III, 5 - Les îles de l'Ibérie
Carte Spruner (1865) |
1. Passons aux îles de l'Ibérie. Les premières que nous citerons sont les deux îles Pityusses et les îles Gymnésies ou Baliarides, au nombre de deux
également : ces îles sont situées à la hauteur de la côte comprise entre Tarracon et le Sucron, de la côte où s'élève Sagonte, et
toutes les quatre en pleine mer, mais les Pityusses, quoique plus occidentales, se trouvent par le fait plus au large que les Gymnésies. L'une des deux se nomme Ebysus et contient une
ville de même nom ; elle a 400 stades de circuit et à peu près la même étendue en largeur qu'en longueur. L'autre île, nommée Ophiussa, est
déserte, beaucoup plus petite qu'Ebysus, et très rapprochée d'elle. Des deux îles Gymnésies, la plus grande renferme deux villes, Palma et Polentia,
situées, l'une, dans la partie orientale, et l'autre, dans la partie occidentale. L'île n'a guère moins de 600 stades en longueur, et, en largeur, guète moins de 200.
Artémidore, lui, compte le double pour l'une et pour l'autre dimensions. L'autre île, plus petite, est à [400] stades environ de Polentia ; très inférieure
à la plus grande sous le rapport de l'étendue, elle n'a rien à lui envier sous le rapport des avantages naturels, car toutes deux sont fertiles et pourvues de bons ports :
seulement, à l'entrée de ces ports se trouvent des écueils qui exigent quelque précaution quand on vient de la mer. L'heureuse nature des lieux fait que les
habitants de ces îles, tout comme ceux d'Ebysus, sont d'humeur pacifique. Mais la présence parmi eux de quelques scélérats qui avaient fait alliance avec les pirates
de la mer intérieure suffit à les compromettre tous, et donna lieu à l'expédition de Métellus, qui y conquit le surnom de Baléarique et y fonda
en même temps les villes dont nous avons parlé. Du reste, tout pacifiques que sont les habitants de ces îles, ils se sont fait, en repoussant les fréquentes agressions
auxquelles les exposaient leurs richesses, la réputation des frondeurs les plus adroits qu'il y ait au monde ; et, si ce qu'on dit est vrai, leur supériorité dans le
maniement de cette arme remonterait à l'époque où les Phéniciens occupèrent ces îles. On croit aussi que ce sont les Phéniciens qui ont introduit
chez ces peuples l'usage des tuniques à large bordure de pourpre. [Auparavant ils ne connaissaient que les tuniques unies et la grossière sisyrne], qu'ils quittaient
même pour marcher au combat, ne gardant alors qu'un bouclier passé dans leur bras [gauche], tandis que leur main [droite] brandissait une javeline durcie au leu et quelquefois
armée d'une petite pointe de fer. Ils portaient en outre, ceintes autour de la tête, trois frondes faites de mélancranis, de crin ou de boyau, une longue pour
atteindre l'ennemi de loin, une courte pour l'atteindre de près, et une moyenne pour l'atteindre quand il était placé à une distance médiocre. Dès
l'enfance, on les exerçait à manier la fronde, et, à cet effet, les parents ne donnaient à leurs enfants le pain dont ils avaient besoin que quand ceux-ci avec leurs
frondes l'avaient abattu de l'endroit où il était placé. Métellus connaissait leur adresse, et, quand il fut pour aborder dans leurs îles, il fit tendre des
peaux au-dessus du pont de chaque navire pour que ses hommes fussent abrités contre les projectiles des frondeurs gymnésiens. 3000 colons pris parmi la population romaine de
l'Ibérie.
2. A leur fertilité naturelle ces îles joignent un autre avantage, c'est qu'on aurait peine à y rencontrer aucune bête nuisible. Les lapins eux-mêmes, à
ce qu'on assure, n'y sont point indigènes, mais un des habitants ayant apporté de la côte voisine un mâle et une femelle, ce premier couple fit souche, et telle fut
l'abondance avec laquelle la race de ces animaux multiplia tout d'abord, que les populations, voyant leurs maisons et leurs arbres sapés et renversés, en furent réduites,
avons-nous dit, à chercher un refuge auprès des Romains. Aujourd'hui heureusement l'habileté des chasseurs ne laisse plus le fléau prendre ainsi le dessus et les
propriétaires sont libres de cultiver leurs terres avec profit. - Les îles dont nous venons de parler sont situées en deçà des Colonnes d'Hercule.
