[Le reste de la Phocide]
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XXXII. J'ai parcouru jusqu'ici les principales curiosités
de la ville de Delphes, au moins celles qui subsistaient encore
de mon temps ; je continuerai maintenant le fil de ma
narration.
[2] Sur le chemin qui mène de Delphes au mont Parnasse,
à quelque soixante stades de la ville, vous voyez une
statue de bronze. Là le chemin commence à devenir
plus facile, non seulement pour les gens de pied, mais aussi
pour les mulets et pour les chevaux, jusqu'à l'antre
Corycius. J'ai déjà dit que c'était la
nymphe Corycia qui avait donné son nom à cet
antre, le plus curieux de tous ceux que j'ai encore vus.
[3] On trouve une infinité de ces cavernes, soit sur le
rivage soit sur les côtes de la mer ; mais les Grecs et
les barbares en ont quelques-unes fort célèbres.
Ces Phrygiens qui habitent les bords du fleuve Peucella, et qui
sont originaires d'Azanie, ont dans leur pays la grotte de
Steunos, ainsi l'appellent-ils. C'est une autre qui, par sa
figure ronde et par son exhaussement, plaît fort à
la vue ; ils en ont fait un temple à la mère des
dieux, où la déesse a sa statue.
[4] Thémisonium, au-dessus de Laodicée, est une
ville qui appartient aussi aux Phrygiens. Ces peuples disent que
dans le temps que les Gaulois exerçaient leurs
brigandages en Ionie et qu'ils y mettaient tout à feu et
à sang, Hercule, Apollon et Mercure les sauvèrent
de cette fureur. Ceux qui commandaient dans la ville furent
avertis en songe par ces dieux, qu'il y avait un antre où
les habitants seraient en sûreté, eux, leurs femmes
et leurs enfants. Cet antre leur fut montré et ils y
trouvèrent en effet leur salut.
[5] C'est en mémoire de cet événement que
l'on voit encore aujourd'hui devant la porte de l'antre de
petites statues de ces dieux, qui de là même ont
pris leur dénomination. On dit que cet antre est à
trente stades de la ville ; il est arrosé de plusieurs
sources. Du reste, on ne voit aucun chemin qui y conduise : la
voûte en est extrêmement basse, et il n'est
éclairé que par un faible jour.
[6] Dans le pays des Magnètes, près du fleuve
Léthée, il y a un village nommé Hyles, et
dans ce village une grotte consacrée à Apollon,
dont l'étendue n'a rien de fort surprenant ; mais on y
voit une statue du Dieu d'une grande antiquité. Les gens
du pays croient que cette statue leur communique une force
corporelle extraordinaire. Après s'être
voués au Dieu, il franchissent des précipices, ils
sautent en bas du haut des rochers les plus escarpés, ils
arrachent de gros arbres et les portent sur leur dos par les
sentiers les plus étroits et les plus difficiles.
[7] Mais l'antre Corycius surpasse en grandeur les deux dont je
viens de parler. On peut aller jusqu'au fond sans le secours
d'une lampe. La voûte en est raisonnablement
exhaussée. On y trouve beaucoup de sources, sans compter
l'eau qui distille d'en-haut, et dont la terre est toute
mouillée. Les habitants du mont Parnasse disent que cet
antre est consacré aux nymphes et au dieu Pan. Depuis ce
lieu jusqu'au haut du Parnasse, le chemin est très
pénible, même pour les gens de pied, car cette
montagne s'élève au-dessus des nues. C'est sur son
sommet que les Thyiades, éprises d'une sainte fureur,
sacrifient à Bacchus et à Apollon.
[8] La ville de Tithorée est à quatre-vingt
stades de Delphes par le chemin de la montagne, et de quelques
stades plus éloignée par le chemin que tiennent
les voitures. Je sais qu'Hérodote, à l'endroit
où il parle de l'irruption des Perses en Grèce, ne
s'accorde pas avec les prophéties de Bacis sur le nom de
cette ville.
[9] Car Bacis donne le nom de Tithoréens aux peuples de
ce canton, et selon Hérodote, ces mêmes peuples,
à l'approche des barbares, se réfugièrent
à Néon, dont il parle comme de la seule ville
qu'ils eussent, donnant le nom de Tithorée non pas
à une ville, mais à la cime du mont Parnasse. Je
crois, pour moi, qu'avec le temps ce nom se communiqua à
tout le canton, et que ces peuples ayant quitté leurs
hameaux pour se rassembler dans la ville de Néon, cette
ville prit aussi dans la suite le nom de Tithorée. Quoi
qu'il en soit, les naturels du pays disent qu'elle a
été ainsi appelée du nom d'une de ces
nymphes qui, au rapport des anciens poètes, naissaient
des arbres et particulièrement des chênes.
[10] Quelque trente ans avant ma naissance, la ville de
Tithorée eut la fortune contraire et sa ruine suivit de
près. On y voit néanmoins encore une figure de
théâtre et les vestiges d'une ancienne place
publique. Mais ce que j'y ai remarqué de plus
considérable, c'est un bois sacré de Minerve, un
temple avec une statue de la déesse, et le tombeau
d'Antiope et de Phocus. J'ai raconté les aventures
d'Antiope dans la description de la ville de Thèbes. On a
vu que Bacchus, irrité contre elle, lui avait
troublé l'esprit au point qu'elle était devenue
furieuse, et j'ai dit par quel crime elle s'était
attiré la colère du Dieu.
[11] On a vu aussi que Phocus fils d'Ornytion, devenu amoureux
de cette princesse, l'avait épousée, et qu'ils
eurent une sépulture commune. J'ai même
rapporté l'oracle de Bacis, tant sur leur tombeau que sur
celui d'Amphion et de Zéthus : je renvoie donc le lecteur
à cet endroit. Voilà tout ce que cette petite
ville renferme de plus remarquable. Le fleuve Cachalis passe le
long des murs, et fournit de l'eau aux habitants.
