V, 1 - La Transpadane et la Cispadane
Carte Spruner (1865) |
1. L'Italie actuelle commence au pied des Alpes : [je dis l'Italie actuelle], car ce nom ne désigna d'abord que l'ancienne Oenotrie, c'est-à-dire la contrée
limitée entre le détroit de Sicile et les golfes de Tarente et de Posidonie ; mais, ayant pris avec le temps une sorte de prédominance, ce nom finit par s'étendre
jusqu'au pied de la chaîne des Alpes, embrassant même, d'un côté, toute la Ligystique jusqu'au Var et naturellement aussi les parages de la Ligystique depuis la
frontière de Tyrrhénie, et, de l'autre côté, toute l'Istrie jusqu'à Pola. Il est présumable que la prospérité des peuples, qui, les
premiers, portèrent le nom d'Italiens, invita leurs voisins à le prendre également et que ce nom continua de la sorte à gagner de proche en proche jusqu'à
l'époque de la domination romaine. Puis vint un moment où les Romains, qui avaient fini par accorder aux Italiens le droit de cité, jugèrent à propos de faire
participer au même privilège les Gaulois et les Hénètes de la Cisalpine et commencèrent à comprendre sous la dénomination commune d'Italiens et
de Romains ces étrangers au milieu desquels ils avaient fondé tant de colonies, parvenues toutes, les plus récentes comme les plus anciennes, à une incomparable
prospérité.
2. Il n'est pas aisé de représenter au moyen d'une figure géométrique la forme et l'étendue de l'Italie actuelle. Certains auteurs nous disent bien que la
forme de l'Italie est celle d'un promontoire triangulaire s'avançant dans la direction du midi et du levant d'hiver et ayant son sommet au détroit de Sicile et sa base aux Alpes.
Mais si, dans ce triangle, [nous croyons pouvoir admettre la base] ; voire même un des côtés (celui qui s'étend depuis le détroit de Sicile tout le long de la
mer Tyrrhénienne), et à cette condition encore que, comme le nom de triangle s'entend proprement d'une figure rectiligne et qu'ici la base et le côté en
question sont des lignes courbes, ces auteurs auront voulu parler d'une figure sphérique et auront reconnu notamment que ledit côté décrit une courbe très
marquée vers le levant, en revanche, il n'en est point de même du reste de la figure, et ces auteurs se sont, suivant nous, manifestement trompés lorsqu'ils ont fait de tout
l'intervalle compris entre le fond de l'Adriatique et le détroit de Sicile un seul et même côté de leur triangle. Qu'appelons-nous, en effet, côté d'une
figure géométrique ? Une ligne qui ne fait point d'angle, autrement dit une ligne dont les différentes sections ne sont pas inclinées entre elles ou ne le sont que
d'une manière peu sensible. Eh bien, justement ! la portion de ce troisième côté qui est comprise entre Ariminum et le promontoire Japygien et celle qui
s'étend du détroit de Sicile au même promontoire sont très sensiblement inclinées l'une par rapport à l'autre ; on en pourrait même dire autant,
à mon sens, de la section qui descend du fond de l'Adriatique et de celle qui remonte à partir du promontoire Japygien, car l'une et l'autre forment, en se rejoignant aux environs
d'Ariminum et de Ravenne, un angle ou tout au moins une courbe très marquée. A la rigueur, pourtant, et bien qu'il ne soit pas tout à fait en ligne droite, le trajet du
fond de l'Adriatique à l'extrémité de la Japygie peut représenter encore un seul et même côté de la figure en question, mais le reste de
l'intervalle jusqu'au détroit de Sicile, intervalle qui n'est pas non plus tant s'en faut rectiligne, doit nécessairement former un autre côté. On voit donc que
ladite figure se trouve avoir en réalité plutôt quatre côtés que trois, qu'en tout cas elle ne saurait passer pour un triangle et qu'on n'a pu la qualifier de
la sorte que par catachrèse ou abus de terme. N'eût-il pas mieux valu reconnaître qu'il est presque impossible de définir avec exactitude les figures qui ne sont pas
proprement géométriques ?