3. Tout près, maintenant, desdites Colonnes se trouvent deux petites îles, dont l'une est connue sous le nom d'île de Junon. Quelquefois même ce sont ces deux
îlots à qui l'on donne le nom de Colonnes d'Hercule. Puis, au delà des Colonnes, est l'île de Gadira, dont nous n'avons encore rien dit, si ce n'est qu'elle se
trouve à 750 stades environ de Calpé, et tout près des bouches du Baetis. Or, elle mérite que nous parlions d'elle plus au long. Il n'y a pas de peuple en effet qui
envoie, soit dans la mer Intérieure, soit dans la mer Extérieure, un plus grand nombre de bâtiments et des bâtiments d'un plus fort tonnage que les Gaditans : comme
leur île est peu étendue, qu'ils n'ont pas sur le continent vis-à-vis d'établissements considérables, qu'ils ne possèdent pas non plus d'autres
îles, presque tous ont la mer pour demeure habituelle, et l'on n'en compte qu'un petit nombre qui vive dans ses foyers ou qui soit venu se fixer à Rome. N'était cette
circonstance, Gadira pourrait passer pour la ville la plus peuplée de l'empire après Rome. J'ai ouï dire en effet que, dans l'un des recensements généraux
opérés de nos jours, il avait été recensé jusqu'à cinq cents chevaliers gaditans, or pas une ville d'Italie, si ce n'est peut-être Patavium, n'en
fournit autant. Nombreux comme ils sont, les Gaditans n'occupent cependant qu'une île dont la longueur excède à peine cent stades, tandis que la largeur par endroits s'y
réduit à un stade. Dans cette île, ils s'étaient bâti une première ville aussi resserrée que possible ; Balbus de Gadira, le même qui obtint
les honneurs du triomphe, leur en bâtit une seconde à côté qu'on appelle Ville-Neuve ; prises ensemble, ces deux villes ont reçu le nom de Didyme, et,
quoiqu'elles n'aient pas plus de vingt stades de tour, l'espace n'y manque pas encore, vu qu'un petit nombre seulement d'habitants y réside, la grande majorité des Gaditans, je le
répète, passant leur vie en mer ou habitant de préférence la côte de terre-ferme, et surtout les bords d'une petite île qui est en face de Gadira, et
qu'ils ont trouvée si à leur gré, à cause de sa fertilité et de son heureuse position, qu'ils en ont fait comme qui dirait l'Anti-Didyme. Mais ce n'est
encore relativement qu'une faible partie des Gaditans qui habite cette petite île et le quartier de l'arsenal bâti par Balbus sur le continent vis-à-vis. Quant à la
ville proprement dite, elle est située dans la partie occidentale de l'île de Gadira, et précède le Cronium ou temple de Saturne, qui se prolonge
jusqu'à l'extrémité de l'île et fait face à l'autre petite île dont nous avons parlé. A l'opposite, du côté de l'orient, et sur le
point où l'île est le plus rapprochée du continent, vu qu'elle n'en est plus séparée que par un canal d'un stade de large, s'élève
l'Heracleum ou temple d'Hercule. On prétend que la distance de ce temple à la ville est de douze milles, et que c'est à dessein que le nombre des milles a
été égalé à celui des travaux du dieu ; mais, par le fait, la distance est plus considérable, égalant presque la dimension en longueur de
l'île elle-même, laquelle se prend de l'O. à l'E.
