[La Béotie - Thespies - Le mont Hélicon - Coronée]
Tardieu, 1821
XXV. [1] Je reviens encore à Thèbes. Près
de la porte Néïtide on vous fera remarquer le
tombeau de Menoecé fils de Créon, qui se tua
lui-même en conséquence d'un certain oracle de
Delphes, lorsque Polynice à la tête d'une
armée d'Argiens vint assiéger Thèbes. Vous
verrez sur son tombeau un grenadier dont le fruit se fend quand
il est mûr, et semble jeter du sang ; cet arbre est venu
de lui-même et s'est toujours conservé par des
rejetons qu'il pousse de temps en temps. Si l'on en croit les
Thébains, c'est aussi chez eux que l'on a vu le premier
cep de vigne, mais ils ne sauraient le prouver par aucun
monument.
[2] A quelques pas de la sépulture de Menoecé, on
vous montre l'endroit où les malheureux fils d'Oedipe se
battirent l'un contre l'autre et s'entre-tuèrent. Pour
monument de ce funeste combat, on a élevé une
colonne et l'on y a attaché un bouclier de marbre. Vous y
verrez aussi un endroit où l'on dit que Junon,
trompée par Jupiter, donna elle-même à
téter au petit Hercule. Tout ce quartier est nommé
le trajet d'Antigone, parce qu'Antigone n'ayant pas eu la
force de porter le corps de son frère Polynice, elle prit
le parti de le traîner jusqu'au bûcher où
l'on brûlait le corps d'Etéocle.
[3] Au-delà du fleuve Dircé, ainsi appelé
du nom de cette Dircé femme de Lycos qui ayant
maltraité Antiope fut immolée à la
vengeance de ses deux fils, on voit les ruines de la maison de
Pindare, et une chapelle bâtie par ce poète en
l'honneur de Cybèle. La statue de la déesse est un
ouvrage de deux Thébains, Aristodème et Socrate.
On n'ouvre cette chapelle qu'un seul jour dans l'année ;
m'étant trouvé à Thèbes ce
jour-là, j'eus la liberté d'y entrer et de voir
cette statue ; elle est de marbre du mont Pentélique, et
le piédestal aussi.
[4] En sortant de Thèbes par la porte
Néïtide, on trouve un temple de Thémis
où il y a une statue de marbre blanc. Les Parques et
Jupiter Agoréüs ont aussi les leurs de ce
côté-là. Le dieu est en marbre, mais les
Parques n'ont point de statues. Un peu plus loin vous voyez en
pleine campagne une statue d'Hercule, surnommé
Rhinocolustès, parce qu'il fit couper le nez aux
hérauts des Orchoméniens qui venaient demander le
tribut aux Thébains.
[5] Vingt-cinq stades au-delà, on vous fera remarquer le
bois sacré de Cérès Cabiria et de
Proserpine, où nul ne peut entrer s'il n'est
initié aux mystères de ces déesses. Le
temple des Cabires n'en est qu'à sept stades. Le lecteur
me pardonnera si je ne satisfais pas sa curiosité sur les
Cabires, ni sur les cérémonies de leur culte et de
celui de Cybèle.
[6] Tout ce qu'il m'est permis d'en dire, c'est que l'origine
de ces mystères est telle que les Thébains la
racontent. Leur tradition porte qu'il y avait autrefois une
ville en ce lieu, et des hommes appelés Cabires ; que
Prométhée l'un d'eux et son fils
Etnéüs, ayant eu l'honneur de recevoir
Cérès, la déesse leur confia un
dépôt : ce que c'est que ce dépôt et
l'usage qu'on en fait, voilà ce que je ne puis divulguer.
Mais du moins peut-on tenir pour certain que les mystères
des Cabires sont fondés sur un présent que
Cérès leur fit.
[7] Lorsque les Epigones eurent pris Thèbes, les Cabires
ayant été chassés par les Argiens, le culte
de Cérès Cabiria demeura interrompu pendant
quelque temps. Dans la suite, Pélargé fille de
Potnéüs et Isthimas son mari le rétablirent,
mais en même temps ils le transférèrent dans
un lieu nommé Alexiarès, hors des anciennes
limites où il avait été institué.
Aussitôt Telondès et les autres Cabires que la
guerre avait dispersés se rassemblèrent en ce
lieu.
[8] Quelque temps après, en vertu d'un oracle de Dodone
on décerna les honneurs divins à
Pélargé, et il fut arrêté entre
autres choses qu'on ne lui sacrifierait point autrement qu'avec
une victime qui eût été couverte par le
mâle et qui serait pleine. Au reste, la religion des
Cabires et la sainteté de leur cérémonies
n'ont jamais été violées impunément,
comme je pourrais le prouver par plusieurs exemples.
[9] Quelques particuliers de Naupacte ayant voulu pratiquer
dans leurs villes les mêmes cérémonies qui
se pratiquent à Thèbes, dans le moment ils furent
punis de leur témérité. Durant que
Mardonius commandait l'armée de Xerxès, ses
soldats qui avaient leurs quartiers en Béotie
entrèrent un jour dans le temple des Cabires, croyant y
trouver de grandes richesses, et peut-être aussi par
mépris de ce saint lieu ; mais aussitôt
frappés de frénésie, les uns se
jetèrent dans la mer et les autres se
précipitèrent du haut des rochers.
[10] Alexandre après la prise de Thèbes mit tout
à feu et à sang ; quelques Macédoniens
n'ayant pas plus épargné le temple des Cabires que
le reste du pays, tous périrent par le feu du ciel. Tant
ce lieu a toujours été saint et
vénérable !
XXVI. [1] A droite du temple des Cabires est une plaine dite la
plaine de Tencrus, du nom d'un devin qui était fils
d'Apollon et de Mélia. On y voit un temple d'Hercule
surnommé Hippodète, parce que l'armée des
Orchoméniens étant venue en ce lieu-là,
Hercule pendant la nuit attacha leurs chevaux à des chars
et les embarrassa si bien que le lendemain les ennemis ne purent
s'en servir.
