XXVII. Avec notre costume de table nous marchions un peu au hasard, ou plutôt ne faisions que muser et nous approcher des cercles de joueurs, quand tout à coup nous aperçûmes un vieillard chauve, en tunique aurore, jouant à la paume avec de jeunes esclaves aux longs cheveux. Cette belle jeunesse, quoiqu'elle en valût bien la peine, attirait moins notre curiosité que le maître lui-même, barbon qui jouait en sandales, avec des balles vertes ; et il ne voulait plus de celles qui touchaient terre : un esclave en avait un sac plein, qui fournissait à la consommation. Nous vîmes là encore d'autres nouveautés : deux eunuques stationnaient en face l'un de l'autre dans le champ-clos ; le premier tenait un pot de chambre d'argent, le second comptait les balles, non pas celles qui selon le jeu volaient d'une main vers l'autre, chassées à tour de bras, mais celles qui tombaient par terre. Comme nous admirions ces raffinements, arrive Ménélas, qui nous dit : - C'est là l'homme chez qui vous vous attablerez ; et pardieu ! vous voyez là le prélude du souper. - Il allait poursuivre, quand Trimalchion fait claquer ses doigts, auquel signal l'eunuque lui présente le vase au milieu du jeu. Le maître soulage sa vessie, demande de l'eau pour ses mains, et se mouille légèrement les doigts, qu'il essuie aux cheveux d'un esclave.
XXVIII. Noter chaque détail eût été trop long ; nous prîmes le parti d'entrer dans le bain, et, trempés de sueur au caldarium, le moment d'après nous passâmes au rafraîchissoir. Déjà Trimalchion, ruisselant de parfums, s'y faisait essuyer, en guise de linge, avec des couvertures du plus doux molleton. Trois garçons baigneurs sablaient le falerne en sa présence ; et comme ils répandaient en se le disputant la plus grande partie du breuvage, Trimalchion de dire que c'étaient des libations en son honneur. Ensuite, enveloppé d'une peluche écarlate, on le plaça sur une litière précédée de quatre valets de pied richement chamarrés, et d'une chaise à roues qui voiturait ses amours, un vieux mignon chassieux, plus laid encore que son maître. Tandis qu'on emportait Trimalchion, un musicien s'approcha de lui avec une petite flûte, et, penché à son oreille comme s'il lui eût dit quelque secret, tout le long du chemin il ne cessa de jouer. Nous suivîmes déjà rassasiés d'admiration, et arrivâmes avec Agamemnon à la porte du palais, sur le fronton duquel était fixé un écriteau ainsi conçu :
TOUT ESCLAVE QUI SANS ORDRE DU MAITRE FRANCHIRA CETTE PORTE
RECEVRA CENT COUPS DE FOUET.
Sous le vestibule même se tenait le portier, habillé de vert, ceint d'une écharpe cerise : il écossait des pois dans un plat d'argent. Au-dessus du seuil était suspendue une cage d'or renfermant une pie au plumage bigarré, qui donnait le bonjour à ceux qui entraient.
XXIX. Or, comme je regardais toutes ces choses avec ébahissement, je faillis tomber à la renverse et me casser les jambes ; voici pourquoi. A la gauche de l'entrée, non loin de la loge du portier, un énorme dogue enchaîné était peint sur le mur, et au-dessus, en lettres capitales, on avait écrit : Gare, gare le chien ! Ma frayeur fit rire mes compagnons. Pour moi, quand j'eus recueilli mes esprits, je me remis à examiner toutes les fresques de la muraille. On y voyait un marché d'esclaves leurs écriteaux au cou, et Trimalchion lui-même, en chevelure flottante, un caducée à la main, et conduit par Minerve, faisait son entrée dans Rome. On y voyait comme quoi il avait appris à tenir les livres, puis était devenu trésorier : le peintre avait eu soin, en homme exact, de tout expliquer au moyen de légendes. A l'extrémité de la galerie, Mercure enlevait le héros par le menton, et le déposait sur le siège le plus élevé d'un tribunal. Près de lui s'empressait la Fortune, avec une immense corne d'abondance ; et les trois Parques filaient ses destins de fils d'or. Je remarquai sous cette même galerie une troupe de valets de pied qui avec leur maître s'exerçaient à la course ; puis dans un angle une vaste armoire, et dans cette armoire une châsse où étaient déposés des Lares d'argent, une Vénus de marbre, et une boîte d'or, non des plus petites, où l'on disait qu'était gardée la première barbe de Trimalchion. Je demandai au concierge quelles étaient les peintures qui occupaient le centre du portique : - L'Iliade et l'Odyssée, dit-il, avec le combat de gladiateurs donné sous Laenas.
XXX. Je n'eus pas le loisir de considérer cet entassement de merveilles. Nous étions arrivés à la salle du festin. Dans l'antichambre était l'intendant qui recevait des comptes ; mais ce que je vis de plus singulier, c'étaient des faisceaux avec leurs haches plaqués aux jambages de la porte, et finissant comme en éperon de galère, sur l'airain duquel on avait gravé :
A GAIUS POMPEIUS TRIMALCHION SEVIR AUGUSTAL,
CINNAMUS SON TRESORIER.
Au-dessous de cette inscription descendait de la voûte une lampe à deux branches, et se lisaient deux écriteaux à demeure, un pour chaque côté ; le premier, si j'ai bonne mémoire, portait ces mots :
LE III, ET LA VEILLE DES CALENDES DE JANVIER,
GAIUS NOTRE MAITRE SOUPE EN VILLE.
L'autre figurait le cours de la lune, les sept planètes, et les bons ainsi que les mauvais jours, marqués par deux sortes de clous à tête ronde. Lorsque, bien repus de ces enchantements, nous nous disposions à entrer dans la salle, un valet, préposé pour cet office, nous cria : - Du pied droit ! - A vrai dire nous tressaillîmes un instant, de peur que l'un de nous ne violât le cérémonial en passant le seuil. Ce n'est pas tout : alors que tous ensemble nous partions du pied droit, un esclave dépouillé de ses vêtements tombe à nos pieds, et nous conjure de le sauver des étrivières. C'était si peu de chose que sa faute pour la peine qui le menaçait ! Il s'était laissé voler au bain des habits du trésorier, qui valaient à peine dix sesterces ! - Faisant donc volte-face, toujours du pied droit, nous allons vers le trésorier qui comptait de l'or à son bureau, et sollicitons pour son esclave remise de la peine. Lui, relevant fièrement la tête, répondit : - C'est moins la perte qui me fâche que la négligence de ce vaurien. Il m'a perdu une robe de table dont un de mes clients m'avait fait hommage à l'anniversaire de ma naissance. Elle était de pourpre tyrienne, oui-dà ! mais elle avait déjà vu l'eau une fois. Quoi qu'il en soit, pour vous je lui fais grâce.
XXXI. Grandement obligés par tant de bonté, nous étions entrés dans la salle, quand ce même esclave pour lequel nous venions d'intercéder accourut, et nous accabla d'une étourdissante grêle de baisers, nous remerciant de notre humanité. - Au reste, ajouta-t-il, vous saurez tout à l'heure à qui vous avez rendu service. Le vin du maître est la reconnaissance du sommelier. - Enfin pourtant nous prenons place ; de jeunes esclaves d'Alexandrie épanchent sur nos mains de l'eau à la neige ; d'autres leur succèdent pour le service des pieds, dont ils nettoient les ongles avec une dextérité singulière ; et, tout en s'acquittant d'une aussi déplaisante fonction, ils ne cessaient de chanter. Je voulus m'assurer si tous les gens de la maison étaient chanteurs, et je demandai à boire. Un valet accourt, et, comme les autres, me régale d'un aigre fausset ; à chaque demande, même façon de servir. C'était à se croire au milieu d'un choeur de pantomimes, plutôt qu'à la table d'un maître de maison.
On apporte un premier service des plus somptueux ; car déjà tous les convives étaient accoudés, excepté un, Trimalchion, à qui, par un usage tout nouveau, on réservait la place d'honneur. Sur un plateau de hors-d'oeuvre était en métal de Corinthe un esturgeon, ou asellus, représenté avec un bât, lequel portait des olives, d'un côté les blanches, de l'autre les noires : le tout couronné de deux plats d'argent, au rebord desquels étaient gravés le nom de Trimalchion et le poids du métal. Des arceaux en forme de ponts supportaient des loirs saupoudrés de miel et de pavot. Il y avait aussi des cervelas placés brûlants encore sur un gril d'argent ; et par-dessous, en guise de charbons, des prunes de Syrie et des grains de grenades.
XXXII. Nous en étions à ces magnificences, lorsque Trimalchion lui-même fut apporté au bruit d'une symphonie, et déposé sur un amas de petits coussinets. Quelques étourdis éclatèrent de rire. Figurez-vous un capuchon de pourpre d'où s'échappait une tête rase, et autour d'un cou empaqueté une serviette jetée en laticlave, franges pendantes deçà et delà. Il avait aussi au petit doigt de la main gauche une énorme bague dorée, et à la dernière phalange du doigt voisin une plus petite, et, à ce qu'il me parut, tout en or, mais constellée d'acier. Non content d'étaler ces richesses, il mit à nu son bras droit, orné d'un bracelet d'or dont un cercle d'ivoire coupait les lames éblouissantes.
XXXIII. Puis, après s'être fouillé la mâchoire avec un cure-dent d'argent : - Mes amis, nous dit-il, je ne me sentais pas encore en goût de vous rejoindre ; mais mon absence vous eût fait languir, et j'ai coupé court à tout amusement. Vous permettez pourtant que je finisse ma partie ? - A deux pas était un esclave avec un damier de bois de térébinthe et des dés de cristal ; et je vis la chose du monde qui annonçait le meilleur goût : au lieu de dames blanches et noires, il avait des deniers d'or et des deniers d'argent. Tandis qu'en jouant il épuisait le vocabulaire des artisans de la dernière classe, et que le premier service nous occupait encore, un plateau fut apporté avec une corbeille où était une poule de bois sculpté, dont les ailes s'étendaient en cercle, à l'instar des poules couveuses. Aussitôt deux esclaves s'avancent, et au son des instruments se mettent à fureter dans la paille : ils en tirent un à un des oeufs de paon qu'ils distribuent aux convives. A ce petit jeu de scène, Trimalchion se retourne : - Mes amis ! ce sont des oeufs de paon que j'ai fait mettre sous cette poule. Et, pardieu ! je crains qu'ils ne soient déjà couvis : essayons pourtant s'ils se laissent encore avaler. - Chacun reçoit une cuiller qui ne pesait pas moins qu'une demi-livre, et nous brisons ces oeufs figurés en pâtisserie. Pour mon compte, je faillis jeter le mien, pensant déjà y voir le poussin formé. Puis comme j'ouïs dire à un vieux parasite : «Il doit y avoir là-dedans quelque bonne chose !» j'achevai de casser la coquille, et je trouvai un succulent bec-figue, enveloppé d'une farce de jaunes d'oeufs poivrés.
XXXIV. Trimalchion, interrompant son jeu, venait de demander sa part de chaque chose ; il autorisait à haute voix les amateurs à retourner au vin miellé, lorsqu'au brusque signal d'une nouvelle symphonie un choeur de chanteurs enlève en cadence le premier service. Durant cette tumultueuse besogne, il arrive qu'un plat d'argent tombe, et qu'un esclave le ramasse. Il est aperçu par Trimalchion qui le fait souffleter, et commande qu'on rejette le plat à terre. Et de suite un valet de chambre le vint balayer avec les autres ordures.
Tout aussitôt entrèrent deux Ethiopiens à longue chevelure, chargés de petites outres de la forme des arrosoirs qui rafraichissent le sable de l'amphithéâtre. Ils nous versèrent du vin sur les mains ; car pour de l'eau, il ne s'en offrait pas. Après les compliments que valut cette galanterie au patron : - Un contre un ! s'écria-t-il, cela plaît à Mars. - En conséquence il veut que chacun ait sa table à lui seul ; et par parenthèse il ajoute : - Cette puante valetaille, n'étant plus entassée sur le même point, nous suffoquera moins. - A ce moment on apporte des amphores de verre soigneusement cachetées, sur le cou desquelles sont fixées des étiquettes ainsi conçues :
FALERNE DU CONSULAT D'OPIMIUS, AGE DE CENT ANS.