4. Phérécyde semble dire que Gadira est l'ancienne Erythie où la Fable a placé les aventures de Géryon. Suivant d'autres auteurs, cette petite île
voisine de Gadira, qui n'est séparée de la ville que par un canal d'un stade de largeur, représente mieux Erythie, vu la beauté de ses pâturages et cette
circonstance remarquable que le lait des bestiaux qu'on y élève ne contient pas de sérum, et qu'il est si crémeux qu'on est obligé, peur pouvoir en faire du
fromage, d'y mêler beaucoup d'eau. Quant au bétail, il faut lui tirer du sang au moins tous les cinquante jours, sans quoi ou le verrait suffoqué par la graisse. L'herbe de
ces pâturages, bien que sèche, engraisse prodigieusement le bétail, et ces auteurs présument que c'est cette particularité qui a donné lieu à la
fable des troupeaux de Géryon. Du reste [aujourd'hui, comme nous l'avons dit], tout le littoral de cette petite île est couvert d'habitations.
5. Sur la fondation de Gadira, voici la tradition qui a cours dans le pays. Un ancien oracle ayant ordonné aux Tyriens d'aller fonder un établissement aux Colonnes d'Hercule, une
première expédition partit à la découverte des points indiqués : parvenus au détroit de Calpé, les marins qui la composaient prirent pour les
extrémités mêmes de la terre habitée et pour le terme des courses d'Hercule les deux promontoires qui forment le détroit, et, se persuadant que
c'étaient là les Colonnes dont avait parlé l'oracle, ils jetèrent l'ancre en deçà du détroit, là où s'élève
aujourd'hui la ville des Exitans, et offrirent sur ce point de la côte un sacrifice au dieu, mais, les victimes ne s'étant pas trouvées propices, ils durent regagner Tyr.
Une seconde expédition, envoyée peu de temps après, dépassa le détroit de 1500 stades environ, et, ayant atteint sur la côte d'Ibérie et
près de la ville d'Onoba une île consacrée à Hercule, se crut arrivée là au but désigné par l'oracle ; elle offrit alors un sacrifice au
dieu, mais, comme cette fois encore les victimes furent trouvées contraires, l'expédition s'en retourna. Une troisième enfin partit, qui fonda l'établissement de
Gadira et bâtit le temple dans la partie orientale de l'île en même temps que la ville dans la partie occidentale. - D'après cette tradition, les uns ont voulu voir les
Colonnes d'Hercule dans les deux promontoires qui forment le détroit, d'autres ont reconnu sous ce nom l'île de Gadira elle-même ; d'autres les ont cherchées plus loin
que Gadira au sein de la mer Extérieure. On a cru aussi que ce pouvait être le mont Calpé et l'Abilyx, montagne de la Libye qui fait face à Calpé et
qu'Eratosthène place chez les Métagoniens, peuple numide, ou, sinon ces deux montagnes, au moins les deux petites îles qui les avoisinent et dont une est connue sous le nom
d'île de Junon. Artémidore, lui, mentionne bien cette île de Junon, ainsi que le temple qu'elle renferme, mais il nie en même temps qu'il existe une autre
île vis-à-vis, non plus qu'une montagne du nom d'Abilyx et une nation Métagonienne. D'autres auteurs, transportant ici les roches Planctae ou Symplégades, y
ont vu les Colonnes, ou, comme dit Pindare, les Pyles Gadirides, dernier terme des courses d'Hercule. Enfin Dicéarque, Eratosthène, Polybe et la plupart des Grecs parlent
de véritables colonnes placées soi-disant aux abords du détroit, ou mieux à Gadira, puisque Ibériens et Libyens soutiennent qu'il n'existe rien aux abords du
détroit qui ressemble à des colonnes. Quelques-uns vont plus loin et reconnaissent expressément ces monuments dans les colonnes d'airain, hautes de huit coudées, qui
ornent l'Heracleum de Gadira et sur lesquelles on a inscrit le détail des frais de construction du temple : ils se fondent sur ce que les marins, au terme de leur
traversée, ne manquent jamais de venir saluer ces colonnes et de sacrifier en même temps à Hercule, et ils pensent qu'un pareil usage a bien pu donner lieu au bruit si
répandu qu'ici se trouvait la limite extrême de la terre et des mers. Posidonius estime cette opinion la plus plausible de toutes ; quant à l'histoire de l'oracle et des