[2] En avançant un peu vous verrez la montagne où
l'on dit que la Sphinx faisait ses ravages, tuant
impitoyablement tous ceux qui ne pouvaient deviner son
énigme. D'autres disent que ce monstre avait d'abord
infesté toute cette mer qui est du côté
d'Anthédon, et qu'ensuite ayant occupé la montagne
il désolait tout ce canton, jusqu'à ce qu'Oedipe
parti de Corinthe à la tête d'une nombreuse
armée attaqua le monstre dans son retranchement et le
tua.
[3] Mais il y en a qui prétendent que Sphinx
était une fille naturelle de Laïus et que comme son
père l'aimait beaucoup, il lui avait donné
connaissance de l'oracle que Cadmus avait apporté de
Delphes. Or en ce temps-là les rois dans les affaires les
plus importantes s'en rapportaient à l'oracle, et ne
tenaient pour certain que ce qui leur venait de cette part.
Après la mort de Laïus ses enfants
s'entredisputèrent le royaume, car outre ses fils
légitimes il en avait laissé plusieurs de diverses
concubines. Mais le royaume, suivant l'oracle de Delphes, ne
devait appartenir qu'aux enfants de Jocaste. Tous s'en
rapportèrent à Sphinx qui pour éprouver
ceux de ses frères qui avaient le secret de Laïus,
leur faisait à tous des questions captieuses.
[4] Et ceux qui n'avaient point connaissance de l'oracle, elle
les condamnait à mort, comme n'étant pas habiles
à succéder. Oedipe instruit de l'oracle par un
songe, s'étant présenté à Sphinx,
fut déclaré successeur de Laïus.
[5] A quinze stades de la montagne dont je viens de parler, on
voit les ruines d'Oncheste, où l'on dit qu'habitait
autrefois Onchestus fils de Neptune. Quoique cette ville soit
détruite, on ne laisse pas d'y voir encore un temple et
une statue de Neptune Onchestus, et un bois sacré
qu'Homère a célébré dans son
Iliade. Voilà à peu près tout ce qu'il
y a à voir sur la droite du temple des Cabires.
[6] Si vous prenez sur la gauche, vous n'aurez pas fait
cinquante stades que vous arriverez à Thespie, ville
située au bas du mont Hélicon, et que l'on croit
avoir pris son nom de Thespia, l'une des filles de l'Asope.
D'autres disent que Thespius étant venu d'Athènes
en ce lieu, il donna son nom à la ville, et ils font ce
Thespius fils d'Erechthée.
[7] Quoi qu'il en soit, vous verrez à Thespie une statue
de bronze de Jupiter Sauveur. La tradition des habitants est que
leur ville étant désolée par un horrible
dragon, Jupiter leur ordonna de faire tirer au sort chaque
année tous les jeunes gens de la ville, et d'exposer au
monstre celui sur qui le sort tomberait. Il en périt
ainsi plusieurs, dont les noms sont ignorés. Enfin le
sort étant tombé sur Cléostrate,
Ménestrate qui l'aimait passionnément songea
à le sauver ; il lui fit faire une cuirasse d'airain
garnie de crocs en dehors.
[8] Le jeune homme ayant endossé la cuirasse, se livra
de bonne grâce au danger et véritablement il y
périt comme les autres, mais le monstre périt
aussi. Voilà ce qui a donné lieu au surnom de
Jupiter Sauveur. Outre cette statue vous verrez un Bacchus, une
Fortune, une Hygéia, et une Minerve Ergané, qui a
Plutus à côté d'elle.
XXVII. [1] Les Thespiens, de toute ancienneté, ont eu
Cupidon en singulière vénération. Sa
statue, comme dans les premiers temps, est une pierre informe
qui n'a jamais été mise en oeuvre. J'ignore de qui
ils tiennent le culte de ce dieu ; mais je sais que les
habitants de Paros sur l'Hellespont ne l'honorent pas moins. Ces
peuples, originairement Ioniens et sortis d'Erythres, jouissent
aujourd'hui du droit de bourgeoisie romaine.
[2] Le vulgaire s'imagine que Cupidon est le plus jeune des
dieux et le croit fils de Vénus. Cependant Olen qui a
composé pour les Grecs des hymnes d'une grande
antiquité, dans un hymne en l'honneur de Lucine, fait
Lucine mère de ce dieu. Pamphus et Orphée, qui
vinrent après Olen, firent aussi en l'honneur de Cupidon
des hymnes que les Lycomides ont coutume de chanter dans la
célébration de leurs mystères, et le
Porte-Flambeau de Cérès Eleusine m'en communiqua
quelques-unes dans la conversation que j'eus avec lui, mais je
ne puis en faire part au public. On sait aussi qu'Hésiode
ou celui qui lui a supposé la Théogonie,
donne le premier rang d'ancienneté au Chaos, le second
à la Terre, le troisième au Tartare, et le
quatrième à l'Amour.
[3] Car pour Sapho qui dans ses poésies a dit de l'Amour
beaucoup de choses qui ne s'accordent pas trop bien ensemble, je
ne la cite point. Mais pour revenir aux Thespiens, Lysippe fit
pour eux un Cupidon de bronze, et Praxitèle auparavant
leur en avait fait un de ce beau marbre du mont
Pentélique. J'ai raconté dans un autre endroit par
quelle ruse Phryné vint à bout de savoir le cas
que Praxitèle faisait lui-même de cette statue. Les
Thespiens disent qu'elle leur fut enlevée par Caïus,
empereur des Romains ; qu'ensuite Claudius la leur renvoya, et
que Néron les en dépouilla encore et la fit
transporter à Rome, où elle fut consumée
par le feu.
[4] Mais l'impiété de ces deux empereurs ne
demeura pas impunie ; on sait que l'un en donnant le mot du guet
à un officier, avec la bouffonnerie et les
obscénités qui lui étaient ordinaires, fut
tué par cet officier-là même. Pour
Néron, qui est-ce qui ne connaît pas sa
cruauté envers sa mère, ses attentats sur la
pudicité des femmes, ses fureurs, enfin tous ses crimes
et sa fin tragique ? Le Cupidon que l'on voit aujourd'hui
à Thespie, est un ouvrage de Ménodore
Athénien, qui a imité celui de
Praxitèle.
