[L'île d'Egine]
Tardieu, 1821
XXIX. [2] Vis-à-vis d'Epidaure vous verrez une île
qui est habitée par les Eginètes ; ces peuples
disent que leur île fut longtemps déserte, et que
Jupiter y transporta Egine fille d'Asopus, d'où cette
île prit son nom, au lieu de celui d'Oenoné qu'elle
portait auparavant ; ils ajoutent qu'Eacus parvenu à
l'âge de raison, pria Jupiter de vouloir bien peupler le
lieu de sa naissance, et qu'en effet Jupiter lui envoya de terre
ferme des hommes qui cultivèrent cette île et s'y
établirent, mais ils ne peuvent nommer qu'Eacus qui y ait
régné ; car nous savons certainement qu'aucun de
ses fils ne resta dans l'île d'Egine ; Pélée
et Télamon furent obligés de quitter le pays
à cause du meurtre de Phocus et les enfants de Phocus
vinrent habiter cette contée qui est vers le Parnasse et
que l'on appelle aujourd'hui la Phocide.
[3] Je crois néanmoins que la Phocide porta ce nom une
génération plutôt, et qu'elle le prit de
Phocus fils d'Ornytion qui s'était établi dans le
pays. Il y a bien de l'apparence que sous le règne de ce
premier Phocus il n'y eut que le pays le plus voisin de
Tithorée et du Parnasse qui prit le nom de Phocide, et
qu'ensuite l'autre Phocus fils d'Eacus venant à
régner, il donna le même nom à tous les
lieux circonvoisins ; c'est ainsi que l'on appelle du nom de
Minyens non seulement les peuples qui confinent aux
Orchoméniens, mais encore ceux qui s'étendent du
côté de Scarphée ville des Locriens.
[4] Pélée fut la tige des rois d'Epire. Quant
à la postérité de Télamon, comme
Ajax mena toujours une vie privée, ses descendants ne
furent pas fort illustres, si vous en exceptez Miltiade, sous la
conduite duquel les Athéniens remportèrent la
fameuse victoire de Marathon, et Cimon son fils, car ces deux
personnages acquirent beaucoup de gloire ; mais la
postérité de Teucer se maintint sur le trône
des Cypriens jusqu'à Evagoras. A l'égard de
Phocus, le poète Asius lui donne deux fils,
Panopée et Crisus ; de Panopée naquit Epéus
qui fit ce cheval de bois dont les Grecs se servirent pour
prendre Troie, comme Homère le raconte ; Crisus fut le
grand-père de Pylade qui naquit de Strophius et
d'Anaxibie soeur d'Agamemnon : telles furent les trois branches
des Eacides, qui sorties toutes de la même tige
allèrent s'établir en différents
lieux.
[5] Dans la suite ces Argiens qui avaient suivi la fortune de
Déïphonte à Epidaure, passèrent dans
l'île d'Egine, et par le commerce qu'ils eurent avec ces
insulaires, ils leur firent insensiblement recevoir les moeurs
et la langue des Doriens ; même avec le temps les
Eginètes se tendirent si considérables qu'ils
surpassèrent les Athéniens en forces maritimes, et
ce furent eux qui dans la guerre des Perses armèrent le
plus grand nombre de vaisseaux après les Athéniens
; mais cette grande puissance ne fut pas de longue durée
; car chassés de leur île par les Athéniens,
ils furent obligés de se transplanter à
Thyrée ville située sur les confins du royaume
d'Argos, que les Lacédémoniens leur offrirent pour
retraite ; il est vrai qu'ensuite, lorsque l'armée navale
d'Athènes eut été défaite sur
l'Hellespont ils reprirent leur île ; mais ils n'ont pu
remonter au degré de gloire et de puissance dont ils
étaient tombés.
[6] Au reste, de toutes les villes grecques il n'y en a point
qui soit d'un accès si difficile que celle-là ;
car elle est toute environnée de grosses roches et
d'écueils qui sont cachés sous l'eau ; et l'on dit
que ce fut Eacus qui infesta exprès de ces roches tous
les environs, afin d'assurer son île contre les courses
des pirates, et contre les entreprises des ennemis. Vers le port
le plus fréquenté il y a un temple de
Vénus, et dans le quartier le plus apparent de la ville
on trouve ce qu'ils appellent l'Eacée ; c'est une grande
place carrée autour de laquelle règne une
espèce de balustrade de marbre blanc.
[7] En y entrant on voit les statues de ces
députés qui vinrent à Eacus de la part de
tous les peuples de la Grèce. Je vais dire le sujet de
cette députation comme les Eginètes et comme tous
les Grecs le racontent. La Grèce étant
affligée d'une horrible sécheresse, et non
seulement cette partie de la Grèce qui est hors de
l'isthme, mais tout le Péloponnèse ayant longtemps
souffert faute d'eau, on envoya enfin à Delphes pour
apprendre de l'oracle la cause d'un si grand mal et le
remède ; la Pythie répondit qu'il fallait apaiser
la colère de Jupiter et employer auprès du dieu
l'intercession d'Eacus, s'il voulait bien l'accorder.
[8] Suivant cette réponse toutes les villes
députèrent à Eacus pour le supplier
d'être leur intercesseur ; il se rendit à leurs
prières, fit des sacrifices et des voeux à Jupiter
Pannellénien, et obtint de la pluie abondamment pour
toute la Grèce. Les Eginètes voulant conserver la
mémoire de cet événement,
représentèrent ces députés par
autant de statues. L'enceinte du temple est plantée de
vieux oliviers ; au milieu est un autel fort peu
élevé, qui cache, à ce que l'on croit, la
sépulture d'Eacus, mais on en fait un
mystère.