trois expéditions successives envoyées par les Tyriens, il n'y voit qu'un de ces mensonges familiers aux Phéniciens. Nous ne comprenons guère, à vrai dire,
que sur ces expéditions des Tyriens on puisse être aussi affirmatif, les raisons à alléguer pour ou contre l'authenticité du fait nous paraissant
également plausibles ; mais l'autre objection, que des îlots ou des montagnes ne ressemblent pas le moins du monde à des colonnes et qu'il faut entendre de colonnes
véritables ce qui est dit des bornes de la terre habitée et des courses ou voyages d'Hercule, n'est pas tout à fait dénuée de fondement. C'était en
effet l'usage des anciens temps de poser de semblables bornes, témoins cette petite colonne en forme de tourelle élevée par les Rhégiens sur le détroit de
Sicile et la tour du Pélore érigée vis-à-vis ; témoins les autels des Philènes placés vers le milieu de l'intervalle qui sépare les deux
Syrtes, témoin encore la colonne qui s'élevait naguère, dit-on, sur l'isthme de Corinthe et que les Ioniens, devenus les maîtres de l'Attique et de la Mégaride
après leur expulsion du Péloponnèse, avaient bâtie de compte à demi avec les nouveaux possesseurs du Péloponnèse les Ioniens ayant inscrit sur la
face qui regardait la Mégaride :
«Ceci n'est point le Péloponnèse, mais bien l'Ionie»,
tandis que les autres avaient gravé ces mots sur la face opposée :
«Ceci est le Péloponnèse et non l'Ionie».
Ajoutons qu'Alexandre, lui aussi, pour marquer le terme de son expédition dans l'Inde, voulut élever des autels à l'endroit même où s'était
arrêtée sa marche victorieuse vers l'extrême Orient, pour imiter ainsi ce qu'avaient fait avant lui Hercule et Bacchus. C'était donc là, on le voit, une
très ancienne coutume.
6. Mais il est naturel, en même temps, de penser que les lieux où furent érigés des monuments de ce genre en empruntèrent les noms, surtout après que le
temps eut détruit les monuments eux-mêmes. Les autels des Philènes, par exemple, ne subsistent plus aujourd'hui, et cependant l'emplacement où ils s'élevaient
a retenu leur nom. Et dans l'Inde, où il est constant que nul voyageur n'a vu debout les Colonnes d'Hercule et de Bacchus, il a bien fallu que le nom ou l'aspect de certains lieux
rappelât aux Macédoniens tel ou tel détail de l'histoire de Bacchus ou d'Hercule pour qu'ils se soient vantés d'avoir atteint les Colonnes de ces héros. On
peut donc croire qu'ici pareillement les premiers conquérants ont voulu marquer le terme de leurs courses par des bornes ou d'autres monuments faits de main d'homme, tels que autels,
tours ou colonnes élevés dans les lieux les plus remarquables de la contrée lointaine où ils étaient parvenus, et quels lieux plus remarquables que
l'ouverture d'un détroit, ou le haut des falaises qui le bordent, ou le rivage des îles et îlots qui l'avoisinent, quels lieux plus propres à faire reconnaître
soit le commencement soit la fin d'un pays ? Puis, ces monuments faits de main d'homme auront disparu, et leur nom aura passé tout naturellement aux lieux où ils
s'élevaient naguère, soit qu'on veuille retrouver ces lieux dans les petites îles dont nous avons parlé, soit qu'on les reconnaisse dans les deux promontoires qui
forment le détroit, car il est difficile de décider à qui des promontoires ou des îles le nom de Colonnes convient le mieux, les colonnes ressemblant à
vrai dire autant aux uns qu'aux autres, en ce sens du moins que leur emplacement est toujours choisi de façon à faire distinguer de prime abord l'entrée ou la sortie d'un
pays, tout comme on reconnaît dans un détroit, dans le détroit de Calpé par exemple ou dans tel autre qui lui ressemble, le commencement ou la fin d'une même
mer, suivant qu'on s'y engage par le côté extérieur ou par le côté intérieur, ce qu'exprime au mieux le nom de Bouches donné quelquefois aussi
à ces détroits. Et, en effet, si les deux petites îles, qui sont placées aux abords du détroit ou des Bouches de Calpé et qui par leurs contours nets et
bien dessinés semblent faites exprès pour servir de points de repère ou de signaux, se prêtent à merveille à ce qu'on les compare à des colonnes,
