Hérodote, né à Halicarnasse l'an 4230 de la période julienne, 484 ans avant notre ère, était Dorien d'extraction, et d'une naissance illustre. Il eut pour père Lyxès et pour mère Dryo, qui tenaient un rang distingué parmi leurs concitoyens. Panyasis, poète célèbre, à qui quelques écrivains adjugent le premier rang après Homère, quoique d'autres le placent après Hésiode et Antimachus, était son oncle de père ou de mère ; car il n'y a rien de certain là-dessus. Panyasis est né, si l'on en croit Suidas, en la LXXVIIIe olympiade, c'est-à-dire l'an 4247 de la période julienne, 467 ans avant l'ère vulgaire. Je ne puis être de cette opinion, parce qu'il s'ensuivrait qu'Hérodote, son neveu, aurait été plus âgé que lui de dix-sept ans. Je n'ignore pas qu'il y a des oncles plus jeunes que leurs neveux ; nous en avons des exemples. Aussi j'insiste moins sur cette raison que sur le temps où périt Panyasis, quoiqu'on ne puisse le fixer d'une manière certaine. Mais l'on sait que Lygdamis, tyran d'Halicarnasse, fut chassé l'an 4257 de la période julienne, 457 ans avant notre ère. Il aurait donc fait mourir ce poète au plus tard en 4256 de la période julienne, 458 ans avant l'ère vulgaire. Si l'assertion de Suidas était vraie, Panyasis aurait eu au plus neuf ans lorsqu'il périt. Comment à cet âge aurait-il donné de l'ombrage au tyran ? comment aurait-il pu avoir composé ces ouvrages qui lui ont acquis une si grande réputation ? J'aime mieux, par cette raison, placer sa naissance en la LXVIIIe olympiade. Il avait alors 50 ans quand Lygdamis le fit mourir, et il aura eu le temps de composer ce grand nombre d'ouvrages qui l'ont immortalisé. D'ailleurs, Suidas convient lui-même qu'il y a des auteurs qui le font plus ancien. Panyasis était connu par l'Héracléiade et les Ioniques. L'Héracléiade était un poème héroïque en l'honneur d'Hercule ; le poète y célébrait les exploits de ce héros, en quatorze livres qui contenaient neuf mille vers. Plusieurs écrivains en parlent avec distinction, Isaac Tzelzèsdans ses Prolégomènes sur la Cassandre de Lycophron, Proclus dans sa Chrestomathie, Suidas au mot Panyasis, Pausanias, qui même en cite deux vers, et le scoliaste de Pindare, qui en rapporte un du troisième livre. Quintilien, bon juge en ces matières, nous apprend qu'il n'égalait pour l'élocution ni Hésiode ni Antimachus, mais qu'il surpassait le premier par la richesse de son sujet, et le second par la disposition qu'il lui avait donnée. Denys d'Halicarnasse, qui n'excellait pas moins dans la critique que dans l'histoire, en porte aussi le même jugement. Je m'en tiens à ces autorités, auxquelles je pourrais ajouter celles de plusieurs autres auteurs, tels qu'Apollodore, saint Clément d'Alexandrie, Athénée, etc.
Le même Panyasis avait écrit en vers pentamètres un poème sur Codrus, Nélée et la colonie ionienne, que l'on appelait les Ioniques. Ce poème curieux, et dont on ne saurait trop regretter la perte, parce qu'il entrait dans une infinité de détails historiques sur cette colonie, comprenait sept mille vers.
Il ne reste plus de ce poète que deux petites pièces de vers avec un fragment, où Panyasis célèbre le vin et les plaisirs de la table pris avec modération. Stobée et Athénée nous les ont conservés. On les trouve dans plusieurs recueils, et beaucoup plus correctement dans celui des poètes gnomiques, publié en 1784 à Strasbourg par M. Brunck, critique plein de goût et de sagacité. On a encore cinq vers de ce poète qu'on lit dans Etienne de Byzance, au mot tremilh. Je soupçonne qu'ils sont de l'Héracléiade. M. Brunck n'a pas jugé à propos de leur donner place dans son recueil.
