[Histoire des colonisations en Ionie]
Tardieu, 1821
I. [1] Le pays qui est à l'orient vers la mer entre les
Eléens et les Sicyoniens, est aujourd'hui nommé
Achaïe par ses propres habitants ; il se nommait autrefois
l'Egiale, et ses habitants se disaient Egialéens du nom
d'Egialée ancien roi de Sicyone, à ce que disent
les Sicyoniens. D'autres croient que cette contrée qui
pour la plus grande partie est maritime avait pris son nom de sa
situation, le mot aigialos en grec signifiant le rivage
de la mer.
[2] Quoi qu'il en soit, après la mort d'Hellen, son fils
Xuthus chassé de Thessalie par ses frères, qui
l'accusaient d'avoir pillé les trésors de leur
père, se retira à Athènes où il
épousa une fille d'Erechthée, dont il eut deux
fils, Achéus et Ion, Erechthée étant mort,
ses enfants qui disputaient à qui lui succéderait
convinrent de prendre Xuthus pour juge de leur différend.
Celui-ci décida en faveur de Cécrops qui
était l'aîné.
[3] Par là il s'attira la haine des autres, de sorte que
chassé encore de l'Attique il vint s'établir dans
l'Egiale, où il finit ses jours. Achéüs
l'aîné de ses fils ayant rassemblé quelques
troupes composées d'Egialéens et
d'Athéniens vint en Thessalie et remonta sur le
trône de son père. Ion de son côté
marchait déjà contre les Egialéens et
contre Sélinus leur roi, lorsque celui-ci lui envoya
offrir en mariage Hélice sa fille unique. Ion
l'épousa, fut adopté par le Roi, et
désigné son successeur.
[4] Il eut en effet le bonheur de lui succéder. Il
bâtit une ville qu'il nomma Hélice du nom de sa
femme, et il voulut que de son propre nom ses sujets
s'appellassent Ioniens. Ce ne fut pourtant pas tant un
changement de nom, qu'un nouveau nom ajouté au leur ; car
ils furent appellés Egialéens-Ioniens. Et
même le pays conserva son ancienne dénomination,
comme il paraît par le dénombrement des troupes
d'Agamemnon, où Homère fait mention de l'Egiale et
de la ville d'Hélice.
[5] Ion régnait dans ce pays, lorsque les
Athéniens qui étaient en guerre avec les
Eleusiniens lui donnèrent le commandement de leur
armée ; mais il mourut quelque temps après ; et
l'on voit encore sa sépulture à Potamos bourgade
de l'Attique. Ses descendants se maintinrent sur le trône
jusqu'à ce qu'enfin ils furent chassés du pays,
eux et leurs sujets par les Achéens, qui eux-mêmes
avaient été chassés d'Argos et de
Lacédémone par les Doriens.
[6] Je raconterai tout ce qui se passa entre les Ioniens et les
Achéens ; mais il faut qu'auparavant j'explique pourquoi
les peuples de Lacédémone et d'Argos avant le
retour des Doriens, étaient les seuls du
Péloponnèse qui portassent le nom
d'Achéens. Archandre et Architele, tous deux fils
d'Achéüs, se transplantèrent de la Phtiotide
à Argos. Danaüs leur fit épouser deux de ses
filles, Automate à Architele, et Scéa à
Archandre. Une preuve qu'ils n'étaient point originaires
d'Argos, et qu'ils étaient venus s'y établir,
c'est qu'Archandre imposa à son fils le nom de Metanaste,
comme si on disait, qui s'est transplanté d'un lieu en un
autre.
[7] Les enfants d'Achéüs s'étant rendus
puissants à Argos et à Lacédémone,
il arriva que les Argiens et les Lacédémoniens
prirent insensiblement le nom d'Achéens, ce qui
n'empêchait pas que les Argiens ne fussent aussi
appellés Danaéens d'un nom qui leur était
propre et particulier. Mais dans la suite les Doriens
chassèrent d'Argos et de Lacédémone la
postérité d'Achéüs. Après ce
premier succès ils envoyèrent aux Ioniens un
héraut pour leur dire qu'ils eussent à les
recevoir dans leur pays, et à les recevoir à
l'amiable sans qu'il fût besoin d'employer la force. Les
Ioniens furent fort alarmés de ce compliment ; ils
craignirent avec raison que s'ils recevaient ces Doriens
déjà unis avec les Achéens, ils ne
voulussent être gouvernés par leur roi
Tisamène fils d'Oreste, que sa valeur et la noblesse de
son sang rendaient en effet fort illustre.