la comparaison n'est pas moins juste s'appliquant aux montagnes qui dominent le détroit, vu que la cime des montagnes se détache dans l'air comme la pointe d'une pyramide ou le
faîte d'une colonne. Il n'est pas jusqu'à l'expression de Pyles ou de Portes Gadirides employée par Pindare, qui ne soit parfaitement exacte, du moment qu'on
prétend retrouver les Colonnes d'Hercule dans les bouches mêmes de Calpé, les bouches ou détroits ressemblant effectivement à des portes. En revanche, la
position de Gadira, presque au milieu d'une longue côte creusée en forme de golfe, n'offre aucune analogie avec l'emplacement d'une borne ou limite extrême ; et ce qui nous
paraît moins raisonnable encore c'est qu'on ait voulu apporter tout ce qui s'est dit des Colonnes d'Hercule à ces colonnes d'airain de l'Heracleum de Gadira, car, pourquoi
ce nom de Colonnes est-il devenu si illustre ? C'est qu'apparemment les monuments qu'il désignait avaient été, comme les colonnes de l'Inde, érigés par
des conquérants et non par des marchands. Ajoutons que l'inscription de l'Heracleum, telle du moins qu'on nous la donne, et par cela seul qu'elle contient, non une pieuse
dédicace, mais un relevé de frais et de dépenses, semble protester aussi contre l'attribution proposée, puisqu'il est naturel de penser que les Colonnes dites
d'Hercule étaient destinées à rappeler les grandes actions du héros, plutôt que les sacrifices d'argent des Phéniciens.
7. Suivant Polybe, il existe dans l'Heracleum de Gadira une source d'eau potable, à laquelle on ne peut puiser qu'en descendant quelques marches, et dont le régime est
soi-disant l'inverse de celui de la mer, vu qu'elle tarit à la marée haute et se remplit à la marée basse : Polybe explique le fait en disant que, comme l'air, qui
des profondeurs de la terre s'exhale à la surface, ne peut plus, à la marée haute, quand la surface de la terre est couverte par les flots, s'échapper par ses voies
ou issues habituelles, il est naturellement refoulé à l'intérieur de manière à obstruer les conduits de la source, ce qui produit le tarissement apparent de
ses eaux ; mais qu'à la marée basse, quand la surface de la terre est de nouveau mise à nu, le courant d'air reprend sa direction première et cesse d'obstruer les
veines de la source, de sorte que celle-ci recommence à jaillir avec la même abondance. Artémidore contredit cette explication de Polybe, mais ni ses objections, ni
l'explication que lui-même propose du phénomène, ni l'opinion de l'historien Silanus, qu'il cite à cette occasion, ne me paraissent mériter d'être
relatées ici, Silanus et lui étant évidemment aussi étrangers qu'on peut l'être aux questions de cette nature. Quant à Posidonius, il déclare le
fait controuvé. «D'abord, dit-il, c'est deux puits, et non un, que contient l'Heracleum, et il s'en trouve un troisième encore dans la ville ; des deux puits de
l'Heracleum, le plus petit, pour peu qu'on y puise sans interruption, tarit incontinent, mais pour recommencer aussitôt à se remplir, si l'on cesse d'y puiser ; et le plus
grand qui suffit parfaitement tout le jour aux besoins de ceux qui y puisent, en baissant toutefois au fur et à mesure, comme cela arrive généralement pour tous les puits,
le plus grand s'élève de nouveau pendant la nuit, par la raison toute simple, qu'alors personne n'y prend d'eau. Seulement, ajoute Posidonius, il arrive souvent que le moment du
reflux coïncide avec celui où ces puits se remplissent, et cette vaine apparence a suffi pour que les gens du pays aient cru à une opposition constante entre le régime
desdites sources et le phénomène des marées». Au moins Posidonius constate-t-il la croyance générale au fait en question ; de notre côté,
nous l'avons toujours entendu citer au nombre des faits réputés merveilleux. Nous avons ouï dire, en outre, qu'il se trouvait beaucoup d'autres puits à Gadira, soit
dans les vergers des faubourgs de la ville, soit dans la ville elle-même, mais que, vu la mauvaise qualité de l'eau de ces puits, on aimait mieux se servir d'eau de citerne et