[5] Mais on y voit aussi une Vénus et une Phryné
en marbre, qui sont l'une et l'autre de Praxitèle
même. Dans un autre quartier de la ville, vous verrez un
temple de médiocre grandeur, consacré à
Vénus Mélénis ; ensuite la place publique
et le théâtre qui sont d'une grande beauté.
La place est ornée d'une statue d'Hésiode en
bronze. Près de là est une Victoire aussi en
bronze, et une chapelle consacrée aux Muses, où
chacune a sa petite statue de marbre.
[6] Les Thespiens ont aussi un temple d'Hercule, dont la
prêtresse fait voeu de chasteté perpétuelle.
La raison qu'ils en donnent est qu'Hercule en une même
nuit débaucha les cinquante filles de Thestius, à
la réserve d'une, qui ne voulut point condescendre
à ses volontés. Hercule piqué de ses refus
la condamna à demeurer vierge toute sa vie, et cependant
il l'honora de son sacerdoce.
[7] J'ai ouï dire à d'autres que toutes ces
cinquante filles s'étaient laissées
débaucher par Hercule, et qu'elles lui avaient
donné autant d'enfants mâles, que même
l'aînée et la cadette étaient
accouchées de deux jumeaux. Mais c'est un conte qui n'a
rien de vraisemblable. Je ne vois nulle apparence ni qu'Hercule
eût abusé des filles de Thestius qui était
son ami, ni que lui qui passait sa vie à réparer
les injustices, à punir les scélérats,
à venger les injures faites aux hommes et aux dieux, se
fût donné de son vivant pour un dieu,
jusqu'à vouloir avoir un temple et une
prêtresse.
[8] D'ailleurs le temple dont il s'agit est trop vieux pour
avoir été consacré à Hercule fils
d'Amphitryon. Je croirais donc que c'est d'Hercule, l'un des
Dactycles Idéens, que les Thespiens veulent parler ; car
je sais que les Erythréens peuple d'Ionie et les Tyriens
ont bâti des temples à cet Hercule ; et l'on ne
peut pas douter que les Béotiens ne le connaissent,
puisque, selon leur propre témoignage, ce fut cet Hercule
qui eut la garde du temple de Cérès
Mycalésia.
XXVIII. [1] L'Hélicon est de toutes les montagnes de
Grèce la plus fertile, celle où il y a le plus
d'arbres de toutes espèces, et où croît
surtout le meilleur pourpier. Ceux qui l'habitent assurent que
l'on n'y trouve aucune herbe, aucune racine
vénéneuse, et que par cette raison les serpents
n'y sont pas dangereux ; de sorte que quand par hasard on en est
piqué, on ne s'en embarrasse pas plus que si l'on
était sûr d'avoir à point nommé
quelqu'un de la race des Psylles, ou d'excellente
thériaque.
[2] Ailleurs il y a des serpents dont les piqûres sont
mortelles non seulement aux hommes, mais aux autres animaux ;
à quoi la qualité des sucs de la terre, et la
nature des herbes peuvent beaucoup contribuer. Un
Phénicien que j'ai connu m'a assuré que dans les
montagnes de Phénicie, les vipères sont furieuses,
quand elles ont mangé d'une certaine racine. Il me
contait aussi qu'un homme se voyant poursuivi par une
vipère monta au haut d'un arbre, que la vipère ne
pouvant l'atteindre, jeta son venin contre l'arbre, et que dans
le moment il avait vu l'homme expirer.
[3] Au contraire, je sais que dans le pays des Arabes les
vipères qui ont leurs trous auprès des arbres
d'où coule le baume, ne font aucun mal. Ces arbres sont
de la grosseur de nos myrtes, et leurs feuilles ressemblent
assez à celles de notre marjolaine. Les vipères se
plaisent fort sous ces arbres, elles en aiment 1'ombre et encore
plus le suc ou l'espèce de gomme qui fait le baume.
[4] Lorsque le temps est venu de recueillir ce suc, les Arabes
viennent avec deux baguettes de bois à la main, et en
frappant de ces baguettes l'une contre l'autre, ils font du
bruit pour chasser les vipères ; car ils se donnent bien
de garde de les tuer, les regardant comme sacrées et
comme les génies tutélaires de ces arbres. S'il
arrive que quelqu'un en soit piqué, vous diriez d'une
blessure faite avec la pointe d'une épée ; mais il
ne faut pas craindre qu'il y ait rien de venimeux, parce que
tout le venin de ces animaux est tempéré et comme
émoussé par l'odeur et la vertu du précieux
baume dont ils se nourrissent. Ce que je dis est un fait
connu.
XXIX. [1] On tient que ce sont Ephialtès et Otus qui ont
sacrifié les premiers aux Muses sur le mont
Hélicon, et qui leur ont consacré cette montagne.
On croit aussi que ce sont eux qui ont bâti Ascra.
Hégésinoüs nous l'apprend dans son
poème sur l'Attique, lorsqu'il dit que Neptune ayant eu
les bonnes grâces de la belle Ascra, il eut d'elle un fils
nommé Oeoclus, qui de concert avec les fils
d'Aloéüs, bâtit la ville d'Ascra au pied de
l'humide Hélicon.
[2] Ce poème était perdu avant que je fusse au
monde, ainsi je ne l'ai jamais 1u ; mais Callippe de Corinthe
dans son histoire des Orchoméniens cite l'endroit que je
rapporte, et c'est de lui que je l'ai emprunté. La ville
d'Ascra n'a rien aujourd'hui de remarquable, si ce n'est une
tour qui s'est conservée. Les fils d'Aloéüs
instituèrent le culte de trois Muses seulement, et
nommèrent ces trois Muses Melété,
Mnémé et Aoedé.