[12] A soixante-dix stades de Tithorée, on trouve le
temple d'Esculape, dit Archagète. Ce Dieu est en grande
vénération, non seulement parmi ces peuples, mais
dans toute la Phocide. Les ministres du Dieu et ceux qui
viennent chercher un asile auprès de lui, sont
logés dans le parvis. Le temple est au milieu ; Esculape
y est en marbre, avec une grande barbe ; c'est une statue qui a
plus de douze pieds de hauteur. A la droite de cette statue il y
a un lit. On immole au Dieu toute sorte de victimes,
excepté des chèvres.
[13] Quarante stades plus loin vous trouvez une enceinte
fermée par un mur, et au-dedans une chapelle d'Isis ;
c'est de tous les lieux consacrés à cette
divinité égyptienne, le plus saint et le plus
révéré qu'il y ait en Grèce. Il n'y
a aucune maison aux environs, et nul ne peut entrer dans ce
saint lieu, hormis ceux que la déesse y invite
elle-même par les songes qu'elle leur envoie. Il en est de
même en quelques villes au-dessus du Méandre. Les
dieux infernaux que l'on y honore ne souffrent dans leur temple
que les personnes dont la présence leur est
agréable, et qu'ils avertissent par des songes et des
apparitions.
[14] A Tithorée il y a chaque année deux foires
en l'honneur d'Isis, l'une au printemps, l'autre en automne.
Trois jours avant la foire, ceux qui ont la permission d'entrer
dans l'intérieur du temple ont soin de le purifier par la
pratique de quelques cérémonies qu'ils tiennent
secrètes, ils en ôtent les restes des victimes
immolées dans la précédente foire, ils les
portent en un lieu destiné à cet usage et les y
enterrent ; ce lieu est éloigné du temple
d'environ deux stades.
[15] Voilà ce qui s'observe le premier des trois jours
avant la foire. Le second, les marchands se bâtissent des
boutiques avec des roseaux et d'autres matériaux de cette
nature. Le troisième, la foire est ouverte ; on y vend
des esclaves, des bestiaux de toute espèce, des bijoux
d'or et d'argent.
[16] L'après-midi on n'est occupé que de
sacrifices. Les riches immolent des boeufs et des cerfs ; les
pauvres des oies et de cette volaille que l'on appelle des
oiseaux de Méléagre. Le porc et la chèvre
sont des animaux défendus. Après que les victimes
ont été immolées, on les porte dans le
sanctuaire où le bûcher est tout
préparé ; il faut que les bandelettes dont elles
sont ornées soient de lin ou de soie. Tel est le rite qui
se pratique en Egypte et qui a passé chez ces
peuples.
[17] Tout ce que l'on immole doit être conduit avec
pompe, et dès que les victimes sont entrées dans
le sanctuaire, aussitôt les marchands qui étaient
devant la porte du temple mettent le feu à leurs
boutiques et s'en vont. On dit qu'un profane étant
entré sans permission dans le lieu saint au moment que
l'on allumait le bûcher, il vit tout ce lieu rempli de
spectres affreux, et que de retour à Tithorée,
après avoir raconté le mauvais succès de sa
curiosité, il expira.
[18] J'ai ouï raconter à un Phénicien
pareille chose arrivée en Egypte. Les Egyptiens
célèbrent la fête d'Isis dans le temps
qu'ils la croient occupée à pleurer la mort
d'Osiris ; et c'est le temps que l'eau du Nil commence à
monter ; ce qui fait dire aux Egyptiens que le Nil, après
s'être grossi des larmes d'Isis, inonde et fertilise leurs
terres. Le proconsul romain qui avait le gouvernement de
l'Egypte, engagea un homme à entrer dans le temple d'Isis
à Copte ; cet homme y entra en effet et vint rendre
compte au gouverneur de ce qu'il avait vu ; mais il mourut
immédiatement après. Il semble donc
qu'Homère ait eu raison de dire que l'homme ne voit point
les dieux impunément.
[19] Au reste, le terroir de Tithorée est moins fertile
en oliviers que l'Attique et que la Sicyonie ; mais l'huile
qu'il produit est pour la couleur et pour le goût fort
au-dessus des huiles d'Espagne et de celles d'Istrie. On s'en
sert pour la composition de divers onguents, et cette huile est
si bonne que l'on en envoie à l'empereur des
Romains.
XXXIII. [1] De Tithorée il y a un autre chemin qui
mène à Lédon. C'était autrefois une
ville, présentement elle est abandonnée, à
cause du petit nombre de ses habitants qui sont allés
demeurer plus loin, vers le Céphise, au nombre de
soixante-dix seulement, et ils ont donné aussi le nom de
Lédon au village qu'ils habitent. Mais de même que
les Panopéens, ils ne laissent pas d'avoir droit de
suffrage à l'assemblée des
états-généraux de la Phocide. Leur village
est à quarante stades des ruines de l'ancienne ville de
Lédon, qui avait été ainsi appelée,
disent-ils, du nom d'un des fils de la Terre même. Les
mauvais citoyens ont de tout temps attiré de grandes
calamités sur leur patrie. Mais deux villes entre autres
nous en fournissent un exemple mémorable : Troie, dont la
ruine entière fut la suite de l'injure faite à
Ménélas par Alexandre fils de Priam, et Milet,
dont le désastre ne peut être imputé
qu'à la légèreté d'Hestioeus, qui
par la fantaisie de vouloir tantôt bâtir une ville
dans le pays des Edons, tantôt gouverner l'esprit de
Darius, et tantôt revenir en Ionie pour y exciter de
nouveaux troubles, jeta enfin ses concitoyens dans les derniers
malheurs. C'est ainsi que la ville de Lédon a
été victime de l'avarice et
l'impiété de Philomélus.
[3] Lilée est une autre ville à une très
petite journée de Delphes en y allant par le mont
Parnasse ; je ne l'en crois pas éloignée de plus
de cent quatre-vingt stades. Cette ville, après avoir
été rebâtie, éprouva une nouvelle
infortune en tombant entre les mains des Macédoniens.