qu'on avait en conséquence multiplié ces sortes de réservoirs sur tous les points de la ville. Y a-t-il maintenant quelque autre puits parmi ceux-là qui prête
à cette supposition d'un régime inverse de celui de la mer ? C'est ce que nous ne saurions dire. Mais, dans ce cas-là même, il faudrait reconnaître que le
phénomène est de ceux qu'il est bien difficile d'expliquer. Sans doute l'explication que propose Polybe est spécieuse ; ne pourrait-on pas cependant concevoir aussi la
chose d'autre sorte et dire que quelques-unes des veines qui alimentent les sources se détendent au contact et sous l'influence du sol humide et laissent leurs eaux s'épandre par
les côtés, au lieu de les pousser par leurs voies ordinaires jusque dans le bassin de la fontaine ? Et de fait cette influence de l'humidité du sol est inévitable
quand, à la marée haute, le flot a tout envahi. S'il est vrai, en outre, comme le prétend Athénodore, que le flux et le reflux de la mer ressemblent au double
phénomène de l'expiration et de l'aspiration chez les animaux, ne peut-il pas se faire que les cours d'eau, qui jaillissent naturellement à la surface de la terre par
certains conduits, dont les ouvertures sont ce que nous appelons des fontaines ou des sources, que ces cours d'eau, dis-je, soient en même temps par d'autres voies
sollicités et entraînés vers les profondeurs de la mer, qu'ils soulèvent alors, et dont ils déterminent le mouvement ascendant, non sans obéir
eux-mêmes à cette sorte d'expiration de la mer, ce qui leur fait abandonner leurs voies naturelles jusqu'à ce que le reflux leur permette d'y rentrer ?
8. En revanche, je ne m'explique pas que Posidonius, qui, en général présente les Phéniciens comme un peuple éclairé, leur attribue ici une croyance
qui dénoterait en eux plutôt de l'idiotisme que de la sagacité. On sait que la durée d'un jour et d'une nuit correspond à une révolution complète
du soleil, qui pendant cette révolution se trouve tantôt au-dessus et tantôt au-dessous de la terre ; or, Posidonius prétend que le mouvement de l'Océan, comme
le cours des astres, est soumis à une marche périodique et qu'il se trouve avoir, comme la lune et harmoniquement avec la lune, une période diurne, une période
mensuelle et une période annuelle : «quand la lune, ajoute-t-il, a parcouru toute l'étendue d'un signe au dessus de l'horizon, la mer commence à se soulever et
envahit sensiblement ses rivages, jusqu'à ce que l'astre ait atteint le méridien ; après quoi, l'astre déclinant, la mer se retire peu à peu jusqu'à ce
que la lune ne soit plus qu'à la distance d'un signe au-dessus du point où elle se couche. La mer demeure alors stationnaire tout le temps que met la lune à atteindre le
point de son coucher, tout le temps aussi qu'elle met à parcourir l'espace d'un signe au-dessous de l'horizon ; puis elle recommence à monter jusqu'à ce que la lune
atteigne le méridien inférieur, se retire ensuite de nouveau jusqu'au moment où la lune, s'étant avancée vers le levant, n'est plus qu'à la distance
d'un signe de l'horizon, et enfin reste stationnaire jusqu'à ce que l'astre se soit de nouveau élevé de tout un signe au-dessus de l'horizon, pour recommencer encore
à monter». Telle est, suivant Posidonius, la période diurne de l'Océan ; quant à sa période mensuelle, elle consisterait en ce que les marées les
plus fortes d'une lunaison ont toujours lieu à l'époque de la conjonction de l'astre ou de la Néoménie, après quoi elles diminuent jusqu'au premier quartier,
pour augmenter de nouveau d'intensité jusqu'à la pleine lune, et diminuer encore pendant le décours de la lune jusqu'au dernier quartier, auquel succède une nouvelle
augmentation jusqu'à la néoménie suivante, et une augmentation plus marquée tant sous le rapport de la durée que sous le rapport de la vitesse. Reste la
période annuelle des marées ; or, c'est par les Gaditans mêmes que Posidonius en avait eu connaissance : il avait appris d'eux que, vers le solstice d'été, les
