuse que l'autre».

«L'entrée du port d'Alexandrie, dit-il dans un passage précédent, est très difficile pour les vaisseaux, même durant le calme, parce que l'embouchure en est très étroite, et que des rochers cachés sous la mer les contraignent de se détourner de leur droite route. Du côté gauche, une forte digue est comme un bras qui embrasse le port : et il est embrassé du côté droit par l'île de Pharos, dans laquelle on a bâti une très grande tour, où un feu, toujours allumé et dont la clarté s'étend jusqu'à trois cents stades, fait connaître aux mariniers la route qu'ils doivent suivre».

Masoudi, écrivain arabe du quatrième siècle de l'Hégire, que cite Makrisi, écrivain arabe plus moderne, parle ainsi du phare : «Entre le phare et la ville d'Alexandrie, à présent, il y a un mille environ ; le phare est sur l'extrémité d'une langue de terre entourée d'eau de tous côtés et construit sur la bouche du port d'Alexandrie ; mais non pas le vieux port où les bateaux n'abordent pas à cause de son éloignement des habitations... La hauteur du phare actuellement est à peu près de deux cent trente coudées. Anciennement, elle était d'environ quatre cents coudées ; le temps, les tremblements de terre et les pluies l'ont détérioré... Sa construction a trois formes ; il est carré jusqu'à un peu moins que la moitié et un peu plus que le tiers ; là, la construction est en pierre blanche ; ce qui fait cent dix coudées à peu près. Ensuite, la figure en devient octogone et il est alors construit de pierre et de plâtre (restauration relativement moderne, sans doute) dans l'étendue de soixante et quelques coudées. Un balcon l'entoure, qui permet de se promener tout alentour. Enfin, la partie supérieure en est ronde... Un écrivain dit avoir mesuré le phare et avoir trouvé deux cent trente-trois coudées. Il est de trois étages. Le premier étage est un carré haut de cent vingt et une coudées et demie ; le second est octogone, de quatre-vingt et une coudées et demie ; le troisième étage est rond ; il a trente et une coudées et demie. Ebn-Joubère assure, dans son mémoire de voyage, que le phare d'Alexandrie paraît à plus de soixante-dix milles, que lui-même a mesuré un des quatre côtés de l'édifice, en 578 de l'hégire (1200 de l'ère chrétienne), et qu'il l'a trouvé de plus de cinquante coudées, que la hauteur dépassait enfin cent cinquante brasses».

Enfin, un autre Arabe, Ibn-Batouta, qui naquit à Tanger en 1502 et voyagea durant vingt-quatre ans en Russie, Asie-Mineure, Syrie, Espagne, Soudan et même en Egypte, parle aussi du phare d'Alexandrie.

«Dans ce voyage, je visitai le phare et je trouvai une de ses faces en ruine. C'est un édifice carré qui s'élance dans les airs. Sa porte est élevée au-dessus du sol et vis-à-vis est un édifice de pareille hauteur qui sert à supporter des planches sur lesquelles on passe pour arriver à la porte du phare. Lorsqu'on enlève ces planches, il n'y a plus moyen de parvenir à la porte du phare. En dedans de l'entrée, est un emplacement où se tient le gardien de l'édifice. A l'intérieur du phare se trouvent beaucoup d'appartements. La largeur du passage qui conduit dans l'intérieur est de neuf empans, et l'épaisseur du mur d'enceinte de dix empans. Le phare a quarante empans sur chacune de ses quatre faces. Il est situé sur une haute colline à une pararange de la ville et dans une langue de terre que la mer entoure de tous côtés, de sorte qu'elle vient baigner le mur de la ville».

Une médaille antique, à l'effigie de Sabine, femme de l'empereur Hadrien, porte sur son revers une représentation du phare d'Alexandrie, mais sommaire, inexacte et contraire à toute vraisemblance.

Tout a disparu du phare antique jusqu'au dernier bloc.