[8] Au lieu donc d'accepter la proposition, ils
marchèrent contre les Achéens. Tisamène fut
tué des premiers dans le combat ; cependant les
Achéens eurent l'avantage et poussèrent les
Ioniens jusqu'à Hélice, où ceux-ci se
voyant près d'être forcés, furent
obligés de capituler et eurent la liberté de se
retirer où ils voudraient. Les Doriens enterrèrent
Tisamène à Hélice ; mais dans la suite les
Lacédémoniens avertis par l'oracle de Delphes
transportèrent ses os à Sparte. On y voit encore
aujourd'hui son tombeau dans le lieu même où les
Lacédémoniens font ces repas qu'ils appellent du
nom de Phiditia.
[9] Quant aux Ioniens ils se réfugièrent en
Attique. Les Athéniens et leur roi Mélanthus fils
d'Andropompe les reçurent à bras ouverts par
considération pour la mémoire d'Ion, et pour ses
grands services. D'autres disent qu'il y eut aussi de la
politique à cet acte de générosité,
et que si les Athéniens recueillirent ces fugitifs, ce
fut moins par amitié pour eux, que pour se fortifier de
leur secours contre les Doriens qu'ils commençaient
à appréhender.
II. [1] Quelques années après, la discorde se mit
entre Médon et Nilée les deux aînés
des fils de Codrus. Chacun d'eux voulait régner.
Nilée méprisait son frère parce qu'il
était boiteux, et jurait qu'il ne lui obéirait
jamais. L'affaire ayant été portée à
l'oracle de Delphes, la Pythie prononça en faveur de
Médon et lui adjugea le royaume d'Athènes.
Nilée et les autres fils de Codrus ne pouvant
digérer cette préférence résolurent
d'aller chercher fortune ailleurs. Ils furent suivis de quelques
Athéniens de bonne volonté et de la plupart des
Ioniens.
[2] Ce fut la troisième colonie qui sortit de
Grèce, composée d'une multitude
étrangère et commandée par un chef
étranger. Car longtemps auparavant Iolas Thébain,
neveu d'Hercule, avait mené une colonie
d'Athéniens et de Thespiens en Sardaigne. Et environ un
siècle avant que les Ioniens quittassent Athènes,
Théras autre Thébain fils d'Autésion,
à la tête d'une troupe de
Lacédémoniens et de Minyens que les
Pélasges avaient chassés de Lemnos, alla
s'établir dans cette île que l'on nommait alors
Calliste, et qui depuis fut appellée l'île
Théra.
[3] La troisième peuplade fut donc celle de ces Ioniens
que conduisirent les fils de Codrus, et dont l'origine n'avait
rien de commun avec la leur, puisque ces chefs du
côté de leur père et de leur aïeul,
Codrus et Mélanthus, étaient Messéniens,
originaires de Pylos, et Athéniens du côté
de leur mère. Mais plusieurs autres Grecs se joignirent
aux Ioniens. Premièrement il y eut des Thébains
sous la conduite de Philotas petit-fils de
Pénélée. En second lieu des
Orchoméniens Minyens, à cause de l'affinité
qu'ils avaient avec les fils de Codrus.
[4] Troisièmement des Grecs de tous les endroits de la
Phocide, excepté de Delphes. Quatriémement des
Abantes de l'île Eubée. Philogène et Damon
Athéniens, tous deux fils d'Euctémon,
donnèrent aux Phocéens des vaisseaux pour passer
la mer, et en prirent eux-mêmes le commandement. Tous ces
aventuriers firent voile en Asie, se répandirent sur la
côte, et s'emparèrent les uns d'une ville, les
autres d'une autre. Nilée avec sa troupe se rendit
maître de Milet.