Comme nous déchiffrions ces étiquettes, Trimalchion frappa ses mains l'une contre l'autre : - Hélas ! hélas ! s'écria-t-il, le vin vit donc plus longtemps que nous autres chétifs ! Eh bien, qu'il arrose nos poumons : le vin, c'est la vie. Je vous le garantis véritable Opimien ; hier je n'en ai pas servi de si bon, et j'avais certes meilleure compagnie à souper. - Et l'on boit, et l'on s'extasie tout au long sur ses munificences. Et un esclave apporte un squelette d'argent si bien exécuté, que les articulations et les vertèbres en étaient flexibles et se tournaient dans tous les sens. Quand il l'eut bien placé et replacé sur la table, et figuré différentes postures au moyen de ses souples ressorts, Trimalchion dit son mot :
O misère ! ô pitié ! que tout l'homme n'est rien ! Qu'elle est fragile, hélas ! la trame de sa vie ! Tel sera chez Pluton votre état et le mien : Vivons donc, tant que l'âge à jouir nous convie. |
XXXV. A l'élégie succéda le second service, dont en vérité la splendeur ne fut pas selon notre attente. Sa nouveauté pourtant attira tous les regards. C'était un surtout en forme de globe, représentant les douze signes du Zodiaque rangés en cercle. Par-dessus chaque signe le maître d'hôtel avait placé le mets analogue et correspondant : sur le Bélier, des pois chiches cornus ; sur le Taureau, une pièce de boeuf ; sur les Gémeaux, des testicules et des rognons ; sur l'Ecrevisse, une couronne ; sur le Lion, des figues d'Afrique ; sur la Vierge, une matrice de jeune truie ; sur la Balance, deux bassins couverts, l'un d'une tourte, l'autre d'un gâteau ; sur le Scorpion, un petit poisson de mer de ce nom ; sur le Sagittaire, un lièvre ; sur le Capricorne, une langouste ; sur le Verseau, une oie ; sur les Poissons, deux surmulets. Au centre, une touffe de gazon ciselée se couronnait d'un rayon de miel. Un esclave égyptien portait à la ronde du pain dans un petit four d'argent, en tirant de son rauque gosier un hymne en l'honneur de je ne sais quelle infusion de laser et de vin. Comme nous abordions assez tristement de si pauvres mets : - Croyez-moi, dit Trimalchion, faisons honneur au souper : c'est là le fin de notre affaire. -
XXXVI. Dès qu'il eut dit, nouvelle symphonie : quatre danseurs accourent, et la partie supérieure du globe est enlevée par eux. Cela fait, nous vîmes au-dessous, à savoir comme nouveau service, des volailles grasses, des tétines de truie, et un lièvre au milieu, décoré d'une paire d'ailes pour figurer Pégase. Nous remarquâmes aux angles du surtout quatre satyres. De leurs cornemuses jaillissait une sauce de garum poivré, sur des poissons qui nageaient dans cet autre Euripe. Tout éclate en applaudissements, à commencer par les valets, et l'on attaque gaîment des mets d'un choix aussi exquis. Trimalchion ne fut pas moins charmé que nous de la surprise : - Coupez ! s'écria-t-il. - Aussitôt s'avance l'écuyer tranchant ; et, mesurant ses gestes sur l'orchestre, il va déchiquetant les morceaux de telle sorte, qu'on eût dit un conducteur de chars qui court dans la lice aux sons de l'orgue hydraulique. Cependant Trimalchion disait toujours en radoucissant sa voix : - Coupez ! coupez ! - Me doutant bien que quelque gentillesse se cachait sous ce mot si souvent répété, je pris la liberté de questionner là-dessus le voisin qui me primait immédiatement. Celui-ci, comme s'étant maintefois trouvé à pareilles scènes, me dit : - Voyez-vous cet homme qui découpe ? Il se nomme Coupez. Ainsi chaque fois que le patron dit : Coupez, il appelle et commande d'un seul mot.
XXXVII. Pour le coup, je n'eus plus la force de toucher à rien ; mais, me tournant tout à fait du côté de mon voisin pour en recueillir le plus de renseignements possibles, je fis remonter fort haut mes questions, et lui demandai quelle était cette femme qui allait et venait avec tant d'activité. - C'est, me dit-il, la femme de Trimaichion, Fortunata, comme on l'appelle, qui mesure les écus au boisseau. - Et avant son mariage qu'était-elle ? - Votre bon génie me le pardonne, vous n'auriez pas voulu prendre du pain de sa main. Aujourd'hui, on ne sait pourquoi ni comment, elle est au haut de la roue ; c'est enfin l'âme de Trimalchion. Pour tout dire, si en plein midi elle lui soutenait qu'il fait nuit, il le croirait. Lui-même ne sait pas ce qu'il possède, tant il est richissime ; mais cette digne ménagère a l'oeil à tout, et se trouve où on ne la devinerait pas. Frugale, sobre, de bon conseil, elle est pourtant mauvaise langue, vraie pie de chevet ; quand elle aime, elle aime bien, quand elle n'aime pas, c'est aussi tout de bon. Pour le mari, il a des terres... à lasser le vol d'un milan ; et les intérêts des intérêts ! 11 y a plus d'argent qui chôme dans la loge de son portier que qui que ce soit n'en a pour tout vaillant. Et de l'or ! tout autant. Quant à ses esclaves, bah ! non, par Hercule ! je le crois, pas un sur dix qui connaisse son maître. Que vous dirai-je ? chacun de ces pauvres gens se cacherait, à un mot de lui, sous une feuille de rue.
XXXVIII. N'allez pas croire qu'il achète rien : tout croit dans ses domaines, laine, cires, poivre ; du lait de poule, si vous en demandiez, on vous en trouverait. Par exemple, ses laines n'étaient pas des meilleures : il fit acheter des béliers à Tarente pour renouveler ses troupeaux. Pour avoir du miel attique de son cru, il a fait venir d'Athènes des abeilles, vu que celles du pays doivent gagner un peu au croisement de la race grecque. Tenez : ces jours derniers il a écrit dans l'Inde qu'on lui fît passer de la graine de champignons ; bref, il n'a pas une seule mule qui ne soit née d'un onagre. Vous voyez tous ces lits : pas un qui n'ait sa bourre de laine pourpre ou écarlate. Dieux ! l'heureux mortel !
Quant aux autres, ses coaffranchis, gardez-vous de les mépriser. Ils sont des plus cossus. Celui-là, voyez-vous, le dernier du dernier lit, il a aujourd'hui ses 800 mille sesterces ; parti de rien, il a prospéré ; son métier était il n'y a pas longtemps de porter du bois sur son cou. Mais, à ce que content les gens (moi je ne sais rien, je l'ai ouï dire), ayant dernièrement attrapé à un incube son chapeau, il a trouvé un trésor. Je ne suis jaloux de personne, quand on le tient d'un dieu n'importe comment : il n'en est pas moins sous le coup du soufflet ; au surplus, il ne se veut pas de mal ; et, à preuve, ces jours passés, il a fait afficher sur sa porte :
C. POMPEIUS DIOGENES, A DATER DES CALENDES DE JUILLET,
MET SA CHAMBRE A LOUER, AYANT LUI-MEME ACHETE LA MAISON.
- Et cet autre, qui tient une place d'affranchi, quelles bonnes affaires a-t-il faites ? - Je ne lui en fais pas reproche : il s'est vu à la tête d'un million de sesterces ; mais il a mal mené sa barque. Il n'a, je crois, pas un cheveu libre d'hypothèque ; et, par Hercule ! ce n'est pas sa faute, car il n'y a pas plus brave homme que lui ; nais ses scélérats d'affranchis ont tout tiré à eux. Or, voyez-vous, quand la marmite du camarade ne bout plus, et qu'une fois la chance tourne mal, les amis décampent. - Et quel honnête commerce exerçait-il pour être tombé de la sorte ? - Voici : une entreprise de funérailles. Son ordinaire était celui d'un roi : sangliers rôtis dans leurs soies, pièces de four, oiseaux rares, cerfs ; ses cuisiniers-pâtisseurs répandaient plus de vin sous leur table que tel autre n'en a dans son cellier. - C'est là un rêve, plutôt qu'une vie d'homme ! - Et même, ses affaires venant à chanceler, comme il craignait que ses créanciers ne le crussent en déconfiture, il fit afficher cet avis :
JULIUS PROCULUS FERA UN ENCAN DU SUPERFLU DE SON MOBILIER.
XXXIX. Trimalchion interrompit l'intéressant narrateur. Déjà on avait enlevé le service, et chaque convive en gaieté ne songeait plus qu'à boire et qu'à parler pour tout l'auditoire à la fois. Le patron donc s'accoude fièrement, et dit : Il faut égayer notre vin ; il faut que nos poissons puissent nager. A propos : croyez-vous que je me contente de ces mets que vous venez de voir enfermés comme dans un étui ? Est-ce ainsi que vous jugez, Ulysse ? Que dites-vous du mot ? Il faut bien même à table savoir sa Philologie. C'est mon patron (ses os reposent en paix !) qui a voulu faire de moi ce qui s'appelle un homme. Aussi ne peut-on rien me présenter qui me soit inconnu, non plus qu'à Ulysse qui, tant soit peu farouche, eut pourtant du savoir-faire. Ce ciel, où habite une douzaine de Dieux, se métamorphose en autant de figures ; par exemple, il devient Bélier : c'est pourquoi quiconque naît sous ce signe a beaucoup de troupeaux, beaucoup de laine, la tête dure par-dessus le marché, le front déhonté, la corne pointue. Cette constellation produit la plupart des gens d'école et de chicane. - Nous applaudissons à cette politesse de l'astrologue, et il continue : - Ensuite tout le ciel se fait petit Taureau. Pour lors naissent les récalcitrants, les bouviers, et ceux qui ne songent qu'à se repaître eux-mêmes. Sous les Gémeaux naît tout ce qui va par couples : les boeufs, ceux qui ont le plus de ce que n'ont pas les eunuques, ceux qui en amour tournent volontiers le feuillet. Quant à l'Ecrevisse, c'est mon signe : aussi ai-je force pieds pour me tenir, et sur mer et sur terre force possessions ; car l'écrevisse va sur les deux exactement : c'est pourquoi j'ai été longtemps à ne rien placer sur ce signe, de peur d'étouffer mon horoscope. Sous le Lion naissent les gros mangeurs et les despotes ; sous la Vierge, les femmes, les poltrons et les esclaves ; sous la Balance, les bouchers, les parfumeurs, et tous ceux qui vendent au poids ; sous le Scorpion, les empoisonneurs et les coupe-jarrets; sous le Sagittaire, ces drôles à l'oeil louche qui ont l'air de regarder les légumes et qui décrochent le lard ; sous le Capricorne, les crocheteurs, à qui leurs fatigues durcissent la peau comme de la corne; sous le Verseau, les cabaretiers et les têtes de citrouille ; sous les Poissons, les cuisiniers et Ies rhéteurs. Ainsi tourne le monde, comme une meule, et toujours pour notre malheur, soit qu'on y vienne, soit qu'on en parte. Si vous voyez ce gazon au milieu, et sur le gazon un rayon de miel, rien n'est fait là sans intention. C'est la terre, notre mère à tous, (lui est au centre, ronde comme un oeuf, et qui renferme en soi tous les biens, comme ce rayon de miel. -
XL. Bravo ! s'écrie-t-on tout d'une voix ; et, les bras levés vers le plafond, nous jurons qu'Hipparque et Aratus n'étaient pas comparables à notre hôte. Cela dura jusqu'à l'arrivée des officiers de table, qui étendirent sur nos lits des tapis où étaient figurés en broderie des filets, et des piqueurs armés d'épieux, et tout l'équipage d'une chasse. Nous ne savions encore où porter nos conjectures, lorsqu'en dehors de la salle de grands cris s'élèvent, et tout à coup des chiens de Laconie s'en viennent courir autour de la table. Ils étaient suivis d'un plateau où gisait un sanglier de première grandeur, coiffé du bonnet d'affranchi, et portant accrochées à ses défenses deux petites corbeilles tissues de feuilles de palmier, l'une remplie de dattes de Syrie, l'autre de dattes de la Thébaïde. Il était entouré de marcassins en pâte cuite qui semblaient chercher la mamelle et dire : Prenez que ceci est une laie ; les convives qui les eurent purent les emporter. Du reste, pour dépecer cette pièce, ce ne fut point Coupez, l'écuyer tranchant des volailles, qui fut appelé, mais une espèce de géant barbu, ceint d'un tablier qui lui allait aux genoux, affublé du costume bariolé et muni du couteau de chasseur. Il tire son arme, en donne un coup furieux dans le flanc de l'animal ; et de la plaie qu'il ouvre part un essaim de grives. Des oiseleurs, apostés avec leurs baguettes, les épient dans leur vol autour de la salle, et en un moment les rattrapent. Puis, en ayant fait remettre une à chacun de nous, Trimalchion ajouta : - Maintenant voyez si ce pore sauvage a mangé tout le gland. - Aussitôt les valets s'approchent des corbeilles suspendues aux défenses, et les deux espèces de dattes sont en nombre égal distribuées aux convives.