Le phare moderne ne marque même pas l'emplacement de son glorieux ancêtre ; il occupe non l'extrémité orientale, mais l'extrémité occidentale de Pharos. C'est une création de Méhémet-Ali, intelligente sans doute, très heureuse, mais cette tour de soixante-cinq mètres n'a d'autre mérite que son utilité. Au seuil même de l'Egypte, ce qui fut fait honte à ce qui est. Et jamais de revanche ; au pays du Nil, le passé partout écrase le présent, si ce n'est pas de ses magnificences, c'est, et cela suffit, de ses souvenirs.

Le Moeris a jeté l'ancre. Tout alentour de nous, sont mouillés de grands paquebots ; leurs cheminées noires jettent au ciel bleu la souillure de leur fumée. Près de Pharos, quelques vaisseaux de guerre alignent à leurs flancs sombres les gueules des canons. Les navires à voile, bricks, trois-mâts robustes, goélettes mignonnes, lourdes felouques, calques légers, rapprochés, serrés bord à bord, nous dérobent la ville ; les vergues s'entrelacent, forêt flottante dont les cordages sont les lianes.

Deux hommes, deux princes, qui pensaient grandement et qui voulaient fortement, ont fait Alexandrie : Alexandre et Méhémct-Ali, le second, après plus de vingt siècles d'intervalle, reprenant l'oeuvre du premier.

Ce qu'a réalisé Méhémet-Ali, Bonaparte avait médité de l'entreprendre, et sans doute il aurait plu à son orgueil de conquérant d'associer son nom à celui d'Alexandre. Mais pour notre César Français, l'Egypte n'était qu'une étape, il nourrissait trop de rêves pour que ses victoires éphémères pussent produire autre chose qu'un fracas retentissant.

Ce qu'était Alexandrie antique, Strabon, César, Josèphe nous le disent, à défaut des ruines presque complètement disparues. Dinocharès en avait dressé le plan ; il donna à la ville une étendue de quinze mille pas et la forme circulaire d'une chlamyde macédonienne. Aux jours les plus florissants, la population atteignit environ cinq cent mille âmes. Ce même Dinocharès, nous dit le crédule Pline, avait entrepris de faire, en pierre d'aimant, le plafond d'un temple consacré à une certaine Arsinoé, soeur du Ptolémée régnant. La statue de la princesse divinisée aurait été faite en fer, et l'aimant l'attirant et la retenant, elle aurait plané en l'air, au-dessus de la tête de ses adorateurs. La mort de l'architecte et du roi arrêta les travaux, et ce rêve extravagant resta un rêve.

Alexandrie, oeuvre d'une volonté unique, création subitement improvisée, présentait une parfaite symétrie, une régularité savamment raisonnée, au contraire des villes qu'a formées le labeur patient des siècles. Des fouilles, des sondages ont permis de reconstituer le plan primitif.

Les rues, régulièrement alignées et se coupant à angle droit, formaient comme un gigantesque damier. Il y avait des boulevards plantés d'arbres, des places carrées, des colonnades, des portiques. Ne croyons pas cependant qu'Alexandrie fut une cité solennellement insipide, selon l'idéal de certains ingénieurs ; l'ingénieur d'Alexandrie était grec, il ne pouvait l'oublier et la ville, créée par lui, associait, à ces magnificences un peu uniformes, quelque chose des grâces aimables où se complaisait le génie de la Grèce. Au reste, thermes, temples, palais s'élevaient côte à côte, car Alexandrie n'eut pas d'enfance ; à peine née, détrônant Thèbes qui avait détrôné Memphis, elle usurpa le premier rang. Les Ptolémées n'eurent pas d'autre capitale. Dynastie grecque adoptée par l'Egypte et personnifiant l'alliance des deux pays, ils vivaient sur la terre que la conquête leur avait livrée, mais aussi près que possible de leur première patrie.

Alexandrie réunissait et résumait deux mondes. Les proconsuls Romains y maintinrent le siège du gouvernement.