Assiégée par Démétrius et
obligée de capituler, elle reçut garnison
macédonienne, dont elle souffrit le joug, jusqu'à
ce que Patron un de ses citoyens ayant fait prendre les armes
à tous ceux qui pouvaient les porter, battit les
Macédoniens et les força de capituler à
leur tour et d'évacuer la ville. Les habitants, pour
reconnaître un si grand service, lui
érigèrent une statue dans la ville de
Delphes.
[4] On voit à Lilée un théâtre, une
place publique et des bains avec deux temples, l'un
dédié à Apollon, l'autre à Diane.
Ces dieux sont debout, ce sont deux statues de l'école
d'Athènes, et de ce beau marbre du mont
Pentélique. On dit que Lilée était une
Naïade fille du Céphise, et qu'elle donna son nom
à la ville dont nous parlons.
[5] Ce fleuve a sa source dans ce lieu-là même ;
il n'est pas toujours calme et tranquille en sortant de terre ;
l'après-midi surtout il devient si bruyant que vous
croiriez entendre le beuglement d'un taureau. Le climat du pays
est fort tempéré durant trois saisons de
l'année, le printemps, l'été et l'automne.
Mais en hiver le froid y est extrêmement âpre,
à cause de la proximité du mont Parnasse.
[6] A vingt stades de Lilée, il y a la petite ville de
Charadra, située sur le haut d'un rocher, et dont les
habitants sont sujets à manquer d'eau. Car ils n'en
peuvent avoir que d'un torrent qu'il nomment Charadrus, et qui
trois stades plus bas va tomber dans le Céphise. C'est de
ce torrent, selon toute apparence, que la ville a pris son nom.
Les Charadréens ont quelques autels exposés aux
injures de l'air, sans autre dédicace que Aux
héros ; par où quelques-uns entendent les
Dioscures, et d'autres les héros originaires du
pays.
[7] Les terres qu'arrose le Céphise sont les meilleures
de toute la Phocide. Les arbres, les grains et les
pâturages y viennent également bien ; aussi n'y
a-t-il aucun canton qui soit mieux cultivé. C'est ce qui
a donné lieu de croire qu'Homère par ce vers :
Et des bords du Céphise, habitants fortunés
n'avait pas entendu désigner une ville en particulier,
mais plutôt tous les peuples qui habitent ce canton.
[8] Opinion qui se trouve réfutée par
Hérodote et par les monuments que l'on a des victoires
remportées aux jeux pythiques ; car ce furent les
Amphictyons qui firent célébrer ces jeux la
première fois, et l'on sait qu'Hecméas
Parapotamien y remporta le prix du pugilat sur les enfants de
son âge. Hérodote, parlant des villes de la Phocide
qui furent brûlées par Xerxès, n'a pas
oublié Parapotame. Cette ville ne fut rétablie ni
par les Athéniens ni par les Béotiens. Ses
habitants, tombés dans la misère, se
dispersèrent et furent incorporés dans d'autres
villes. Quant à celle-ci, il n'en reste aucun vestige et
l'on ignore même où elle était
bâtie.
[9] De Lilée à Amphiclée, on compte
soixante stades. Ce sont les habitants eux-mêmes qui ont
corrompu le nom de leur ville ; car Hérodote l'appelle
Amphicée, comme on l'appelait anciennement. Mais les
Amphictyons, après le décret qu'ils rendirent pour
la destruction des villes de la Phocide, donnèrent
à celle-ci le nom d'Ophitée. Voici la raison que
les gens du pays en donnent. Un petit souverain avait un fils en
bas âge et craignant pour les jours de ce fils qu'il
croyait en butte à ses ennemis, il le fit élever
dans un lieu solitaire où il lui paraissait être en
sûreté. Un loup étant venu pour se jeter sur
cet enfant, un serpent qui se trouva là prit sa
défense, et s'entrelaçant autour de son corps, il
le couvrait de ses longs replis.
[10] Là-dessus arrive le père ; il croit que le
serpent veut dévorer le fils : il lui décoche une
flèche, et du même coup tue le serpent et l'enfant.
Des bergers du voisinage lui apprennent qu'il a tué le
libérateur de son fils : désespéré,
il fait porter et le serpent et l'enfant sur le même
bûcher. On dit même que le lieu où le
bûcher fut allumé en conserve encore des marques.
Ce qu'il y a de certain, c'est que le nom d'Ophitée qui a
été donné à la ville vient de cette
aventure.
[11] Cette ville n'a rien de curieux qu'une espèce de
souterrain où l'on célèbre les orgies en
l'honneur de Bacchus. On a pratiqué un chemin qui y
mène ; mais vous n'y voyez aucune statue. Les
Amphicléens disent que ce Dieu est leur oracle et leur
médecin, qu'il les instruit en songe des remèdes
qui leur sont nécessaires, étendant même ses
bontés jusqu'à leurs voisins, et que le
prêtre du Dieu, plein d'un esprit prophétique, leur
révèle l'avenir lorsqu'ils le consultent.
[12] A quinze stades d'Amphicée, on trouve Tithronium
dans une plaine. C'est une petite ville qui n'a rien de
remarquable. De là à Drymée il y a vingt
stades. Le chemin qui va d'Amphicée à
Drymée, et celui qui vient de Tithronium, se croisent
l'un l'autre près du Céphise. Là, vous
voyez un bois sacré d'Apollon, avec quelques autels et
même un temple, mais sans statue. Si vous prenez le chemin
qui est sur la gauche, vous trouverez qu'il y a environ
quatre-vingts stades d'Amphicée à Drymée ;
car c'est ainsi qu'Hérodote la nomme, quoique son ancien
nom soit Naubole, et qu'elle rapporte son origine à
Phocus fils d'Eacus. On y voit un vieux temple de
Cérès Thesmophore ou Législatrice. La
déesse y est en marbre et debout. Sa fête se
célèbre tous les ans.