[3] On dit que dans la suite Piérus Macédonien,
celui-là même qui donna son nom à une
montagne de Macédoine, étant venu à
Thespies, il établit le nombre de neuf Muses, et imposa
à toutes les neuf les noms qu'elles ont aujourd'hui ;
soit qu'il fût inspiré par sa propre sagesse, ou
guidé par quelque oracle, soit qu'il eût pris ces
connaissances de quelque Thrace ; car de tout temps les Thraces
ont été plus savants que les Macédoniens,
et plus soigneux des choses divines.
[4] D'autres disent que ce Piérus avait neuf filles, et
qu'il leur donna les mêmes noms dont on appelait les
Muses, d'où il est arrivé que ses petits-fils ont
passé dans l'esprit des Grecs pour être les enfants
des Muses. Cependant Mimnerme, qui a écrit en vers
élégiaques le combat des Smyrnéens contre
Gygès roi de Lydie, nous apprend dès
l'entrée de son poème que les Muses les plus
anciennes sont filles du Ciel, et qu'il y en a d'autres d'une
moindre antiquité, qui sont filles de Jupiter.
[5] En allant au bois sacré des Muses, vous trouverez
sur la gauche la fontaine Aganippé, ainsi appelée
du nom d'une fille du Permesse ; car le Permesse coule autour du
mont Hélicon. Si vous reprenez ensuite le chemin du bois,
vous verrez une statue de marbre d'Euphémé, qui
fut, dit-on, la nourrice des Muses.
[6] Près de cette statue est celle de Linus, dans une
niche de rocaille creusée en manière de grotte. On
croit que Linus était fils d'Uranie et d'Amphimarus fils
de Neptune. Il fut le plus excellent musicien que l'on eût
encore vu ; mais Apollon le tua pour avoir osé se
comparer à lui. Les habitants du mont Hélicon font
tous les ans son anniversaire avant que de sacrifier aux
Muses.
[7] Linus fut pleuré des nations les plus barbares, au
point que les Egyptiens ont une chanson que l'on pourrait
intituler Linus, ou Regrets sur la mort de Linus,
et qu'ils appellent eux Maneron en leur langue. Mais les
poètes grecs ont parlé de cette chanson comme
d'une chanson grecque, et Homère qui savait la
malheureuse aventure de Linus, dit que Vulcain avait
gravé sur le bouclier d'Achille, entre plusieurs autres
ornements, un jeune musicien qui chantait la mort de Linus sur
sa lyre.
[8] Pamphus qui a fait pour les Athéniens les plus
anciens hymnes dont nous avons connaissance, voyant que les
regrets de la mort de Linus se renouvelaient tous les jours de
plus en plus, les exprima par un seul mot, en appelant Linus
Oetolinus, comme qui dirait le malheureux Linus. Et
Sapho de Lesbos, employant le même mot après
Pamphus, chanta tout à la fois Oetolinus et Adonis. Les
Thébains assurent que Linus avait sa sépulture
dans leur ville, et que Philippe fils d'Amyntas, après la
bataille de Chéronée qui fut si fatale aux Grecs,
sur la foi d'un songe fit transporter ses os en
Macédoine,
[9] d'où ensuite, averti par un autre songe, il les
renvoya à Thèbes ; mais que le temps a tellement
effacé ce tombeau, qu'il n'est plus possible de le
reconnaître. Ils disent aussi qu'il y a eu un autre Linus
moins ancien, fils d'Isménius, qu'Hercule dans sa
jeunesse eut pour maître de musique et qui fut tué
par son disciple. Mais ni le premier Linus, ni le second n'ont
jamais fait de vers, ou s'ils en ont fait, leurs vers n'ont
point passé à la postérité.
XXX. [1] Les statues des trois premières Muses sont de
la façon de Céphisodote. Un peu plus loin vous en
voyez trois autres qui sont encore de lui. Les trois qui suivent
sont de Strongilion, de tous les statuaires celui qui
réussissait le mieux à représenter des
chevaux et des boeufs. Olympiosthène a fait les trois
dernières. Mais le mont Hélicon est orné de
bien d'autres statues. Vous y verrez un Apollon en bronze, et un
Mercure ; ces dieux se disputent une lyre. Le Bacchus est un
ouvrage de Lysippe. Il y en a un autre debout qui est de Myron,
et la plus belle statue qui soit sortie de ses mains
après l'Erechthée qui est à Athènes
; c'est un présent de Sylla, non qu'il l'ait fait faire
à ses dépens, mais il l'enleva aux
Orchoméniens de Minyes, pour la donner aux Thespiens ; ce
que les Grecs appellent honorer les dieux avec l'encens
d'autrui.
[2] On voit aussi les statues de quelques poètes et de
quelques musiciens célèbres, entre autres Thamyris
déjà frappé d'aveuglement, et voulant
encore jouer de sa lyre, toute cassée qu'elle est. Arion
le Méthymnéen est assis sur un dauphin. Mais celui
qui a fait la statue de Sacadas d'Argos, pour n'avoir pas
entendu le commencement d'une ode de Pindare, où il est
parlé de ce joueur de flûte, l'a
représenté si petit que sa flûte est aussi
grande que lui.
[3] Hésiode est aussi représenté assis,
tenant une cithare sur ses genoux, quoique la cithare ne soit
pas le symbole de ce poète, car lui-même nous
apprend qu'il chantait ses vers une branche de laurier à
la main. Je n'ai rien oublié pour tâcher de savoir
en quel temps Hésiode et Homère ont vécu ;
mais comme je sais que plusieurs écrivains ont
traité cette question avec beaucoup de chaleur, et
particulièrement ceux qui de nos jours se sont
appliqués à la poésie, je m'abstiens de
rapporter mon sentiment, pour ne pas entrer dans cette
querelle.
[4] Orphée de Thrace a la Religion à
côté de lui, il est environné de bêtes
féroces, qui sont toutes en bronze ou en marbre. Entre
les fables que les Grecs débitent comme des
vérités, on peut mettre celle-ci qu'Orphée
était fils de Calliope, j'entends la Muse de Calliope et
non une fille de Piérus ; que par la douceur de son chant
il attirait les bêtes sauvages après lui ; que
même il descendit vif aux enfers, et qu'ayant
charmé Pluton et les divinités de ces lieux
souterrains, il en retira sa femme. Ce sont autant de fictions
au travers desquelles je crois démêler
qu'Orphée fut un grand poète, fort
supérieur à tous ceux qui avaient
été avant lui, qui se rendit respectable en
enseignant aux hommes les cérémonies de la
religion, et en leur persuadant qu'il avait trouvé le
secret d'expier les crimes, de purifier ceux qui les avaient
commis, de guérir les maladies, et d'apaiser la
colère des dieux.