Dans ces beaux siècles de la Grèce, on prenait un soin particulier de l'éducation de la jeunesse, et l'on ne s'appliquait pas moins à lui former le coeur qu'à cultiver son esprit. Il est à présumer que celle d'Hérodote ne fut pas négligée, quoique l'on ignore quels furent ses maîtres. On n'en peut même douter, lorsqu'on le voit entreprendre dans un âge peu avancé de longs et pénibles voyages, pour perfectionner ses connaissances et en acquérir de nouvelles.
La description de l'Asie par Hécatée, l'histoire de Lydie, de Xanthus, celles de Perse par Hellanicus de Lesbos et Charon de Lampsaque, jouissaient alors de la plus haute réputation. Ces ouvrages agréables, intéressants, furent sans doute dévorés par Hérodote dans cet âge où l'on est avide de connaissances, et lui inspirèrent le vif désir de parcourir les pays dont les descriptions l'avaient enchanté. Ce n'était pas cependant une vaine curiosité qui le portait à voyager ; il se proposait un but plus noble, celui d'écrire l'histoire. Les succès des historiens qui l'avaient devancé ne l'effrayèrent pas ; ils ne servirent au contraire qu'à l'enflammer ; et quoique Hellanicus de Lesbos et Charon de Lampsaque eussent traité en partie le même sujet, loin d'en être découragé, il osa lutter contre eux, et ne se flatta pas en vain de les surpasser. Il se proposa d'écrire, non l'histoire de Perse, mais seulement celle de la guerre que les Grecs eurent à soutenir contre les Perses. Ce sujet, simple en apparence, lui fournit l'occasion de faire entrer dans le même tableau l'histoire de la plupart des peuples avec qui les Grecs avaient des rapports intimes, ou qu'il leur importait de connaître. Il sentit que, pour exécuter ce plan, il devait recueillir des matériaux, et acquérir une exacte connaissance des pays dont il se proposait de faire la description. Ce fut dans cette vue qu'il entreprit ses voyages, qu'il parcourut la Grèce entière, l'Epire, la Macédoine, la Thrace ; et, d'après son propre témoignage, l'on ne peut douter qu'il n'ait passé de la Thrace chez les Scythes, au delà de l'Ister et du Borysthène. Partout il observa d'un oeil curieux les sites, les distances des lieux, les productions des pays, les usages, les moeurs, la religion des peuples ; il puisa dans leurs archives et dans leurs inscriptions les faits importants, les suites des rois, les généalogies des illustres personnages ; et partout il se lia avec les hommes les plus instruits, et se plut à les consulter dans toutes les occasions.
Peut-être se contenta-t-il dans ce premier voyage de visiter la Grèce, et que, s'étant ensuite rendu en Egypte, il passa de là en Asie, de l'Asie en Colchide, dans la Scythie, la Thrace, la Macédoine, et qu'il retourna en Grèce par l'Epire. Quoi qu'il en soit, l'Egypte, qui même encore aujourd'hui fait l'étonnement et l'admiration des voyageurs intelligents, ne pouvait manquer d'entrer dans le plan d'Hérodote. Hécatée y avait voyagé avant lui, et, suivant toutes les apparences, il en avait donné une description. Porphyre prétend que cet historien s'était approprié, du Voyage de l'Asie de cet écrivain, la description du phénix et de l'hippopotame, avec la chasse du crocodile, et qu'il n'y avait fait que quelques changements : mais le témoignage de Porphyre est d'autant plus suspect, que Callimaque attribue ce Voyage de l'Asie à un écrivain obscur. J'ajoute, avec M. Walckenaër, que si cet historien se fût rendu coupable de ce plagiat, Plutarque, qui a composé un traité contre lui, n'eût pas manqué de lui en faire un crime.
Nous n'avons aucun écrivain, soit ancien, soit moderne, qui ait donné de ce pays une description aussi exacte et aussi curieuse. Il nous en a fait connaître la géographie avec une exactitude que n'ont pas toujours eue les géographes de profession, les productions du pays, les moeurs, les usages et la religion de ses habitants, et l'histoire des derniers princes avant la conquête des Perses, avec des particularités intéressantes sur cette conquête, qui eussent été a jamais perdues s'il ne les eût pas transmises à la postérité.