3. Mais en procédant partiellement, voici, ce me semble, de quelle façon on peut représenter les choses. La chaîne des Alpes, à sa base, décrit une
ligne courbe, comme qui dirait la circonférence d'un golfe, ayant sa partie concave tournée vers l'Italie. Le milieu de cette courbe ou de cette espèce de golfe se trouve
chez les Salasses ; quant à ses extrémités, elles atteignent en se repliant, d'un côté, le mont Ocra et le fond de l'Adriatique, et, de l'autre, le littoral
Ligystique aux environs de Genua, l'emporium des Ligyens, comme on sait, avoisinent le point où les Apennins se relient aux Alpes. Du pied des montagnes part une plaine
considérable qui offre à peu près la même étendue en largeur qu'en longueur, à savoir 2100 stades. Le côté méridional de cette
plaine est formé par le littoral appartenant aux Hénètes et par la partie des Apennins qui s'étend d'Ariminum à Ancône : car cette chaîne de
montagnes qui part de la Ligystique et qui, dans la Tyrrhénie, où elle pénètre ensuite, ne laisse de libre qu'un étroit passage le long de la mer,
s'écarte peu à peu de la côte, s'enfonce dans l'intérieur, et, une fois parvenue en Pisatide, tourne à l'est et se dirige vers l'Adriatique pour former alors,
entre Ariminum et Ancône, le prolongement direct de la côte des Hénètes. Telles sont les limites qui enferment la Celtique ou Gaule cisalpine : la longueur de cette
partie de l'Italie, représentée par le littoral et les montagnes [qui en sont la continuation], est de 6300 stades environ ; quant à sa largeur, elle est à peu de
chose près de 2000 stades. Ce qui reste de l'Italie maintenant n'est plus à proprement parler qu'une presqu'île étroite et allongée, se terminant par deux
pointes, qui s'avancent, l'une, vers le détroit de Sicile, et l'autre, vers la Japygie, et [resserrée ou, pour mieux dire,] comprimée entre l'Adriatique et la mer
Tyrrhénienne. Or, ne prenons pour commencer entre les deux mers que l'intervalle qui va des monts Apennins à la Japygie et à l'isthme compris entre le golfe de Tarente et
celui de Posidonie, l'Adriatique peut nous représenter l'étendue et la configuration de cette partie de la Péninsule, car sa plus grande largeur se trouve être aussi
de 1300 stades environ et sa longueur à peu de chose près de 60u0 stades. Pour le surplus, lequel renferme l'Apulie ainsi qu'une partie de la Lucanie, nous avons encore ce
renseignement que nous fournit Polybe, que le trajet par terre le long de la côte comprise entre la Japygie et le détroit et baignée parla mer de Sicile mesure amplement
3000 stades, tandis que le trajet correspondant par mer mesure 500 stades de moins. Reste la chaîne même des Apennins ; or, après avoir atteint les environs d'Ariminum et
d'Ancône et déterminé ainsi d'une mer à l'autre la largeur de cette partie de l'Italie, les Apennins font un nouveau détour et coupent dès là le
reste de la presqu'île dans le sens de sa longueur : seulement cette chaîne qui, jusqu'à la Peucétie et à la Lucanie, ne s'est guère
éloignée de l'Adriatique, une fois parvenue à la frontière de Lucanie, incline davantage vers l'autre mer et vient, après avoir traversé la Lucanie et
le Brettium, aboutir au promontoire Leucopetra, près de Rhegium.
Ici finit l'esquisse générale que nous avons voulu donner de l'Italie actuelle ; essayons à présent de reprendre une à une chaque partie de cette
contrée et d'en faire la description détaillée, en commençant par la région subalpine.