[5] On dit que des femmes de Thrace lui dressèrent des
embûches pour le faire périr, fâchées
de ce que leurs maris les abandonnaient pour le suivre. La
crainte retint ces femmes durant quelque temps, mais
s'étant enivrées elles s'enhardirent, et
exécutèrent enfin leur mauvais dessein ; de
là, dit-on, la coutume qu'ont les Thraces de n'aller au
combat que chauds de vin. Suivant une autre tradition,
Orphée fut tué d'un coup de foudre et ce fut une
punition des dieux, parce qu'il avait
révélé à des profanes les
mystères les plus secrets.
[6] On dit aussi qu'ayant perdu sa femme, il alla dans un lieu
de la Thesprotie, que l'on nomme Aornos où
anciennement il y avait un oracle qui rendait ses
réponses en évoquant les morts. Là
Orphée vit sa chère Eurydice et s'étant
flatté qu'elle le suivrait, quand il vint à
regarder derrière lui, il fut si affligé de ne la
plus voir que de désespoir il se tua lui-même. Les
Thraces disent que les rossignols qui ont leurs nids aux
environs du tombeau d'Orphée, chantent avec plus de force
et de mélodie que les autres.
[7] Mais les habitants de Dion ville de Macédoine
près du mont Piéria, prétendent
qu'Orphée fut tué dans leur pays par des femmes,
et qu'il y a sa sépulture. En effet, à quelque
vingt stades de la ville, vers la montagne, on trouve sur la
droite une colonne qui soutient une urne de marbre, où
les gens du pays assurent que l'on a renfermé les cendres
d'Orphée.
[8] Le fleuve Hélicon qui passe auprès continue
son cours l'espace de soixante et quinze stades ; puis
disparaissant tout à coup, il reparaît vingt-deux
stades plus loin, non plus sous le nom d'Hélicon, mais
sous celui de Baphyra, et pour lors devenu navigable, il va
enfin se jeter dans la mer. Les habitants de Dion disent
qu'autrefois l'Hélicon conservait son lit sans changer de
nom, depuis sa source jusqu'à son embouchure, mais que
les femmes qui tuèrent Orphée ayant voulu se
purifier dans ce fleuve, il rentra sous terre pour ne pas faire
servir ses eaux à cet usage.
[9] Ceux de Larisse ont une autre tradition que je tiens d'eux
et que je vais rapporter. Sur le mont Olympe, du
côté que cette montagne touche à la
Macédoine, il y avait anciennement la ville de
Libéthra, et non loin de cette ville était la
sépulture d'Orphée. Les Libéthriens ayant
envoyé à l'oracle de Bacchus en Thrace pour savoir
quelle serait la destinée de leur ville, la
réponse du dieu fut qu'aussitôt que le soleil
verrait les os d'Orphée, Libéthra serait
détruite par ce que l'on appelle en grec Sus. Les
habitants crurent que l'oracle voulait dire un sanglier.
Au reste, persuadés qu'il n'y avait point de bête
au monde capable de renverser une ville comme la leur, et que le
sanglier était un animal qui avait plus
d'impétuosité que de force, ils demeurèrent
tranquilles et ne tinrent pas compte de l'oracle.
[10] Cependant lorsqu'il plut au dieu d'exécuter ses
desseins, voici ce qui arriva. Un berger, sur l'heure de midi,
s'étant couché auprès du tombeau
d'Orphée, s'endormit et tout en dormant, se mit à
chanter des vers d'Orphée, mais d'une voix si douce et si
forte qu'on ne pouvait l'entendre sans être charmé.
Chacun voulut voir une chose si singulière ; les bergers
des environs et tout ce qu'il y avait de gens répandus
dans la campagne accourent en foule ; ce fut à qui
s'approcherait le plus près du berger. A force de se
pousser les uns les autres, ils renversèrent la colonne
qui était sur le tombeau ; l'urne qu'elle soutenait tombe
et se casse. Le soleil vit donc les os d'Orphée.
[11] Dès la nuit suivante il y eut un orage effroyable ;
le Sus, un des torrents qui tombent du mont Olympe, grossi des
eaux du ciel, se déborde, inonde la ville de
Libéthra, en jette à bas les murs, les temples,
les maisons, gagne enfin de rue en rue avec tant de
précipitation et de violence que cette misérable
ville, avec tout ce qu'elle renfermait d'habitants, fut
ensevelie sous les eaux. Ainsi fut accompli l'oracle, qui par le
mot de Sus, n'entendait pas un sanglier, comme les
Libéthriens se l'étaient imaginé, mais un
torrent qui portait ce nom. Mon hôte de Larissa m'ajouta
qu'après ce désastre, les Macédoniens qui
habitent à Dion, transportèrent chez eux les
cendres d'Orphée.
[12] Quant à ses hymnes, ceux qui ont
étudié les poètes n'ignorent pas qu'ils
sont fort courts et en petit nombre. Les Lycomides les savent
par coeur, et les chantent en célébrant leurs
mystères. Du côté de
l'élégance, ils n'ont que le second rang, ceux
d'Homère vont devant. Mais la religion a adopté
les hymnes d'Orphée, et n'a pas fait le même
honneur à ceux d'Homère.
XXXI. [1] Revenons encore un fois au mont Hélicon. Vous
y verrez la statue de cette Arsinoé que
Ptolémée épousa, quoiqu'il fût son
propre frère. Elle est à cheval sur une autruche
de bronze ; c'est une espèce d'oiseau qui a des ailes
mais qui ne vole point, parce qu'il est si gros qu'il ne peut
s'élever en l'air.