XXXIV. [1] De toutes les villes de la Phocide, la plus grande
après Delphes, c'est Elatée ; elle est à
quelque quatre-vingt stades d'Amphicée et à son
opposite. Le chemin qui y mène est assez uni, si ce n'est
qu'en approchant de la ville on monte un peu. Le Céphise
passe dans la plaine et nourrit sur ses bords une grande
quantité de ces oiseaux que l'on nomme des
outardes.
[2] Les Elatéens ayant été
assiégés par Cassander, roi de Macédoine,
ils se défendirent avec tant de courage qu'ils lui firent
lever le siège ; et quand Taxile, général
de l'armée de Mithridate, voulut entrer dans leur ville,
ils lui en fermèrent les portes ; action dont les Romains
leur surent si bon gré qu'ils les laissèrent jouir
de leur liberté et ne mirent aucune imposition sur leurs
terres. Quant à leur origine, c'est un sujet de dispute :
ils se disent étrangers et sortis d'Arcadie ; car ils
prétendent que lorsque les Phlégyens vinrent pour
piller le temple de Delphes, Elatus fils d'Arcas marcha au
secours du Dieu, et qu'il demeura ensuite avec ses troupes dans
la Phocide, où il fonda Elatée.
[3] Quoi qu'il en soit, cette ville est du nombre de celles qui
furent brûlées par les Perses. A cette
calamité presque générale, il faut ajouter
ses malheurs particuliers qui lui furent causés par les
entreprises des Macédoniens. Véritablement
Olympiodore l'empêcha d'être prise et rendit tous
les efforts de Cassander inutiles. Mais Philippe fils de
Démétrius, ayant gagné les principaux de la
ville par ses largesses, fit trembler la multitude.
[4] Ensuite Titus Flamininus, envoyé de Rome avec une
armée pour tirer les Grecs de l'esclavage où ils
étaient, fit dire aux Elatéens que s'ils voulaient
quitter le parti des Macédoniens, il rétablirait
l'ancienne forme de leur gouvernement. Mais soit
séduction ou accoutumance au joug, ils demeurèrent
fidèles à Philippe et soutinrent un siège
contre les Romains. Quelque temps après, Taxile
s'étant présenté devant la place, ils en
soutinrent un autre contre les barbares de Pont. Par là
ils se réconcilièrent avec les Romains et
recouvrèrent leur liberté.
[5] De mon temps les Castoboces, troupe de bandits,
après avoir couru toute la Grèce, voulurent
s'approcher d'Elatée. Mnésibule ayant
rassemblé quelques troupes, combattit ces barbares et les
tailla en pièces, mais il y périt. C'est ce
même Mnésibule qui avait été
plusieurs fois vainqueur à la course, et qui, en la deux
cent trente-cinquième olympiade, remporta le prix du
stade simple, et du stade double avec son bouclier. Un statue de
bronze qu'on lui a érigée sur le grand chemin
près de la ville, atteste ses victoires.
[6] La place publique d'Elatée est fort belle ; dans le
milieu il y a un cippe avec une statue d'Elatus au-dessus. Je ne
sais si les habitants ont voulu l'honorer comme leur fondateur,
ou si cette colonne est là seulement pour marquer sa
sépulture. Près de là on voit un temple
d'Esculape, où le dieu est représenté avec
une grande barbe. Sa statue est un ouvrage de deux
Athéniens, Timoclès et Timarchidès. Au bout
de la ville à main droite, vous voyez un
théâtre et une Minerve de bronze qui paraît
fort ancienne. Les habitants disent que cette divinité
les secourut contre l'armée de Taxile.
[7] A vingt stades d'Elatée, on trouve un temple de
Minerve Carnéa, le chemin qui y conduit va en pente, mais
la pente en est si douce que vous montez sans vous en
apercevoir. Quand vous êtes arrivé, vous voyez un
rocher assez escarpé qui ne vous paraît ni fort
haut ni fort grand ; c'est sur ce rocher que le temple est
situé. Il est accompagné de portiques où il
y a des appartements pour les ministres du temple et surtout
pour le prêtre de Minerve.
[8] Ce prêtre est choisi parmi les enfants qui n'ont pas
encore atteint l'âge de puberté, et il quitte
même le sacerdoce avant que de parvenir à cet
âge, de sorte que son ministère ne dure pas plus de
cinq ans, durant lequel temps il est astreint à un
certain genre de vie auprès du temple, et ne se lave que
dans une espèce de baquet à la manière des
anciens. La déesse est représentée comme si
elle allait au combat ; son bouclier est copié
d'après celui de la Minerve d'Athènes, que l'on
appelle par excellence la Vierge, et cette statue est un
ouvrage des fils de Polyclès.
XXXV. [1] Au sortir d'Elatée, si vous prenez à
droite par le chemin de la montage, vous irez à Aba et
Hyampolis. On y peut aller aussi par le grand chemin qui conduit
d'Orchomène à Opunte ; car en prenant un peu sur
la gauche, on trouve un chemin qui mène à Aba. Si
l'on en croit les habitants de cette ville, ils sont originaires
d'Argos et vinrent s'établir dans la Phocide sous la
conduite d'Abas fils de Lyncée et d'Hypermnestre fille de
Danaüs. Leur ville était anciennement
consacrée à Apollon, qui même y rendait ses
oracles.
[2] Mais le domaine du dieu ne fut pas respecté par les
Perses, comme il l'a été depuis par les Romains.
En effet les Romains ont rendu à ces peuples leurs lois
et leur liberté par respect pour Apollon, alors que les
Perses brûlèrent jusqu'à son temple. Ils en
brûlèrent bien d'autres, que les Grecs ont
négligé de rétablir, afin de laisser
à la postérité un monument éternel
de la fureur de ces barbares. C'est pour cette raison que l'on
voit encore aujourd'hui sur les confins des Haliartiens,
plusieurs temples à demi brûlés, sans
compter celui de Junon sur le chemin de Phalère
près d'Athènes, et celui de Cérès
à Phalère même.
