Dictionnaire de Daremberg et Saglio, article Silphium

Ce nom désignait chez les Grecs et chez les Romains divers végétaux et produits végétaux dont le plus célèbre est le fameux silphium de Cyrénaïque. Les Grecs l'appelaient aussi silphium de Battos, Battou silphion, soit parce qu'il était dédié à Battos, le fondateur de Cyrène, soit parce qu'il provenait de la Cyrénaïque. On le trouve aussi dénommé parfois opos, c'est-à-dire suc, le suc par excellence. Le produit tiré de la racine était appelé rizias, celui qu'on tirait de la tige kaulias. Les Romains appelaient d'ordinaire le silphium laserpitium ou laserpicium, laser, sirpe, et comme chez les Grecs, ces mots désignaient tout à la fois le végétal lui-même et le produit qu'on en tirait. En dehors de la Cyrénaïque, les anciens mentionnent aussi d'autres plantes sous le nom de silphium : dans l'Inde, dans la Médie, dans la Parthie, dans la Bactriane, dans l'Arménie, dans la Syrie. Ces diverses espèces de silphium extra-cyrénéen, appelées parfois magydaris, servaient à falsifier le silphium de Cyrénaïque, de beaucoup le plus précieux. Ce dernier était le produit caractéristique de la région cyrénéenne, qualifiée de silphiophoros, laserpicifera.

 

Didrachme de Cyrène, IIIe s. avant JC
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Sur la fameuse coupe dite d'Arcésilas, près du roi de Cyrène se tient un personnage dont la fonction, comme l'indique la légende : silphiophoros, est de faire la récolte du silphium. En outre, le silphium ne figure que sur les monnaies de la Cyrénaïque, et il y figure si souvent que les documents numismatiques complètent de la manière la plus heureuse les textes littéraires. On y voit en effet représentées la tête, les feuilles, la tige, la racine et même la plante tout entière. Les racines étaient nombreuses et épaisses, les feuilles opposées entre elles et semblables à celles de l'ache, la tige longue, le fruit cordiforme. C'est ce dernier caractère qui avait fait attribuer par erreur à la ville de Cardia en Thrace des monnaies anépigraphes dont l'origine cyrénéenne n'est pas douteuse.

L'origine de ce précieux végétal est inconnue. Théophraste et Pline racontent que le silphium fit son apparition, près des jardins des Hespérides (région de Benghazi), à la suite d'une pluie poisseuse, sept années avant la fondation de Cyrène (environ 630 av. J.-C.). Cette tradition permet de supposer avec Belley que les graines du silphium ont pu être apportées de l'intérieur de l'Afrique dans la Pentapole par un de ces vents violents qui soufflent du midi. D'ailleurs, le fait du recul progressif de la plante vers le sud semble bien confirmer l'hypothèse de l'origine méridionale du silphium. Croissant le plus souvent dans les montagnes, le silphium était rebelle à la culture. Transporté en Ionie et dans le Péloponnèse, il ne réussit pas. Sans doute, il ne pouvait guère s'accommoder du sol trop riche et trop humide des terrains cultivés. Cependant, au temps de Synésius (mort vers 415 ap. JC.), il y avait quelques cultures de silphium, mais d'une grande rareté.

L'aire géographique du silphium a certainement varié, et le précieux végétal a reculé progressivement vers le sud. Hérodote, Scylax, Théophraste nous disent que le silphium se rencontrait le long du littoral et à peu de distance de la côte sur les pentes du plateau. Par contre, Posidonius, suivi par Strabon, repousse jusqu'en plein Sahara le domaine du silphium. Pline et Arrien le placent près des oasis de Libye. Tel parait être aussi l'avis de Ptolémée. Pour expliquer ces divergences, on peut admettre qu'au temps d'Hérodote, de Scylax et de Théophraste, le silphium est encore localisé dans la Pentapole cyrénéenne. Au temps de Posidonius il faut aller le chercher jusque dans les solitudes du désert libyque. Que si, au témoignage de Synésius, il s'en trouve encore quelques cultures dans les jardins près de Cyrène, il s'agit là de cultures artificielles comme les cultures de plantes exotiques dans nos jardins et dans nos serres.