[2] On voit au même lieu une biche qui allaite le petit
Téléphus fils d'Hercule, ensuite un boeuf, et un
peu plus loin une statue de Priape qui mérite l'attention
des curieux. Ce dieu est particulièrement honoré
de ceux qui nourrissent des troupeaux de chèvres, ou de
brebis, ou de mouches à miel ; mais le peuple de
Lampsaque lui est plus dévot qu'à pas une autre
divinité, et le croit fils de Bacchus et de
Vénus.
[3] On vous montrera aussi plusieurs trépieds, parmi
lesquels il y en a un fort ancien, qu'Hésiode, dit-on,
remporta pour prix de poésie à Chalcis sur
l'Euripe. Tous les environs du bois sacré sont
habités. Les Thespiens y célèbrent chaque
année une fête en l'honneur des Muses, et une autre
en l'honneur de Cupidon. Dans ces fêtes il y a des prix
non seulement pour les musiciens, mais aussi pour les
athlètes qui se distinguent le plus. Vingt stades
au-dessus du bois, on trouve la fontaine du cheval, ou
l'Hippocrène, ainsi appelée parce que le
cheval de Bellérophon la fit sortir en frappant du pied
contre terre.
[4] Les Béotiens qui ont leur demeure autour du mot
Hélicon, disent que c'est une ancienne tradition parmi
eux, qu'Hésiode n'a fait d'autre ouvrage que celui qui a
pour titre, les oeuvres et les jours ; encore en
retranchent-ils l'exorde ou l'invocation aux Muses ;
prétendant que ce poème commence à
l'endroit où il est parlé des différentes
sortes d'ambition qui travaillent les hommes. Ils me
montrèrent même près de la fontaine un
rouleau de plomb, où tout l'ouvrage est écrit,
mais en caractères que le temps a effacés pour la
plupart.
[5] Ce sentiment est bien différent de celui qui
attribue à Hésiode un si grand nombre d'ouvrages,
comme un poème sur les femmes en général,
un autre sur les Femmes illustres de l'Orient, un autre
en l'honneur du devin Mélampus, un autre dont le sujet
est la descente de Thésée et de Pirithoüs aux
enfers, la Théogonie, une exhortation à
Achille sous le nom de Chiron, son gouverneur, enfin les
oeuvres et les jours. Les mêmes Béotiens
ajoutent qu'Hésiode apprit des Acarnaniens l'art des
devins, et l'on cite en effet comme de lui sur la divination des
vers que j'ai lus, avec une explication de plusieurs prodiges
qui y sont racontés.
[6] On n'est pas plus d'accord sur les circonstances de la mort
de ce poète ; car on convient bien que les fils de
Ganyctor, Ctimène et Antiphus, pour avoir tué
Hésiode, furent obligés de s'enfuir de Naupacte
à Molucrie, et que là, ayant violé la
sainteté du temple de Neptune, ils payèrent la
peine due à leur impiété ; mais les uns
disent que la soeur de ces deux jeunes hommes ayant
été déshonorée, on en
soupçonna injustement Hésiode, et les autres
disent qu'effectivement il en était coupable. Ainsi les
sentiments ont toujours été fort partagés
et sur sa personne et sur ses ouvrages.
[7] Le Lamus fleuve peu considérable a sa source au haut
du mont Hélicon, et du côté de Thespie il y
a un lieu nommé Hédonacon, où l'on voit la
fontaine de Narcisse, célèbre par une aventure
fort extraordinaire. Ce Narcisse à ce que l'on dit, se
mirait sans cesse dedans, et ne comprenant pas que ce qu'il
voyait n'était autre chose que son ombre, devenu amoureux
de sa propre personne sans le savoir, il se laissa consumer
d'amour et de désirs sur le bord de cette fontaine. Mais
c'est un conte qui me paraît peu vraisemblable. Quelle
apparence qu'un homme soit assez privé de sens pour
être épris de lui-même, comme on l'est d'un
autre, et qu'il ne sache pas distinguer l'ombre d'avec le corps
?
[8] Aussi y a-t-il une autre tradition, moins connue à
la vérité, mais qui a pourtant ses partisans et
ses auteurs. On dit que Narcisse avait une soeur jumelle qui lui
ressemblait parfaitement ; c'était même air de
visage, même chevelure, souvent même ils
s'habillaient l'un comme l'autre, et chassaient ensemble.
Narcisse devint amoureux de sa soeur, mais il eut le malheur de
la perdre. Après cette affliction livré à
la mélancolie il venait sur le bord d'une fontaine, dont
l'eau était comme un miroir où il prenait plaisir
à se contempler, non qu'il ne sût bien que
c'était son ombre qu'il voyait, mais en la voyant il
croyait voir sa soeur, et c'était une consolation pour
lui. Voilà comme le fait est raconté par
d'autres.
[9] Quant à ces fleurs que l'on appelle des narcisses,
si l'on en croit Pamphus, elles sont plus anciennes que cette
aventure : car longtemps avant que Narcisse le Thespien
fût né, ce poète a écrit que la fille
de Cérès cueillait des fleurs dans une prairie,
lorsqu'elle fut enlevée par Pluton ; et selon Pamphus,
les fleurs qu'elle cueillait et dont Pluton se servit pour la
tromper, c'était des narcisses et non des
violettes.
XXXII. [1] A Creusis est l'arsenal des Thespiens, il n'y a
aucun monument public qui mérite qu'on en parle. Je vis
seulement dans la maison d'un particulier un Bacchus en
plâtre, peint de diverses couleurs. Pour venir du
Péloponnèse à Creusis par mer, il faut
faire un trajet qui n'est ni fort droit, ni fort sûr ; car
on est obligé de se détourner pour éviter
des promontoires qui avancent dans la mer, et l'on est
exposé aussi à des vents très violents qui
soufflent du côté des montagnes.