Puis vint le temps des invasions et de leurs dévastations terribles ; l'immense cité ne fut plus qu'une bourgade de sept à huit mille habitants. Damiette et Rosette tirèrent profit de cette misère et de cet abaissement ; c'est à elles qu'alla un peu de la vie qui abandonnait leur illustre rivale. Au moyen âge, Damiette et Rosette avaient plus d'importance qu'Alexandrie. Aujourd'hui, Alexandrie se relève avec une rapidité singulière, et Damiette et Rosette déclinent avec la même rapidité.

Alexandrie, avons-nous dit, sortit de terre tout d'un élan, lorsqu'eut parlé Alexandre, sa renaissance fut aussi presque subite, et tout d'un bond, Alexandrie renaît grande cité. Mais il n'est plus de Dinocharès pour en dresser les plans et l'on ne saurait trouver, dans yout l'empire ottoman, une ville moins pittoresque. Alexandrie dépouille les guenilles dont le moyen âge avait déshonoré ses ruines. On découvre encore à grand'peine quelques masures curieuses, quelques minarets égarés et comme honteux de la déroute de l'Islam ; mais bientôt il ne restera, conservant quelque physionomie orientale, que le sable de la plage et l'azur rayonnant du ciel. L'Occident triomphe de l'Orient, non sans fracas et sans orgueil.

La place dite des Consuls est le forum d'Alexandrie. Plusieurs consulats, dont celui de France, sont groupés alentour. Les maisons, docilement alignées et d'apparence tout européenne, dessinent un vaste parallélogramme. Des acacias aux gousses énormes et que nous trouvons, en plein mois de décembre, couverts d'un feuillage luxuriant, sont là plantés avec une parfaite régularité ; ils forment un cadre vert où chevauche, turban en tête, sabre au côté, un gigantesque Méhémet-Ali de bronze. Il est juché sur un haut piédestal et affecte, non sans bonheur, les airs superbes d'un conquérant. A droite, à gauche, deux kiosques de bois, bariolés de couleurs criardes, abritent les orchestres militaires contre les pluies qui ne tombent jamais. La musique de quelque régiment joue là, attirant, comme dans nos villes de provinces, ceux et celles qui veulent voir et se faire voir.

La moitié de la population d'Alexandrie est formée d'un assemblage cosmopolite où les Grecs tiennent, par le nombre, le premier rang, les Français et les Italiens, à peu près égaux, le second et le troisième. Au reste, la confusion des langues accuse la confusion des races ; trois langues se disputent les enseignes, le Français, le Grec et l'Italien ; l'Arabe n'apparaît que par exception, il semble n'être que toléré. Les rues développent d'interminables perspectives ; leurs hautes maisons, coupées de grands balcons, rappellent assez bien les maisons de Naples.

La population est généralement aussi peu intéressante que ses maisons. Mais Alexandrie, comme le Caire, a ses ânes qui partout attendent le promeneur. Qui n'a pas vu l'âne d'Egypte ne connaît pas l'âne. L'âne d'Egypte est une petite bête mignonne, éveillée, docile ; il est à ces malheureux et tristes roussins de nos pays ce qu'un généreux coursier de bataille est à la famélique Rossinante de nos fiacres. L'âne ne vit bien que dans un pays un peu chaud : le climat de l'Egypte lui est particulièrement favorable. Chez nous il dépérit ; plus au nord, il ne peut vivre qu'avec des soins tout particuliers, il est aussi difficile de conserver un âne à Moscou qu'une girafe à Paris. Ayons donc quelque indulgence pour la disgracieuse apparence de nos baudets et leur caractère difficile ; ils sont dépaysés, ils souffrent, c'est leur excuse.