Tardieu, 1821
[5] Si l'on veut savoir l'origine des Milésiens, voici
ce qu'eux-mêmes en racontent. Le pays qu'ils occupent
s'appellait Anactorie sous le règne d'Anax qui en
était originaire, et sous celui de son fils
Astérius. Des Crétois abordèrent à
cette côte ; ils avaient pour chef Milétus qui
donna son nom à la ville et à tout le territoire
qui en dépend ; ce Milétus était sorti de
Crète avec tous ceux de son parti, pour se dérober
à la vengeance de Minos fils d'Europe. Cette partie de
l'Asie était pour lors habitée par les Cariens,
qui reçurent les Crétois dans leur ville et ne
firent plus qu'un peuple avec eux.
[6] Mais les Ioniens s'étant rendus maîtres de
Milet, ils exterminèrent tout ce qu'il y avait d'hommes,
à la réserve de ceux qui voyant la ville prise
cherchèrent leur salut dans la fuite. Les femmes et les
filles furent épargnées, et les Ioniens
s'allièrent ensuite avec elles. Ce qui est de certain,
c'est que l'on voit encore le tombeau de Nilée assez
près de la porte, et à la gauche du chemin qui
mène à Didymes. Le temple et l'oracle d'Apollon
subsistaient à Didymes longtemps avant la transmigration
des Ioniens. La Diane d'Ephèse est aussi beaucoup plus
ancienne que cette époque.
[7] Et Pindare semble n'avoir pas connu l'antiquité du
temple de cette déesse, lorsqu'il a dit que les Amazones
l'avaient bâtie en allant faire la guerre aux
Athéniens et à Thésée. Car ces
Amazones vinrent des rives du Thermodon pour sacrifier à
Diane d'Ephèse dans son temple, dont elles avaient
connaissance, parce que quelque temps auparavant défaites
par Hercule, et précédemment encore par Bacchus,
elles s'y étaient réfugiées comme dans un
asile. Ce temple n'a donc point été bâti par
les Amazones, mais par Crésus et Ephésus.
Crésus était originaire du pays ; Ephésus
passait pour être fils du Caystre ; et cet Ephésus
donna son nom à la ville.
Tardieu, 1821
[8] Le pays d'Ephèse était pour lors
occupé par des Lélèges peuples de Carie, et
encore plus par des Lydiens. Des fugitifs de tous pays, et
surtout ces femmes que l'on nomme Amazones, vinrent habiter les
environs du temple. Tel était l'état
d'Ephèse lorsqu'Androcle fils de Codrus y fit une
descente avec les Ioniens qui suivaient ses enseignes. Il chassa
d'abord les Lélèges et les Lydiens qui tenaient la
ville haute. Ceux qui demeuraient autour du temple lui ayant
prêté serment de fidélité ne frirent
troublés en aucune façon ; ensuite il prit Samos
et en chassa les habitants. Les Ephésiens, j'entends les
Ioniens nouvellement établis à Ephèse,
possédèrent quelque temps Samos avec toutes les
îles voisines.
[9] Après quelques années les Samiens
étant rentrés dans leur ville, Androcle alla
secourir ceux de Priène contre les Cariens. Les Grecs
demeurèrent victorieux, mais Androcle fut tué dans
le combat ; les Ephésiens rapportèrent son corps
à Ephèse où il fut inhumé. On voit
encore aujourd'hui sa sépulture sur le chemin qui
mène du temple de Diane au temple de Jupiter Olympien
près de la porte Magnétis ; ce tombeau est
remarquable par la figure d'un homme armé qui est
dessus.
[10] Les Ioniens s'établirent ensuite à Myunte et
à Priène, et poussant leurs conquêtes ils
dépouillent peu à peu les Cariens de toutes leurs
villes. Cyarète un des fils de Codrus repeupla Myunte. A
l'égard de Priène, comme parmi les Ioniens il y
avait des Thébains, Philotas petit-fils de
Penelée, et Epytus fils de Nilée furent les chefs
de la colonie qui y entra. Cette ville éprouva bien des
malheurs, premièrement de la part de
Mégabatès général des Perses, et en
second lieu de la part d'Hiéron un de ses propres
citoyens ; cependant elle subsiste encore et est de la
dépendance des Ioniens. Pour Myunte, ses habitants ont
été obligés de l'abandonner par l'accident
que je vais dire.