[3] Je m'imagine qu'il en était ainsi du temple
d'Apollon à Aba, avant le second incendie qui a
achevé de le ruiner. Car durant la guerre sacrée,
un corps de Phocéens ne pouvant plus soutenir l'effort
ennemi se réfugia dans la ville d'Aba, et de la ville
dans le temple. Mais les Thébains eurent la
cruauté d'y mettre encore le feu : aussi de tous les
temples de la Grèce, celui-là est-il le plus
endommagé, comme ayant été
brûlé deux fois, la première par les Perses
et la seconde par les Thébains.
[4] Près de ce grand édifice il y en a un moins
vaste, que l'empereur Hadrien a dédié à
Apollon ; il est orné de statues d'une plus grande
antiquité, qui ont été données par
les habitants. Apollon, Diane et Latone y sont debout en bronze.
On voit dans la même ville un théâtre et une
place publique, l'un et l'autre d'un goût fort
ancien.
[5] Si vous reprenez le chemin d'Opunte, vous viendrez à
Hyampolis, ville dont le nom seul marque assez l'origine de ceux
qui y habitent. Car les Hyantes chassés de Thèbes
par Cadmus vinrent s'établir dans ce canton de la
Phocide, et y bâtirent une ville que l'on appela un temps
la ville des Hyantes. Mais depuis l'usage a voulu que pour
signifier la même chose par un seul mot, on dît
Hyampolis.
[6] Cette ville fut brûlée par Xerxès et
entièrement détruite par Philippe. Cependant on y
voit encore quelques restes de l'ancienne place publique, un
édifice de médiocre grandeur où le
Sénat s'assemble, et un théâtre qui n'est
pas loin des portes. L'empereur Hadrien y a fait bâtir un
portique qui porte le nom de ce prince. Il n'y a dans toute la
ville qu'un seul puits, et les habitants n'ont point d'autre eau
pour leurs différents besoins, si ce n'est quelques eaux
du ciel qu'ils conservent du mieux qu'ils peuvent.
[7] Ils ont une dévotion particulière à
Diane. Cette déesse a son temple dans la ville ; quant
à sa statue, je n'en puis rien dire, parce qu'ils
n'ouvrent ce temple que deux fois l'année, et que je n'y
suis pas entré. Ils ont coutume de choisir dans un
troupeau les bêtes qu'ils doivent immoler à Diane
durant le cours de l'année, et il prétendent que
ces bêtes deviennent plus grasses que les autres et
qu'elles ne sont sujettes à aucune maladie.
[8] On ne va pas seulement de Chéronée dans la
Phocide par le chemin qui mène à Delphes, ni par
celui qui traversant Panopée passe auprès de
Daulis et aboutit au chemin qui fourche. Il y en a encore un
autre fort rude, par lequel en montant presque toujours, on
arrive enfin à Stiris, autre ville de la Phocide. Ce
chemin peut avoir quelque six-vingts stades de longueur. Les
Stirites se vantent d'être Athéniens d'origine. Ils
disent qu'ayant suivi la fortune de Pétéüs
fils d'Ornéüs, chassé d'Athènes par
Egée, ils vinrent s'établir dans un coin de la
Phocide, où ils bâtirent un ville qu'ils
nommèrent Stiris, parce qu'ils étaient pour la
plupart de la bourgade de Stirium, qui fait partie de la tribu
de Pandion.
[9] Ils habitent sur la cime d'un roc fort élevé
; pour cette raison, ils manquent souvent d'eau,
particulièrement en été ; car ils n'ont que
des puits dont l'eau n'est pas même fort bonne, aussi ne
s'en servent-ils qu'à se laver et à abreuver leurs
chevaux. Ils sont obligés de descendre quatre stades pour
aller chercher de l'eau d'une fontaine creusée dans le
roc.
[10] On voit à Stiris un temple de Cérès
surnommée Stiritis ; ce temple est bâti de brique
crue ; mais la Déesse est du plus beau marbre, elle tient
un flambeau de chaque main. Près de cette statue, il y en
a une autre fort ancienne, couronnée de bandelettes. Ces
peuples rendent à Cérès tous les honneurs
imaginables.
XXXVI. [1] De Stiris à Ambryssum, l'on compte environ
soixante stades, et l'on y va par une plaine qui est entre deux
montagnes. Le chemin est bordé de vignes à droite
et à gauche, et tout le pays est un vignoble. Mais entre
les ceps de vigne on élève une espèce de
chêne vert, que les Ioniens et les autres Grecs nomment
coccus, et que les Galates qui habitent au-dessus de la
Phrygies appellent du houx. Il vient de la hauteur de
l'aubépine, ses feuilles sont plus noirâtres, et
moins dures que celles de l'yeuse.
[2] Son fruit est à peu près comme celui d'une
morelle et de la grosseur d'un pois chiche. Il s'y engendre un
petit insecte qui lorsque ce fruit est mûr, acquiert des
ailes, s'envole et ressemble à ces moucherons que nous
appelons des cousins. Mais d'ordinaire on cueille ce fruit avant
que le ver ait eu le temps de se former, quoique le sang de ce
petit animal soit aussi fort bon pour la teinture des
laines.
[3] La ville d'Ambryssum est située sous le mont
Parnasse, au-delà c'est Delphes. On croit qu'elle a pris
son nom du héros Ambryssus. Les Thébains, ayant
entrepris la guerre contre Philippe de Macédoine,
fortifièrent cette ville par un double mur, qu'ils
bâtirent d'une pierre noire mais fort dure, que l'on
trouve dans le pays. Ces deux murs ont près de six pieds
de largeur, et plus de neuf en hauteur, aux endroits où
ils sont entiers ; entre l'un et l'autre il y a l'espace d'un
pas.
[4] Les Thébains n'y ajoutèrent ni tours, ni
créneaux, ni rien de régulier, parce qu'ils n'en
eurent pas le temps. La place publique n'est pas fort grande, et
la plupart des statues de marbre qui en faisaient l'ornement
sont brisées.