4. Cette région forme une plaine extrêmement riche, parsemée de collines riantes et fertiles, qui en varient l'aspect ; le Padus la coupe à peu près par le
milieu et la divise en deux partis, la Cispadane et la Transpadane : sous le nom de Cispadane on comprend ce qui avoisine l'Apennin et la Ligystique ; on désigne le reste sous le
nom de Transpadane. De ces deux parties, la première est habitée par des Ligyens et par des Celtes ; l'autre a pour population un mélange de Celtes et
d'Hénètes. Ces peuples celtes appartiennent à la même race que ceux qui habitent la Transalpine ; mais il existe deux traditions différentes sur l'origine des
Hénètes. Certains auteurs voient en eux une colonie de cette nation celtique des bords de l'Océan qui porte aussi le nom d'Hénètes ; suivant d'autres, une
bande d'Henètes-Paphlagoniens serait venue, après la prise de Troie, et sous les auspices d'Anténor, chercher un refuge jusqu'ici. On cite même comme preuve à
l'appui de cette opinion le goût des habitants du pays pour l'élève des chevaux. Aujourd'hui, à vrai dire, cette industrie n'existe plus dans le pays, mais elle y est
restée fort longtemps en honneur, comme un souvenir apparemment des soins que donnaient à leurs cavales mulassières ces anciens Paphlagoniens dont parle Homère, ces
Paphlagoniens-Hénètes «venus du pays qui le premier vit naître la farouche hémione». Ajoutons que Denys, le tyran de Sicile, avait recruté son
fameux haras de chevaux de course dans les pâturages mêmes de la Transpadane, de sorte que les chevaux hénètes acquirent une renommée brillante jusqu'en
Grèce et que la supériorité de leur race y fut pendant longtemps proclamée.
5. Toute la Transpadane, mais surtout la partie occupée par les Hénètes, abonde en cours d'eau et en marais. Comme, en outre, la côte d'Hénétie est
soumise à l'action périodique du flux et du reflux (on sait qu'il n'y a guère d'autres parages dans toute notre mer Intérieure qui, participant au régime de
l'Océan, éprouvent ce même phénomène des marées), il s'ensuit naturellement que la plus grande partie de cette plaine est couverte de lagunes et qu'il a
fallu faire comme pour la Basse-Egypte, la couper en tous sens de canaux et de digues : de cette manière une portion s'est desséchée et a pu être mise en culture,
tandis que le surplus était utilisé comme voie navigable. Ici, en effet, si toutes les villes ne sont pas de véritables îles, toutes au moins se trouvent avoir une
bonne partie de leur enceinte entourée d'eau. Restent celles qui sont situées au-dessus des marais et dans l'intérieur même du pays, à celles-là on
arrive par la voie des fleuves (lesquels peuvent tous en effet être remontés à des distances extraordinaires) ; on y arrive surtout par le Padus, qui est le plus
considérable de tous, et que les neiges et les pluies grossissent encore de temps à autre. Seulement, à l'approche de la mer, le Padus se divise en beaucoup de bras, de
sorte qu'on a peine, [quand on vient du large], à en reconnaître l'entrée et à s'y engager. Mais l'habitude, l'expérience triomphe des plus grands
obstacles.