[11] Il y avait dans le voisinage de cette ville un petit golfe
; le Méandre qui passe auprès, à force
d'élargir son lit et de se répandre, jeta tant de
limon dans ce golfe, que l'eau ne communiquant plus avec la mer
et venant à croupir forma un marais dont les exhalaisons
engendrèrent une si grande tité de cousins et de
moucherons qu'il fallut déserter. Les gens du pays se
retirèrent à Milet en emportant avec eux tous
leurs effets et jusqu'aux statues de leurs dieux. Aussi n'ai-je
rien vu de beau à Myunte qu'un temple de Bacchus qui est
de marbre blanc. La même chose arriva aux Carnites qui
sont au-dessous de Pergame.
III. [1] Les Colophoniens ont à Claros un temple et un
oracle d'Apollon qu'ils disent être d'une grande
antiquité. Voici, selon eux, les révolutions
qu'ils ont souffertes. Dans le temps que les Cariens
possédaient ce canton, les premiers Grecs qui y
abordèrent furent des Crétois. Ils avaient pour
chefs Rhacius qui avec la nombreuse troupe qu'il avait
débarquée se rendit maître de la côte
et s'y établit. Quelque temps après, Thersandre
fils de Polynice et les Argiens prirent Thèbes. Ils y
firent beaucoup de prisonniers qu'ils envoyèrent à
l'oracle de Delphes. Parmi eux était Manto qui venait de
perdre Tirésias son père, mort en allant à
Haliarfe.
[2] La réponse de l'oracle fut que ces prisonniers
eussent à chercher des terres étrangères.
Aussitôt ils équipent une flotte, passent en Asie
et vont descendre à Claros. Les Crétois voyant
débarquer ces étrangers prennent les armes,
marchent à eux, les enveloppent et les mènent
à Rhacius. Celui-ci ayant su de la jeune Manto quels
étaient ses compagnons et ce qui les amenait en Asie, il
les associe aux Crétois, les reçoit dans sa ville,
et pour Manto, il l'épouse. De ce mariage naquit Mopsus
qui dans la suite chassa les Cariens de toute cette
côte.
[3] Cependant les Ioniens firent alliance avec les Grecs qui
s'étaient rendus maîtres de Colophon, et ces deux
peuples fondus, s'il faut ainsi dire, en un, furent assujettis
au même gouvernement et aux mêmes lois. Damasicthon
et Prométhus tous deux fils de Codrus, de chefs de la
colonie étaient devenus rois des Ioniens. Mais
bientôt la mésintelligence se mit entre ces deux
frères ; Prométhus tua Damasicthon et s'enfuit
à Naxe où il mourut. On rapporta son corps dans
ses états, où les fils de Damasicthon le
reçurent et l'inhumèrent ; sa sépulture se
voit encore dans un lieu nommé Polytichide.
[4] En parlant de Lysimaque j'ai déjà dit qu'il
détruisit la ville de Colophon ; la raison pourquoi il la
traita ainsi, c'est que de tous les Grecs qui avaient
débarqué à Ephèse, les Colgphoniens
furent les seuls qui prirent les armes contre lui et contre les
Macédoniens. Ceux de Smyrne se joignirent à eux.
Plusieurs des uns et des autres périrent dans le combat ;
leur sépulture est à gauche du chemin qui
mène à Claros.
[5] Pour la ville de Lébédos, Lysimaque la ruina
uniquement afin d'en transférer les habitants à
Ephèse, et de repeupler cette grande ville. Le terroir de
Lébédos est très fertile, quoique sur le
bord de la mer il abonde en sources d'eau douce, et ces
mêmes eaux sont fort salutaires. Ce canton était
anciennement occupé par les Cariens ; Andrémon
fils de Codrus et chef d'une colonie ionienne les en chassa.
Quand on est sorti de Colophon et que l'on a passé le
fleuve Alens, on trouve le tombeau d'Andremon à la gauche
du chemin.
[6] Les Orchoméniens Minyens de leur côté
s'établirent à Téos sous la conduite
d'Athamas petit-fils, à ce que l'on dit, de cet Athamas
qui eut Eole pour père. Téos fut une des villes
où les Grecs et les Cariens surent compatir ensemble.