[5] Anticyre est sur la gauche. Le chemin qui y mène va
d'abord en montant, mais au bout de deux stades il s'aplanit. A
la droite du chemin vous voyez le temple de Diane
Dyctinée, à laquelle les habitants d'Ambryssum ont
un dévotion singulière. La déesse y est en
marbre noir, c'est une statue de l'école d'Egine. Depuis
le temple de Diane jusqu'à Anticyre on descend toujours.
Cette ville se nommait autrefois Cyparisse, et l'on croit
qu'Homère a mieux aimé l'appeler ainsi dans le
dénombrement des peuples de la Phocide, bien que le nom
d'Anticyre fût déjà connu de son temps,
comme ayant été donné à la ville par
Anticyréüs qui était contemporain
d'Hercule.
[6] Quoiqu'il en soit, Anticyre n'est pas loin des ruines de
Médéon, autre ville dont j'ai parlé au
commencement de ce livre et que j'ai dit avoir été
punie de son entreprise sacrilège contre le temple de
Delphes. Les Anticyréens se sont vus chasser deux fois de
leur ville, la première par Philippe fils d'Amyntas, et
la seconde par Titus Flaminius, général de
l'armée romaine, qui les punit de leur attachement pour
un autre Philippe fils de Démétrius ; car
Flaminius avait été envoyé pour secourir
les Athéniens contre ce roi de Macédoine.
[7] Les montagnes qui environnent la ville sont pleines de
roches, parmi lesquelles il croît une grande
quantité d'ellébore. C'est une plante
médicinale, il y en a deux espèces, l'une noire
qui purge le ventre, l'autre blanche qui est un vomitif ; et
c'est de la racine de l'une et de l'autre que l'on se
sert.
[8] La place publique d'Anticyre est ornée de plusieurs
statues de bronze. Sur le pont on voit un temple de grandeur
médiocre, consacré à Neptune : ce temple
est bâti de fort belles pierres et blanchi en dedans. Le
dieu y est debout en bronze. Il met le pied sur un dauphin,
comme pour monter dessus, il a une main sur son
côté, et de l'autre il tient un trident.
[9] Les Anticyréens ont deux lieux d'exercice ; dans
l'un il y a des bains publics ; dans l'autre, qui est
éloigné du premier et beaucoup plus ancien, vous
voyez une statue de bronze de Xénodame, avec une
inscription qui porte que ce Xénodame était un
citoyen d'Anticyre, qui aux jeux olympiques remporta le prix du
pancrace dans la classe des hommes. Si cette inscription dit
vrai, il est à croire que Xénodame a reçu
la couronne d'olivier en la deux cent onzième olympiade,
la seule qui ne soit pas marquée dans les registres des
Eléens.
[10] Au-dessus de la place publique, il y a une fontaine
creusée en forme de puits, que l'on a mise à
l'abri du soleil par un toit qui porte sur des colonnes. Un peu
au-delà vous trouverez un tombeau construit de pierres
communes. On dit que c'est la sépulture des fils
d'Iphitus, dont l'un vint mourir chez lui au retour du
siège de Troie, et l'autre nommé Schédius
mourut devant Troie, d'où l'on rapporta son corps
à Anticyre.
XXXVII. [1] A deux stades de la ville sur la droite, on voit
une grosse roche qui fait partie d'une montagne, et sur cette
roche un temple de Diane avec une statue de la déesse qui
est un ouvrage de Praxitèle. La déesse tient un
flambeau de la main droite, elle a son carquois sur
l'épaule et un chien auprès d'elle à sa
gauche ; c'est une statue beaucoup plus grande que nature.
[2] La ville de Bulis est sur les confins de la Phocide. Cette
ville a pris le nom de Bulon, qui amena là une colonie
tirée des villes de l'ancienne Doride. On dit que dans la
suite les Bulidiens s'attachèrent à
Philomélus et aux Phocéens de sa faction. On peut
aller à Thisbé, ville de Béotie, à
Bulis, par un chemin qui a quelque quatre-vingt stades de long.
Si d'Anticyre on y peut aller de même par terre, c'est ce
que je ne sais point, à cause des prodigieuses montagnes
qui sont entre deux. Ce que je sais, c'est que d'Anticyre au
port de Bulis on compte cent stades, et que du port à la
ville il y a au plus sept stades pour les gens de pied.
[3] Sur le chemin on trouve un torrent qui va se jeter dans la
mer, et que les gens du pays nomment le torrent d'Hercule. Bulis
est située sur un hauteur ; on passe tout devant
lorsqu'on va par mer d'Anticyre à ce promontoire de
Corinthe, que l'on nomme le Leschée. La plupart de ses
habitants gagnent leur vie à pêcher de ces
coquillages dont on fait la pourpre. Cette ville n'a rien de
considérable. On y voit seulement deux temples, l'un de
Diane, l'autre de Bacchus. Les statues de ce divinités
sont de bois ; mais je n'ai pu connaître de quelle main
elles sont. Ces peuples révèrent
particulièrement un dieu qu'ils appellent le Très
Grand ; surnom qui, selon moi, ne peut convenir qu'à
Jupiter. La fontaine de Saunium leur donne de l'eau
suffisamment.
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[4] De Delphes à Cirrha, qui en est le port, on compte
soixante stades. Quand on est descendu dans la plaine qui y
conduit, on trouve un hippodrome qui sert aux courses de chevaux
dans les jeux pythiques. En parlant d'Olympie dans ma
description de l'Elide, je n'ai pas oublié le dieu
Taraxippus, qui est si terrible aux chevaux. L'hippodrome de
Delphes, ou pour mieux dire d'Apollon, n'est pas plus exempt de
ces accidents capables d'effrayer les meilleurs écuyers,
et plus ou moins funestes selon que la fortune est plus ou moins
contraire aux uns et aux autres. Je ne crois pourtant pas que
l'effroi des chevaux dans ce cirque doive s'imputer au
génie de quelque héros, ni aucune cause
occulte.