Si l'on croyait que notre auteur n'a fait que recueillir les bruits populaires, on se tromperait grossièrement. On ne saurait imaginer les soins et les peines qu'il a pris pour s'instruire, et pour ne présenter à ses lecteurs rien que de certain. Ses conférences avec les prêtres de l'Egypte, la familiarité dans laquelle il a vécu avec eux, les précautions qu'il a prises pour qu'il ne lui en imposassent point, sont des garants sûrs de ce qu'il avance. Un voyageur moins circonspect se serait contenté du témoignage des prêtres de Vulcain établis à Memphis. Ce témoignage, respectable sans doute, ne lui parut pas suffisant. Il se transporta à Héliopolis, et de là à Thèbes, pour s'assurer par lui-même de la vérité de ce que lui avaient dit les prêtres de Memphis. Il consulta les collèges des prêtres établis dans ces deux grandes villes, qui étaient les dépositaires de toutes les connaissances ; et, les trouvant parfaitement d'accord avec les prêtres de Memphis, il se crut alors autorisé à donner les résultats de ses entretiens.
Le voyage qu'Hérodote fit à Tyr nous offre un autre exemple non moins frappant de l'exactitude de ses recherches. Il avait appris en Egypte qu'Hercule était l'un des douze dieux nés des huit plus anciens, et que ces douze dieux avaient régné en Egypte dix-sept mille ans avant le règne d'Amasis. Une pareille assertion était bien capable de confondre toutes les idées d'un Grec qui ne connaissait d'autre Hercule que celui de sa nation, dont la naissance ne remontait qu'à l'an 1384 avant notre ère, comme je l'ai prouvé dans mon Essai de chronologie, chapitre XIII. Comme cette assertion était autorisée par les livres sacrés et par le témoignage unanime des prêtres, il ne pouvait ou n'osait la contester. Cependant, comme il voulait acquérir à cet égard une plus grande certitude, si cela était possible, il se transporta à Tyr pour y voir un temple d'Hercule que l'on disait très ancien. On lui apprit dans cette ville qu'il y avait 2,300 ans que ce temple avait été bâti. Il vit aussi à Tyr un temple d'Hercule surnommé Thasien. La curiosité l'ayant porté à se rendre à Thasos, il y trouva un temple de ce dieu, construit par ces Phéniciens qui, courant les mers sous prétexte de chercher Europe, fondèrent une colonie dans cette île, cinq générations avant la naissance du fils d'Alcmène. Il fut alors convaincu que l'Hercule égyptien était très différent du fils d'Amphitryon ; et il resta tellement persuadé que le premier était un dieu et l'autre un héros, que ceux des Grecs qui offraient à un Hercule, qu'ils surnommaient Olympien, des sacrifices comme à un immortel, et qui faisaient à l'autre des offrandes comme à un héros, lui parurent en avoir agi très sagement.
Ses excursions en Libye et dans la Cyrénaïque précèdent le voyage de Tyr. La description exacte de la Libye, depuis les frontières d'Egypte jusqu'au promontoire Soloeis, aujourd'hui le cap Spartel, conforme en tout à ce que nous en apprennent les voyageurs les plus estimés, et le docteur Shaw en particulier, ne permettent pas de douter qu'il n'ait vu ce pays par lui-même. On est encore tenté de croire qu'il a été à Carthage ; ses entretiens avec un assez grand nombre de Carthaginois autorisent cette opinion. Il revint sans doute par la même route en Egypte, et de là enfin il passa à Tyr, comme on l'a dit.