Ce déplacement vers le sud eut naturellement pour résultat de rendre le silphium de plus en plus rare. Les nomades du désert Libyque pillaient les convois de cette précieuse marchandise ou exigeaient des caravaniers des droits de passage exorbitants. En d'autres cas, au cours de leurs razzias ils coupaient les racines. D'autre part, Pline et Solin attribuent, non aux nomades, mais aux habitants de la Cyrénaïque, la destruction du silphium. Pour Pline c'est la faute des publicains. Pour Solin, dont l'explication est beaucoup plus vraisemblable, ce sont les Cyrénéens qui, pour échapper aux exigences du fisc, arrachèrent le précieux végétal. Quoi qu'il en soit, le silphium devint de plus en plus rare. Au temps de Plaute il paraît avoir été assez commun, et César dictateur en trouva une grande quantité dans l'aerarium. Mais quelques années plus tard, Strabon nous dit que le silphium avait à peu près disparu. Cette disparition est chose faite au temps de Pline. Sans doute des écrivains postérieurs à Pline, tels que Galien, Végèce, Synésius, font encore fréquemment mention du silphium, mais ils en parlent comme d'une marchandise extrêmement rare et par conséquent de très grand prix. Peut-être aussi font-ils souvent allusion au silphium de Médie, et non au véritable silphium de Cyrénaïque.

Marchandise rare, le silphium de Cyrénaïque était naturellement une marchandise très précieuse. Les habitants d'Ampélos, ville de Libye, en envoyèrent une tige à Delphes. Les Romains imposèrent aux Cyrénéens un tribut de trente livres de silphium, et cette denrée fut déposée dans le trésor public avec les matières d'or et d'argent. Au commencement de la guerre civile, César dictateur put tirer ainsi de l'aerarium quinze cents livres de silphium ! En Grèce l'expression de Battou silphion était passée en proverbe pour désigner de grandes richesses. Enfin, au témoignage de Macrobe, Auguste, jouant sur les mots, appelait Mécène laser Aretinum, c'est-à-dire son très «cher» ami d'Arezzo.

Cette cherté du silphium, qui s'accrut nécessairement, avec la rareté de plus en plus grande de la plante, s'explique d'ailleurs par la multiplicité des usages auxquels il était affecté. C'est avec raison que le scoliaste d'Aristophane qualifie le silphium de plante très estimée, botanê polutimêtos. Toutes les parties du végétal : feuilles, tige, fruit, racine, étaient employées, et à des usages variés. En outre, le silphium de Cyrénaïque était remarquable par son parfum, surtout le silphium des terrains secs. En effet, et Théophraste le remarque avec raison, c'est là une loi générale pour toutes les plantes à parfum. Par contre, les silphiums de Médie et de Syrie répandaient une odeur très désagréable. En cuisine l'emploi du silphium était fréquent. Rôtie ou bouillie, la tige était mêlée à des condiments variés. La plante servait aussi pour la préparation de la saumure et d'une espèce de vinaigre fort réputée. Mélangée avec du miel, de l'huile et du fromage elle formait une sauce très appréciée des gourmets. Il serait trop long d'énumérer ici les usages culinaires si variés de ce précieux végétal. On pourrait en dire autant de ses applications thérapeutiques. Le silphium de Cyrénaïque semble, en effet, avoir été dans l'antiquité la panacée la plus en vogue. Pline consacre plusieurs pages à l'énumération de ses multiples vertus. Comme l'encyclopédiste latin, les médecins Hippocrate, Galien, Dioscoride, etc., font fréquemment mention des vertus médicinales du silphium de Cyrénaïque. Le bétail lui aussi participait au traitement par le silphium. Théophraste nous dit que les feuilles de la plante purgeaient les animaux de la race ovine. Aussi laissait-on le petit bétail paître dans la montagne en hiver et au printemps. Les bêtes purgées par le silphium engraissaient d'une manière singulière, et la qualité de leur chair s'améliorait beaucoup. Parfois cependant ces heureux résultats ne se produisaient pas, et sur ce point, comme sur plusieurs autres relatifs au silphium, les textes anciens, surtout ceux de la basse époque, ne s'accordent pas toujours entre eux. A n'en pas douter, certains auteurs de l'antiquité n'ont connu qu'indirectement et d'une manière assez vague le précieux végétal. Enfin, l'agriculture elle-même tirait parti du silphium de Cyrénaique. Un peu de laser dilué dans du vin et répandu sur le sommet des grenadiers corrigeait, dit-on, l'acidité des fruits.