[5] La plaine qui est aux environs de Cirrha demeure toujours
inculte ; on n'y plante aucun arbre, soit par la crainte
d'encourir quelque malédiction, soit que de tout temps on
ait remarqué que les arbres ne s'y plaisaient pas. On dit
que Cirrha s'est ainsi appelée du nom d'une nymphe
originaire du lieu. Ce qu'il y a de certain, c'est
qu'Homère, dans l'Iliade et dans un de ses hymnes
à Apollon, l'appelle Crissa de son ancien nom. Les
habitants s'étant portés dans la suite à
plusieurs impiétés contre Apollon, jusqu'à
le dépouiller d'une partie de son domaine pour se
l'approprier, les Amphictyons firent un décret par lequel
il était ordonné que l'on prendrait les armes
contre ces sacrilèges.
[6] On donna la conduite de cette guerre à
Clisthène tyran de Sicyone, et l'on fit venir à
Athènes Solon, pour servir de conseil à ce
général. L'oracle de Delphes ayant
été consulté sur le succès de cette
guerre, la Pythie, au nom du Dieu, répondit en ces termes
: Vous vous flattez de prendre Cirrha, malgré les
tours et les remparts qui la défendent ; mais c'est en
vain, jusqu'à ce que la mer vienne baigner de ses flots
mon domaine. Alors Solon, usant de sa sagesse ordinaire,
persuada aux Amphictyons de consacrer à Apollon toutes
les terres qui étaient aux environs de Cirrha, afin que
le domaine du Dieu s'étendant jusqu'à la mer,
l'oracle pût s'accomplir.
[7] Il s'avisa ensuite d'un autre expédient pour
faciliter la prise de Cirrha ; ce fut de détourner le
fleuve Plistus qui passait dans la ville. Mais voyant que les
assiégés continuaient à se défendre,
parce qu'ils avaient de l'eau de puits et de citernes qui
absolument pouvait leur suffire, il fit jeter dans le fleuve une
grande quantité de racines d'ellébore, et quand
ces racines eurent communiqué leur vertu à l'eau,
il fit reprendre au fleuve son premier lit. Les
assiégés, charmés de revoir le Plistus
passer à l'ordinaire dans leur ville, burent avidement de
ses eaux ; ce qui leur causa une si violente diarrhée
qu'ils furent bientôt obligés d'abandonner leurs
remparts.
[8] Les Amphictyons, maîtres de la ville,
châtièrent les habitants et vengèrent
l'injure faite à Apollon. Ce fut alors que Cirrha devint
le port de Delphes. On y voit un très beau temple
d'Apollon, de Diane et de Latone, avec de grandes statues de ces
divinités, dignes de l'école d'Athènes dont
elles sont. Parmi ces statues il y en a une que l'on nomme
l'Adrastée, mais qui est moins grande que les
autres.
XXXVIII. [1] Le pays de ces Locriens que l'on nomme Ozoles
confine à la Phocide du côté de Cirrha. On
donne plusieurs raisons du surnom de ces peuples, et je vais les
rapporter toutes. Dans le temps qu'Oresthée fils de
Deucalion régnait en ce pays-là, il arriva,
dit-on, que sa chienne mit au monde un morceau de bois au lieu
d'un chien. Oresthée ayant enfoui sous terre ce morceau
de bois, le printemps venu, on en vit sortir un cep de vigne qui
se partagea en plusieurs branches. Quelques-uns
prétendent que de là est venu le nom d'Ozoles, par
conformité avec le mot grec, qui signifie des
branches, des rameaux.
[2] D'autres disent que Nessus, qui faisait le métier de
passeur sur le fleuve Evénus, blessé par Hercule,
ne mourut pas sur le champ de sa blessure, mais qu'il se
traîna jusque dans ce canton et qu'y étant mort,
son corps qui demeura sans sépulture infecta tellement le
pays, que le nom d'Ozoles en est demeuré à ces
peuples. Il y a une troisième et une quatrième
opinion : dans l'une et dans l'autre on convient que le nom
d'Ozoles vient de la mauvaise odeur qui se fait sentir dans ce
canton ; mais les uns disent que cette mauvaise odeur est
causée par les exhalaisons d'un fleuve ou marais qui est
dans le voisinage, et les autres prétendent qu'elle
naît de la quantité d'asphodèle dont le pays
est rempli, et qui sent fort mauvais lorsqu'elle vient à
fleurir.
[3] On dit aussi que les premiers habitants de cette
contrée, qui étaient enfants de la Terre, ne
sachant point encore l'art de fabriquer des étoffes pour
s'en habiller, se couvraient de peaux d'animaux qui même
n'étaient pas repassées, et que pour se parer, ils
portaient la fourrure en dehors ; d'où il arrivait que le
cuir qui touchait immédiatement à leur chair, leur
communiquait une fort mauvaise odeur, et de là le surnom
d'Ozoles qui leur fut donné.
[4] Amphisse, la plus grande ville et la plus renommée
qu'il y ait dans le pays des Locriens, est à six-vingt
stades de Delphes. Ces peuples, au reste, pour éviter un
surnom qui ne leur faisait pas d'honneur, ont voulu ne faire
qu'un corps avec les Etoliens. Ce que l'on raconte d'Auguste est
assez croyable, que pour peupler Nicopolis qu'il avait
bâtie, il chassa les Etoliens de leur pays, et que
plusieurs d'eux vinrent effet habiter à Nicopolis et
à Amphisse. Mais il n'en est pas moins vrai qu'Amphisse
appartenait originairement aux Locriens. Cette ville a pris son
nom d'Amphisse qui fut aimée d'Apollon et qui
était fille de Macar fils d'Eole.