Après quelque séjour dans cette superbe ville, il visita la Palestine, où il vit les colonnes qu'y avait fait élever Sésostris ; et sur ces colonnes il remarqua l'emblème qui caractérisait la lâcheté de ses habitants. De là il se rendit à Babylone, qui était alors la ville la plus magnifique et la plus opulente qu'il y eût dans le monde. Je sais que plusieurs personnes éclairées, et M. des Vignoles entre autres, doutent qu'Hérodote ait jamais voyagé en Assyrie. Je ne puis mieux répondre à ce savant respectable qu'en me servant des propres termes d'un autre savant qui ne l'était, pas moins, je veux dire M. le président Bouhier. Voici comment il s'exprime : «Quoique les passages d'Hérodote qui ont fait croire à beaucoup de gens qu'il avait été réellement à Babylone, ne soient pas bien clairs, il n'est presque pas possible de douter qu'il ne l'ait vue, si on veut prendre la peine d'examiner la description exacte qu'il fait en ces endroits de toutes les singularités de cette grande ville et de ses habitants. Il n'y a guère qu'un témoin oculaire qui en puisse parler avec autant de précision, surtout dans un temps où aucun autre Grec n'avait encore rien écrit là-dessus.
De plus, qu'on fasse attention à la manière dont il parle d'une statue d'or massif de Jupiter Bélus, qui était dans Babylone, et qui avait douze coudées de hauteur. En avouant qu'il ne l'a pas vue, parce que le roi Xerxès l'avait fait enlever, n'est-ce pas insinuer tacitement qu'il avait vu toutes les autres choses qu'il dit être dans cette grande ville ? Il est aisé aussi de reconnaître, par divers autres passages de son ouvrage, qu'il avait conféré sur les lieux avec des Babyloniens et des Perses sur ce qui regardait leur religion et leur histoire. D'ailleurs il n'est guère vraisemblable qu'un homme qui avait parcouru tant de différents pays pour s'instruire de tout ce qui pouvait les concerner, eût négligé d'aller voir une ville qui passait alors pour la plus belle du monde, et où il pouvait recueillir les mémoires les plus sûrs pour l'histoire qu'il préparait de la haute Asie, surtout en ayant approché de si près».
La Colchide fut le dernier pays de l'Asie qu'il parcourut. Il voulait s'assurer par lui-même si les Cochildiens étaient Egyptiens d'origine, comme on le lui avait dit en Egypte, et s'ils étaient les descendants d'une partie de l'armée de Sésostris qui s'était établie dans ce pays. De la Colchide il passa chez les Scythes et chez les Gètes, de là en Thrace, de la Thrace en Macédoine ; et enfin il revint en Grèce par l'Epire. S'il n'avait pas bien connu tous ces différents pays, comment aurait-il pu en donner une description exacte, et parler avec clarté de l'expédition de Darius chez les Scythes, et de celle de Xerxès dans la Grèce ?
De retour dans sa patrie, il n'y fit pas un long séjour. Lygdamis en était alors tyran. Il était fils de Pisindélis, et petit-fils d'Artémise, qui s'était distinguée à la journée de Salamine. Ce tyran avait fait mourir Panyasis, oncle de notre historien. Celui-ci, ne croyant pas ses jours en sûreté sous un gouvernement soupçonneux et cruel, chercha un asile à Samos. Ce fut dans cette douce retraite qu'il mit en ordre les matériaux qu'il avait apportés, qu'il fit le plan de son histoire et qu'il en composa les premiers livres. La tranquillité et les agréments dont il y jouissait n'éteignirent point en lui le goût de la liberté. Ce goût, inné pour ainsi dire chez les Grecs, joint au puissant désir de la vengeance, lui inspira le dessein de chasser Lygdamis. Dans cette vue il se ligua avec les mécontents, et surtout avec les amis de la liberté. Lorsqu'il crut la partie assez bien liée, il reparut tout à coup à Halicarnasse ; et, s'étant mis à la tête des conjurés, il chassa le tyran. Cette action généreuse n'eut d'autre récompense que la plus noire ingratitude. Il fallait établir une forme de gouvernement qui conservât a tous les citoyens l'égalité, ce droit précieux que tous les hommes apportent en naissant. Mais cela n'était guère possible dans une ville partagée en factions, où des citoyens s'imaginaient avoir, par leur naissance et par leurs richesses, le privilège de gouverner, et d'exclure des honneurs la classe mitoyenne, ou même de la vexer. L'aristocratie, la pire espèce de tous les gouvernements, était leur idole favorite. Ce n'était pas l'amour de la liberté qui les avait armés contre le tyran, mais le désir de s'attribuer son autorité et de régner avec le même despotisme. La classe mitoyenne et le peuple, qui avaient eu peu de chose à redouter du tyran, crurent perdre au change, en voyant le gouvernement entre les mains d'un petit nombre de citoyens dont il fallait assouvir l'avidité, redouter les caprices et même les soupçons. Hérodote devint odieux aux uns et aux autres : à ceux-ci, parce qu'ils le regardaient comme l'auteur d'une révolution qui avait tourné à leur désavantage ; à ceux-là, parce qu'ils le regardaient comme un aident défenseur de la démocratie.