XLI. Moi cependant, placé que j'étais un peu à l'écart, je me torturais l'esprit en cent façons pour m'expliquer cette entrée du sanglier avec un bonnet. Quand j'eus épuisé la série des suppositions les plus saugrenues, je pris sur moi d'interroger encore mon interprète sur le point qui me tracassait. - En vérité, me dit-il, votre esclave même pourrait vous l'apprendre ; il n'y a pas là d'énigme : la chose est toute claire. Ce sanglier, ayant eu hier à bon droit les honneurs du festin, recut son congé des convives ; et aujourd'hui c'est comme affranchi qu'il fait sa rentrée dans cette salle. - Je maudis ma stupidité, et ne fis plus d'autre question, pour n'avoir pas l'air de ne m'être jamais trouvé à la table de gens comme il faut. Pendant notre colloque, un jeune et bel esclave, couronné de pampre et de lierre, se faisant appeler tantôt Bromius, tantôt Lynus, ou Evius, portait une corbeille de raisins à la ronde, et déclamait des poésies de son maître d'un tonde fausset des plus aigus. A cette voix Trimalchion se tourne, et dit : - Bacchus, je te fais libre. - L'enfant décoiffe le sanglier, et se met le bonnet sur la tête. Alors son maître reprend : - Vous ne nierez pas que je n'aie sous mes ordres le père de la liberté, moi qui la lui donne. - On applaudit au jeu de mots ; et chacun embrasse à son tour de bien bon coeur le beau Bacchus. A la fin du service, le patron se leva pour aller à la garde-robe. Et nous, devenus libres par l'absence du despote, nous nous mîmes à agacer la loquacité des convives. Alors commence un nommé Primus, après avoir demandé du raisin au père de la liberté : - Le jour n'est, ma foi, rien : à peine s'est-on retourné qu'il est nuit. On n'a donc rien de mieux à faire que d'aller droit du lit à la table. Et quel joli froid nous avons eu ! A peine le bain m'a-t-il réchauffé ; c'est bien boire qui tient chaud, voilà mon manteau à moi. J'ai tant filé de ce coton rouge que j'en suis tout bête : le vin m'est monté au cerveau. -
XLII. Séleucus reprit le thème inachevé : - Ni moi non plus, je ne vais pas tous les jours au bain ; c'est là un métier de foulon. L'eau a des dents : le coeur se fond dans l'eau petit à petit ; mais quand je me suis cuirassé l'estomac avec de bon vin, je dis au froid : Va te promener. D'ailleurs je ne pouvais me baigner aujourd'hui : j'ai été à un enterrement. Un charmant homme, ce bon Chrysante, vient de cracher son âme ; il n'y a qu'un instant, qu'un instant, qu'il m'appelait encore ; il me semble que je lui parle. Hélas ! que sommes-nous ? des outres gonflées qui vont sur deux pieds ; moins que des mouches ; encore les mouches ont-elles quelque vertu : nous, nous ne valons pas plus que des bulles d'eau. Et s'il n'avait pas fait diète ? Depuis cinq jours pas une goutte d'eau n'est entrée dans sa bouche, pas une miette de pain : il est parti tout de même. C'est le grand nombre de médecins qui l'a tué, ou plutôt sa mauvaise étoile ; car le médecin n'est bon à rien, qu'à tranquilliser le moral. Au reste, l'enterrement a été bien. Il était sur son lit de table avec de bonnes couvertures ; les pleureuses ont fait merveille ; il a affranchi quelques esclaves : eh bien, sa femme ne l'a pleuré que d'un oeil. Qu'aurait-elle fait, s'il ne l'avait pas si bien traitée ? Mais la femme ! qu'est-ce que la femme ? Race de milan ; il ne faut pas lui faire le moindre bien : c'est exactement comme si on le jetait dans un puits ; et un vieil attachement est une vraie prison. -
XLIII. A mon grand regret Philéros lui coupa la parole : - Songeons aux vivants, s'écria-t-il. Celui-ci a reçu son compte : il a vécu honorablement, on l'a enterré de même ; qu'a-t-il à se plaindre ? Il a commencé par un denier ; et il était homme à ramasser avec les dents une obole sur un fumier. Aussi s'est-il arrondi, tant qu'il a pu s'arrondir, comme un rayon de miel. Je crois, par Hercule ! qu'il a laissé cent mille grands sesterces ; et il avait tout en numéraire. Mais je vous conterai la chose au vrai, moi qui ai, comme on dit, mangé de la langue de chien. Il était fort en gueule, chicaneur, la discorde en personne. Son frère était un homme de coeur, aimant qui l'aimait, la main libérale, et bonne table ; lui aussi dans le principe a plumé l'oiseau de mauvais augure ; mais sa première vendange lui a redressé la taille, car il a vendu son vin tout ce qu'il a voulu ; et ce qui lui a fait encore relever le menton, c'est un héritage dont il a su s'approprier plus qu'il ne lui revenait. Puis voilà ma bûche qui, brouillé avec son frère, lègue son avoir à je ne sais quel homme de rien. On va loin quand on fuit les siens. Des valets, qu'il écoutait comme des oracles, l'ont poussé à sa perte. Jamais on n'opérera que de travers si on se livre trop vite, surtout dans le commerce : toujours est-il vrai qu'il a joui tant qu'il a vécu, pour avoir touché plus qu'il ne lui était destiné. Enfant gâté de la fortune, sous sa main le plomb se changeait en or. Et l'on a bien aisé quand tout vient cadrer selon vos vues. Mais savez-vous quelle somme d'années il enterre avec lui ? Soixante-dix et plus. Aussi avait-il une santé de fer, portant bien son âge, et noir de poil comme corbeau. Je l'ai dans le temps connu mignon, et vieux il était encore fier gaillard : non, par Hercule ! il n'aurait, je crois, pas respecté le chien de la maison. Il aimait aussi la fillette, et faisait flèche de tout bois ; non que je l'en blâme, car c'est tout ce qu'il emporte de ce monde. -
XLIV. Ici s'arrêta Philéros ; Ganymède reprit : - Vous contez là des choses qui n'intéressent ni ciel ni terre ; et personne ne songe à la disette qui nous ronge. Non, pardieu ! aujourd'hui je n'ai pas pu me procurer une bouchée de pain. Comment cela ? c'est que la sécheresse continue : voilà un an que je n'ai rompu le jeûne. C'est que les édiles (mais malheur à eux !) s'entendent avec les boulangers : soutiens-moi, je te soutiendrai. Et le pauvre peuple pâtit, tandis que ces mâchoires privilégiées font tous les jours Saturnales. Oh ! si nous avions ces lurons que j'ai trouvés ici à mon arrivée d'Asie ! On vivait alors ! on était comme en pleine Sicile; et ces masques d'édiles on les souffletait si bien, que Jupiter n'était plus leur ami. Ah ! je me rappelle Safinius, qui logeait, dans mon enfance, auprès du vieil arc de triomphe : c'était un salpêtre, ce n'était pas un homme. Il brillait le pavé sous ses pas ; coeur droit, coeur loyal, aimant qui l'aimait : vous auriez hardiment joué avec lui à la mourre sans y voir. Et au forum donc ! Il vous pilait ses adversaires comme dans un mortier ; il ne parlait point par figures : il nommait tout par son nom, comme à un enrôlement. Sa voix en plaidant résonnait comme une trompette, sans jamais suer ni cracher. Je pense, au fait, qu'il avait quelque chose d'asiatique. Et qu'il était affable ! nous rendant nos saluts sans oublier le nom de personne, comme eût fait notre égal. Aussi, dans ce temps-là, le vivre était pour rien. Un pain que vous achetiez un sou, deux hommes affamés n'auraient pas pu le manger : à présent vous l'avez moins gros que l'oeil d'un boeuf. Hélas ! hélas ! c'est tous les jours pis. La Colonie s'en va comme la queue d'un veau, en rétrécissant. Comment ça ne serait-il pas, avec un édile qui ne vaut pas trois figues, et qui aime mieux un sou dans sa poche que notre vie à tous ? Aussi fait-il bombance chez lui : il touche en un jour plus d'écus que tel riche n'en a pour tout vaillant. Je sais de bonne part d'où il a reçu mille deniers d'or ; mais, si nous avions du sang sous les ongles, il ne ferait pas tant le fier. Mais voilà le peuple : vrai lion chez lui, et dehors poltron comme renard. Pour mon compte, j'ai déjà mangé mes nippes ; et si la cherté ne cesse pas, je vendrai ma baraque. Car enfin que deviendra-t-on, si ni dieux ni hommes n'ont pitié de la Colonie ? Le ciel me sauve moi et les miens, comme je suis sûr que tout ceci nous vient de là-haut ! Pourquoi ? C'est que personne ne croit que les dieux soient des dieux ; personne n'observe le jeûne, et ne fait cas de Jupiter plus que d'un poil de barbe : chacun, aveugle sur tout le reste, ne songe qu'à compter son or. Autrefois les matrones allaient nu-pieds sur la montagne, les cheveux épars et l'âme pure, demander de la pluie à Jupiter, et tout de suite il pleuvait à seaux ou ce jour-là, ou jamais ; et tous riaient de se voir mouillés comme des rats d'eau. Aujourd'hui les dieux ont les pieds liés pour venir à notre secours : on n'a plus de religion, et la campagne est perdue.
XLV. - Je vous en prie, dit Echion le ravaudeur, tenez de meilleurs propos. Tout n'est qu'heur et malheur, disait ce paysan qui avait perdu son porc bigarré. Aujourd'hui une chose, demain l'autre : c'est le train de la vie. On ne peut, ma foi, pas dire que le pays en irait mieux s'il avait des hommes à sa tête ; mais il pâtit pour le moment et ne se ressemble plus. Ne soyons pas trop difficiles : on est partout sous le milieu du ciel. Si vous étiez ailleurs, vous diriez qu'ici les cochons se promènent tout rôtis dans les rues. Et voyez : n'allons-nous pas avoir un combat de première qualité dans trois jours, le jour de la fête ? Point de gladiateurs du commun : des affranchis en masse. Et Titus, mon maître, a le coeur grand, la tête chaude : de façon ou d'autre on verra des siennes ; et je le connais bien : je suis de sa maison. Avec lui point de quartier ; le fer sera de bonne trempe ; pas moyen de lâcher pied ; les viandes à distribuer au peuple seront au centre, pour que l'amphithéâtre voie : et le patron a de quoi. Il a recueilli trente millions de sesterces ; son père vient de mourir. Il en jetterait quatre cent mille par les fenêtres que sa fortune ne s'en ressentirait pas : on parlera éternellement de celui-là. Il a déjà quelques petits chevaux barbes, une conductrice de chars à la gauloise, et le trésorier de Glycon qui fut surpris comme il fétoyait la femme de son maître. Vous rirez de voir le public prendre parti, ceux-ci pour les jaloux, ceux-là pour les favoris. Donc ce Glycon, qui ne vaut pas un sesterce, a condamné aux bêtes son trésorier. C'est ce qui s'appelle afficher sa honte. En quoi a-t-il manqué, cet esclave ? Il a été forcé de faire la chose. C'est elle plutôt, la vilaine, qui méritait d'être encornée par le taureau ; mais qui ne peut frapper l'âne frappe le bat. Et puis Glycon pensait-il qu'une mauvaise graine, la fille à Hermogène, donnerait jamais rien de bon ? Cet Hermogène vous eût rogné au vol les serres d'un milan. Couleuvre n'engendre pas d'anguille. Glycon ! Glycon ! tu t'es puni toi-même : aussi toute ta vie en porteras-tu le stigmate, et tu ne l'effaceras que dans l'autre monde. Mais les sottises regardent ceux qui les font.
Je flaire déjà d'ici le festin que va nous donner Mammea : deux deniers d'or à moi et aux miens. S'il fait cela, ma foi qu'il supplante tout à fait Norbanus dans la faveur publique ; je réponds qu'il voguera pour lors à pleines voiles. Et, au fond, qu'est-ce que ce Norbanus a fait de bien pour nous ? Il nous a donné des gladiateurs à un sesterce pièce, tout décrépits, que d'un souffle on eût jetés bas ; j'en ai vu de meilleurs mangés par les bêtes aux flambeaux ; enfin on eût dit un combat de coqs. L'un était lourd à ne se pouvoir traîner ; l'autre avait des jambes de basset ; le troisième, qui était mort d'avance, eut les jarrets coupés. Le seul qui eût un peu de mine était un Thrace : encore ne se battait-il que quand on lui criait de se battre. Tous, en fin de compte, furent passés aux lanières, tant ils s'étaient montrés de purs rebuts de pacotille, de vrais fuyards, là. - Je t'ai pourtant donné un spectacle, me dit notre homme. - Et moi mes applaudissements. Comptez bien : je vous donne mieux que je n'ai reçu. Une main lave l'autre.
XLVI. Vous m'avez l'air, Agamemnon, de dire : A quel propos ce bavard nous assourdit-il ? C'est que vous, qui pourriez parler, n'ouvrez pas la bouche. Vous ne logez pas à notre enseigne ; et ce que disent les pauvres gens vous fait rire. Nous savons que vous êtes bouffi de... littérature : eh bien ! après ? L'un de ces jours je vous déciderai à venir à la campagne voir nos petits pénates ; nous trouverons de quoi manger : un poulet, des oeufs. Nous serons gentiment, quoique cette année, vu les intempéries de la saison, la campagne soit tout en deuil. Oui, oui, nous trouverons à nous rassasier. Je vous élève aussi un disciple, mon petit Cicaro, qui dit déjà les quatre divisions de l'as ; s'il vit, vous aurez là un petit serviteur toujours à vos côtés. C'est que, dès qu'il a un moment, il ne lève pas la tête de dessus ses tablettes. Il a des moyens, et bon coeur : mais il aime les oiseaux, c'est sa maladie. Je lui ai déjà tué trois chardonnerets, que je lui ai dit que la belette avait mangés : eh bien, il en a trouvé d'autres, apprivoisés. Il a aussi beaucoup de plaisir à peindre. Au reste, il a déjà envoyé promener le grec, et il ne mord pas mal au latin, quoique son maître soit un pédant. Il ne se fixe à rien ; il vient me dire : Donne-moi des livres ; puis il ne veut plus travailler. Il a un second maître, pas fort savant, mais fort zélé, qui enseigne même ce qu'il ne sait pas. Les jours de fête il vient à la maison, et, si peu qu'on lui donne, il est content. Je viens d'acheter à l'enfant quelques livres de chicane, parce que je veux, pour le besoin de mes affaires, qu'il tâte un peu du droit (c'est un gagne-pain cela) ; car de littérature il en est assez barbouillé. S'il regimbe, mon parti est pris : je lui fais apprendre une bonne profession ou de barbier, ou de crieur public, ou au moins d'avocat, qu'il ne puisse perdre qu'à la mort. Aussi je lui crie chaque jour : Mon aîné, crois-moi bien, tout ce que tu apprends c'est pour toi. Vois Philéros l'avocat : s'il n'avait pas étudié, il aurait les dents longues aujourd'hui. Il n'y a qu'un instant, qu'un instant, qu'il portait la balle sur le dos ; à présent il va jusqu'à tenir tête à Norbanus. La science est un trésor, et le talent ne meurt jamais de faim».
XLVII. Ainsi se décochaient fadaises sur fadaises, lorsque Trimalchion rentra. Il s'essuya le front, se lava les mains avec du parfum, et après une légère pause : - Excusez-moi, dit-il, mes amis ; depuis plusieurs jours mon ventre ne m'obéit point, et les médecins ne s'y reconnaissent plus : pourtant je me suis bien trouvé d'une décoction d'écorce de grenade et de sapin au vinaigre, et j'espère que ce méchant valet a déjà honte de sa paresse : autrement, ce sont dans la région de l'estomac des mugissements comme ceux d'un taureau. En conséquence, si quelqu'un de vous désire se procurer quelque soulagement, il peut le faire sans en être confusionné. Nous ne sommes pas de fer. Pour moi, je n'imagine pas de supplice comme de se retenir. C'est la seule chose dont Jupiter même ne soit pas maître. Tu ris, Fortunata, toi qui sur cet article-là m'empêches la nuit de fermer l'oeil ! Au reste, à ma table je n'ai interdit à personne de se mettre tout à fait à l'aise : et les médecins ne défendent-ils pas de se contraindre ? Si même quelque chose de plus sérieux vous presse, vous avez tout sous la main à deux pas de la porte, l'eau, la chaise, et autres menues propretés. Croyez-moi : ces vapeurs gastriques, quand elles montent au cerveau, refluent sur tout le reste du corps. Beaucoup sont morts, à ma connaissance, faute de s'être ainsi parlé franc. - Nous lui rendons grâce de tant d'honnêteté et de courtoisie, et buvons coup sur coup à petites gorgées, pour étouffer nos rires.