L'âne d'Egypte, à la bonne heure ! il a la jambe fine et solide, le poil gris clair, la tête bien construite et d'un joli dessin, l'oeil vif ; ses longues oreilles se dressent fièrement et mobiles dès que vous parlez, elles s'agitent comme d'un frémissement intelligent. La charmante bête ! Comme elle trotte ! Elle vous portera, elle vous conduira mieux que bien des ciceroni, et toujours sûrement, mollement, rapidement. Indiquez-lui la direction que vous voulez prendre, elle devinera aussitôt si vous voulez voir la colonne de Pompée ou les obélisques de Cléopâtre. La foule est compacte, partout fourmillante, n'ayez nulle peur, vous ne heurterez ni rien, ni personne, vous passerez partout, puis un braiemcnt joyeux vous annoncera que vous êtes arrivé.

Le harnachement est pittoresque et digne de la bête qui le porte : la selle est rouge, parfois relevée de broderies bleuâtres, et rouges aussi les rênes. Enfin l'ânier, pieds nus, jambes nues, toujours courant, criant, frappant, complète à merveille l'âne.

L'âne est la monture vraiment nationale de l'Egypte, et cela sans doute depuis la plus haute antiquité ; nous verrons, par le témoignage des monuments pharaoniques, que l'âne fut connu et employé bien antérieurement au cheval. Aujourd'hui encore, en dehors d'Alexandrie et du Caire, où l'élément Européen est très nombreux, le cheval est fort rare. Certains ânes d'Arabie coûtent jusqu'à mille francs, et souvent les personnages les plus riches n'ont pas d'autre monture.

Peu séduits par les squares poudreux, les places bruyantes et toutes ces splendeurs banales du présent, nous nous empressons à chercher dans la ville moderne, quelques vestiges de la ville qu'elle remplace. Deux monolithes sont restés debout, glorieux survivants ; ils dominent de haut l'Alexandrie moderne, et font planer au-dessus d'elle le souvenir de l'antique Alexandrie. Ce sont l'obélisque, dit Aiguille de Cléopâtre et la Colonne dite de Pompée.

L'obélisque se dresse à l'extrémité orientale de la ville, sur le bord de la mer. Quelques bastions qu'une herbe maigre s'efforce en vain de tapisser, des masures croulantes, un chantier de pierre, des débris de toutes sortes, des haillons, voilà le cadre. Le granit rose s'entaille malaisément sous les morsures de l'acier ; ici il a subi des morsures qui semblaient moins redoutables, mais qui, les siècles aidant, ont fait plus rude besogne ; rongé des vents salins, le bloc a perdu ses hiéroglyphes sur deux de ses faces. Cet obélisque avait un frère qui lui tenait compagnie ; nous ne pûmes le voir, car on l'avait recouvert de terre pour le protéger de tout nouvel outrage. Il était tombé, nous dit Touvet qui voit dans ce fait un prodige, et s'était rompu en deux morceaux le jour même de l'entrée des Turcs à Rhodes. Les Anglais viennent cependant de l'emporter, et le voilà condamné à la souillure des brouillards de Londres.

Ces beaux blocs décoraient les abords d'un édifice dit le Caesareum qui fut construit par les ordres de Cléopâtre, de là leur nom vulgaire. Mais ils peuvent s'enorgueillir d'une bien plus lointaine origine ; Tothmès III, dont ils gardent le cartouche, les avait dressés à Héliopolis, quinze siècles auparavant.

Pour des yeux qui n'ont connu longtemps que l'Europe décolorée, tout est surprise et joie aux pays d'Orient. Le plus petit incident amuse, un rien séduit, car la lumière enveloppe les choses les plus misérables d'une magnificence inattendue.

Nous tournons le dos à l'obélisque, et voilà que débouche une file de chameaux. Ils cheminent lentement, gravement, balançant en une régulière cadence, leurs ballots et l'homme qui s'y tient accroupi. Comme fond à ce tableau tout à coup improvisé, ce sont des baraques de planches vermoulues, des arbres gris de poussière, un rempart blanc, un ciel fait d'azur et d'or, puis jetant dans ces clartés, de sombres taches, des femmes qui passent drapées dans leur robe bleuâtre.