L'antiquité gréco-romaine nous a donc laissé sur le silphium de Cyrénaïque des documents assez nombreux et variés : monnaies cyrénéennes antérieures à l'occupation romaine, coupe d'Arcésilas, textes littéraires parfois fort détaillés comme ceux de Théophraste et de Pline l'Ancien. Il semble donc qu'il serait facile d'identifier la plante et de la retrouver dans une des espèces de la flore de la Tripolitaine cataloguées ou décrites par Viviani, Florae Libycae Specimen, Ascherson (P.), en appendice à la relation de Rohlfs, Kufra, Cosson (H.), Revision du Florae Libycae Specimen de Viviani. Cependant le problème n'a pas été résolu, et, malgré le nombre considérable des publications consacrées à la question par les archéologues et surtout par les naturalistes, nous ne savons pas encore d'une manière exacte à quel végétal correspond le mystérieux silphium de Cyrénaïque. Du moins, on est en général d'accord pour y reconnaître une espèce d'ombellifère et déclarer que le silphium antique n'a rien de commun avec les silphium de Linné (famille des composées), originaires d'ailleurs de l'Amérique du Nord. Beaucoup de naturalistes croient pouvoir l'identifier avec le thapsia garganica de Linné, que les Berbers de l'Afrique du Nord appellent drias, adrias, derias, derries (bou-nefa en Algérie). Telle est l'opinion du voyageur Della Cella (1817), de Viviani, qui examina les échantillons rapportés par le précédent, de Pacho, de Barth, de C. Fraas, de Lenz, de Rohlfs, etc. Cette identification, très souvent admise, doit certainement être rejetée, car par tous ses caractères le thapsia garganica diffère profondément du silphium de Cyrénaïque. Le premier est très répandu dans les pays riverains de la Méditerranée occidentale, le second avait, au contraire, une aire géographique très limitée. Les caractères botaniques du silphium : tige allongée, feuilles opposées, graines cordiformes, diffèrent également de ceux du thapsia. Il en est de même pour les propriétés absolument dissemblables de ces deux végétaux. Le silphium avait un goût agréable, le thapsia est un vésicant, employé pour la préparation d'emplâtres très énergiques. Les anciens usaient du silphium comme d'un condiment, les produits tirés du thapsia sont des substances dangereuses et à administrer avec réserve. Le silphium engraissait le bétail, le drias est souvent mortel aux chameaux. Il est vrai que son action varie d'intensité suivant les époques de l'année et les variétés de drias. Néanmoins, les indigènes musèlent souvent leurs chameaux pour les empêcher de brouter le drias, surtout pendant l'été au moment de la maturité de la graine. Enfin les anciens connaissaient fort bien le thapsia et quelques-unes de ses propriétés. Pline l'Ancien, qui nous raconte que Néron employait des cataplasmes de thapsia, d'encens et de cire contre les contusions, a bien soin de distinguer le silphium et le thapsia.