6. Anciennement, je le répète, la plupart des peuples celtes de la Cisalpine s'étaient établis sur les rives mêmes du fleuve. C'est là notamment
qu'habitaient les Boiens, les Insubres et les Sénons, ces derniers en compagnie des Gaesates, comme au temps où ils enlevèrent Rome par surprise. Mais les Sénons et
les Gaesates furent complètement détruits par les Romains. Les Boiens, à leur tour, s'étant vu chasser par les Romains de leurs demeures, se transportèrent
dans la vallée de l'Ister ; ils vécurent là mêlés aux Taurisques et en lutte perpétuelle avec les Daces jusqu'à ce que ceux-ci les eussent
exterminés, et les terres qu'ils occupaient et qui faisaient partie de l'Illyrie se trouvèrent alors abandonnées comme de vagues pâturages aux troupeaux des nations
voisines. Plus heureux, les Insubres se sont maintenus jusqu'à présent : Mediolanum, de tout temps leur capitale, mais qui n'avait été dans le principe qu'un simple
bourg (tous les peuples celtes vivaient alors dispersés dans des bourgades ouvertes), se trouve être actuellement une ville considérable de la Transpadane. Elle touche en
quelque sorte aux Alpes et a dans son voisinage une autre grande ville, Vérone, sans compter Brixia, Mantoue, Rhegium et Côme, qui n'ont pas tout à fait la même
étendue. Côme n'était d'abord qu'une place de médiocre importance ; mais, à la suite d'une incursion des Rhaetiens, ses voisins, dont elle avait gravement
souffert, cette place fut restaurée et agrandie par Pompeius Strabo, le père du grand Pompée ; plus tard, C. Scipion augmenta sa population de 3000 colons ; puis le divin
César y envoya encore 5000 nouveaux habitants. Dans le nombre se trouvaient 500 Grecs de la plus noble extraction, que César gratifia comme les autres du droit de cité et
dont il fit inscrire les noms parmi ceux des membres de la colonie. Or ces Grecs ne firent pas que s'établir purement et simplement en ce lieu, ils lui donnèrent le nom qu'il
devait porter désormais, car on l'appela à cause d'eux la colonie des Néocomites, ce qui, traduit en latin, revient à Novum Comum. Dans les environs mêmes de
Côme est le lac Larius, que forme l'Adduas, avant d'aller se jeter dans le Padus. L'Adduas, on le sait, a ses sources au mont Adule, comme le Rhin.
7. Les différentes villes que nous venons d'énumérer sont situées bien au-dessus des marais ; mais Patavium a été bâti dans le voisinage
même de ceux-ci. Cette ville peut être considérée comme le chef-lieu de toute la contrée. Lors du dernier recensement, elle comptait, dit-on, jusqu'à 500
chevaliers. Anciennement, elle en était arrivée à mettre sur pied des armées de 120 000 hommes. Quelque chose qui peut nous donner aussi une idée du chiffre
élevé de sa population, en même temps que de l'activité de son industrie, c'est la quantité de marchandises, notamment de tissus de toute nature, qu'elle
expédie sur le marché de Rome. On se rend du reste aisément à Patavium depuis la mer en remontant le cours d'un fleuve qui traverse les marais sur un espace de 250
stades : à cet effet, l'on part d'un grand port, appelé Medoacus du nom même du fleuve. En pleins marais, maintenant, s'élève Ravenne, ville également
très importante, bâtie tout entière sur pilotis et coupée en tous sens de canaux qu'on passe sur des ponts ou à l'aide de bacs. A la marée haute,
Ravenne reçoit en outre une masse considérable des eaux de la mer, et ces eaux, jointes à celles des rivières qui la traversent, lavent et entraînent toute la
fange des marais, prévenant ainsi toute exhalaison malsaine. La salubrité de cette ville est même si bien constatée que les Empereurs en ont fait exprès la
résidence et le lieu d'exercice des gladiateurs. Mais à cette particularité déjà admirable de jouir d'une salubrité parfaite au milieu des marais
(particularité qui lui est commune, cependant, avec Alexandrie d'Egypte, puisque là aussi, en été, le lac perd toute influence maligne par suite de la crue du fleuve
qui recouvre tous ses bas-fonds), Ravenne en joint une autre, concernant la vigne, qui ne mérite pas moins d'être admirée : les environs de cette ville, en effet, tout
marécageux qu'ils sont, conviennent merveilleusement bien à la vigne, si bien même que celle-ci y vient hâtivement et y donne une très grande quantité de
raisin, à la condition, malheureusement, de dépérir en 4 ou 5 ans. Altinum se trouve situé aussi dans les marais et sa position est tout à fait analogue
à celle de Ravenne. Dans l'intervalle de ces deux villes on rencontre Butrium, dépendance de Ravenne, et Spina, simple bourgade aujourd'hui, mais qui fut jadis une
célèbre colonie grecque, comme l'attestent et le trésor des Spinites qui se voit à Delphes et tout ce qu'on raconte de la prépondérance exercée
par la marine spinite en ces parages. On assure seulement que Spina s'élevait alors sur le rivage même de la mer, tandis qu'elle en est actuellement à une distance de 90
stades environ et qu'elle peut être rangée, par le fait, au nombre des villes de l'intérieur. Ajoutons, au sujet de Ravenne, qu'elle passe pour avoir été fonde
par des Thessaliens ; mais il paraît que ces Thessaliens ne purent tenir aux agressions et aux outrages des Tyrrhènes, ils admirent alors dans leurs murs les Ombriens, dont les
descendants occupent la ville aujourd'hui encore, et s'empressèrent, eux, de regagner leur patrie. - Nous avons dit que toutes ces villes étaient presque complètement
environnées de marais, au point d'y être comme noyées.