Nous sortons de la ville par une porte voisine de l'obélisque. La ville d'Alexandrie conserve une ceinture de bastions ; mais toujours plus peuplée, toujours grandissante, elle s'acharne, dirait-on, à la rompre et déjà, sur plus d'un point, elle l'a fait éclater. Les boulevards font brèche et des quartiers nouveaux, tout pimpants, tout joyeux, vont germer sur les ruines des escarpes renversées, des fossés comblés, des glacis disparus. Envolés de quelque geôle farouche, des captifs ne feraient pas plus brillant étalage de leur liberté reconquise.

Nous franchissons une voie ferrée et descendons jusqu'à la mer. Le sol est partout semé de poteries en pièces ; débris, ruines confuses encombrent le rivage. Briques, pierres, marbres, granits ont souvent croulé en gros blocs, sans échapper au mortier qui les soude. On reconnaît deux petites salles voûtées. Les colonnes qui les partagent en deux nefs, enchâssent, disposition bizarre, un tambour cubique entre deux tambours arrondis. Le mode de construction, les matériaux employés, les moulures des chapitaux, la présence du mortier et de la brique cuite (les anciens Egyptiens n'employaient guère que la brique crue), tout annonce un travail Romain. Le populaire, toujours empressé à donner aux plus humbles vestiges des noms retentissants et surtout à associer les souvenirs du passé aux choses encore présentes, appelle ces ruines bains de Cléopâtre. Cléopâtre certainement ne les a jamais connues ; et il est fort douteux qu'on y doive reconnaître des bains. Au reste, la mer réserve à ces incertitudes une conclusion radicale. L'homme avait envahi son domaine, elle le ressaisit. Cintres interrompus, murailles incomplètes se dressent en falaise, elles les ébrèche furieusement. Déjà aux chapiteaux qui ont roulé sur la grève, la guirlande verte des algues remplace les acanthes effacées ; les grands dallages apparaissent visibles encore mais inondés. Un fût de granit est là gisant, le flot le heurte, l'enveloppe, comme s'il avait mission de l'emporter.

Colonne dite de Pompée

Des bains de Cléopâtre pour gagner la colonne de Pompée, le second monument d'Alexandrie vraiment digne de ce nom, il faut rentrer en ville et la traverser tout entière. Chemin faisant, nous trouvons, enchâssées à l'encoignure d'une maison moderne, quelques statuettes de basalte sans tête ni mains. Un colosse de porphyre apparaît plus loin, gravement assis sur son frône. On l'a rompu par le milieu, et sa poitrine décapitée git à ses pieds. C'est là une oeuvre de l'époque byzantine ; la lourdeur, la grossièreté du travail ne le prouvent que trop bien.

Un bruyant débat attire la foule. Une discussion violente s'est élevée entre un chameau et son chamelier. Le chamelier veut aller de l'avant, le chameau veut aller de l'arrière. Celui-ci tire le licou d'un côté, celui-là le tire d'un autre, celui-là crie, celui-ci grogne. L'homme veut rentrer en ville, la bête veut retourner aux champs qu'elle regrette. Les deux entêtements s'équilibrent longtemps. L'homme à la fin triomphe cependant, une grêle de coups venge son autorité méconnue.

Plus loin une large porte encadre des oignons amoncelés qui forment des pyramides jaunes. De la marchandise aux marchands accroupis alentour, la lumière promène ses reflets, répandant comme une poudre d'or. Sans cesse passent trottinant les petits ânes suivis de leur ânier.

Nous voici bientôt et sans être sortis de l'enceinte, au milieu de riches cultures. D'innombrables palmiers y jaillissent, couronnés de leur panache vert. Des irrigations, ingénieusement combinées, entretiennent partout la fraîcheur et la fécondité. L'air est plein du grincement interminable des norias ; de jeunes mulets sont condamnés au labeur éternel d'en tourner les roues. Les légumes verdoient, encadrés de petits fossés que tour à tour on inonde. Les figuiers renversent leur ramure sur la margelle ruisselante des puits.

Parfois un homme enlace le fût svelte d'un palmier ; il grimpe, le voilà qui se suspend à la cime que ses pieds font vaciller, puis il saisit les grappes pendantes et cueille à pleines mains les dattes noires ou rouges.