marées montantes et descendantes étaient plus fortes que dans tout le reste de l'année, et il en avait conjecturé lui-même qu'à partir de ce solstice
les marées devaient diminuer d'élévation jusqu'à l'équinoxe, puis recommencer à croître jusqu'au solstice d'hiver, pour diminuer de nouveau
jusqu'à l'équinoxe du printemps, et croître encore jusqu'au solstice d'été. Mais, avec ces mouvements périodiques de la mer, qui se reproduisent chaque
jour et chaque nuit, la mer montant deux fois et se retirant deux fois dans l'espace d'un jour et d'une nuit, et à des intervalles réguliers la nuit comme le jour, comment peut-il
se faire que le reflux coïncide souvent avec le moment où le puits en question se remplit, et rarement avec celui où il tarit, ou, sinon rarement, pas aussi souvent du moins,
qu'avec l'autre ? Et, si l'on suppose la coïncidence aussi fréquente dans les deux cas, comment se fait il que les Gadirites n'aient pas été capables d'observer ce qui
se passait tous les jours sous leurs yeux, eux qui avaient su soi-disant reconnaître la période annuelle des marées par l'observation patiente d'un fait qui ne se produit
qu'une fois par an ? Car on ne saurait douter que Posidonius n'ajoutât une foi entière à cette dernière observation, puisqu'il l'a prise pour point de départ
de ses propres hypothèses sur les décroissements et accroissements successifs des marées dans l'intervalle d'un solstice à l'autre et sur le retour de ces
mêmes variations. Il n'est guère vraisemblable, cependant, que de si bons observateurs aient laissé passer inaperçus les faits réels pour se laisser prendre
à des faits chimériques !
9. A propos, maintenant, de ce que dit Séleucus, historien originaire des bords de la mer Erythrée, «que les marées peuvent être encore
irrégulières ou régulières, suivant que la lune est dans tel ou tel signe, que, quand elle est dans les signes équinoxiaux, par exemple, les marées
offrent partout les mêmes apparences, tandis qu'il y a au contraire inégalité dans l'amplitude et dans la vitesse des marées, quand la lune est dans les signes
solsticiaux, qu'enfin, lorsqu'elle est dans un des signes intermédiaires, les marées sont irrégulières ou régulières, à proportion que l'astre
se trouve plus rapproché des signes solsticiaux ou des signes équinoxiaux», Posidonius constate qu'en effet, ayant eu occasion de passer plusieurs jours de suite dans
l'Heracleum de Gadira, à l'époque du solstice d'été, et quand la lune était dans son plein, il ne put surprendre dans les marées aucune de ces
différences qui en marquent la période annuelle, bien qu'il eût, le même mois, à l'époque de la nouvelle lune, observé dans le reflux du Baetis,
à Ilipa, un changement énorme au prix de ce qu'il l'avait vu auparavant, les eaux du fleuve, qui, d'ordinaire, dans ces sortes de reflux causés par la marée,
n'atteignaient même pas à la moitié de la hauteur des rives, ayant alors tellement grossi, que les soldats pouvaient y puiser sans peine : et Ilipa est à 700 stades
environ de la mer ! De même, tandis que les plaines du littoral étaient couvertes jusqu'à une distance de 30 stades dans l'intérieur par la marée, qui y avait
formé de véritables îles, le flot (Posidonius l'affirme pour l'avoir mesuré lui-même) n'avait pas couvert dix coudées de la hauteur des assises du naos
de l'Heracleum et de la jetée qui précède le port de Gadira. Or, doublons cette hauteur pour les cas où cette même marée s'élève
ici davantage, ces vingt coudées n'équivaudraient pas encore à la hauteur que représente la distance atteinte par le flot dans les plaines du littoral. Ces
anomalies-là, du reste, passent pour se produire sur tout le pourtour de l'Océan ; mais ce qu'ajoute Posidonius au sujet de l'Ebre est un fait nouveau et particulier à ce
fleuve : il s'agit de crues qui y surviennent de temps à autre, sans avoir été précédées de pluies ni de neiges, mais sous l'influence prolongée
des vents du nord, ce qui peut tenir, suivant lui, au grand lac que traverse l'Ebre, et à ce qu'une partie des eaux de ce lac, chassée par les vents, s'écoule en même
temps que celles du fleuve.