[2] Si vous vous embarquez à Creusis, et que vous
longiez la côte de la Béotie, vous arriverez
bientôt à Thisbé. C'est une ville
située entre deux montagnes, dont la première est
sur le bord de la mer. Quand vous avez passé celle-ci,
vous trouvez une plaine, ensuite une autre montagne et la ville
au bas. Tout ce qu'il y a de terres entre deux serait
continuellement inondé et deviendrait comme un lac, si
par le moyen d'une bonne digue on n'avait soin de retenir les
eaux d'un côté, afin de pouvoir cultiver les terres
qui sont de l'autre. Dans la ville on voit un temple d'Hercule,
où le dieu est debout en marbre ; on y
célèbre tous les ans les Héraclées,
c'est-à-dire une fête en l'honneur d'Hercule.
[3] Thisbé, au rapport des habitants, était une
nymphe du pays, laquelle donna son nom à la ville.
[4] Si vous reprenez votre chemin le long de la côte,
vous verrez sur le bord de la mer une autre petit ville
nommée Tipha. Hercule y a un temple, et sa fête s'y
célèbre tous les ans comme à Thisbé.
Les Thiphéens se vantent d'être de tous les peuples
de la Béotie, ceux qui ont toujours le mieux entendu la
marine ; ils disent que Thiphys, à qui l'on confia la
conduite du navire Argo, était de Tipha, et ils montrent
hors de la ville un endroit où ils prétendent que
ce navire aborda en revenant de Colchide.
[5] Mais si après Thespie au lieu de longer la
côte, vous entrez bien avant dans les terres, vous
trouverez Haliarte. Je n'examinerai point ici par qui Haliarte
et Coronée ont été bâties ; c'est un
point que je traiterai plus commodément dans l'histoire
des Orchoméniens, et qui n'en doit pas être
séparé ; je vais donc rapporter quelques autres
particularités. Durant la guerre des Perses, Haliarte
s'étant montrée fort fidèle et fort
affectionnée aux Grecs, les troupes de Xerxès y
entrèrent et mirent tout à feu et à sang.
On voit en cette ville le tombeau de Lysandre. Ce
général des Lacédémoniens
s'étant approché de la place pour en faire le
siège, les Athéniens et les Thébains qui la
défendaient firent une sortie qui donna occasion à
un grand combat où Lysandre fut tué.
[6] On peut dire de lui qu'il mérita beaucoup de
louanges et beaucoup de blâme. Car dans le temps qu'il
commandait l'armée navale du Péloponnèse,
il marqua beaucoup d'habileté, en ce qu'il sut profiter
de l'absence d'Alcibiade et que par sa manoeuvre il fit croire
à Antiochus, qui montait la capitane de la flotte
athénienne, qu'il était pour le moins égal
en force aux Lacédémoniens ; d'où il arriva
que ce présomptueux accepta le combat auprès de
Colophon, et qu'il fut entièrement défait.
[7] Lysander ayant eu une seconde fois le commandement des
galères de Sparte, il sut si bien gagner les bonnes
grâces de Cyrus, que ce prince lui fournissait
abondamment, et à point nommé, tout l'argent dont
il avait besoin pour l'entretien de sa flotte. Les
Athéniens prétendaient tenir la mer avec cent
vaisseaux de guerre qu'ils avaient à Aegospotamos ;
Lysander épia le temps que leurs matelots étaient
allés chercher de l'eau et des vivres et fondant tout
à coup sur cette flotte, il s'en rendit le maître.
Il ne signala pas moins sa justice dans une occasion que je vais
rapporter.
[8] Autolycus, fameux athlète dont j'ai vu la statue
dans le prytanée d'Athènes, était en
procès avec un Spartiate nommé Etéonique,
pour quelque intérêt. Le Spartiate,
désespérant d'obtenir justice parce que la ville
d'Athènes était alors en la puissance des Trente,
et voulant se prévaloir de la présence de
Lysandre, s'emporta contre son adversaire jusqu'à le
frapper ; ensuite bon gré mal gré il le mena
à Lysandre auprès de qui il espérait
trouver toute sorte de faveur. Mais Lysander condamna
Etéonique comme coupable de violence, le tança
rudement, et lui fit toute la honte qu'il méritait.
[9] Ces actions acquirent beaucoup de gloire à ce
général ; mais en voici d'autres qui ternirent sa
réputation. Il fit mourir Philoclès, un des
généraux de la flotte d'Athènes, avec
quatre mille Athéniens qui auprès d'Aegospotamos
s'étaient rendus à discrétion, et il eut
l'inhumanité de leur refuser la sépulture, quoique
les Athéniens l'eussent accordée aux Perses qui
périrent à la journée de Marathon, et les
Perses eux-mêmes aux Lacédémoniens qui
furent tués au combat des Thermopyles. Il rendit sa
nation encore plus odieuse, en établissant dans toutes
les villes alliées de Sparte des décurions et
intendants lacédémoniens.
[10] Avant lui on méprisait les richesses à
Sparte, et l'on y respectait un ancien oracle qui disait qu'il
n'y avait que l'amour de l'argent qui pût faire
périr Sparte ; Lysander inspira cette dangereuse passion
à ses concitoyens. Par ces raisons, et à le peser
dans la balance même des Perses, j'estime que Lysandre a
fait plus de mal que de bien à sa patrie.
XXXIII. [1] Après son tombeau, on voit le monument
héroïque de Pandion fils de Cécrops. Le mont
Tilphussie et la fontaine Tilphussa ne sont qu'à
cinquante stades d'Haliarte. C'est une tradition reçue en
Grèce que les Argiens qui suivirent les fils de Polynice
dans son expédition contre Thèbes, après la
prise de cette ville allèrent à Delphes, et qu'ils
y voulurent conduire Tirésias avec les dépouilles
qu'ils avaient remportées sur leurs ennemis, mais que ce
devin pressé de la soif, ayant bu en chemin de l'eau de
la fontaine Tilphussa, mourut aussitôt. On voit encore sa
sépulture près de la fontaine.
[2] On dit que les Argiens consacrèrent sa fille Manto
à Apollon, qu'ensuite par ordre exprès du dieu,
elle passa en Ionie, et d'Ionie à Colophon, où
elle épousa Rhacius de l'île de Crète. Je ne
rapporte point ce que quelques auteurs ont écrit du
nombre des années qu'a vécu Tirésias, ni la
métamorphose qui se fit en sa personne, et par laquelle
de femme qu'il était il devint homme, ni le
témoignage d'Homère qui parle de ce devin comme du
seul sage qu'il y eût aux enfers ; ce sont toutes choses
rebattues et que personne n'ignore.