Après les murailles blanches, les rivages arides, combien ces vergers opulents reposent les yeux ! Mais la ville grandit et les attaque de toutes parts ; elle lance ses rues à travers les futaies, les arbres tombent sous la hache et les troncs décapités vont rouler dans la poussière.

Au bord d'un petit sentier d'aspect encore tout champêtre, un édifice, de l'époque romaine, a laissé debout deux colonnes doriques et quelques vagues substructions. Près de là apparaît la colonne de Pompée.

On sait que Pompée ne vint en Egypte que pour s'y faire couper la tête. Lorsque la postérité, obsédée de ce souvenir sanglant, donna le nom de cette illustre victime au plus beau des monuments d'Alexandrie, elle faisait peut-être un acte de légitime expiation, mais en même temps un contre-sens archéologique de la plus flagrante invraisemblance. La fameuse colonne fut en réalité érigée par le préfet d'Egypte, Publius sous l'empereur Dioclétien et en son honneur. Elle mesure trente-deux mètres de hauteur totale, et le fût seul, monolithe de granit rose, vingt-deux mètres.

Cette colonne ne paraît pas avoir été primitivement isolée comme nous la voyons aujourd'hui ; elle décorait probablement une des cours de Sérapéum. Ce temple le plus riche et le plus vénéré d'Alexandrie attirait encore un nombreux concours de fidèles, au temps même de l'empereur Théodose, après le triomphe officiel du Christianisme. On sait que les cultes païens restèrent très longtemps en grande faveur auprès d'une partie considérable de la population Egyptienne ; Philae avait encore des collèges de prêtres sous l'empereur Marcien, c'est-à-dire vers 450. Aussi le même Théodose promulgua-t-il un édit qui ordonnait la destruction de tous les temples et sanctuaires païens de l'Egypte ; cet édit, par bonheur, ne fut que très incomplètement exécuté ; mais à Alexandrie, vint un peu plus tard un homme qui ne pouvait manquer une aussi belle occasion de signaler ses haines et surtout de remplir ses coffres. Nous voulons parler du patriarche Théophile, l'adversaire furieux de saint Jean Chrysostome qui lui dut ses persécutions, son bannissement de Constantinople et sa mort. Théophile souleva la populace, et ce n'était que trop facile dans une ville partagée entre plusieurs cultes ennemis. Les dévots de Sérapis voulurent défendre leur temple, mais vainement, on en massacra quelques-uns, et tout fut pillé, dévasté, mis en pièces. Le triste héros de cette victoire ne manqua pas de se faire large part dans le butin.

Le Sérapéum était, au dire des anciens, après le Capitole, un des plus magnifiques temples du monde. Entièrement construit de marbre, il présentait, à l'intérieur, trois revêtements de métal, le premier de cuivre, le second d'argent, le troisième d'or.

De tant de splendeurs le souvenir seul est resté, car si la colonne de Pompée s'est encadrée dans quelque cour du Sérapéum, elle est l'oeuvre d'un autre âge et d'un autre peuple ; le Sérapéum existait bien antérieurement à Dioclétien. Ibn-Batouta, le voyageur arabe que déjà nous avons cité, prétend que de son temps, l'escalade de la colonne de Pompée fut entreprise et heureusement accomplie. Une flèche à laquelle une corde était fixée, fut lancée par dessus le chapiteau et la corde, glissant sur le granit, alla pendre de l'autre côté. Au moyen de cette corde, très légère sans doute, on éleva un câble beaucoup plus fort et un homme s'y accrochant, se hissa jusqu'au faîte.