Mais nous ne savions pas encore que dans ce pays de merveilles nous n'étions, comme on dit, qu'à mi-côte. En effet, nos tables desservies au son des instruments, trois cochons blancs sont amenés dans la salle, ornés de jolies muselières et de grelots. - Le premier a deux ans, nous dit
leur introducteur ; le second, trois ; le dernier est déjà vieux. - Moi je pensais que c'étaient des porcs acrobates, et que ces animaux, comme on en voit aux cirques, allaient faire quelques tours surprenants. Trimalchion mit fin à notre attente : - Lequel voulez-vous, nous dit-il, qu'on vous apprête sur-le-champ ? Un malappris vous servira un coq, un faisan, quelques misères pareilles : mes cuisiniers à moi font cuire des veaux entiers dans leurs chaudières - Et il fait de suite appeler un cuisinier, et, sans attendre notre choix, il lui ordonne de tuer le plus vieux de ces porcs. Puis, haussant la voix : - De quelle décurie es-tu ? - De la quarantième, dit l'esclave. - Es-tu né chez moi, ou acheté ? - Ni l'un ni l'autre. Je vous ai été légué par le testament de Pansa. -Vois donc à nous servir bien vite ; sinon, je te fais reléguer dans la décurie des valets de ferme. - Et l'autre, à cet avertissement souverain, se sauve dans la cuisine où sa bête le conduit.
XLVIII. Trimalchion, radoucissant pour nous son visage, dit alors : - Si vous n'êtes pas contents du vin, je le changerai ; mais non, rendez-le bon, en y faisant honneur. Grâce aux Dieux, je ne l'achète pas ; et tout ce qui à ma table fait venir l'eau à la bouche est le produit d'un bien que j'ai près de la ville, et que je ne connais pas encore. On le dit limitrophe de Terracine et de Tarente. A présent je veux joindre la Sicile à mes petites possessions, pour que, si l'envie me prend de voir l'Afrique, la traversée se fasse par mes domaines.
Mais contez-moi, Agamemnon, quelle controverse vous avez déclamée aujourd'hui. Moi, voyez-vous, si je ne plaide pas de causes, je n'en ai pas moins fait mes études dans la division du discours ; non, ne croyez pas que j'aie dédaigné la littérature : j'ai trois bibliothèques, une grecque, l'autre, latine. Allons, faites-moi l'amitié de me dire l'argument de votre déclamation. - Agamemnon ayant commencé : - Un pauvre et un riche étaient ennemis... - Trimalchion demanda : - Qu'est-ce qu'un pauvre ? - Ah ! charmant ! reprit l'orateur ; et il développe je ne sais quelle controverse. De suite Trimalchion conclut : «Si le fait existe, il n'y a pas de controverse ; s'il n'existe pas, il n'y a rien». Voyant ce dilemme et le reste accueilli par un torrent d'acclamations, il poursuit : - De grâce, Agamemnon, mon cher ami, les douze travaux d'Hercule, les savez-vous ? et l'aventure d'Ulysse, comme quoi le Cyclope lui enleva sa maîtresse changée en pourceau ? J'ai si souvent lu cela dans Homère quand j'étais petit ! Et la Sibylle donc ! A Cumes je l'ai moi-même vue, de mes propres yeux, suspendue dans une fiole ; et quand les enfants lui disaient : Sibylle, que veux-tu ? Elle répondait : Je veux mourir. -
XLIX. Il n'avait pas craché toutes ses sottises, lorsqu'un plateau chargé d'un énorme porc parut sur la table envahie. Chacun d'admirer tant de diligence, et de jurer qu'un poulet n'aurait pu être sitôt cuit ; d'autant mieux que le porc nous paraissait bien plus gros que tout à l'heure le sanglier. Cependant Trimalchion, qui l'examinait de plus en plus attentivement, s'écria : - Comment ! comment ! ce porc n'est pas vidé ? Non, par Hercule ! il ne l'est pas. Faites, faites comparaître le cuisinier. - Et voilà l'esclave debout devant la table et penaud, qui dit qu'il a oublié. - Comment ! oublié ! Ne dirait-on pas qu'il n'y manque que le poivre ou le cumin ? Dépouillez-moi ce maraud. - Aussitôt fait que dit : on met tout nu le cuisinier, qui se tient d'un air piteux entre ses deux exécuteurs. L'assemblée intercède : - C'est une faute ordinaire ; nous vous en prions, faites-lui grâce ; s'il y retombe, aucun de nous ne sollicitera pour lui. - J'étais, moi, d'une sévérité implacable ; je n'y tenais plus, et, me penchant vers l'oreille d'Agamemnon : - Certes, lui dis-je, il faut que ce valet soit un fier vaurien est-ce qu'on oublie de vider un porc ? Non, pardieu ! je ne lui ferais pas grâce, ne s'agît-il que d'un poisson. - Trimalchion ne pensa pas de même ; et, déridant son visage tout épanoui de gaieté : - Eh bien, puisque tu as si mauvaise mémoire, vide-le devant nous. - Le cuisinier remet sa tunique, saisit un coutelas, entame par-ci par-là d'une main circonspecte le ventre de l'animal ; et soudain, par les ouvertures élargies sous le poids qui les presse, boudins et saucisses s'échappent par monceaux.
L. A ce coup de théâtre toute la valetaille applaudit, et cria en choeur : Vive Gaïus ! Le cuisinier fut gratifié d'une rasade, voire d'une couronne d'argent ; et la coupe où il but était sur soucoupe corinthienne. Comme Agamemnon la considérait de près, Trimalchion dit : - Je suis le seul qui possède de véritables corinthes. - Je m'attendais qu'il allait dire, avec son impertinence ordinaire, qu'on lui apportait sa vaisselle de Corinthe même. Il fit mieux : - Et peut-être voulez-vous savoir, ajouta-t-il, comment je suis seul possesseur du vrai corinthe ? C'est que le fabricant qui me fournit s'appelle Corinthe ; or qu'y a-t-il de plus corinthien que d'avoir Corinthe à ses ordres ? Et n'allez pas me prendre pour un ignorant : je sais parfaitement bien l'origine première de ce métal. A la prise de Troie, Annibal, fin matois et maître fripon, fit jeter toutes les statues d'airain, d'or et d'argent sur un seul bûcher, et y mit le feu. Il s'opéra un alliage où l'airain dominait. Et de cette masse les fabricants prirent pour faire des plats, des bassins, des statuettes. De là le corinthe, métal unique né de trois métaux, qui n'est pas plus l'un que l'autre. Vous me permettrez de vous dire que pour mon compte j'aime mieux le verre : beaucoup n'en veulent point. S'il ne se cassait pas, je le préférerais à l'or ; tel qu'il est, il n'a pas de valeur.
LI. Il y eut pourtant un ouvrier qui fabriqua une fiole de verre laquelle ne se cassait point. Il fut admis à en faire hommage à César ; après quoi, l'ayant reprise des mains de l'empereur, il la lança sur le pavé. Le prince effrayé comme on ne peut l'être davantage, l'ouvrier ramasse sa fiole : elle était bossuée, tout comme un vase d'airain. Cet homme alors tire un petit marteau de sa ceinture, et tranquillement et fort joliment remet la fiole en état. Cela fait, il pensait déjà tenir Jupiter par les pieds, surtout quand l'empereur lui demanda : - Quelque autre que toi a-t-il le secret de cette composition ? Pèse bien ta réponse. Sur sa négative, César lui fit trancher la tête ; car enfin, si ce secret eût été connu, on ne ferait pas plus de cas de l'or que de la boue.
LII. L'argenterie, voilà ma passion. J'ai des gobelets qui tiennent une urne, un peu plus, un peu moins. On y voit comment Cassandre égorgea ses fils ; et leurs cadavres sont si bien jetés qu'on les croirait vivants. J'ai une aiguière que m'a laissée le premier des patrons, qui est le mien, où Dédale enferme Niobé dans le cheval de Troie. J'ai aussi les combats d'Herméros et de Pétracte ciselés sur des coupes : tout cela d'un beau poids ; et ce que mon goût pour les arts me procure, je ne le vends à aucun prix. - Comme il en était là, un valet laisse tomber un vase à boire ; Trimalchion se retourne : - Vite ! punis-toi toi-même, étourdi que tu es. - Et le valet de marmotter entre ses lèvres une supplication. Mais l'autre : - Que me veux-tu ? Est-ce que je suis tracassier avec toi ? Je t'invite à prendre sur toi de ne plus faire l'étourdi. - A la fin, imploré par nous, il lui pardonne. L'esclave gracié se met à courir autour de la table, en criant : Expulsez l'eau, faites place au vin. On releva ce trait de savoir-vivre et d'imagination ; surtout Agamemnon, qui savait comment se gagnait une invitation nouvelle. Trimalchion, qui s'entend louer, rit et boit de plus belle ; le voilà ivre ou peu s'en faut : - Comment ! dit-il, aucun de vous ne prie ma Fortunata de danser ! Je vous assure qu'elle exécute la cordace on ne peut mieux. - Et lui-même élève ses mains par-dessus son front pour contrefaire le baladin Syrus, et tout son choeur de valets chante: «Par Jupiter ! j'en meurs, j'en meurs de rire». Il eût gambadé au milieu de la salle, si Fortunata ne fût venue lui parler à l'oreille, et, je pense, l'avertir qu'il compromettait sa gravité par ces plates bouffonneries. Rien de plus inégal que cet homme : tantôt l'ascendant de sa femme l'arrêtait, tantôt sa nature était la plus forte.
LIII. Mais ce qui fit complète diversion à cette rage de danse, ce fut l'archiviste, qui, du même ton que s'il s'agissait du journal des actes de Rome, vint nous lire : - Le sept des calendes de sextilis, dans le domaine de Cumes, appartenant à Trimalchion, sont nés trente garçons et quarante filles. On a porté des granges dans les greniers cinq cent mille boisseaux de froment ; on a accouplé cinq vents boeufs. Dudit jour : mise en croix de l'esclave Mithridate, pour avoir maudit le génie de notre doux maître. Dudit jour report dans la caisse de ce qui n'a pu être placé, cent mille sesterces. Dudit jour : incendie dans les jardins de Pompée ; le feu a pris naissance chez Nasta, le fermier. - Comment ! demanda Trimalchion; quand m'a-t-on acheté les jardins de Pompée ? - L'an dernier, répond l'annaliste, c'est pourquoi ils ne sont pas encore portés en compte. - Trimalchion, bouillant de colère, s'écrie : - Quels que soient les biens que l'on m'achètera, si dans les six mois je n'en ai pas avis, je défends qu'on me les porte en compte. - Ensuite on lut des ordonnances d'édiles, des testaments de maîtres des forêts qui s'excusaient de ne pas faire Trimalchion leur héritier ; puis des rôles de fermiers ; et la répudiation par le surveillant d'une affranchie surprise avec un garçon de bains ; la rélégation du valet de chambre à Baïes ; la mise en accusation de l'économe, et le jugement intervenu entre les valets de chambre.
Mais les danseurs de corde sont enfin arrivés : un bouffon des plus insipides se campe avec une échelle au milieu de nous ; un bambin, à sa voix, grimpe d'échelon en échelon jusqu'au dernier, chantant, dansant tout à la fois ; il passe à travers des cerceaux enflammés ; il tient une amphore en équilibre sur ses dents. Trimalchion tout seul était dans l'admiration ; il déplorait l'ingratitude du métier, et ajoutait : - Il n'y a que deux choses au monde qui me fassent grand plaisir à voir : les danseurs de corde et les corneilles ; les autres bêtes, chanteurs ou acteurs, sont vraiment des attrape-nigauds. Par exemple, j'avais acheté, aussi des comédiens : eh bien, j'ai préféré leur faire représenter des farces atellanes, et j'ai donné ordre à mon chef d'orchestre de ne jouer que des airs latins. -
LIV. Il était en verve l'auguste patron, quand le bambin s'en vint lui tomber sur le bras. Ce ne fut qu'un cri dans toute la valetaille, aussi bien que chez les convives : non par amour de ce dégoûtant individu (tous lui auraient vu rompre le cou avec plaisir), mais par la crainte d'une fin tragique de banquet, qui les obligerait à pleurer un mort étranger. Cependant Trimalchion pousse de profonds gémissements, et se penche sur son bras, comme grièvement blessé ; les médecins accourent, et Fortunata la première, cheveux épars, une potion à la main, criant fort haut qu'elle est bien à plaindre et bien malheureuse. Le malencontreux enfant allait à la ronde se jetant à nos pieds et implorant son pardon. Moi je pestais, dans l'appréhension que ce suppliant en détresse n'amenât quelque autre changement à vue. Je me rappelais trop bien ce cuisinier qui avait oublié de vider le porc. Et je promenais mes regards tout autour de la salle, craignant de voir sortir de la muraille une nouvelle machine ; surtout lorsque je vis fustiger un esclave pour avoir bandé le bras du maître, le bras malade, avec de la laine blanche, au lieu d'en prendre qui fût pourpre. Je n'avais pas erré de beaucoup dans mon pronostic ; car en place de condamnation intervint un arrêt de Trimalchion qui déclarait le bambin libre, pour qu'il ne fût pas dit qu'un tel personnage avait été contusionné par un esclave.
LV. Ce trait ravit tous nos suffrages ; on se récrie sur la fragilité des choses humaines, chacun à sa mode, et l'on ne tarit point. - Voyons, dit Trimalchion, il ne faut pas qu'un pareil accident passe sans un impromptu. - Et vite il demande ses tablettes, et, sans s'être longtemps torturé l'imagination, il nous débite ceci :
Quand on le craint moins que jamais, Le mal accourt sans dire gare ; Ainsi le veut là-haut la Fortune bizarre. Eh bien donc ! du falerne, esclave, et buvons frais. |
Ensuite de ce petit morceau, la conversation tomba sur les poètes, et longtemps la palme resta à je ne sais quel Mopsus de Thrace. Enfin Trimalchion prenant la parole : - Maître, dit-il à Agamemnon, quelle différence mettez-vous entre Cicéron et Publius ? Cicéron, je pense, est plus beau phraseur ; Publius a meilleur ton. Que peut-on, par exemple, dire de mieux que ces vers ?