Apoecus arrière-petit-fils de Mélanthus y amena
aussi des Ioniens qui ne troublèrent en rien ni les
Orchoméniens, ni les naturels du pays ; et quelques
années ensuite il y vint encore un essaim
d'Athéniens et de Béotiens. Les premiers
étaient commandés par Damasus et par Naoclus, tous
deux fils de Codrus, les seconds par Gérès qui
était aussi de Béotie : ces nouveaux venus furent
reçus avec amitié par Apoecus.
[7] Quant aux Erythréens, suivant leur tradition ils
vinrent autrefois de Crète avec Erythrus fils de
Rhadamante, lequel Erythrus donna son nom à la ville
qu'ils habitent aujourd'hui. Mais ils n'étaient pas les
seuls habitants. Il se mêla parmi eux des Lyciens, des
Cariens, et des Pamphyliens ; des Lyciens à cause de leur
ancienne consanguinité avec les Crétois, car ils
étaient originaires de Crète, et descendaient de
ces anciens Crétois qui quittèrent le pays avec
Sarpedon ; des Cariens, comme ayant été autrefois
liés d'amitié avec Minos ; des Pamphyliens enfin
comme sortis aussi de race grecque ; je veux dire de ces Grecs
qui après la prise de Troie furent longtemps errants avec
Calchas. A ces peuples se joignit encore un certain nombre
d'hommes, que Cnopus autre fils de Codrus tira de chaque ville
d'Ionie, et qu'il fit entrer dans Erythres.
[8] Pour les Clazoméniens et les Phocéens, ils
n'avaient aucune ville en Asie avant l'arrivée des
Ioniens. En effet quelques-uns de ces Ioniens, après
avoir longtemps erré de côté et d'autre
s'avisèrent de venir demander un chef aux Colophoniens,
qui leur donnèrent Parphorus. Sous les auspices de ce
chef ils bâtirent une ville au pied du mont Ida ; mais
bientôt après ils l'abandonnèrent, et s'en
étant retournés dans la nouvelle Ionie ils
fondèrent Scyppium vers les confins de la
Colophonie.
[9] Ils s'en dégoûtèrent encore, et en
étant sortis ils se fixèrent enfin dans le pays
où ils sont aujourd'hui et bâtirent la ville de
Clazomène en terre ferme ; la peur qu'ils eurent des
Perses fit même qu'ils passèrent dans l'île
qui est située vis-à-vis. Ensuite Alexandre voulut
joindre l'île à la ville par le moyen d'une
chaussée, ce qui en aurait fait une péninsule.
Clazomène ne fut pas seulement habitée par des
Ioniens, il y vint aussi des Cléonéens, des
Phliasiens, et plusieurs autres qui après le retour des
Doriens dans le Péloponnèse, furent obligés
de quitter leur première demeure, les uns par une raison,
les autres par une autre.
[10] A l'égard des Phocéens Asiatiques, ils
descendent originairement de ceux qui occupent encore de nos
jours la Phocide auprès du mont Parnasse. Ils
passèrent en Asie sous le commandement de
Philogène et de Damon Athéniens, et
s'établirent dans le lieu oh ils sont, non par voie de
conquête, mais du consentement des Cuméens. Les
Ioniens ne voulurent ni faire alliance avec eux, ni les admettre
dans l'assemblée des états, qu'à condition
qu'ils obéiraient à des Rois du sang de Codrus.
C'est pourquoi ils prirent chez les Erythréens et chez
ceux de Téos trois princes de cette maison, savoir
Oetès, Periclus et Abartus.
IV. [1] Les Ioniens possèdent plusieurs autres villes
dans les îles. Ils ont Samos au-dessus de Mycale, et Chio
vis-à-vis du mont Mimas. Si nous en croyons le
poète Asius de Samos fils d'Amphiptoleme, Phoenix
épousa Périmede fille d'Oeneus, et en eut deux
filles, Astypalée et Europe. Astypalée fut
aimée de Neptune ; et de ce commerce naquit Ancée,
qui régna sur ces peuples que l'on nommait
Lélèges. Ancée épousa Samia fille du
Méandre ; il en eut quatre fils, Périlas, Enudus,
Samus, Alitherse, et une fille qui eut nom Parthénope :
cette fille plut à Apollon et lui donna un fils qui
s'appella Lycomede : voilà ce qu'Asius dit dans ses
poésies.