8. En revanche, celles qui suivent ne sont plus autant incommodées par le voisinage des marais : il y a là Opitergium, [Conc]ordia, Atria, Vicetia et d'autres petites places,
comme celles-ci, qui toutes communiquent avec la mer par des cours d'eau aisés à remonter. Atria était naguère, à ce qu'on assure, une ville illustre ; on
croit même que c'est son nom qui, avec un léger changement, est devenu celui du golfe Adriatique. Aquilée, qui de toutes les villes de cette côte se trouve la plus
rapprochée du fond du golfe, fut bâtie par les Romains et destinée à servir de boulevart contre les populations barbares de l'intérieur. Les bâtiments
marchands pour y arriver n'ont qu'à remonter le cours du Natison sur un espace de 60 stades au plus. Les Romains y ont ouvert un marché aux Illyriens des bords de l'Ister, qui
viennent y chercher les denrées apportées par mer, notamment l'huile et le vin : ils en remplissent des vases ou tonneaux en bois qu'ils chargent sur de lourds chariots et livrent
en échange de ces denrées des esclaves, du bétail et des cuirs. Aquilée est hors de la limite de l'Hénétie, laquelle est formée de ce
côté par une rivière qui descend des Alpes et que l'on peut remonter jusqu'à la ville de Noreia, à une distance de 1200 stades de son embouchure. C'est
près de Noreia que Cn. Carbon livra bataille aux Cimbres sans réussir à les arrêter. Près de là aussi, et dans des conditions très favorables
à l'exploitation, se trouvent des lavages d'or, ainsi que des mines de fer. Enfin, vers le fond même de l'Adriatique, s'élève le temple de Diomède, autrement
dit le Timavum, qui mérite bien d'être mentionné ici, vu qu'il renferme dans son enceinte, avec un port et un bois sacré magnifique, sept sources d'eau douce qui se
déversent immédiatement dans la mer après avoir formé un courant large et profond. Polybe, lui, prétend que toutes ces sources, à l'exception d'une
seule, sont salées et que c'est pour cela que les gens du pays appellent l'enceinte du Timavum la source, la mère de l'Adriatique. S'il faut en croire pourtant Posidonius, le
fleuve Timave descendrait des montagnes pour se perdre dans un abîme, et, après avoir parcouru sous terre un espace de 130 stades environ, [il ne ferait que reparaître], et
déboucherait aussitôt dans la mer.