Le luxe a des Romains gangrené la vertu. De son plumage d'or vainement revêtu, Le paon, morne captif, s'engraisse pour nos tables ; La poule numidique abandonne ses sables, Et s'en vient rencontrer chez nos Apicius Les chapons, de la Gaule envoyés en tributs. Quoi! de ses vieux parents nourrice généreuse, La cigogne, qui fuit la saison rigoureuse, Et du haut de nos toits annonce les beaux jours, Y couve pour tes plats le fruit de ses amours? Quand ta noble moitié suspend à ses oreilles Ces perles sur trois rangs, ces conteuses merveilles, Tout ce luxe indien est-il fait pour l'époux ? Ne vat-il pas plutôt, loin de ton oeil jaloux, La jeter effrénée aux bras de l'adultère ? Que lui sert des rubis la splendeur étrangère, Le vert de l'émeraude aux reflets si charmants ? Les moeurs et la vertu, voilà ses diamants ! Maudits soient ces tissus vaporeux, diaphanes, Ces nuages de lin, plaisir des yeux profanes, Dont les plis onduleux marquent ses nudités, Et montrent au grand jour ses appas effrontés. |
LVI. Mais, poursuivit-il, quel est, ce nous semble, après celui des lettres, le plus difficile des métiers ? Celui du médecin, je pense, et du changeur : car les médecins savent ce qui se passe dans notre pauvre machine, et quand la fièvre doit venir ; ce qui ne m'empêche pas de les haïr à la mort, parce qu'ils me réduisent trop souvent à la boisson des canards. Et le changeur, qui voit le cuivre à travers l'argent ! Parmi les bêtes non parlantes les plus laborieuses sont les boeufs et les brebis : les boeufs, auxquels nous sommes redevables du pain que nous mangeons ; et les brebis, qui nous habillent de cette laine dont nous sommes si fiers. 0 comble de l'ingratitude ! on ose manger l'innocente brebis, et l'on tient d'elle sa tunique ! Pour les abeilles, je les crois des bêtes célestes, car elles crachent le miel, bien qu'on dise que c'est Jupiter qui nous l'apporte ; et si elles piquent, c'est qu'il n'est point de douceur qu'on ne trouve mêlée d'amertume. - Il allait laisser bien loin de lui les philosophes, quand l'urne de loterie commenta à circuler. Un jeune esclave, préposé pour cet emploi, lut à haute voix les billets gagnants : Scélérat d'argent ! Et l'on apporta un jambon (skelos) sur lequel était un huilier du susdit métal ; Cravate, et ce fut une corde de potence ; Fruits de garde et Mortification (contumelia), ce qui signifiait fraises sauvages confites, et un croc avec une poterne (contus, mêlon) ; Porreaux à longues tiges et Pêches (persica) reçut des verges et un couteau de Perse ; pour Passereaux et Chasse-mouches, un raisin sec (passam) et du miel attique ; pour Robe de table et Robe de forum, un gâteau et des tablettes. Canal et Pied à mesurer, un lièvre (canem alens) et une pantoufle ; Murène et Béta grec (rat d'eau attaché à une grenouille (mus-rana), et paquet de bettes) provoquèrent de longs rires. Il y eut mille choses de même force, dont j'ai certes perdu le souvenir.
LVII. Cependant Ascylte ne pouvait contenir sa pétulante gaieté ; rien n'échappait à ses moqueries ; il agitait ses bras en l'air et riait aux larmes, ce qui fâcha tout rouge un des coaffranehis de Trimalchion, celui-là même qu'on avait colloqué au-dessus de moi : - Qu'as-tu à rire, lui cria-t-il, face de mouton ? Les magnificences de mon maître ne sont pas de ton goût ? Tu es plus riche apparemment, et tu tiens meilleure table ? Que les Lares du patron me pardonnent ! si j'étais près de toi, il y a longtemps que je t'aurais empêché de bêler. Le bel avorton, pour ridiculiser les autres ! un je ne sais quoi sans feu ni lieu, un rôdeur de nuit, qui ne vaut pas l'eau qu'il rend. Au fait, je n'aurais qu'à pisser autour de lui, il ne saurait où se fourrer. Je n'ai, pardieu ! pas la tête trop près du bonnet ; mais en chair molle les vers se mettent. Il rit : qu'a-t-il à rire ? Ton père ne t'a-t-il pas acheté pour un peu de laine ? Es-tu chevalier romain ? Moi je suis fils de roi. Tu veux savoir pourquoi j'ai été en service ? Parce que j'ai bien voulu m'y mettre, et que j'ai mieux aimé être citoyen romain que roi tributaire ; et aujourd'hui, j'espère, je tiens mon rang de façon à ce que personne ne se gausse de moi. Libre à l'égal des hommes libres, je marche tête levée, sans devoir un as à qui que ce soit. De ma vie je n'ai reçu d'assignation ; jamais on ne m'est venu dire en justice : Paye ce que tu dois. J'ai acheté quelques petits bouts de terre, et mis de côté quelques petits lingots ; je nourris vingt bouches et mon chien. J'ai racheté ma camarade de lit, pour que sa gorge ne servît plus d'essuie-main à personne : son rachat m'a coûté mille deniers d'or ; le titre de sévir, je l'ai eu gratis, et j'espère mourir de manière à ne pas rougir quand je serai mort. Mais toi, tu as de si mauvaises affaires que tu n'oses pas regarder derrière toi. Tu vois un pou sur ton voisin, et tu ne voie pas sur toi un scorpion. Il n'y a que toi qui nous trouves ridicules. Vois ton précepteur, un homme d'âge : nous lui plaisons à lui ; toi, morveux, tu n'articules ni mu ni ma. Cruche fêlée, cuir mouillé, pour être plus souple tu n'en es pas meilleur. Es-tu plus riche que nous ? dîne et soupe deux fois. Moi j'estime ma parole plus que de l'or en barre. Au fait, me suis-je jamais fait tirer l'oreille ? J'ai servi quarante ans ; et avec cela âme qui vive ne sait si j'étais esclave ou libre. J'étais bien jeune avec ma longue chevelure à mon arrivée dans la colonie : la basilique n'était pas encore bâtie. Mais je fis si bien que je satisfis mon maître, homme de conséquence et de dignité, qui valait mieux dans son petit doigt que toi dans toute ta personne. J'avais bien dans la maison tel et tel qui me voulaient supplanter ; mais, grâce à mon bon génie, j'ai surnagé. Il est sûr et certain que naître de parents libres est aussi facile que de faire le chemin que j'ai fait. Hein ! Te voilà aussi sot qu'un bouc dans un champ de cicérole ! -
LVIII. A ce dernier trait Giton, qui se tenait debout à mes pieds, et qui depuis longtemps comprimait son rire, éclate d'une manière assez immodeste. Il attire l'attention du harangueur qui tourne contre lui ses énergiques apostrophes : - Toi aussi, tu te mêles de rire, tête d'oignon roussi ! Quelles Saturnales est-ce donc ? Dis-moi, sommes-nous en décembre ? Quand as-tu payé ton vingtième ? - Qu'attendre de ce gibier de potence, de cette chair à corbeaux ? Je veux que Jupiter te confonde, toi et ce benêt qui ne t'impose pas silence ! Que je sois sûr de manger du pain tout mon soûl, comme c'est par respect pour mon hôte, mon coaffranchi, que je t'épargne ! Sans lui tu me l'aurais payé vite et comptant. Nous nous trouvons traités à merveille, nous ; mais non pas ces goinfres qui te laissent faire. Et voilà : tel maître, tel valet. C'est à peine si je me possède ; et je suis vif de mon naturel, et du pays des Cicéréiens : quand je m'y mets, ma mère est moins pour moi qu'une obole. C'est bien : je te reverrai dans la rue, ver de terre, mauvais champignon. Que je ne m'étende ni en long ni en large, si je ne réduis ton maître à se cacher dans une touffe d'orties, et si tu ne trouves en moi à qui parler, quand, ma foi, tu appellerais Jupiter Olympien à ton secours ! Je te débarrasserai de ta perruque qui vaut bien deux as, et de ton maître qui ne vaut pas plus. C'est bien : tu tomberas sous ma dent ; ou je ne me connais pas, ou tu ne te moqueras plus, tout menton doré que tu sois. Je te recommanderai à Minerve, et à moi qui t'ai redressé le premier. Je n'ai pas étudié les géométries, les critiques, et autres chansons à bercer les enfants ; mais je sais la langue lapidaire, la division par centièmes, selon le métal, le poids, la monnaie. Tiens, veux-tu, donne aussi ton petit gage : avance, je te laisse le choix du sujet. Tu vas voir que ton père a payé des maîtres pour toi en pure perte, quoique tu saches la rhétorique. Va, on n'est jamais trop loin de moi ; j'ai le bras long. Défie-moi : je te dirai qui de nous deux bat le plus de pays sans bouger de place ; qui s'enfle bien fort et se retrouve bien plat. Tu te démènes, tu trottes tout ahuri comme une souris dans un pot de chambre. Que cela t'apprenne à te taire, ou à ne pas molester ceux qui valent mieux que toi, qui ne savent seulement pas que tu sois au monde. Tu te figures peut-être que je fais grand cas de ces bagues de buis que tu as volées à ta maitresse ? Mercure nous soit en aide ! viens avec moi sur la place, et empruntons de l'argent : tu verras que ma bague de fer a du crédit. Ah ! le joli objet que ce renard mouillé ! Je veux perdre tout ce que je possède, et finir si mal que le peuple jure par ma mort, si je ne te pourchasse à outrance jusqu'au bout du monde. Le joli objet aussi que celui qui t'apprend si bien à vivre ! C'est un débaucheur, ce n'est pas un maître. Nous avons étudié, va ; à preuve que le maître nous faisait répéter : Votre santé est-elle bonne ? - Allez droit chez vous, nous disait-il, sans regarder ni par-ci ni par-là ; n'insultez pas les grandes personnes ; ne vous amusez pas à compter les échoppes. - Pas un de mes camarades n'est sorti de la misère. Moi,
que tu vois en belle passe, je le dois à mon savoir-faire, dont je rends gràce aux Dieux. -
LIX. Ascylte commençait à riposter ; mais Trimalchion, qu'avait charmé l'éloquence de son coaffranchi, leur dit : - Mettez les gros mots de côté ; soyons plutôt de belle humeur. Et toi, Herméros, ménage le petit jeune homme : le sang bout à cet âge ; sois le plus raisonnable.
Qui cède en pareil cas a toujours l'avantage.
Quand tu venais d'être chaponné, et qu'on te criait : Coco, coco, tu n'avais pas le coeur si haut. Allons, cela vaut mieux, montrons-nous de bonne composition, soyons gais, et attendons les homéristes. - A l'instant même entra toute la bande, frappant de leurs piques sur leurs boucliers. Trimalchion s'assied sur un carreau, et tandis que les homéristes discourent entre eux en vers grecs, selon leurs us et contre tout usage, lui, d'un ton musical, se met à lire un livre latin. Puis soudain, commandant le silence : Savez-vous quelle scène ils représentent là ? Diomède et Ganymède étaient deux frères, lesquels avaient pour soeur Hélène. Agamemnon l'enleva, et à la place de Diane il mit une biche. Ainsi Homère raconte ici la guerre des Troyens et des Parentins. Il se trouve qu'il est vainqueur, et qu'il donne Iphigénie sa fille en mariage à Achille, ce qui fait qu'Ajax devient fou : dans la minute l'argument va vous l'expliquer. - Dès qu'il eut dit, les homéristes poussèrent une acclamation ; puis, fendant la presse des valets qui s'agitent pour faire place, un veau sur un grandissime plat est apporté bouilli, et, qui mieux est, le casque en tête. Il est suivi d'Ajax, qui, brandissant son glaive en furieux, tranche sans pitié, joue d'estoc et de taille, et ramasse à la pointe du sabre les morceaux qu'il présente aux convives ébahis.
LX. Nous n'eûmes pas le loisir d'admirer longtemps des tours de force de si bon goût, car tout à coup le plafond se mit à craquer, et la salle entière trembla. Tout alarmé je me lève ; la peur me prend que quelque funambule ne descende par le toit ; et comme moi les autres convives lèvent en l'air des yeux étonnés, attendant de voir quel message nous était dépêché du ciel. Or voilà que du lambris entr'ouvert un cercle aussi vaste que la coupole dont il se détachait s'abaisse sur nos têtes, et offre dans tout son contour des couronnes d'or suspendues, et des vases d'albâtre remplis de parfums. C'étaient les présents d'usage. Comme on nous invite à les prendre, nous reportons nos yeux sur la table : elle était déjà couverte d'un plateau chargé de quelques pièces de four. Au centre s'élevait Priape, en pâtisserie, qui dans son giron assez ample présentait des fruits de toute espèce et des raisins, selon la coutume. Nos mains se portèrent avidement sur ce bel étalage, et un brusque et nouvel intermède ranima tout à fait la gaieté. Pas un gâteau, pas un fruit qui ne fît jaillir à la moindre pression une liqueur safranée dont l'incommode rosée arrivait jusqu'à nous. Persuadés qu'il y avait quelque chose de sacré dans cette aspersion traîtreusement solennelle, nous nous levâmes le plus droit que nous pûmes, et nous criâmes : A Augustus César, père de la patrie, longue prospérité ! Quelques-uns cependant, même après l'acte religieux, continuant à piller les fruits, nous en remplîmes aussi nos serviettes, moi surtout, qui ne croyais jamais Giton assez abondamment chargé. Sur ces entrefaites trois esclaves, vêtus de tuniques blanches, entrent dans la salle : deux d'entre eux posent sur la table les Lares du logis avec leurs bulles d'or ; le troisième, tenant une patère de vin, fait le tour de la table en criant : Soyez nos Dieux propices ! Or, disait-il, ces Lares s'appelaient, le premier, Industrie ; le second, Bonheur ; le troisième, Profit. Puis vint le buste authentique de Trimalchion lui-même ; et comme chacun le baisait à la ronde, nous aurions eu honte de nous en dispenser.