[2] Ce fut en ce temps-là que les Ioniens
entrèrent dans Samos, et ils y furent reçus moins
par amitié que par force. Ils avaient à leur
tête Proclès fils de Pityrée ;
c'était un Epidaurien qui menait avec lui bon nombre de
ses compatriotes que Déïphon et les Argiens avaient
chassés de l'Epidaurie. Ce Proclès descendait
d'Ion fils de Xuthus ; il eut un fils nommé
Léogorus qui fut roi des Samiens après son
père. Les Ephésiens sous la conduite d'Androcle
lui firent la guerre, et l'ayant vaincu ils le chassèrent
de son île, lui et les Samiens, sous prétexte
qu'ils avaient voulu se liguer avec les Cariens contre les
Ioniens.
[3] Une partie de ces fugitifs alla s'établir dans cette
île de la Thrace que l'on appellait autrefois Dardanie, et
qui depuis fut appellée de leur nom Samothrace, les
autres suivirent Léogorus, passèrent dans le
continent qui est au-delà de Samos et y bâtirent
une forteresse auprès d'Anéa, d'où onze ans
après étant venus assiéger Samos, ils la
reprirent et en chassèrent les Ephésiens à
leur tour.
[4] Quelques-fins disent que le temple de Junon qui est
à Samos a été bâti par les
Argonautes, et que ce sont eux qui y ont transféré
d'Argos la statue de la Déesse. L'opinion des Samiens est
que Junon naquit dans leur île sur les bords du fleuve
Imbrasus, et sous un saule qu'ils montrent encore aujourd'hui
dans l'enceinte consacrée à la Déesse. Son
temple est fort ancien, à en juger surtout par sa statue
qui est un ouvrage de Smilis d'Egine fils d'Euclide ; car ce
statuaire vivait du temps de Dédale, mais il était
beaucoup moins illustre.
[5] Pour Dédale, outre qu'il était né
à Athènes, de race royale et de la famille des
Métionides, son art, sa fuite, ses voyages, ses malheurs
mêmes, tout contribuait à le rendre
célèbre. Coupable du meurtre de son propre neveu
fils de sa soeur, et n'ignorant pas les lois de son pays sur
l'homicide, il se réfugia en Crète auprès
de Minos. Là il fit des ouvrages merveilleux pour Minos
et pour ses filles, comme Homère nous l'apprend dans
l'Iliade.
[6] Mais convaincu d'un nouveau crime il fut mis avec son fils
dans une étroite prison, d'où ayant trouvé
le moyen de se sauver, il passa à Inyque ville de Sicile
et alla implorer la protection du roi Cocalus. Minos le
redemandant, et Cocalus ne voulant pas le livrer, il causa la
guerre entre les deux Rois. Enfin les filles de Cocalus
conçurent tant d'estime pour lui, et furent si
charmées de la beauté de ses ouvrages, que pour
conserver cet excellent homme, elles jurèrent la mort de
Minos.
[7] En un mot dans la Sicile et dans toute l'Italie rien
n'était alors si fameux que le nom de Dédale, au
lieu que Smilis n'était guère connu que des
Samiens et des Eléens. Mais du moins passe-t-il pour
constant chez ces peuples que la statue de Junon à Samos
est de lui.
Tardieu, 1821
[8] Quant à l'île de Chio, voici ce que nous
apprend Ion poète tragique et historien. Neptune selon
lui vint dans une île déserte, il y trouva une
nymphe dont il devint amoureux. Il en eut un fils, et le jour
que la nymphe le mit au monde, il tomba une si grande
quantité de neige que le nom lui en demeura ; il fut
appellé Chius, parce que Chion en grec signifie de
la neige. Neptune eut encore d'une autre nymphe deux fils,
Angélus et Mélas ; ce furent là les
premiers habitants de l'île. Ensuite Oenopion y vint de
Crète avec ses fils, Talus, Evanthe, Mélas,
Salagus et Athamas ; il y régna et ses enfants
après lui.