9. La domination de Diomède dans ces parages est attestée et par la présence des îles Diomédéennes et par les traditions relatives aux Dauniens et
à Argos Hippium. De ces différentes traditions nous ne rapporterons ici que ce qui peut avoir quelque utilité historique ; nous écarterons, comme il convient, la
partie purement mythique et ce qui n'est que fiction ; nous ne dirons rien, par exemple, de Phaéton ni des Héliades changées en aunes sur les bords du fleuve Eridan, de ce
fleuve soi-disant voisin du Palus et qu'on ne retrouve en aucune contrée de la terre ; rien non plus de ces prétendues îles Electrides situées en avant des bouches du
Padus, et des Méléagrides leurs hôtes, car il n'existe rien de semblable aujourd'hui dans ces parages. En revanche, il nous paraît constant que les anciens
Hénètes rendaient certains honneurs à Diomède, puisque aujourd'hui encore on immole un cheval blanc à ce héros et qu'il existe dans le pays deux bois
sacrés, dédiés, l'un à Junon Argienne, l'autre à Diane Etolide. Seulement, on a, comme toujours, ajouté à la réalité quelques
détails fabuleux : on a dit que, dans ces bois sacrés, les bêtes féroces s'apprivoisaient d'elles-mêmes ; que les cerfs y faisaient société avec
les loups et s'y laissaient approcher et caresser par l'homme ; que le gibier poursuivi par les chiens n'avait qu'à s'y réfugier pour qu'aussitôt les chiens cessassent de le
poursuivre. Le fait suivant pourtant nous est donné comme positif : un homme de ces pays, que tout le monde connaissait et plaisantait pour son empressement à cautionner les gens,
rencontra un jour des chasseurs qui avaient pris un loup dans leurs filets ; ceux-ci lui proposèrent en riant de se rendre caution pour le loup, disant que, s'il voulait s'engager
à réparer le dégât que leur prisonnier pourrait faire, ils lui rendraient la liberté ; l'homme s'y étant engagé, le loup fut en effet
relâché, mais, une fois hors des filets, il se mit à donner la chasse à un fort troupeau de cavales non marquées, jusqu'à ce qu'il l'eût
poussé tout entier dans l'étable de son généreux garant. Ainsi payé de son bienfait, l'homme, ajoute-t-on, fit marquer le troupeau à l'effigie d'un
loup ; on l'appela le troupeau des Lycophores ; c'étaient toutes bêtes, sinon d'une beauté, au moins d'une vitesse incomparable. Ses héritiers à leur tour
conservèrent soigneusement le nom et la marque du troupeau et se firent une loi de n'en jamais aliéner ni une jument ni une pouliche, pour être seuls à
posséder dans toute sa pureté une race dont les rejetons naturellement étaient devenus illustres. Seulement, comme nous l'avons dit, l'élève des chevaux est
une industrie complètement éteinte aujourd'hui dans le pays. Tout de suite après le Timavum commence la côte d'Istrie, qui, jusqu'à Pola, appartient encore
à l'Italie. Dans l'intervalle se trouve Tergesté, place forte, distante d'Aquilée de 180 stades. Quant à Pola, elle est située au fond d'un golfe qui se
trouve être aussi fermé qu'un port et qui contient plusieurs îlots fertiles, pourvus eux-mêmes de bons mouillages. Elle doit son origine à un ancien
établissement de ces Colkhes ou Colchidiens, envoyés à la recherche de Médée, qui, pour avoir échoué dans leur mission, se condamnèrent
d'eux-mêmes à l'exil, ce que Callimaque rappelle ainsi :
«Un Grec l'appellerait LA VILLE DES EXILES ; mais eux-mêmes, d'un mot de leur langue, ils l'ont appelée POLAE».
Indépendamment des Hénètes et des Istriens, lesquels s'étendent, avons-nous dit, jusqu'à Pola, la Transpadane nous offre encore plusieurs autres peuples :
ainsi, au-dessus des Hénètes, habitent les Carnes, les Cénomans, les Médoaques et les Insubres. Une partie de ces peuples fut toujours hostile aux Romains. Quant aux
Cénomans et aux Hénètes, ils figurent, dès avant l'invasion d'Annibal, comme alliés des Romains et prennent part en cette qualité non seulement aux
guerres contre les Boiens et les Insubres, mais encore à d'autres guerres plus récentes.