D'autres hypothèses ont été émises. Deniau identifie le silphium avec l'assa foetida. Mais il y a entre les deux végétaux des différences radicales, et d'ailleurs les anciens eux-mêmes avaient eu soin de ne pas confondre les deux plantes. Ils connaissaient l'assa foetida sous le nom de silphium medicum. Dans un mémoire de 1869, Oerstedt signale une espèce du genre ferula différente de celle d'où l'on tire l'assa foetida de Perse : c'est le narthex assa foetida, ombellifère gigantesque observée en 1838 par Falconer dans le nord du Kachmir. Telle est l'analogie entre cette plante et le silphium antique que Oerstedt suppose au moins une étroite parenté entre les deux espèces. Une autre ferula, la ferula vesceritensis, a été également rapprochée du silphium à cause de ses fruits cordiformes, indication insuffisante pour justifier une identification plausible. La flore méditerranéenne ne compte pas moins de 70 variétés de ferula, dont plusieurs (ferula vesceritensis, ferula tingitana) présentent quelques analogies extérieures plus ou moins marquées avec le silphium. Comment assimiler une espèce aussi répandue à une espèce aussi étroitement localisée que le silphium de Cyrénaïque ? Pour le même motif il ne nous paraît pas possible d'admettre d'autres identifications proposées : avec le laserpitium gummiferum qui produit une gomme aromatique et pousse dans l'Espagne du sud et dans l'Afrique du nord ; avec le laserpitiutn siler, ombellifère signalée dans le sud-est de la France et, d'ailleurs, fort répandue dans les contrées montagneuses de l'Europe méridionale. A. Macé a invoqué à l'appui de cette conjecture divers arguments : transmission du nom depuis l'antiquité, analogie de certains caractères botaniques et de certaines propriétés. Le laserpitium siler serait un purgatif, un tonique, il engraisserait le bétail dans les montagnes de la Chartreuse où les botanistes signalent sa présence. Remarquons en passant que le laserpitium silex est aujourd'hui complètement étranger à la flore de la Cyrénaïque et même à celle de l'Afrique du nord. Le promoteur de cette hypothèse ne la propose, d'ailleurs, que sous toutes réserves. Tout récemment, M. Vercoutre a proposé une identification nouvelle. Le silphium, dit-il, venait de l'Afrique orientale d'où les caravanes le transportaient à Cyrène, et les Cyrénéens l'expédiaient sur les marchés de l'Europe. N'ayant jamais vu la plante entière, ne la connaissant que par quelques-unes de ses parties, les Cyrénéens n'ont pu ni la décrire exactement, ni la représenter toujours avec fidélité sur leurs monnaies. Ils supposèrent par analogie avec les autres espèces de silphium que ce devait être une ombellifère. L'auteur n'est pas de cet avis et il identifie le silphium de Cyrénaïque avec un des plus grands palmiers connus, qui peut atteindre 40 mètres de hauteur, le Lodoicea Sechellarum, découvert au XVIIIe siècle dans l'archipel des Seychelles, au nord-est de Madagascar. Si l'on brise le noyau du fruit, c'est-à-dire la coque du coco, on y trouve une substance solide, blanche, huileuse, qui correspond au silphium proprement dit. Pour concilier cette hypothèse paradoxale avec les données botaniques, l'auteur rejette la plupart des documents anciens comme entachés d'erreur et se borne à signaler quelques analogies peu caractéristiques, et insuffisantes, nous semble-t-il, pour justifier son opinion.

Mieux vaut conclure que le silphium n'a pas été retrouvé par les naturalistes. En effet, aucune des plantes signalées, jusqu'à ce jour, ne correspond exactement au végétal antique. Par sa localisation très restreinte, par ses caractères extérieurs représentés sur les monnaies cyrénéennes, enfin par ses propriétés si nombreuses et si énergiques décrites par les auteurs gréco-romains, le silphium de Cyrénaïque est bien pour nous un végétal à part. On pourrait objecter que les représentations numismatiques ne sont peut-être pas exactes de tout point. Cependant, les monnaies cyrénéennes figurent avec beaucoup de précision nombre d'objets appartenant à la flore et à la faune du pars : l'épi de blé, la datte, la gerboise, la gazelle, le caméléon, etc. Le silphium, plante si précieuse, gloire et richesse de Cyrène, a dû être représenté avec non moins de soin. Nous sommes ainsi amenés à choisir entre deux hypothèses : ou bien le silphium a disparu de la Cyrénaïque, ou bien il n'a pas encore été retrouvé. On mentionne en effet des plantes qui disparaissent de la flore d'un pays sans qu'il se soit produit de variation appréciable de climat et en dehors de toute intervention de l'homme. D'autre part, certains végétaux ont été retrouvés après une longue disparition, comme le papyrus.

A. Rainaud.