[9] De son temps les Cariens et les Abantes de l'île
Eubée s'établirent aussi à Chio. Aux
enfants d'Oenopion succéda Amphictus ; c'était un
étranger d'Hestiéa en Eubée, qui sur la foi
de l'oracle de Delphes était venu chercher fortune
à Chio. Hector un des descendants étant parvenu
à la couronne fit la guerre aux Abantes et aux Cariens
établis dans l'île. Une partie fut taillée
en pièces, l'autre se rendit à discrétion
et fut obligée d'évacuer le pays.
[10] Hector après avoir pacifié l'île se
souvint qu'il devait célébrer une fête et un
sacrifice dans l'assemblée générale des
Ioniens ; il s'en acquitta, et ce fut dans cette
assemblée que pour honorer sa valeur on lui
décerna un trépied. Je sais que le poète
Ion rapporte tous ces faits ; mais il ne nous dit point pourquoi
les habitants de Chio furent compris dans le dénombrement
des Ioniens.
V. [1] Smyrne était dès lors habitée comme
elle l'est présentement. C'était une des douze
villes appartenantes aux Eoliens. Les Ioniens ayant
assemblé un corps de troupes à Colophon,
assiégèrent Smyrne et la conquirent sur les
Eoliens. Dans la suite ils donnèrent aux habitants le
droit d'envoyer des députés à
l'assemblée des états-généraux
d'Ionie. Mais tout cela doit s'entendre de l'ancienne Smyrne ;
car celle qui subsiste aujourd'hui, c'est Alexandre fils de
Philippe qui l'a bâtie sur une apparition qu'il eut en
songe.
[2] On dit que ce prince en chassant sur le mont Pagus fut
conduit par la chasse même près du temple des
Némeses ; fatigué qu'il était et trouvant
un plane sur le bord d'une fontaine il se coucha auprès
et s'endormit. Là durant son sommeil les Némeses
s'étant apparu à lui, elles lui ordonnèrent
de bâtir une ville dans ce lieu même, et d'y
transférer les habitants de Smyrne.
[3] Ces peuples en ayant été avertis
envoyèrent aussitôt à Claros pour consulter
l'oracle sur ce qu'ils avaient à faire ; la
réponse fut qu'ils seraient infiniment heureux s'ils
allaient habiter le mont Pagus au-delà du
Mélès ; c'est pourquoi ils changèrent
volontiers de demeure. J'ai dit des Némeses, parce que
ces peuples en reconnaissent plusieurs qui ont eu, disent-ils,
la Nuit pour mère ; de la même manière que
les Athéniens croient l'Océan père de celle
qu'ils honorent à Rhamnus.
[4] L'Ionie en général jouit du plus beau ciel du
monde. La température de l'air y est extrêmement
douce et agréable. On ne voit nulle part ailleurs de si
beaux temples ; celui de Diane d'Ephèse est le plus
considérable par sa grandeur et par sa richesse. Apollon
en a un à Branchide dans le territoire de Milet, et un
autre à Claros près de Colophon ; ces
deux-là ne sont pas achevés. Les Perses ont voulu
brûler celui de Junon à Samos, et celui de Minerve
à Phocée ; quoiqu'endommagés par le feu
l'un et l'autre, ils causent encore de l'admiration.
[5] Le temple d'Hercule à Erythres et celui de Minerve
à Priène vous feront beaucoup de plaisir ;
celui-ci par la beauté dont est la statue de la
Déesse ; celui-là par son antiquité. La
statue d'Hercule n'est ni dans le goût de celles d'Egine,
ni même dans le goût de l'ancienne école
d'Athènes. Si elle ressemble à quelque chose,
c'est aux statues égyptiennes travaillées avec
art. Le Dieu est sur une espèce de radeau, et les
Erythréens disent qu'il fut apporté ainsi de Tyr
en Phénicie par mer.
[6] Ils ajoutent que le radeau entré dans la mer
Ionienne s'arrêta au promontoire de Junon, autrement dit
le cap Messate, parce qu'en allant d'Erythres à Chio on
le trouve à moitié chemin. D'aussi loin que ceux
d'Erythres et de Chio aperçurent la statue du Dieu, tous
voulurent avoir l'honneur de la tirer à bord, et s'y
employèrent de toutes leurs forces.