Eu butte aux deux factions qui partageaient l'Etat, il dit un éternel adieu à sa patrie, et partit pour la Grèce. On célébrait alors la LXXXIe olympiade. Hérodote se rendit aux jeux olympiques : voulant s'immortaliser, et faire sentir en même temps à ses concitoyens quel était l'homme qu'ils avaient forcé de s'expatrier, il lut dans cette assemblée, la plus illustre de la nation, la plus éclairée qui fût jamais, le commencement de son Histoire, ou peut-être les morceaux de cette même Histoire les plus propres à flatter l'orgueil d'un peuple qui avait tant de sujets de se croire supérieur aux autres. Thucydide, qui n'avait encore que quinze ans, mais en qui l'on remarquait déjà des étincelles de ce beau génie qui fut l'un des plus brillants ornements du siècle de Périclès, ne put s'empêcher de répandre des larmes à la lecture de cette Histoire. Hérodote, qui s'en aperçut, dit au père du jeune homme : «Olorus, votre fils brûle du désir des connaissances».
Je m'arrête un moment pour prouver que ce fut en la LXXXIe olympiade qu'Hérodote lut une partie de son Histoire à la Grèce assemblée. Il est certain qu'Hérodote, ayant abandonné Halicarnasse et voulant se faire un nom, se rendit à Olympie, et qu'il y lut une partie de son Histoire, qui fut tellement goûtée, qu'on donna aux neuf livres qui la composaient le nom des Muses. Lucien le dit de la manière la plus claire et la plus formelle. D'un autre côté, Marcellinus nous apprend que Thucydide versa des larmes en entendant cette lecture, et qu'Hérodote, témoin de la sensibilité de ce jeune homme, adressa à son père le mot que je viens de rapporter. Thucydide est né la première année de la LXXIIe olympiade, au printemps, et par conséquent l'an 4243 de la période julienne, 471 ans avant notre ère. Il avait donc quinze ans et quelques mois lorsqu'il assista à cette lecture. Il pouvait déjà être sensible aux agréments du style ; mais cette sensibilité n'en était pas moins surprenante dans un âge si tendre, et faisait concevoir de grandes espérances. Si l'on suppose que cet événement appartient à l'olympiade précédente, il devient plus merveilleux, pour ne pas dire incroyable. Si on le recule, au contraire, jusqu'à la LXXXIIe olympiade, Thucydide ayant alors dix-neuf ans et quelques mois, sa sensibilité n'aurait rien eu de surprenant, et ne se serait pas fait remarquer. Il faut donc regarder comme constant, avec Dodwell, que cet historien avait alors quinze ans. Le père Corsini, clerc régulier des Ecoles pies, est aussi de cet avis dans ses Fastes Attiques, et cite, pour le prouver, Lucien dans le traité sur la Manière d'écrire l'histoire, quoiqu'il n'en soit pas question dans cet ouvrage. Ce savant n'avait pas cependant sur ce fait des idées bien arrêtées, puisque, page 213 du même ouvrage, il recule cette lecture jusqu'à la première année de la LXXXIe olympiade, c'est-à-dire de douze ans, ce qui me fait croire qu'il confond en cette occasion la lecture aux jeux olympiques avec celle que fit le même historien aux Panathénées, quoique cette fête précède la quatre-vingt-quatrième olympiade de plus de quinze jours.