LXI. Quand tout le monde se fut souhaité réciproquement la santé de l'âme et du corps, Trimalchion se tourna vers Nicéros. - Je t'ai toujours vu, lui dit-il, si divertissant à table ! Je ne sais pourquoi aujourd'hui tu te tais, tu ne dis mot. Je t'en prie, tu me feras bien plaisir, raconte-nous quelqu'une de tes aventures. Nicéros, ravi du ton de bonté de son noble ami, lui répond : - Que tout profit me passe devant le nez, s'il n'est pas vrai que depuis longtemps je me gaudis, je pétille d'aise de te voir si heureux ! De la gaieté donc et rien autre, malgré que j'aie peur de ces gens d'école et de leurs moqueries. Libre à eux : je vais toujours dire mon histoire ; ils ne m'ôtent rien de la poche ceux qui se moquent. Mieux vaut laisser rire de soi que de rire des autres.
Dès qu'il eut dit ces mots
il commença son récit de la sorte : - J'étais encore en service ; nous habitions une rue étroite, la maison de Gaville aujourd'hui. Là, les Dieux voulurent que je devinsse amoureux de la femme du cabaretier Térentius ; vous savez, Melissa la Tarentine, le plus friand nid de baisers ! Mais, pardieu ! non ce n'était pas charnellement ni pour la bagatelle que je la cultivais : c'était plutôt pour sa sagesse. Dans tout ce que je lui demandais, jamais je n'étais refusé : si elle faisait un sou, j'en avais moitié ; je déposais tout dans sa bourse, et jamais je n'ai été trompé. Le mari qui était avec elle à la campagne vient à rendre le dernier soupir. Je m'escrime alors d'estoc et de taille pour me rendre auprès de sa veuve : comme de raison, c'est dans la détresse qu'on connaît les amis.
LXII. Par bonheur mon maître était allé à Capoue vendre quelques nippes qui étaient de défaite. Saisissant l'occasion, je détermine notre hôte à m'accompagner l'espace de cinq milles. Il était soldat, intrépide comme Pluton. Nous nous mettons à arpenter vers le chant du coq ; il faisait clair de lune comme en plein midi. En passant par un cimetière, le camarade commence à converser avec les astres ; moi je vais toujours, chantonnant et comptant les étoiles. Ensuite m'étant retourné vers lui, je le vis se déshabiller, et poser toutes ses hardes sur le bord du chemin. Oh ! je ne respire plus, mon nez s'allonge ! je reste là, roide comme un mort. Que fait l'autre ? Il se met à pisser autour de ses habits, et crac ! il est changé en loup. N'allez pas croire que je plaisante : je ne mentirais pas pour la plus belle fortune du monde. Mais où en suis-je ? Ah ! comme je vous disais donc, après que le voilà devenu loup, il se met à hurler, et se sauve dans les bois. D'abord je ne savais où j'étais ; ensuite je m'approchai pour ramasser ses habits : ils étaient changés en pierres. Qui dut mourir de peur, si ce n'est moi ? A tout hasard je tire mon épée, et (mais c'était peine perdue) je pourfends les malins esprits durant tout le chemin jusqu'au logis de ma maîtresse. Dès que j'eus passé le seuil, je faillis rendre l'âme : l'entre-deux de mes cuisses n'était qu'une gouttière de sueur ; j'avais les yeux éteints ; je fus un temps infini à me remettre. Ma chère Melissa s'étonna de me voir courir les champs à une heure aussi indue : - Si du moins, dit-elle, tu étais venu plus tôt, tu nous aurais donné un coup de main : un loup est entré dans la bergerie ; et toutes nos bêtes, non, un bouclier ne les aurait pas mieux saignées. Mais il ne s'est pas ri de nous, quoiqu'il se soit sauvé ; car notre esclave lui a donné d'une lance au travers du cou. - Quand j'eus appris cela, il ne me fut plus possible de fermer l'oeil ; et au grand jour je m'enfuis chez le camarade, plus leste qu'un marchand détroussé. Arrivé à l'endroit de la métamorphose des habits en pierres, je ne trouve rien que du sang. J'entre dans la maison, et je vois mon soldat étendu sur un lit, comme un boeuf, et à son cou un médecin qui le pansait. Je compris qu'il était loup-garou ; et depuis lors je n'ai pu manger une bouchée de pain avec lui, non, quand vous m'auriez tué. Libre à ceux qui auraient là-dessus opiné autrement ; moi, si je mens, que vos bons génies me confondent ! -
LXIII. Tout l'auditoire demeurait frappé, ébahi : - Sans te démentir, dit Trimalchion, est-il possible ? Les cheveux m'en ont dressé sur la tête. Car je sais que Nicéros ne conte jamais de fariboles ; il est au contraire véridique, et point du tout hâbleur. Eh bien, à mon tour je vais vous narrer une chose aussi effroyable qu'un âne perché sur un toit. Du temps que je portais longue chevelure (car dès mon enfance j'ai mené la vie de sybarite), Iphis, mignon de notre maître, vint à trépasser ; une vraie perle, ma foi ! beau comme une image, ayant tout pour lui. Et comme sa pauvre petite mère sanglottait sur lui, et que nous étions plusieurs auprès d'elle en lamentations, tout d'un coup les Stryges commencent leur vacarme : on eût dit des chiens qui pourchassent un lièvre. Nous avions avec nous un gaillard de la Cappadoce, grand, fièrement hardi, même trop, et qui vous eût détrôné Jupiter foudroyant. Mon brave tire son épée, s'élance hors de la chambre, le manteau roulé autour du bras gauche avec précaution, attrape une des sorcières, et, comme qui dirait ici, (le ciel préserve ce que je touche !) la transperce par le milieu du corps. Nous entendîmes un cri ; mais là, sans mentir, les sorcières, nous ne les vîntes point ! Cependant notre sabreur revient, et se jette sur un lit. Il avait le corps tout livide, comme si on l'eût battu de verges : c'est, voyez-vous, qu'une mauvaise main l'avait touché. Nous fermons la porte, et retournons à notre office de consolateurs ; mais, comme la mère veut serrer dans ses bras le corps de son fils, elle ne touche et ne voit plus qu'un mannequin de paille, qui n'a ni coeur, ni boyaux, ni rien ; les sorcières, voilà, avaient déjà escamoté l'enfant et mis à la place un paquet d'ordures. Qu'en dites-vous ? Il faut croire qu'elles en savent long ces femelles, ces harpies nocturnes qui mettent la nature sens dessus dessous ! Au reste le grand sabreur, depuis cette aventure, ne recouvra jamais sa couleur naturelle ; et même, peu de jours après, il mourut enragé. -
LXIV. Chacun de s'émerveiller et de croire, et de baiser la table, en priant ces oiseaux sinistres de se tenir dans leurs trous pendant que nous reviendrions du festin. Or, ma foi, déjà les lampes me semblaient multiplier leurs lumières, et la salle se renverser toute, quand Trimalchion dit à Plocrimus : C'est à toi que j'eu veux ; tu ne racontes rien, tu ne nous divertis plus. Tu étais toujours si aimable ! Que tes recitatifs étaient jolis en dialogues, mêlés de couplets ! Hélas ! vous voilà parties, douces friandises de nos desserts ! - Ah! répond Plocrimus, j'ai dû enrayer mon char, du moment où la goutte m'est venue. C'était autre chose dans ma belle jeunesse : je chantais à me rendre poitrinaire. Et la danse ? et les comédies ? et la pantomime du barbier ? Qui avais-je pour rival? Personne qu'Apellète. - Puis, appliquant ses doigts sur sa bouche, il pousse je ne sais quel sifflement sauvage qu'il nous affirme ensuite être une gentillesse grecque. Par le même procédé Trimalchion à son tour imite le son des trompettes, et se penche vers son mignon, qu'il appelait Crésus. Ce petit monstre chassieux, qui avait les dents d'un sale à faire peur, emmaillottait d'une écharpe verte une petite chienne noire, dégoûtante d'embonpoint, et mettait sur son lit un pain d'une demi-livre dont il empâtait cette bête, qui, n'en pouvant mais, rendait les morceaux. Ce manège inspire à notre hôte l'idée de faire venir Scylax, le gardien du logis et de ses habitants. A l'instant on amène un chien d'énorme taille qu'on tient par la chaîne : un coup de pied du portier l'avertit de se coucher, et il s'étend devant la table. Trimalchion lui jette un pain blanc, et dit : - Personne dans ma maison ne m'aime plus tendrement que cet animal. - Le mignon, piqué de l'éloge excessif qu'on faisait de Scylax, met sa petite chienne à terre, et l'agace vivement contre lui. Scylax, obéissant comme de raison à l'instinct de sa race, remplit la salle d'horribles aboiements, et peu s'en faut que le précieux roquet ne soit mis en pièces. Le désordre ne se borna pas au bruit : un candélabre aussi fut renversé sur la table, tout le service de crystal fracassé, et plusieurs d'entre nous arrosés d'huile brûlante. Trimalchion, pour ne pas paraître sensible au dommage, baise son Crésus, et lui dit de grimper sur son dos. Sans se faire prier, celui-ci enfourche sa monture, et à poing fermé lui frappe les omoplates coup sur coup, riant, et criant aux convives : - Gloutons ! gloutons ! combien de tapes là-dedans ? - Après s'être fait chevaucher quelque temps, Trimalchion donna l'ordre de remplir de vin une gamelle énorme, et de le partager par rations à tous les esclaves assis à nos pieds : - J'y mets une condition, dit-il : celui qui refusera de boire, qu'on lui en arrose la tête. De jour, soyons sévères ; à cette heure il faut rire. -
LXV. Après cet acte de philanthropie, on servit les mattées, dont le seul souvenir, foi d'honnête homme, me soulève le coeur. Figurez-vous, une pour chacun, des poules de basse-cour, au lieu de grives, qu'on vous donne avec un oeuf d'oie chaperonné. - Mangez, je vous prie, disait Trimalchion avec importance ; on a désossé ces volailles. - En ce moment un licteur frappa à la porte, et, vêtu d'une robe blanche et suivi d'un nombreux cortège, un nouveau convive entra dans la salle. Effrayé de cet imposant appareil, je crus que c'était le préteur qui venait. J'essayai donc de me lever, et, quoique nu-pieds, de descendre sur le carreau. Agamemnon rit de mon agitation : - Tiens-toi tranquille, me dit-il, sot que tu es. C'est Habinnas le Sevir, marbrier par-dessus le marché, qui, à ce qu'il paraît, excelle à fabriquer des tombeaux. - Rassuré par ce peu de mots, je laissai retomber ma tête sur mon coude, et contemplai avec ébahissement l'entrée du personnage. Celui-ci, déjà ivre, s'avançait les mains appuyées sur les épaules de sa femme ; et, la tête surchargée de couronnes, les parfums lui coulant du front sur les yeux, il s'alla mettre à la place du préteur, et de suite demanda du vin et de l'eau chaude. Enchanté de cette façon joviale, notre hôte à son tour demande une coupe plus profonde, et s'enquiert auprès du Sévir comment on l'a traité dans la maison d'où il vient. - Rien n'y manquait que ta présence, répondit l'autre : car la prunelle de mes yeux était ici ; et, par Hercule ! tout a été bien. Scissa fêtait la neuvaine du décès de son esclave Misellus, dont il avait affranchi le cadavre ; et, je pense, il partage là une bonne aubaine avec les percepteurs du vingtième ; car ceux-ci estiment le mort cinquante mille grands sesterces. Au reste, nous fûmes gentiment régalés ; seulement je regrette qu'il nous ait fallu jeter la moitié de notre vin sur les os du défunt.
LXVI. - Mais enfin, reprit Trimalchion, que t'a-t-on servi pour soupé ? - Je vais te le dire, si je puis : car j'ai si bonne mémoire qu'il m'arrive souvent d'oublier mon nom. Voici pourtant : En premier, un porc couronné d'un vase à boire ; autour de délicieux petits gâteaux blancs, des gésiers excellemment faits, et... oui, de la poirée ; puis de ce pain bis de ménage que je préfère au blanc, vu qu'il fortifie, et qu'avec ce régime, quand je fais mes affaires c'est sans douleur. Le second service fut une tarte froide, arrosée d'un miel chaud, première qualité d'Espagne : aussi n'ai-je pas touché à la tarte le moins du monde ; du miel, j'en ai pris à m'en barbouiller la moustache. A l'entour pois chiches et lupins, noix à discrétion, et fine pomme par tête : j'en ai cependant pris deux que voici, nouées dans ma serviette ; car si je ne rapportais quelque petite chose à mon esclave favori, j'aurais des sottises. Ah ! tu fais bien de me le rappeler, ma reine : nous avions devant nous un morceau d'oursin ; et Scintilla, en ayant goûté sans savoir ce que c'était, a failli vomir ses entrailles. Moi, j'en ai avalé plus d'une livre : car il avait le vrai fumet de sanglier. Et puis, me disais-je, si les ours mangent les hommes, à plus forte raison les hommes doivent-ils manger les ours. Sur la fin nous avons eu un fromage mou, du vin cuit, un escargot pour chacun, et des tripes hachées, et des foies en boîtes, et des oeufs chaperonnés, et des raves, et de la moutarde, et la tasse de six septiers, de l'invention de Palamède, à qui les dieux fassent paix ! On fit aussi circuler dans une petite nacelle des olives marinées, dont quelques grossiers convives nous défendirent l'approche à coups de poings ; quant au jambon, nous lui fîmes grâce.