La colonne de Pompée occupe le sommet d'un plateau poudreux et rocailleux. Une haute base carrée porte le fût qui, à son tour, porte un chapiteau dont le ciseau a un peu brutalement sculpté les acanthes corinthiennes. Rien de plus simple, mais par sa masse même, ce monument est imposant et son isolement le grandit encore. Près de là sont gisantes des statues de basalte noir, brisées, couchées le nez dans la poussière ; elles encadrent de leurs ruines, le colosse qui leur survit. Parfois une fillette les escalade, souple, légère, espiègle et farouche comme une chèvre, elle enjambe leurs jambes énormes, elle accroche ses petits pieds nus à leurs cartouches royaux, et triomphante, se fait un piédestal de leur haute tiare.

Plus loin s'étale un vaste cimetière, car Alexandrie nouvelle s'écarte, comme avec un respect religieux, de cette terre qui si longtemps fut sainte. Aucune enceinte, aucune barrière n'enferme ce cimetière ; les tombes pressées côte à côte, toutes blanches, semblent des blocs de marbre abandonnés sur un vaste chantier. Souvent une pierre dressée, stèle funèbre, porte le nom du mort ; à ses pieds, dans un petit cercle de maçonnerie, végète un aloès maigre, triste plante, sainte cependant et qui préserve du mauvais oeil, la seule du reste qui consente à vivre dans ce sol aride et fait de cendres humaines. Tout cela rayonne furieusement et, sur le sable jaune, s'enlèvent brutalement les guenilles brunes de quelques femmes qui prient. Plus loin la ville se déploie, ce sont des minarets, des toits, des terrasses, des palmiers, des acacias tout verts.

Le plateau où trône la colonne de Pompée recouvre de grandes catacombes. Plusieurs puits taillés à pic, y donnent accès, accès malaisé, dangereux, car il faut, pour entreprendre cette descente aventureuse, avoir, comme les Arabes, des jambes qui ne plient jamais et des pieds qui jamais ne glissent. Aussi, peu soucieux d'essayer une gymnastique téméraire, nous allons, un peu plus loin, chercher une entrée plus commode. Au reste, la promenade, dans cette ville souterraine, est bientôt interrompue ; les plafonds se sont écroulés en plusieurs endroits et les décombres obstruent les galeries. Trois salles d'une disposition régulière, et d'une assez grande hauteur sont taillées dans le tuf. Elles superposent, à leurs parois, plusieurs rangs d'entailles profondes qui sans doute ont enfermé des restes humains.

Un canal relie Alexandrie au Nil et par le Nil au Caire. Créé par les anciens, il fut rétabli par Méhémet-Ali. Alexandrie ne pourrait exister sans lui, car seul il apporte, sur cette plage sablonneuse, l'eau douce et avec elle la verdure, la fécondité, la vie.

Les bords de ce canal sont la promenade favorite des Alexandrins. Saules, acacias, sycomores, entrelaçant leur ramure puissante, y forment une voûte de feuillage ininterrompue. Les jardins échelonnés, comme autant d'oasis charmantes, étalent une splendide végétation. Là les conifères, venus d'Amérique, dressent leur pyramide gracieusement symétrique, les orangers forment des bosquets, les bananiers lancent leurs feuilles immenses et parfois fléchissent au poids de leurs grappes de fruits, puis les cactus se blottissent au pied de quelques rochers et les lianes, suspendues en guirlandes, jettent d'un arbre à l'autre, des passerelles de fleurs. Ce sont des grilles peu jalouses qui enferment ces beaux jardins ou parfois des haies de roseaux géants. Le canal a des eaux limoneuses comme le Nil à qui il les emprunte ; les canges, dépassant de leur longue vergue la cime des arbres les plus hauts, y naviguent lentement, tandis que la flottille des canards caquette et croise près du bord.

Tel est l'aspect que présente le canal aux abords d'Alexandrie ; mais là où il débouche dans la ville, l'aspect change complètement. Les canges sont plus nombreuses et semblent se livrer bataille pour trouver place au quai. Plus de vergers, plus de jardins ; des magasins, des entrepôts ; plus d'arbres, des mâts ; plus de cavaliers élégants, plus de riches équipages, une foule affairée et de bruyants portefaix. On ne flâne plus, on travaille. Les ballots énormes s'entassent en remparts ; on les roule, on les pousse, on les lance lourdement, parfois la toile se déchire, et le coton s'échappe de ces blessures.