Revenons à notre sujet. Encouragé par les applaudissements qu'il avait reçus, Hérodote employa les douze années suivantes à continuer son Histoire et à la perfectionner. Ce fut alors qu'il voyagea dans toutes les parties de la Grèce, qu'il n'avait fait jusqu'à ce moment que parcourir, qu'il examina avec la plus scrupuleuse attention les archives de ses différents peuples, et qu'il s'assura des principaux traits de leur histoire, ainsi que des généalogies des plus illustres maisons de la Grèce, non seulement en parcourant leurs archives, mais en lisant leurs inscriptions. Car dans ces anciens temps on transmettait à la postérité les événements les moins intéressants, ainsi que les plus remarquables, par le moyen d'inscriptions gravées sur des monuments durables, ou sur des trépieds qu'on conservait avec le plus grand soin dans les temples. Ces inscriptions contenaient les noms de ceux qui avaient eu part à ces événements, avec ceux de leurs pères et de leurs tribus ; en sorte que plusieurs siècles après il était impossible de s'y méprendre, malgré l'identité des noms qui se remarquaient quelquefois sur ces monuments.
Ce fut dans une de ces excursions qu'il alla à Corinthe, et qu'il y récita, si l'on en croit Dion Chrysostome, la description de la bataille de Salamine, avec des circonstances honorables pour les Corinthiens, et surtout pour Adimante qui les commandait. «Mais, continue le sophiste dans le discours qu'il adresse aux Corinthiens, Hérodote vous ayant demandé une récompense, et ne l'ayant pas obtenue, parce que vos ancêtres dédaignaient de mettre la gloire à prix d'argent, il changea les circonstances de cette bataille, et les raconta d'une manière qui vous était défavorable». Un fait de cette nature, s'il était prouvé, décèlerait une âme vile ; et, loin de chercher à justifier Hérodote, content d'admirer l'écrivain, j'abandonnerais l'homme au juste mépris qu'il mériterait. Mais la réponse me paraît très facile : 1° S'il n'y avait pas eu deux opinions très constantes sur la conduite que les Corinthiens avaient tenue à la journée de Salamine, Hérodote se serait exposé en les rapportant, au risque d'être démenti par la majeure partie de la Grèce, dont il cherchait à capter la bienveillance, et qui était alors alliée et amie des Corinthiens. 2° Dion Chrysostome vivait plus de cinq siècles après cette bataille, tandis que notre historien était né quatre ans avant qu'elle se donnât. Le premier n'en pouvait connaître les particularités que par l'histoire et les monuments, tandis que l'autre en était instruit non seulement par les monuments, mais encore par le témoignage d'une infinité de personnes qui s'y étaient trouvées. 3° L'autorité de ces monuments n'est pas si grande dans cette occasion qu'elle l'est dans la plupart des autres ; car Hérodote raconte lui-même que plusieurs peuples, dont on montrait la sépulture à Platée, honteux de ne s'être pas trouvés au combat, avaient érigé des cénotaphes de terres amoncelées, afin de se faire honneur dans la postérité. Les Corinthiens peuvent en avoir fait autant après la journée de Salamine. 4° Les vers que fit Simonide en l'honneur des Corinthiens et d'Adimante, leur général, ne paraîtront jamais une preuve concluante à ceux qui connaîtront la cupidité de ce poète, et à quel point il prostituait sa plume au plus offrant. 5° Si le fait rapporté par Dion Chrysostome eût été vrai, Plutarque, qui ne laisse échapper aucune occasion de montrer son animosité contre Hérodote, aurait d'autant moins manqué de lui faire à ce sujet les plus cruels reproches, que de son aveu il le détestait, parce que cet historien avait dit de ses compatriotes des vérités qui n'étaient pas à leur avantage. Il prétend, il est vrai, que les Corinthiens se comportèrent vaillamment à la journée de Salamine, et qu'Hérodote a supprimé leurs louanges par malignité. Cependant, loin de les supprimer, il a rapporté ce que les Grecs racontaient de plus flatteur pour ce peuple ; mais, comme il faisait profession d'impartialité, il n'a pas cru devoir passer sous silence ce qu'en disaient aussi les Athéniens. Ce serait ici le lieu de réfuter ce qu'avance Plutarque pour prouver que les Corinthiens se couvrirent de gloire à cette bataille ; mais comme cela me mènerait trop loin, et que vraisemblablement très peu de lecteurs prendraient intérêt à cette discussion, je crois devoir d'autant moins l'entreprendre que cette digression n'est peut-être déjà que trop longue.