LXVII. Mais dites-moi, Gaïus, je vous prie, pourquoi Fortunata n'est-elle pas des nôtres ? - Comment ? Vous la connaissez : tant qu'elle n'aura point serré l'argenterie et partagé la desserte aux esclaves, elle n'avalera pas une goutte d'eau. - Eh bien, si elle ne prend place, moi je décampe. - Et il se levait déjà, si, au signal donné, les domestiques n'eussent crié tous ensemble : Fortunata ! quatre fois et plus. Elle arriva donc, la robe retroussée par une ceinture verte, de manière à laisser voir en dessous sa tunique cerise, ses jarretières en torsade d'or, et ses mules dorées. S'essuyant les mains au mouchoir qu'elle portait au cou, elle se campe sur le lit de la femme d'Habinnas, Scintilla, qui bat des mains et qu'elle embrasse : - Est-ce bien toi ? Quel bonheur ! - Et les familiarités vont leur train, et Fortunata détache les bracelets qui entourent ses énormes bras, et les livre à l'admiration de son amie. Elle finit par dénouer même ses jarretières et sa coiffe de réseau, qu'elle assure être de l'or le plus fin. Trimalchion, qui les observe, se fait apporter le tout. - Voyez, disait-il, l'attirail d'une femme ! Qu'y faire ? Et nous, pauvres sots, elles nous ruinent. Six livres de poids et la demie, c'est ce que le bracelet doit avoir ; et moi, nonobstant ce, j'en ai un de dix livres, que j'ai fait faire avec les millièmes de Mercure. - Et enfin, pour prouver qu'il n'en imposait pas, il fit apporter une balance, et chacun dut vérifier le poids. Non moins impertinente, Scintilla ôta de son cou une petite boîte d'or qu'elle appelait son porte-bonheur, et en tira deux pendants d'oreilles qu'elle donna à examiner l'un après l'autre à Fortunata. - C'est un cadeau de mon mari, dit-elle ; on n'en a pas de plus beaux. - Oui ! réplique Habinnas, tu m'as tourmenté comme un remède pour me faire acheter ces fèves de verre. Vraiment, si j'avais une fille, je lui couperais net les oreilles. S'il n'y avait pas de femmes au monde, nous regarderions tout cela comme de la boue. Mais payer si cher pour si peu, c'est pisser chaud et boire froid. - Cependant les deux femmes, quoique piquées, ne font que rire entre elles et confondre leurs baisers avinés ; et Scintilla proclame son amie la ménagère par excellence, et l'autre se plaint des mignons et de l'insouciance maritale. Tandis qu'elles s'étreignent de la sorte, Habinnas se lève en tapinois, saisit Fortunata par les pieds qu'elle tient étendus, et la culbute sur le lit. - Ah ! ah ! s'écrie-t-elle, en sentant sa tunique glisser par-dessus ses genoux ; et se rajustant vite, elle se cache dans le sein de son amie, et couvre de son mouchoir un visage que le rouge de la honte enlaidit encore.
LXVIII. Après une pause de quelques instants, Trimalchion demande le dessert. Les premières tables sont toutes enlevées et remplacées par d'autres, et les valets sèment sur le plancher
une sciure de bois teinte en safran et en vermillon, (puis ce que je n'avais jamais vu) de la pierre spéculaire pulvérisée. Alors Trimalchion : - Je pouvais, nous dit-il, m'en tenir à ces planches pour dessert : car vos secondes tables les voilà ; mais, si l'on a quelque chose de décent, qu'on l'apporte. - En ce moment un valet égyptien, qui servait de l'eau chaude, se mit à contrefaire le rossignol ; Trimalchion de temps en temps criait : Un autre ! après quoi la scène changea. Un esclave, assis aux pieds d'Habinnas, averti, je crois, par son maître, déclame brusquement d'une voix glapissante :
Cependant le héros, loin des murs de Didon,
Voguait, sûr de lui-même...
Jamais son plus aigre n'avait écorché mes oreilles ; car, outre que le barbare faisait des longues et des brèves à contretemps, il entremêlait le tout de lambeaux de farces Atellanes, si bien que pour la première fois Virgile lui-même me fut déplaisant. La lassitude l'ayant obligé enfin de cesser, Habinnas dit pour réflexion : - Et le gaillard n'a jamais fait d'études ! Seulement je l'envoyais quelquefois aux bateleurs, où il s'est formé ; aussi n'a-t-il pas son pareil pour contrefaire à volonté les muletiers ou les bateleurs. C'est dans les cas désespérés que brille son savoir-faire : il est à la fois cordonnier, cuisinier, pâtissier, favori de toutes les Muses. Il a pourtant deux petits défauts, sans quoi il serait accompli : il est circoncis, et il ronfle : quant à ce qu'il touche, je ne m'en inquiète pas, c'est le regard de Vénus ; voilà pourquoi il ne sait rien taire ; l'oeil vif presque toujours. Je l'ai acheté trois cents deniers. -
LXIX. Scintilla interrompit le discoureur. - Bah ! dit-elle, tu ne racontes pas tous les défauts du mauvais sujet : c'est un mignon ; mais je ferai si bien qu'il portera les stigmates. - Trimalchion se prit à rire, et dit : - Je reconnais là le Cappadocien : il ne se sèvre de rien ; et, par Hercule ! je lui en fais mon compliment, car à sa mort on ne lui en tiendrait pas compte. Et toi, Scintilla, point de jalousie. Croyez-moi, nous vous connaissons aussi, mesdames. Puissiez-vous m'avoir sain et sauf, comme il est vrai que je m'escrimais souvent avec Mammea, oui, la femme de mon maître ; au point que celui-ci en eut vent, et me relégua dans une de ses métairies. Mais tais-toi, ma langue, tu auras du gâteau. - Prenant cela pour un éloge, ce vaurien d'esclave tira de sa robe une lanterne d'argile où pendant plus d'une demi-heure il souffla et trompeta, accompagné par Habinnas, qui pressait sous ses doigts sa lèvre inférieure. Pour dernier trait, l'esclave s'avance au milieu de la salle, et tantôt avec des roseaux fendus il parodie les chefs de choeurs, tantôt en casaque et le fouet en main il joue une scène de muletiers. Enfin Habinnas l'appelle à lui, le baise, et lui présente à boire : - A merveille ! Massa ; je te fais cadeau d'une paire de bottines. - Toutes ces pauvretés n'eussent jamais fini, sans l'arrivée, comme service de clôture, d'une tourte de grives, farcie de raisins secs et de noix. Vinrent ensuite des coings lardés de clous de girofle, pour figurer des hérissons. Tout cela était encore supportable, sans un autre mets tellement repoussant, que nous fussions plutôt morts de faim que d'y toucher. Au premier aspect nous le prîmes pour une oie grasse entourée de poissons et de toutes sortes d'oiseaux, jusqu'à ce que Trimalchion nous dit : - Tout ce que vous voyez dans ce plat est fait d'une seule pièce. - Moi, comme on sait, connaisseur des plus fins, j'imaginai tout de suite ce que c'était ; et me tournant vers Agamemnon : - Je suis bien surpris, dis-je, si tout cela n'est composé d'excréments, ou tout au moins de boue : j'ai vu à Rome, pendant les Saturnales, des festins entiers imités de la même manière. -
LXX. Je n'avais pas fini de parler, quand notre hôte reprit : - Je voudrais m'arrondir en fortune, je ne dis pas en embonpoint, comme il est sûr que mon cuisinier a fait tout ceci avec du porc. On ne saurait voir d'homme plus précieux. On n'a qu'à vouloir : d'une vulve de truie il fait un poisson ; du lard, un ramier ; du jambon, une tourterelle ; de l'épaule, une poule. Son talent lui a valu un nom fort joli de mon invention : on l'appelle Dédale. Et comme il est brave garçon, je lui ai apporté de Rome en cadeau des couteaux d'acier de Noricie. - Et sur-le-champ il fait venir ces couteaux, les considère, les admire, et veut bien même nous permettre d'en éprouver le fil sur nos joues. Tout à coup entrèrent deux valets qui paraissaient s'être pris de dispute à la fontaine : du moins ils portaient encore les cruches à leur cou. Comme Trimalchion prononçait sur le point litigieux, ni l'un ni l'autre n'obtempérant à la sentence, ils se cassèrent chacun leur cruche à coups de bâton. Stupéfaits de l'insolence de ces ivrognes, nous contemplions de tous nos yeux la bataille, quand nous vîmes tomber, avec les tessons, des huîtres et des pétoncles qu'un esclave recueillit sur un plat et nous offrit à la ronde. Avec non moins de galanterie l'ingénieux cuisinier apporta sur un gril d'argent des escargots, tout en chantant d'une voix chevrotante et effroyablement rauque. Je rougis de raconter la suite. Chose en effet inouïe dans nos moeurs, de jeunes esclaves à longue chevelure apportèrent des parfums dans un bassin d'argent, et en frottèrent les pieds des convives, après leur avoir entrelacé de guirlandes de fleurs les jambes, les pieds et les talons. Puis ils versèrent de ces mêmes parfums liquéfiés dans le vase où se puisait le vin, et dans les lampes. Cependant Fortunata était en humeur de danser, et Scintilla faisait plus de bruit des mains que de la langue, lorsque Trimalchion dit : - Philargyre, et toi Carrion, tout fameux champion que tu es de la livrée verte, je vous permets de vous mettre à table ; Minophile, dis à ta compagne d'en faire autant. - Bref, peu s'en fallut que nous ne fussions tous débusqués de nos lits, tant la salle se trouva soudain envahie par la valetaille. Pour mon compte, je vis posté au-dessus de moi ce Dédale qui d'un porc avait fait une oie ; il sentait la saumure et les sauces à vous empester. Et, non content de se voir à table, le voilà qui se met à imiter Ephésus le tragédien ; après quoi il veut gager contre son maître qu'aux prochaines courses du cirque la faction verte remportera...
LXXI. - Mes amis ! s'écrie Trimalchion épanoui de joie à ce défi, les esclaves aussi sont des hommes ; ils ont sucé le même lait que nous, quoiqu'un mauvais destin ait pesé sur eux. Mais de mon vivant, et bientôt, ils boiront l'eau des hommes libres. En un mot, je les affranchis tous dans mon testament. Je lègue en outre à Philargyre un fonds de terre et sa femme ; à Carrion, un pâté de maisons avec le vingtième du produit, et un coucher complet. Quant à ma Fortunata, je la fais mon héritière universelle, et je la recommande à tous mes amis. Et tout ceci je le fais à savoir, afin d'être aimé de toute ma maison dès à présent comme si j'étais mort. - Chacun s'épuise en remerciements envers un si bon maître ; et lui, ne songeant plus à rire, ordonne que la minute de son testament soit apportée, et la lit d'un bout à l'autre, au milieu des gémissements de toute sa maison. Puis, se tournant vers Habinnas : - Qu'en dis-tu, mon cher ami ? t'occupes-tu à bâtir mon tombeau sur le plan que je t'ai prescrit ? Je te prie instamment d'y représenter aux pieds de ma statue ma petite chienne, avec des couronnes, et des parfums, et tous les combats du gladiateur Pétracte, afin que, grâce à ton ciseau, j'aie le bonheur de vivre après ma mort. Outre cela, qu'il ait cent pieds de face, et deux cents sur la campagne. Car je veux des arbres fruitiers de toute espèce autour de ma cendre, et force vignes. Il serait du dernier absurde d'avoir pendant sa vie des maisons magnifiquement tenues, et de négliger celles où l'on doit loger si longtemps. Aussi je prétends avant tout qu'on y grave :
CE MONUMENT NE PASSERA POINT MON HERITIER.