La gare d'Alexandrie se trouve un peu en dehors de la ville. Une voie, tout récemment ouverte, y donne un accès facile. Jalonnée de becs de gaz et de poteaux télégraphiques, elle se déploie, large, solennelle, triomphante ; mais ce triomphe a coûté cher. Que de ruines tout alentour ! Il semble que le progrès se soit ici frayé passage à coups de canon. Le sol, tranché, creusé à une profondeur parfois considérable, forme de chaque côté des falaises poudreuses. Dès maisonnettes de limon, tanières misérables y suspendent leurs murailles croulantes et leurs chambres béantes ; la lumière en pénètre librement les plus intimes mystères. Ce sont des quartiers, des villages entiers que la pioche a éventrés. Et cependant ces décombres sont encore habités : on y voit s'agiter des chiffons fangeux qui sont des femmes, des êtres grouillants dans l'ordure qui sont des enfants. Pauvres gens, ces débris suffisent à abriter leurs misères ; ils attendent pour partir que ces lambeaux de maisons leur tombent sur la tête.

Les vergers ont eu leur part dans le désastre. Bien des palmiers sont tombés pour faire place à la voie nouvelle et quelques-uns restent encore couchés en travers des trottoirs. Près de là apparaissent quelques colonnes antiques découvertes dans les fouilles. Les ruines des arbres et les ruines des palais sont confondues dans la poussière.

La gare d'Alexandrie est une baraque honteuse, sale de fumée, souillée de suie. Rien d'étonnant à cela. En Egypte, les monuments qui comptent quelques douzaines de siècles, sont robustes, puissants, beaux de leur immortalité ; les monuments, ou pour mieux dire, les bâtisses qui datent d'hier, sont toujours croulantes. Plus une chose est moderne et plus elle est vermoulue.

Le train du Caire nous emporte. La campagne est plate, nous courons sur un terrain d'alluvion que le limon du Nil a peu à peu formé. A notre droite, le lac Mariout (Mareotis) étale ses eaux fangeuses que de grands oiseaux effleurent de leurs ailes. Puis viennent d'opulentes cultures. Voilà bien la grasse Egypte dont les Hébreux regrettèrent si souvent les bons légumes et surtout les oignons succulents. La canne à sucre forme des carrés symétriques et ses roseaux sont hérissés de longues feuilles ; on dirait des phalanges en bataille. Le blé, germant à peine, couvre la terre comme d'un léger duvet.

Au corps de l'homme, les artères, les veines, partout circulant, partout entrelacées, portent partout le sang et la vie, ainsi, dans ce riche delta, les canaux d'irrigation courent, s'entrecroisent et fécondent le sol. Nous ne voyons pas encore le Nil, mais déjà il se révèle par ses bienfaits. Son eau arrose la terre que lui-même a faite de son limon, et ce limon battu, séché au soleil a fait les petits villages qui, s'échelonnent dans la campagne. Heureusement qu'il ne pleut pas en Egypte ; un orage passant, il ne resterait du plus beau village qu'un tas de boue.

Au reste, ces villages de la basse Egypte se ressemblent tous. Ils composent un décor pittoresque, mais peu varié. Ce sont toujours les mêmes huttes carrées et basses, les mêmes terrasses que défendent les chiens toujours grognant, les mêmes chameaux qui cheminent par les rues, dépassant les maisons de toute la hauteur de leur bosse, la même mosquée qu'un petit minaret annonce de loin, et les mêmes palmiers sveltes, gracieux, qui se groupent alentour.

Enfin, nous franchissons le Nil ; une première fois, c'est le bras de Rosette, les eaux jaunâtres s'encadrent dans des rives assez plates : une seconde fois, c'est le bras de Damiette, celui-ci plus petit que le premier. Après cinq heures de marche environ, nous atteignons le Caire.


Chapitre 6 - Les Pyramides


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