Douze ans après avoir lu une partie de son Histoire aux jeux olympiques, Hérodote en lut une autre à Athènes, à la fête des Panathénées, qu'on célébrait le 28 hécatomboeon, qui revient au 10 août. Cette lecture eut donc lieu l'an 4270 de la période julienne, 444 ans avant notre ère, et la première année de la LXXXIVe olympiade. Les Athéniens ne se bornèrent pas à des louanges stériles : ils lui firent présent de dix talents, par un décret proposé par Anytus et ratifié par le peuple assemblé, comme l'atteste Diyllus, historien très estimé. C'est sans doute de cette récompense qu'il faut entendre ce que dit Eusèbe, à l'endroit que je viens de citer, qu'Hérodote fut honoré par les Athéniens.
Il semble que cet accueil aurait dû le fixer à Athènes. Cependant il se joignit à la colonie que les Athéniens envoyèrent à Thurium au commencement de l'olympiade suivante. Le goût qu'il avait pour les voyages l'emporta peut-être sur la reconnaissance qu'il devait aux Athéniens ; mais peut-être aussi ne crut-il pas quitter Athènes en accompagnant un si grand nombre d'Athéniens, parmi lesquels il y en avait de très distingués. Lysias, âgé seulement de quinze ans, qui devint dans la suite un très grand orateur, était du nombre des colons. Hérodote avait alors quarante ans ; car il était né l'an 484 avant notre ère, et la première année de la LXXIVe olympiade. L'auteur anonyme de la Vie de Thucydide met aussi cet historien du nombre des colons. Mais comme il est le seul écrivain qui en fasse mention, il est permis d'en douter.
Il fixa sa demeure à Thurium ; ou, s'il en sortit, ce ne fut que pour faire quelques excursions dans la grande Grèce, je veux dire dans cette partie de l'Italie qui était peuplée par des colonies grecques, et qui fut ainsi nommée, non parce qu'elle était plus considérable que le reste de la Grèce, mais parce que Pythagore et les pythagoriciens lui acquirent une grande célébrité. Il y a beaucoup d'apparence qu'il passa le reste de ses jours dans cette ville, et il parait certain que ce fut par cette raison qu'on lui donna quelquefois le surnom d'Hérodote de Thurium. Strabon le dit positivement. Voici comment s'exprime ce savant géographe en parlant de la ville d'Halicarnasse : «L'historien Hérodote était de cette ville. On l'a depuis appelé Thurien, parce qu'il fut du nombre de ceux que l'on envoya en colonie à Thurium». L'empereur Julien ne l'appelle pas autrement dans le fragment d'une lettre que nous a conservé Suidas : «Si le Thurien paraît à quelqu'un un historien digne de foi», etc. La chose fut même poussée si loin, qu'Hérodote ayant commencé son Histoire par ces mots: «En publiant ces recherches, Hérodote d'Halicarnasse», etc. ; Aristote, qui cite ce commencement, a changé cette expression en celle d'Hérodote de Thurium. Ce savant n'est pas le seul qui l'ait fait ; car Plutarque observe que beaucoup de personnes avaient fait aussi le même changement.
Le loisir dont il jouit dans cette ville lui permit de retoucher son Histoire, et d'y faire quelques additions considérables. C'est ainsi qu'il faut entendre ce passage de Pline : Urbis nostrae trecentesimo anno.... auctor ille (Herodotus) Historiam condidit Thuriis in Italia, car il est certain qu'il avait lu une partie de son Histoire à Athènes avant que de partir pour Thurium, et que douze ans auparavant il en avait lu une autre aux jeux olympiques. Ce passage de Pline a induit en erreur le savant M. des Vignoles. Je n'entreprendrai pas de le réfuter, M. le président Bouhier l'ayant fait avec succès dans le chapitre premier de ses Recherches et Dissertations sur Hérodote.