10. Posidonius signale encore à Gadira la présence d'un arbre, qui a cela de remarquable, que ses branches sont courbées vers le sol et que ses feuilles, longues parfois
d'une coudée et larges de quatre doigts, affectent la forme d'un glaive. Puis il parle d'un autre arbre, qui vient dans les environs de Carthage-la-Neuve, et des épines duquel on
tire une écorce fibreuse, qui sert à faire de magnifiques tissus. Nous avons vu nous-même en Egypte un arbre qui ressemblait à celui de Gadira, du moins pour la
courbure des branches, car la forme des feuilles n'était pas la même ; de plus, il ne portait pas de fruit, tandis que, au dire de Posidonius, celui de Gadira en porte. Pour ce qui
est des tissus d'écorce d'épine, on en fait aussi en Cappadoce ; seulement, dans ce pays-là, l'épine dont on emploie l'écorce n'est pas celle d'un arbre, mais
celle d'un arbuste nain. On ajoute cette autre circonstance au sujet de l'arbre de Gadira, que, si l'on en brise une branche, il en découle du lait, tandis qu'il en dégoutte une
liqueur vermeille, si c'est une racine que l'on coupe. Mais en voilà assez sur Gadira.
11. Les îles Cassitérides, qui suivent, sont au nombre de dix, toutes très rapprochées les unes des autres. On les trouve en s'avançant au nord en pleine mer
à partir du port des Artabres. Une seule de ces îles est déserte ; dans toutes les autres, les habitants ont pour costume de grands manteaux noirs, qu'ils portent par-dessus
de longues tuniques talaires, serrées par une ceinture autour de la poitrine, ce qui, joint au bâton qu'ils ont toujours à la main quand ils se promènent, les
fait ressembler tout-à-fait aux Furies vengeresses de la tragédie. Ils vivent en général du produit de leurs troupeaux à la façon des peuples nomades.
Quant aux produits de leurs mines d'étain et de plomb, ils les échangent, ainsi que les peaux de leurs bestiaux, contre des poteries, du sel et des ustensiles de cuivre ou
d'airain que des marchands étrangers leur apportent. Dans le principe, les Phéniciens de Gadira étaient le seul peuple qui envoyât des vaisseaux trafiquer dans ces
îles, et ils cachaient soigneusement à tous les autres la route qui y mène. Il arriva même qu'un patron de navire phénicien, qui se voyait suivi par des
bâtiments romains, dont les pilotes avaient espéré de pouvoir ainsi connaître la route de ces comptoirs, s'échoua volontairement et par pure jalousie nationale
sur un bas-fond, où il savait entraîner les Romains à une perte assurée ; mais ayant réussi, lui, à s'échapper du milieu de ce naufrage
général, il fut indemnisé par l'Etat des marchandises qu'il avait perdues. A force d'essayer, cependant, les Romains finirent par découvrir la route de ces
îles. Ce fut Publius Crassus qui y passa le premier, et, comme il reconnut le peu d'épaisseur des filons et le caractère pacifique des habitants, il donna toutes les
indications pouvant faciliter la libre pratique de ces parages, plus éloignés de nous pourtant que ne l'est la mer de Bretagne.
Ici s'arrête ce que nous avions à dire de l'Ibérie et des îles situées en regard de ses côtes.