10. Parlons maintenant de ces populations qui occupent en deçà du Pô l'espèce d'enceinte semi-circulaire que forment, en se rejoignant vers Genua et Sabata, les monts
Apennins et la chaîne des Alpes. Autrefois les Boiens, les Ligyens, les Sénons et les Gaesates s'en partageaient la meilleure partie ; il n'y reste plus aujourd'hui, par suite de
l'expulsion des Boiens et de l'extermination des Gaesates et des Sénons, que les tribus d'origine ligystique et les colonies romaines. Ajoutons que dans ces colonies on trouve aussi
mêlé à l'élément Romain un fond de population ombrique, parfois même tyrrhénienne. Il y avait, en effet, avant que les Romains eussent
commencé à étendre leur puissance, une sorte de lutte établie entre les deux nations ombrienne et tyrrhénienne à qui exercerait la
prépondérance en Italie, et, comme elles n'étaient séparées que par le Tibre, il leur était facile de franchir cette barrière pour s'attaquer
réciproquement. Arrivait-il aussi que l'une des deux nations entreprît une expédition contre un pays voisin, l'autre aussitôt, pour ne point demeurer en reste,
envahissait le même pays : c'est ainsi qu'à la suite d'une expédition des Tyrrhéniens contre les populations barbares de la vallée du Padus, expédition
d'abord heureuse, mais qui, par la mollesse des vainqueurs, avait bientôt abouti à une retraite honteuse, on avait vu les Ombriens attaquer à leur tour les peuples qui
venaient de chasser leurs rivaux. Puis, des contestations s'étant élevées entre les deux nations au sujet des pays qu'elles avaient conquis tour à tour, chacune,
[dans le cours des débats,] y avait envoyé, de son côté, un certain nombre de colonies ; mais les Ombriens, qui étaient moins loin, en avaient naturellement
fondé davantage. Or, ce sont ces colonies que les Romains ont reprises ; seulement, comme, en les augmentant de nouveaux habitants, ils ont généralement conservé ce
qui restait des anciennes races qui les avaient précédés dans le pays, on peut encore, même aujourd'hui que tous les peuples de la Cisalpine portent le nom de
Romains, distinguer ceux qui sont d'origine ombrienne ou tyrrhénienne, tout comme on y distingue les Hénètes, les Ligyens et les Insubres.
11. La Cispadane, ou, pour mieux dire, la vallée du Padus, nous offre quelques villes fameuses, notamment, Placentia et Crémone, qui, très rapprochées l'une de
l'autre, se trouvent situées par le fait presque au centre du pays ; puis, entre ces villes et Ariminum, s'élèvent Parme, Mutine et Bononia, laquelle s'écarte
cependant un peu vers Ravenne. Il y a aussi un certain nombre de petites places répandues dans l'intervalle qui sépare ces trois villes, puis, sur la route de Rome, se
succèdent Ancara, Rhegium, Lepidum, Macri-Campi, où se tient le conventus ou assemblée annuelle du canton, Claterna, Forum Cornelium ; et enfin, près du Sapis
et du Rubicon, et touchant presque à Ariminum, Faventia et Caesena. Ariminum, comme Ravenne, fut fondée par les Ombres ou Ombriens ; comme elle aussi, elle vit sa population
primitive s'accroître par l'arrivée de colons romains. Elle possède un port et une rivière qui porte le même nom que la ville. De Placentia à Ariminum la
distance est de 1300 stades. Au-dessus de Placentia, et à une distance de 36 milles, en tirant vers la frontière des anciens Etats de Cottius, on rencontre Ticinum et le fleuve de
même nom qui en baigne l'enceinte et qui va plus bas s'unir au Padus, puis, en se détournant un peu de la route, Clastidium, Derthôn et Aquae Statiellae. Quant à la
route qui mène directement à Ocelum, elle suit d'abord le cours du Padus et du Durias, puis franchit de nombreux ravins et différents cours d'eau, entre autres [un second
Durias], et mesure en tout à peu près 160 stades. A Ocelum commencent les Alpes et la Celtique [proprement dite ].