On ne peut douter qu'il n'ait ajouté beaucoup de choses pendant son séjour à Thurium, puisqu'il rapporte des faits qui sont postérieurs à son voyage dans la grande Grèce. Quelques savants l'ont remarqué avant moi, et surtout MM. Bouhier et Wesseling. Il faut mettre de ce nombre : 1° l'invasion que les Lacédémoniens firent dans l'Attique la première année de la guerre, du Péloponnèse, invasion dans laquelle ce pays fut ravagé, excepté Décélée, qu'ils épargnèrent par reconnaissance pour un bienfait des Décéléens ; 2° le funeste sort des ambassadeurs que les Lacédémonicns envoyèrent en Asie la seconde année de la guerre du Péloponnèse, et l'an 430 avant notre ère ; 3° la défection des Mèdes sous Darius Nothus, que ce prince remit peu après sous le joug. Cet événement, que rapporte Hérodote, et qui est certainement de la XCIIIe olympiade, de la vingt-quatrième année de la guerre du Péloponnèse, et de l'an 408 avant notre ère, prouve qu'Hérodote avait ajouté ce fait dans un âge très avancé. Il avait alors soixante-dix-sept ans.
M. le président Bouhier plaçait aussi après le voyage d'Hérodote dans la grande Grèce la retraite d'Amyrtée dans l'île d'Elbe, dont parle Hérodote. Ce savant, trompé par le Syncelle, supposait que ce prince s'était réfugié dans cette île la quatorzième année de la guerre du Péloponnèse, et l'an 417 avant notre ère. Dodwell et M. Wesseling avaient bien vu que la révolte d'Amyrtée ayant commencé la seconde année de la LXXIXe olympiade, la fin de cette révolte était de la seconde année de l'olympiade suivante, et par conséquent antérieure de quatorze ans au départ de notre historien pour la grande Grèce. Je n'en rapporterai point ici les preuves, l'ayant fait d'une manière assez ample dans mon Essai sur la Chronologie. Ce fut aussi dans ces voyages qu'il apprit plusieurs paiticularités sur les villes de Rhégium, de Gela, de Zancle, et sur leurs tyrans ; particularités qu'il a transmises à la postérité.
On vient de voir que notre historien avait soixante-dix-sept ans quand il ajouta à son Histoire la révolte des Mèdes. On ignore jusqu'à quel âge il poussa sa carrière, et dans quel pays il la termina. Il est vraisemblable qu'il mourut à Thurium ; et nous avons, pour appuyer cette présomption, le témoignage positif de Suidas, qui nous apprend encore qu'il fut enterré sur la place publique de cette ville. Ce qui peut en faire douter, c'est que le même écrivain ajoute que quelques auteurs le font mourir à Pella en Macédoine. Mais comme on ignore le nom même de ces auteurs, on ne sait s'ils ont quelque autorité, et quel degré de confiance ils méritent.
Marcellin écrit, dans la Vie de Thucydide, que l'on voyait parmi les monuments de Cimon à Coelé, près des portes Mélitides, le tombeau d'Hérodote. On pourrait conclure de ce passage qu'Hérodote mourut à Athènes, et c'était le sentiment de M. le président Bouhier. Qui nous assurera cependant que ce fût un vrai tombeau et non pas un cénotaphe ? Si on érigea à notre historien un monument dans le lieu destiné à la sépulture de la maison de Cimon, c'est qu'en partant pour Thurium il obtint à Athènes le droit de cité, et qu'il fut probablement adopté par quelqu'un de cette maison, l'une des plus illustres de cette ville : car sans cette adoption on ne lui aurait pas élevé un monument dans ce lieu, où il n'était pas permis d'inhumer personne qui ne fût de la famille de Miltiade. C'est ce qu'a très bien prouvé Dodwell. Il reste cependant encore quelque incertitude : l'inscription rapportée par Etienne de Byzance la ferait disparaître, si l'on était assuré qu'elle a été trouvée à Thurium ; car le premier vers de cette inscription atteste que les cendres de notre historien reposaient sous ce tombeau. Je ne crois pouvoir mieux terminer sa Vie que par cette épitaphe, que rapporte Etienne de Byzance : «Cette terre recèle dans son sein Hérodote, fils de Lyxès, Dorien d'origine, et le plus illustre des historiens ioniens. Il se retira à Thurium, qu'il regarda comme une seconde patrie, afin de se mettre a couvert des morsures de Monius».