[9] Auprès de l'Eacée on voit le tombeau de
Phocus ; c'est une petite éminence environnée
d'une balustrade, et couverte d'une grande pierre toute brute ;
on dit que Pélée et Télamon ayant
invité Phocus à disputer le prix du pentathle, ils
se servirent de cette pierre comme d'un palet, et que
Pélée venant à la jeter à son tour,
il en assomma son frère Phocus ; ce qu'il fit, dit-on,
à l'instigation de sa mère ; car si l'on s'en
tient à l'opinion reçue en Grèce,
Télamon et Pélée étaient nés
d'une fille de Chiron, et Phocus leur frère avait pour
mère une soeur de Thétis ; c'est pourquoi quand
Pylade seconda Oreste dans le dessein de tuer Pyrrhus, je crois
qu'il ne le fit pas seulement par amitié pour Oreste,
mais aussi par le desir de venger son bisaïeul.
[10] Après le meurtre de Phocus, ses frères
nés d'Endéïs montèrent sur un
bâtiment et s'enfuirent ; lorsqu'ils furent un peu
éloignés, Télamon envoya un héraut
à son père pour l'assurer que s'il avait
tué Phocus, c'était par un pur malheur, et
nullement de dessein prémédité ; mais Eacus
lui fit dire qu'il n'eût jamais à remettre les
pieds dans son île, et que s'il voulait se justifier, il
pouvait plaider sa cause de dessus son vaisseau, ou bien sur une
éminence au bord de la mer ; en effet, Télamon
entra de nuit dans le port qu'ils appellent secret, et là
ayant avec de la terre fait une espèce de tertre qui
subsiste encore aujourd'hui, il voulut se justifier du meurtre
de son frère ; mais il perdit sa cause, et se voyant
condamné il fit voile vers Salamine.
[11] A quelque distance de ce port on trouve un
théâtre qui, soit pour la grandeur, soit pour la
beauté, n'est pas fort inférieur à celui
d'Epidaure. Derrière est un stade si bien
pratiqué, qu'il soutient le théâtre par un
de ses côtés, et en est soutenu pareillement.
XXX. [1] Dans la ville il y a trois temples fort près
les uns des autres, le temple d'Apollon, celui de Diane et celui
de Bacchus. Dans le premier Apollon est nu ; c'est une statue de
bois, qui a été faite par un sculpteur de
l'école d'Egine. Diane et Bacchus sont vêtus, et
Bacchus est représenté avec de la barbe. Le temple
d'Esculape est dans un autre quartier ; le dieu est en marbre et
assis.
[2] Mais les Eginètes honorent particulièrement
Hécate, et ils célèbrent sa fête tous
les ans ; ils disent que c'est Orphée le Thrace qui a
institué son culte et ses mystères ; le temple de
la déesse est dans une place fermée de murs ; sa
statue est de bois, c'est un ouvrage de Myron qui a
représenté Hécate avec un seul visage et un
seul corps ; car autant que j'en puis juger, c'est
Alcamène qui s'est avisé le premier de faire une
triple statue à trois corps et à trois visages
pour représenter la déesse Hécate, et c'est
cette statue que les Athéniens nomment
l'Epipyrgidie, et qu'ils ont placée à
Athènes auprès du temple de la Victoire sans
ailes.
[3] Dans la même île, en allant au mont de Jupiter
Pannellénien, on trouve un temple consacré
à la déesse Aphéa, en l'honneur de laquelle
Pindare a fait une ode pour les Eginètes. Les
Crétois ont une ancienne tradition touchant cette
déesse ; ils prétendent que Carmanor,
celui-là même qui purifia Apollon encore tout
souillé du sang de Python eut un fils nommé
Eubulus ; que de Jupiter et de Carmé fille d'Eubulus
naquit Britomartis ; que cette Britomartis n'ayant de passion
que pour la course et pour la chasse fut extrêmement
chérie de Diane ; mais qu'en voulant éviter les
poursuites de Minos qui l'aimait éperdument, elle se jeta
dans la mer, et tomba dans des filets que l'on avait tendus pour
prendre du poisson ; ils disent qu'après cette aventure
elle fut mise par Diane au nombre des dieux. Quoi qu'il en soit,
elle est honorée non seulement des Crétois, mais
aussi des Eginètes qui tiennent qu'elle s'est
montrée dans leur île ; et c'est la même
divinité qui est appellée Dictynna par les
Crétois et Aphéa par les Eginètes.
[4] Le mont Pannellénien n'a rien de curieux que le
temple de Jupiter, que l'on croit avoir été
consacré par Eacus. Quant à deux autres
divinités, Auxésia et Lamia, Hérodote a si
bien traité tout ce qui les regarde, que je puis me
dispenser d'en parler après lui. Vous verrez dans cet
historien comment les Epidauriens, après avoir longtemps
souffert d'une grande sécheresse, reçurent des
Athéniens par le conseil de l'oracle un olivier dont ils
firent deux statues en l'honneur de ces déesses, comment
ensuite ils ne voulurent pas tenir les conventions qu'ils
avaient faites avec les Athéniens sous prétexte
que ces deux statues leur avaient été
enlevées par les Eginètes, comment enfin les
Athéniens qui firent une descente dans l'île
d'Egine pour ravoir ces statues y périrent tous. Je dirai
donc seulement que j'ai vu ces deux fameuses statues, et que
j'ai sacrifié aux deux déesses, ce qui se pratique
avec les mêmes cérémonies que l'on observe
dans les mystères de Cérès à
Eleusis. C'est assez parlé d'Eacus, d'Egine et des
curiosités de cette île.
Chapitre suivant
Traduction par l'abbé Gédoyn (1731, édition
de 1794)
NB : Orthographe modernisée et chapitrage
complété.