Derthôn est une ville considérable située à moitié chemin entre Genua et Placentia, à 400 stades de l'une et de l'autre. Aquae Statiellae se trouve sur
la même route. Nous avons dit plus haut quelle était la distance de Placentia à Ariminum, ajoutons que de Placentia à Ravenne, en descendant le Padus, le trajet est
de deux jours et de deux nuits. La Cispadane était autrefois, comme la Transpadane, couverte sur un espace considérable de marais, qu'Annibal notamment eut grand'peine à
traverser dans sa marche sur la Tyrrhénie. Mais Scaurus dessécha cette partie de la plaine au moyen de canaux navigables dérivés du Padus et allant jusqu'à
Parme. Justement en cet endroit de son cours le Padus, qui vient de recevoir, près de Placentia, le Trebias, et qui au-dessus de cette ville a reçu encore plus d'un affluent, se
trouve démesurément grossi. Ce Scaurus est le même qui construisit la voie Aemilienne, j'entends celle qui va par Pise et par Luna jusqu'à Sabata et qui continue
ensuite par Derthôn ; car il y a une autre voie Aemilienne qui sert de prolongement à la voie Flaminienne. M. Lepidus et C. Flaminius, consuls la même année,
construisirent, en effet, après avoir en commun vaincu les Ligyens, l'un, la voie Flaminienne qui part de Rome, traverse la Tyrrhénie et l'Ombrie et aboutit aux environs
d'Ariminum ; l'autre, la continuation de cette voie, jusqu'à Bononia d'abord, puis de Bononia à Aquilée, en lui faisant suivre le pied des Alpes et contourner les marais. -
La région que nous venons de décrire et que nous désignons sous le nom de Gaule cisalpine se trouve séparée du reste de l'Italie par la partie de l'Apennin
située au-dessus de la Tyrrhénie et par le fleuve Aesis, ou plutôt par le Rubicon, la limite ayant été reculée jusqu'à ce fleuve, qui, ainsi que
l'Aesis, débouche dans l'Adriatique.
12. La Cisalpine est une contrée privilégiée, comme le prouvent sa nombreuse population, l'importance de ses villes et la richesse de sou sol, tous avantages par lesquels
les colonies romaines de la Cisalpine surpassent infiniment les autres cités de l'Italie. Ici en effet, indépendamment des récoltes abondantes et variées que donnent
les terres en culture, la quantité de glands que produisent les forêts est telle qu'on trouve à y engraisser aisément ces immenses troupeaux de porcs qui presque
à eux seuls nourrissent l'immense population de Rome. L'abondance des irrigations est cause aussi que le sol y est merveilleusement propre à la culture du millet ; or, il n'y a
pas de meilleure ressource contre la famine, le millet résistant à toutes les vicissitudes de la température et ne faisant jamais défaut, y eût-il disette
absolue des autres espèces de grains. La préparation de la poix est encore pour ce pays une source de produits magnifiques. Quant au vin, la dimension des tonneaux peut donner une
idée de l'abondance des récoltes : ces tonneaux sont en bois et plus grands que des maisons. Ajoutons que la facilité qu'on a de les enduire d'une couche épaisse de
poix contribue à bonifier et à conserver le vin. La laine, la laine fine, est plus belle aux environs de Mutine et de la rivière Scultanna que partout ailleurs de plus, on
tire de la Ligystique et du pays des Insubres une laine rude et grossière dont on habille presque tous les esclaves en Italie ; quant à cette autre laine de qualité
moyenne, intermédiaire, qu'on emploie principalement pour fabriquer les tapis de prix, les gausapes et autres tissus analogues, pelucheux des deux côtés ou d'un
côté seulement, c'est des environs de Patavium qu'on la tire. Les mines, en revanche, sont laissées aujourd'hui dans une sorte d'abandon, ce qui tient sans doute à ce
qu'elles auront été reconnues moins productives que celles de la Transalpine et de l'Ibérie ; mais il fut un temps où l'exploitation en était poussée
fort activement, d'autant qu'on avait trouvé de l'or à Vercelli, bourg voisin d'Ictomuli. Ictomuli n'est aussi qu'un gros bourg. Les deux localités sont situées dans
les environs de Placentia.
Nous avons fini de décrire la première partie de l'Italie ; passons à la seconde.