[5] On y voit encore beaucoup de curiosités, entre
autres la sépulture d'Amphissa et celle
d'Andrémon, où l'on dit que sa femme Gorgé
fille d'Oenéüs est aussi enterrée. Dans la
citadelle, il y a un temple de Minerve, où la
Déesse est debout en bronze. Les habitants voudraient
faire accroire que cette statue a été prise sur
les Troyens, et apportée de Troie par Thoüs, mais
c'est ce que je ne crois point.
[6] J'ai déjà dit que les premiers fondeurs qui
aient bien su leur art ont été deux hommes de
Samos, Rhoecus fils de Philéüs, et Théodore
fils de Théléclès, Or, quelque recherche
que j'aie faite des monuments de l'antiquité, je n'en ai
vu aucun en bronze qui soit attribué à
Théodore. Dans le temple de Diane à Ephèse,
près d'une chapelle qui est fort ornée de
peinture, il y a une balustrade de marbre qui entoure l'autel de
Diane, dite Protothronia. A l'extrémité de cette
balustrade on voit plusieurs statues de bronze, et entre autres
une femme que les Ephésiens disent être la Nuit ;
c'est une statue de Rhoecus.
[7] Mais pour la Minerve d'Amphisse, elle est d'un goût
beaucoup plus ancien et plus grossier. Les habitants de cette
ville rendent un culte particulier à de jeunes dieux
qu'ils appellent Anactes : on n'est pas d'accord sur ces
divinités. Les uns disent que ce sont les Dioscures,
d'autres que ce sont les Curètes, et ceux qui se croient
plus éclairés prétendent que ce sont les
Cabires.
[8] Ces mêmes Locriens ont plusieurs autres villes. Du
côté des terres au-dessus d'Amphisse et trente
stades plus loin, ils ont Myonie, dont les habitants ont
consacré un bouclier à Jupiter dans Olympie. Leur
ville est située sur une montagne fort haute. Vous y
voyez un bois sacré avec un autel dédié
à des dieux qu'ils nomment Débonnaires. Ils leur
font des sacrifices durant la nuit, et leur usage est de
consumer les chairs des victimes dans le lieu même avant
le lever du soleil. Au-dessus de la ville, il y a tout un canton
consacré à Neptune, aussi l'appellent-ils le
Posidonium. On y voit un temple de Neptune, où de mon
temps il n'était resté aucune statue.
[9] Près de la mer les Locriens ont Oeanthée,
dont le territoire touche à celui de Naupacte. Toutes les
villes des Locriens, à la réserve d'Amphisse, sont
aujourd'hui sous la domination de Patra ville d'Achaïe,
à qui l'empereur Auguste a voulu que ces peuples fussent
soumis. On voit à Oeanthée un temple de
Vénus, et un peu au-dessus de la ville un bois
sacré rempli de cyprès et de pins, où Diane
a un temple et une statue. Il y avait autrefois sur les murs du
temple des peintures que le temps a entièrement
effacées.
[10] Je crois que cette ville a pris son nom d'une femme du
pays, ou de quelque nymphe. Quant à la ville de Naupacte,
une tradition porte que les Doriens qui suivirent les fils
d'Aristomaque, équipèrent là une flotte
pour passer dans le Péloponnèse, et que des
vaisseaux qu'ils y avaient construits, le lieu prit le nom de
Naupacte. Cette ville a souvent changé de maître,
comme je l'ai raconté dans mon voyage de la
Messénie, où l'on a vu comment les
Athéniens, après le tremblement de terre qui
affligea Sparte, chassèrent les Locriens de Naupacte pour
donner cette ville aux Messéniens qui s'étaient
cantonnés à Ithome, et comment ensuite les
Athéniens ayant été battus à
Aegospotamos, les Lacédémoniens chassèrent
à leur tour les Messéniens. Ceux-ci étant
forcés d'abandonner Naupacte, les Locriens y
rentrèrent une seconde fois.
[11] C'est ici le lieu de parler de ce que les Grecs appellent
les Poésies naupactiennes. On les attribue
communément à un homme de Milet ; mais Charon fils
de Pythéüs les croit d'un poète de Naupacte
même qui se nommait Carcinus ; et le sentiment de cet
historien de Lampsaque me paraît plus vraisemblable. Car
sur quel fondement et par quelle raison un homme de Milet
écrivant contre les femmes aurait-il intitulé son
ouvrage Poésies naupactiennes ?
[12] On voit à Naupacte un temple de Neptune sur le bord
de la mer ; le Dieu est debout en bronze. On y voit aussi un
temple de Diane, où la déesse est en marbre blanc,
dans l'attitude d'une femme qui tire à l'arc. Cette
statue est nommée Diane l'Etolienne. Vénus a une
grotte qui lui est consacrée, où les gens du pays
viennent lui adresser leurs voeux, particulièrement les
veuves qui veulent se remarier.
[13] Esculape avait autrefois un temple dans la ville ; ce
temple est aujourd'hui en ruines ; c'était un particulier
nommé Phalysius qui l'avait bâti, et voici à
quelle occasion. Phalysius ayant mal aux yeux jusqu'à en
être presque aveugle, le dieu d'Epidaure lui envoya par
Anyté, femme que ses poésies avaient rendue
célèbre, une lettre cachetée. Cette femme
avait cru voir en songe Esculape qui lui donnait cette lettre,
et en effet à son réveil elle se la trouva entre
les mains. S'étant donc embarquée, elle arrive
à Naupacte, va trouver Phalysius et lui dit de
décacheter la lettre et de la lire. D'abord il croit
qu'on se moque de lui, puis au nom d'Esculape il conçoit
quelque espérance, il rompt le cachet, jette les yeux sur
la cire, et recouvre si bien la vue qu'il lit ce qui lui
était écrit. Transporté de joie d'une
guérison si miraculeuse, il remercie Anyté, et la
renvoie après lui avoir compté deux mille
pièces d'or, suivant l'ordre contenu dans la lettre.
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Traduction par l'abbé Gédoyn (1731, édition
de 1794)
NB : Orthographe modernisée et chapitrage
complété.