[7] Un Erythréen nommé Phormion pêcheur de
son métier, et qui avait perdu la vue par une maladie,
fut averti en songe que si les femmes d'Erythres voulaient
couper leurs cheveux et que l'on en fît une corde, on
amènerait le radeau sans peine. Pas une
Erythréenne ne se mettant en devoir de
déférer à ce songe,
[8] des femmes de Thrace qui bien que nées libres
servaient à Erythres, sacrifièrent leur chevelure
; par ce moyen les Erythréens eurent la statue du Dieu en
leur possession, et pour récompenser le zèle de
ces Thraciennes, ils ordonnèrent qu'elles seraient les
seules femmes qui auraient la liberté d'entrer dans le
temple d'Hercule. Ils montrent encore aujourd'hui cette corde
faite de cheveux, et la conservent soigneusement. A
l'égard du pêcheur, ils assurent qu'il recouvra la
vue et qu'il jouit de ce bienfait le reste de ses jours.
[9] Il y a encore à Erythres un temple de Minerve
Poliade. Sa statue est de bois, d'une grandeur extraordinaire,
assise sur une espèce de trône, et tenant une
quenouille des deux mains ; la Déesse a sur la tête
une couronne surmontée de l'étoile polaire. Je
crois cette statue d'Endoeus ; j'en juge par plusieurs indices,
mais surtout par la manière dont tout l'ouvrage est
façonné, et encore plus par les Heures et les
Grâces de marbre blanc, qui étaient exposées
à l'air peu avant que j'arrivasse à Erythres. Le
temple d'Esculape que l'on voit à Smyrne a
été fait de mon temps ; il est bâti entre
une montagne fort haute et un bras de mer, qui a cela de
particulier qu'il ne mêle ses eaux avec aucune
autre.
[10] Mais l'Ionie outre la beauté du climat et la
magnificence de ses temples a bien d'autres choses qui
méritent qu'on en parle. Dans le territoire
d'Ephèse vous avez le fleuve Cenchrius, le mont Pion
ainsi nommé à cause de la fertilité de son
terroir, la fontaine Alipia, et aux environs de Milet la
fontaine Biblis si célèbre par l'aventure de la
malheureuse Biblis. A Colophon le bois sacré d'Apollon,
où il y a des frênes d'une grande beauté, et
près de ce bois le fleuve Alens, de tous les fleuves de
l'Ionie le plus renommé pour la fraîcheur de ses
eaux.
[11] Lébédos est à voir pour ses bains
également salutaires et magnifiques. Il y en a aussi dans
le voisinage de Téos sur le promontoire Macria, et
plusieurs, les uns creusés naturellement dans le roc sur
le bord de la mer, les autres faits de main d'homme et fort
ornés. Les Clazoméniens ont aussi les leurs,
où ils rendent une espèce de culte à
Agamemnon. Auprès est un antre qu'ils disent être
l'antre de la mère de Pyrrhus, et ils font je ne sais
quel conte de Pyrrhus berger.
[12] Les Erythréens ont le bourg Chalcitis qui a
donné son nom à leur troisième tribu ; de
ce côté-là vous voyez un promontoire qui
avance dans la mer, et d'où sort une source d'eau, la
meilleure et la plus saine qu'il y ait dans toute l'Ionie.
[13] Les Smyrnéens ont dans leur pays la rivière
de Mélès qui est une très belle
rivière ; à sa source est une grotte où
l'on dit qu'Homère composait ses poèmes. A Chio
l'on voit le tombeau d'Oenopion, digne de curiosité par
lui-même, et par les grandes choses que l'on raconte de ce
héros. A Samos, sur le chemin qui mène au temple
de Junon 1'on vous montrera la sépulture de Rhadine et de
Léontichus ; il est assez ordinaire aux amants malheureux
d'aller faire des voeux sur ce tombeau. En un mot l'Ionie est
pleine de curiosités qui ne le cèdent guère
à pas une de celles que l'on trouve dans les autres
endroits de la Grèce.
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Traduction par l'abbé Gédoyn (1731, édition
de 1794)
NB : Orthographe modernisée et chapitrage
complété.