De plus j'aurai soin, dans mon testament, d'empêcher que ma dépouille mortelle n'essuie aucune injure. Je préposerai un de mes affranchis à la garde de mon tombeau, pour que la canaille ne coure pas y faire ses saletés. Je te recommande aussi d'y sculpter des vaisseaux cinglant à pleines voiles, et moi-même siégeant sur un tribunal, en robe prétexte, ayant aux doigts cinq anneaux d'or et versant au peuple un sac d'écus ; car tu sais que j'ai donné un festin public et deux deniers d'or à chaque convive. Représente, si bon te semble, les salles à manger, et tout le peuple qui s'en donne à coeur-joie. Place à ma droite la statue de Fortunata tenant une tourterelle, et menant en lesse une petite chienne ; et puis mon cher Cicaron, et puis des amphores bien larges, bien cachetées, de peur que le vin n'échappe : tu en sculpteras une cassée, et un enfant qui pleure sur les débris ; au centre un cadran, en sorte que le passant, curieux de savoir l'heure bon gré mal gré, lise mon nom. Quant à l'épitaphe, vois, examine bien si ceci te paraît convenable :
C. POMPEIUS TRIMALCHION, NOUVEAU MECENE, REPOSE ICI. LE TITRE DE SEVIR LUI FUT DECERNE EN SON ABSENCE ; AYANT PU ETRE DE TOUTES LES DECURIES, A ROME, IL NE LE VOULUT PAS. PIEUX, BRAVE, LOYAL, PARTI DE RIEN, IL PROSPERA, LAISSA TRENTE MILLIONS DE SESTERCES, ET N'ASSISTA JAMAIS AUX LEÇONS DES PHILOSOPHES. PASSANT, IL TE SOUHAITE PAREILLE CHANCE. |
LXXII. Quand il eut dit, il se mit à verser un déluge de larmes : Fortunata pleurait, Habinnas pleurait ; tous les valets enfin, comme conviés à de vraies obsèques, remplissaient la salle de lamentations. Moi-même je me surprenais à larmoyer, quand notre homme s'écria : - Eh bien ! puisque nous savons qu'il faut mourir, que ne jouissons-nous de la vie ? Pour que la fête soit complète, courons nous jeter dans le bain ! je prends sur moi le risque : vous ne vous en repentirez pas, il y fait chaud comme dans un four. - Vraiment ! vraiment ! dit Hahinnas, d'une journée en faire deux, je ne demande pas mieux. - Et, se levant tout déchaussé, il se mit à suivre Trimalchion enchanté. Je regardai Ascylte : - Qu'en penses-tu ? lui dis-je ; pour moi, la vue seule du bain va m'asphyxier à l'instant. - Soyons de leur avis, répondit Ascylte ; et, tandis qu'ils se rendent au bain, esquivons-nous dans la foule. - J'approuve son idée : Giton nous guide par la galerie jusqu'à la porte, où Scylax enchaîné nous accueille par de si terribles abois, qu'Ascylte va tomber de peur dans un vivier. Moi, qui n'avais pas la tête trop libre, et qu'un dogue en peinture avait effrayé, comme je tends la main au pauvre nageur, je suis entraîné dans le même gouffre. Nous fûmes sauvés heureusement par le concierge, dont l'intervention fit taire le chien, et qui nous tira tout transis sur le bord. Giton avait trouvé un moyen fort ingénieux pour se racheter de l'ennemi : tout ce que nous lui avions donné du festin, il l'avait semé devant l'aboyeur. L'animal, distrait par cette pâture, avait fait trêve à son courroux. Cependant, grelottants de froid, nous priâmes le concierge de nous ouvrir la porte de la rue : - Vous êtes dans l'erreur, nous dit-il, si vous comptez vous en aller par où vous êtes venus. Chez nous jamais convive n'a repassé par la même porte : on entre par un côté, on sort par un autre. -
LXXIII. Que ferons-nous, malheureuses victimes, prisonniers d'un labyrinthe de nouvelle espèce, et réduits à souhaiter le bain après souper ? Bien volontiers donc nous demandons à cet homme de nous conduire où l'on se baigne ; et jetant bas nos vêtements, que Giton fait sécher à l'entrée, nous pénétrons dans une étuve fort étroite, pareille à une citerne de rafraîchissement. Trimalchion s'y tenait tout debout ; et en outre, sans même nous faire grâce de ses rots empestés, il disait : Je ne sais rien de mieux que de se baigner sans cohue : et il contait qu'à cette même place il y avait eu une boulangerie. Enfin la lassitude l'ayant forcé de s'asseoir, séduit par la beauté de l'écho, il ouvrit jusqu'au plafond sa bouche d'ivrogne, et se mit à écorcher des airs de Ménécrate, au dire de ceux qui comprenaient son jargon. Le reste des convives courait autour de sa baignoire, se tenant par la main, se chatouillant, et poussant des cris à nous étourdir ; ceux-ci, les mains liées, s'efforçaient d'enlever de terre des anneaux ; ceux-là, tombant sur leurs genoux, renversaient leur tête en arrière, et baisaient l'extrémité de leurs orteils. Nous, laissant tous ces exclus se distraire comme ils peuvent, nous descendons dans la cuve qu'on préparait pour Trimalchion. Après quoi, les fumées du vin dissipées, on nous fit passer dans une seconde salle à manger, où Fortunata avait à sa façon disposé un splendide repas. Au-dessus de nos têtes pendaient des lustres avec figurines de pêcheurs en bronze ; les tables étaient d'argent massif, les coupes à l'entour d'argile dorée, et sous nos yeux une outre laissait couler des flots de vin. Alors Trimalchion : - Mes amis ! c'est aujourd'hui le jour de première barbe de mon esclave favori, honnête garçon, soit dit sans offenser personne, et que j'aime beaucoup. Arrosons-nous donc les poumons ; et que le jour nous trouve encore à souper. -
LXXIV. Comme il parlait, un coq vint à chanter. Tout déconcerté par l'augure, Trimaichion ordonne une libation de vin sous la table et jusque dans les lampes ; il fait plus, il passe son anneau de la main gauche à la droite, et dit : Ce n'est pas sans raison que ce trompette-là sonne l'alarme : il y aura incendie certainement, ou quelque voisin de ce coq va rendre l'âme. Loin de nous le présage ! Quiconque m'apportera ce prophète de malheur recevra une gratification. - En un clin d'oeil un coq est apporté du voisinage ; Trimalehion le condamne à être fricassé. Le voilà donc coupé en morceaux par ce cuisinier si habile qui venait de nous faire et des oiseaux et des poissons, puis il est jeté dans la casserole ; et, tandis que Dédale l'arrose d'eau bouillante, Fortunata broie le poivre dans un égrugeoir de buis. Quand ce mets délicat fut expédié, notre hôte s'adressant aux esclaves : - Comment ! leur dit-il, vous n'avez pas encore soupé ? Allez, que d'autres viennent vous relayer. En conséquence parut une seconde troupe ; et les partants criaient : Adieu, Gaïus ! les arrivants : Bonjour, Gaïus ! - Or ici commença le trouble-fête. Il se trouvait parmi les nouveaux-venus un esclave d'une figure assez avenante : Trimalchion lui saute au cou et le baise mille fois. Fortunata, qui de son côté avait des droits incontestables à faire valoir, accabla son mari d'invectives, criant qu'il était bien ordurier, bien infâme de ne pas contenir sa vilaine passion. Elle finit même par l'appeler chien. L'époux confus, exaspéré de l'avanie, envoie sa coupe à la tête de Fortunata, qui crie comme si elle eût eu l'oeil crevé, et qui porte ses mains tremblantes à son visage. Toute consternée aussi, Scintilla attire sur son sein l'amie éperdue qu'elle protège, tandis qu'un officieux valet approche de la joue meurtrie un petit vase d'eau fraîche, sur lequel Fortunata s'incline avec explosion de sanglots et de larmes. Et Trimalchion disait : - Comment donc ! cette coureuse ne me passe rien, à moi qui l'ai prise au marché où l'on vend ses pareilles, pour faire d'elle une femme comme il faut. Mais elle s'enfle comme la grenouille ; c'est sur elle-même qu'elle crache : vraie bûche, pas autre chose. Chez moi, quand on est né sur un fumier, ou ne rêve point palais. Mon bon génie me soit propice ! je saurai mater cette Cassandre qui prétend chausser mes bottines. Et moi, avec deux sous vaillant, j'ai pu épouser dix millions de sesterces ! Tu sais, toi, que je ne mens pas. Agathon le parfumeur, hier, pas plus tard, me prit à part, et me dit : - Je vous conseille de ne pas laisser votre race s'éteindre. - Et voilà que, voulant agir en homme bien né et ne pas paraître changeant, je me donne moi-même de la cognée dans les jambes. C'est bien : je prétends que de regret tu me déterres avec tes ongles ; et pour que tu sentes dès à présent quel tort tu t'es fait, Habinnas, je vous défends de mettre sa statue sur mon tombeau ; je ne veux point de querelles après ma mort. Enfin, pour la prévenir que je pourrais lui donner du mal, je lui défends de m'embrasser quand je ne serai plus. -
LXXV. Quand il eut ainsi fulminé, Habinnas intercéda, le conjura de se calmer : - Il n'y a personne qui ne fasse des sottises ; nous ne sommes pas des dieux, mais des hommes. - Scintilla tenait en pleurant le même langage ; et par son bon génie, et l'appelant Gaïus, elle le suppliait de se laisser fléchir. Trirnalchion pour lors ne put retenir ses larmes : - Je t'en prie, Habinnas, et que ton pécule fructifie d'autant ! si j'ai quelque tort, crache-moi au visage. J'ai baisé le garçon le plus sage du monde, non pour sa beauté, mais pour sa sagesse. Il sait les dix parties de l'oraison ; il lit à livre ouvert ; il s'est fait de quoi se racheter sur ses gains journaliers ; il s'est procuré de ses deniers une huche et deux tasses. Ne mérite-t-il pas que je l'aime comme la prunelle de mes yeux ? Mais madame s'y oppose ! Ah ! tu l'entends comme ça, mauvaise bancroche ! Je te le conseille, ronge tranquillement ton os, femelle de milan, et ne me fais pas grincer les dents, mon petit coeur, ou tu sentiras à quelle cervelle tu as affaire. Tu me connais : ce que je me suis une fois mis en tête y tient comme un clou dans une poutre. Mais songeons aux vivants. Je vous en prie, mes amis, tenez-vous en joie ; j'ai été aussi gueux que vous l'êtes, et mon mérite m'a conduit où vous voyez. C'est le coeur qui fait l'homme ; tout le reste est moins que rien. J'achète bien, je vends bien ; d'autres vous diront d'autres choses, moi je crève de prospérité. Et toi, marmotte, tu es encore à pleurnicher ? J'aurai soin que dans peu tu pleures pour tout de bon. Or, comme je vous disais, cette fortune, c'est ma bonne conduite qui m'y a élevé. J'arrivai d'Asie pas plus haut que ce chandelier. Chaque jour je me mesurais auprès ; et, pour perdre plus vite le nom de blanc-bec, je me frottais les lèvres avec l'huile des lampes. Pourtant j'ai été, tel que vous me voyez, la petite femme de mon maître quatorze ans durant ; et il n'y a pas d'affront quand c'est au maître qu'on obéit, ce qui ne m'empêchait pas de rendre mes devoirs à madame. Vous savez ce que je veux dire ; chut : je ne suis pas de ceux qui se vantent.
LXXVI. Enfin, la volonté des dieux aidant, je me vois maître dans la maison, et, ma foi, je vis pour lors à ma fantaisie. Bref, mon patron me fait cohéritier de l'empereur, et je recueille un vrai patrimoine de sénateur. Mais l'homme n'a jamais assez : la manie du négoce me prit. Pour abréger, vous saurez que je fis construire cinq vaisseaux. Je les charge de vin : c'était de l'or à cette époque ; j'expédie à Rome. Mais, comme si je le leur avais recommandé, ils firent tous naufrage. C'est un fait, je ne vous en conte pas : en un jour Neptune m'a dévoré trente millions de sesterces. Vous croyez que je perdis courage ? Non, par Hercule ! Cet échec ne fit que m'aiguiser l'appétit ; et, comme si de rien n'était, je construisis d'autres navires plus grands, plus solides, qui furent plus heureux, si bien que chacun me surnommait l'Intrépide. Vous savez que plus un bâtiment est grand, mieux il résiste. J'y chargeai encore du vin, du lard, des fèves, des parfums de Capoue, des esclaves. En cette occasion Fortunata fit une oeuvre méritoire : ses bijoux d'or, sa garde-robe, elle vendit tout, et me mit dans la main cent écus d'or : ce fut là le levain de ma petite fortune. Tout va vite, quand les dieux s'en mêlent. Une seule course me valut dix millions de sesterces bien ronds. De suite je rachète toutes les terres qui avaient appartenu à mon maître, je m'élève un palais ; j'achète des bêtes de somme pour les revendre : tout sous ma main croit à vue d'oeil comme un rayon de miel. Quand je me vis plus de bien que n'en a tout le pays ensemble, adieu le comptoir ! je me retirai du commerce pour prêter aux affranchis. Décidément je ne voulais plus du négoce ; ce qui m'y fit rester ce fut un astrologue venu par hasard dans cette colonie, un petit Grec, nommé Sérapa, qui avait entrée au conseil des dieux. Il me rappela même des choses que j'avais oubliées, et de fil en aiguille me remémora tout ; cet homme lisait jusque dans mon ventre, et peu s'en fallait qu'il ne me dît ce que j'avais soupé la veille. Vous eussiez cru qu'il avait passé sa vie avec moi.
LXXVII. Et ceci, Habinnas ; tu étais là, je crois : «A quoi vous ont servi ces biens ? à vous imposer une maîtresse. Vous n'êtes pas heureux en amis : jamais personne ne vous a payé de retour ; vous possédez beaucoup en fonds de terre ; vous nourrissez une vipère dans votre sein». Enfin, mes amis, pourquoi vous tairai-je qu'il me reste encore à vivre trente ans, quatre mois et deux jours ? De plus, je recueillerai sous peu une succession : Voilà ce que me dit mon étoile ; et si j'ai le bonheur de réunir l'Apulie à mes domaines, j'aurai en ce monde fait un assez beau chemin. En attendant, grâce à Mercure qui veillait à mes intérêts, j'ai bâti ce palais-ci : c'était, vous savez, un taudis ; c'est un temple à présent. Il renferme quatre salles à manger, vingt chambres à coucher, deux galeries de marbre, et dans l'étage supérieur un autre appartement, ma chambre à moi où je couche, celle où cette vipère fait son gîte, une loge de concierge parfaitement commode : et du logement à loger tous mes hôtes. Et tenez : Scaurus, quand il vint dans ce pays, aima mieux descendre chez moi que partout ailleurs, quoiqu'il ait au bord de la mer un logement chez son père. J'ai encore beaucoup d'autres pièces que tout à l'heure je vous montrerai. Croyez-moi : un as vous avez, un as vous valez ; avoir considérable, homme considéré. Voilà comme votre ami,
grenouille autrefois, est riche comme un roi. A propos, Stichus, apporte ici les vêtements
dans lesquels je veux sortir de cette vie ; apporte aussi les parfums, et un échantillon du vin dont j'exige qu'on fasse prendre un bain à mes os. -
LXXVIII. Sans se faire attendre, Stichus apporta dans la salle une couverture blanche et une prétexte, que notre hôte nous pria de manier pour voir si elles étaient de bonne laine. Puis se mettant à sourire : - Prends bien garde, Stichus, que les rats ou les vers n'y touchent ; sinon, je te fais brader vif avec moi. Je veux être enterré dans toute ma gloire, et que tout le peuple me comble de bénédictions. - Et il débouche une fiole de nard, et nous en frotte le dessous du nez à tous, disant : - J'espère en éprouver, quand je ne serai plus, autant de plaisir que de mon vivant. - Quant au vin, il le fit verser dans l'urne commune, et ajouta : - Figurez-vous que vous êtes invités au banquet de mes funérailles ! - Notre dégoût ne pouvait guère aller plus loin, quand Trimalchion, appesanti par son ignoble ivresse, voulut un concert d'espèce nouvelle, des donneurs de cor, qu'il fit venir dans la salle. Alors, soutenu par une pile d'oreillers, et s'étalant comme sur un lit de parade : - Supposez, dit-il, que je suis mort : jouez-moi quelque chose de gentil. - Les noirs musiciens commencent leur funèbre symphonie, et par-dessus tous le valet du croque-mort (de toute la bande le croque-mort était ce qu'il y avait de mieux) se met à corner d'une telle force qu'il réveille en sursaut tout le voisinage. La garde du quartier, pensant que le feu est au palais de Trimalchion, enfonce la porte brusquement, et, munie de seaux d'eau et de haches, use de son privilège pour faire grand vacarme. Nous, à qui l'occasion se présentait si favorable, nous plantons là Agamemnon, et fuyons précipitamment comme d'un véritable incendie.
Traduction de Nisard, Collection des auteurs latins, Dubochet (1842)