[3] Les Haliartiens ont au milieu des champs près du
mont Tilphussie une chapelle dédiée à des
déesses qu'ils nomment Praxidices. Ils vont jurer
sur leur autel dans les grandes occasions, et ce serment est
toujours inviolable. Il y a dans la ville plusieurs temples,
mais sans aucune statue, et même sans toit ; je n'ai pu
savoir à quelles divinités ces temples avaient
été dédiés.
[4] Le pays est arrosé par le fleuve Lophis. On dit
qu'autrefois il manquait d'eau entièrement, et qu'un des
principaux habitants étant allé consulter l'oracle
de Delphes sur ce malheur, la Pythie lui ordonna de tuer le
premier homme qu'il rencontrerait en rentrant dans Haliarte. On
ajoute qu'ayant rencontré Lophis fils de
Parthénomène, il lui passa son épée
au travers du corps. Le jeune homme, quoique mortellement
blessé, ne laissa pas de se traîner un bout de
chemin, et partout où la terre était
arrosée de son sang, il en sortait de l'eau, d'où
se forma un fleuve, qui à cause de cet accident fut
nommé le Lophis.
[5] Alalcomène est un petit village situé au pied
d'une montagne qui n'est pas fort haute ; il est ainsi
appelé selon quelques-uns du nom d'un homme du pays qui
fut, dit-on, le père nourricier de Minerve, et selon
d'autres du nom d'une fille d'Ogygus, que l'on appelait
Alalcoménie. Près de ce village, dans une plaine
on voit un temple de Minerve, où il y avait une statue
d'ivoire fort ancienne, qui fut enlevée par Sylla.
[6] Car il ajouta cette impiété à toutes
les cruautés qu'il avait exercées
premièrement contre les Athéniens, et ensuite
contre les Thébains et contre les Orchoméniens ;
cruautés plus dignes d'un barbare que d'un Romain. Mais
après avoir poursuivi avec tant de fureur les villes et
les dieux de la Grèce, attaqué de la plus
humiliante de toutes les maladies, il se vit livré tout
vivant aux vers et à la pourriture. Voilà
où aboutit sa fortune et ce rare bonheur qui avait
secondé toutes ses entreprises. Le temple de Minerve
ayant perdu sa divinité fut bientôt
négligé, et de nos jours un autre accident a
achevé sa destruction.
[7] Un grand lierre en serpentant le long de cet édifice
s'est si bien insinué dans les joints des pierres, qu'il
n'y en a pas une qui tienne. Il passe là un petit torrent
que les gens du pays nomment le Triton, parce qu'ils ont
ouï dire que Minerve était née sur les bords
du Triton, comme s'ils ignoraient que cela doit s'entendre non
d'un fleuve de la Béotie mais du Triton, fleuve
d'Afrique, qui est formé par les eaux du lac Tritonis, et
qui va se jeter dans la mer de Libye.
XXXIV. [1] Sur le chemin d'Alalcomène à
Coronée, on trouve le temple de Minerve Itonia, ainsi
appelée du nom d'Itonos fils d'Amphictyon. C'est
là que se tiennent les Etats de la Béotie. On voit
dans ce temple une Minerve et un Jupiter en bronze, ce sont deux
statues d'Agoracrite, élève de Phidias et l'objet
de ses amours. Les statues des Grâces sont modernes, et y
ont été mises de mon temps.
[2] On dit qu'Iodamie étant prêtresse de Minerve
entra de nuit dans le temple ; que la déesse s'apparut
à elle portant sur sa robe la tête de la Gorgone
Méduse, et qu'Iodamie n'eut pas plutôt jeté
les yeux dessus qu'elle fut pétrifiée. Depuis ce
temps-là une femme a soin de mettre tous les jours du feu
sur l'autel d'Iodamie, en criant par trois fois en langage du
pays, qu'Iodamie est vivante et qu'elle-même demande du
feu.
[3] A Coronée on voit dans le marché un autel de
Mercure Epimélius, un autre autel consacré aux
vents, et un peu plus bas un temple de Junon, où il y a
une statue fort ancienne faite par Pythodore de Thèbes.
La déesse porte des Sirènes sur sa main ; car on
dit que ces filles de l'Achéloüs, encouragées
par Junon, prétendirent à la gloire de chanter
mieux que les Muses et osèrent les défier au
combat ; mais que les Muses les ayant vaincues, leur
arrachèrent les plumes des ailes et s'en firent des
couronnes.
[4] Le mont Libéthrius est à quelques quarante
stades de Coronée ; les Muses et les Nymphes dites
Libéthrides y ont leurs statues. On y voit deux
fontaines, dont l'une se nomme Libéthride, et l'autre
simplement la Roche ; toutes deux sortent d'une grosse roche
dont la figure imite le sein d'une femme, de manière que
l'eau semble couler de deux mamelles comme du lait.
[5] Il n'y a au plus que vingt stades de Coronée au mont
Laphystius, et une enceinte consacrée à Jupiter,
surnommé aussi Laphystius ; le dieu y est en marbre. On
dit qu'Athamas étant tout prêt à immoler
Phrixus et Hellé sur cette montagne, Jupiter envoya
à ces malheureux enfants ce fameux bélier à
la toison d'or, sur lequel étant montés ils se
sauvèrent. Un peu plus haut vous voyez le temple
d'Hercule, surnommé Charops ; les Béotiens disent
qu'Hercule monta par là, lorsqu'il emmena avec lui le
chien du Dieu des enfers. Sur le chemin par où l'on
descend du mont Laphystius au temple de Minerve Itonia, on
trouve la rivière Phalare, qui se jette dans le lac
Céphise.
Chapitre suivant
Traduction par l'abbé Gédoyn (1731, édition
de 1794)
NB : Orthographe modernisée et chapitrage
complété.