XII, 3 - Le Pont

Carte Spruner (1865)

1. Lors de l'avénement de Mithridate Eupator au trône du Pont, ce royaume comprenait, d'une part, tout le pays qui s'étend au delà de l'Halys jusqu'au territoire des Tibarani et aux confins de l'Arménie, et, d'autre part, celui qui s'étend en deçà de l'Halys jusqu'à Amastris, voire même assez avant dans la Paphlagonie. Mais les conquêtes de ce prince y ajoutèrent, à l'0., tout le prolongement du littoral jusqu'à Héraclée, patrie d'Héraclide le Platonicien, et, à l'E., toute la côte jusqu'à la Colchide et la Petite Arménie. Telles étaient les limites du Pont, quand, après la ruine d'Eupator, Pompée prit possession du pays. Ce qui touchait à l'Arménie et à la Colchide fut partagé par lui entre les petits princes qui l'avaient aidé à triompher d'Eupator ; quant au reste du pays, il le divisa en onze satrapies et l'annexa à la Bithynie pour former du tout ensemble une seule et même province. Il excepta pourtant certains cantons intérieurs de la Paphlagonie, c'est-à-dire de la contrée comprise entre [la Bithynie et le Pont], et fit don de ce petit royaume aux descendants de Pylaménès, de même qu'il laissa subsister en Galatie le pouvoir national des tétrarques. Plus tard et à plusieurs reprises les empereurs romains modifièrent ces divisions territoriales, tantôt en créant de nouveaux royaumes et de nouvelles dynasties, tantôt en décidant que telle ville formerait désormais un état autonome, que telle autre au contraire appartiendrait en propre à une famille princière, que telle autre enfin demeurerait sous le protectorat direct du peuple romain. Cela dit, procédons à la description détaillée du pays, et, en constatant son état actuel, touchons aussi quelques mots de ses antiquités, là du moins où cette digression pourra être de quelque utilité. C'est par Héraclée, qui est le point le plus occidental de la Cappadoce, que nous commencerons.

2. Quand on quitte la Propontide pour entrer dans le Pont-Euxin, on se trouve avoir à gauche la côte attenante à Byzance, laquelle appartient à la Thrace et forme ce que l'on est convenu d'appeler le côté gauche du Pont, à droite le prolongement de la côte de Chalcédoine, comprenant, avec la Bithynie et le pays des Mariandyni, auquel certains auteurs ajoutent le territoire des Caucones, la Paphlagonie jusqu'à l'Halys et finalement la Cappadoce Pontique et les pays qui, à la suite de la Cappadocé, s'étendent jusqu'à la Colchide, le tout ensemble formant le côté droit du Pont. Or, de ce côté droit du Pont Eupator ne possédait que la portion comprise entre la Colchide et Héraclée ; l'autre portion, s'étendant au delà d'Héraclée jusqu'à l'entrée de l'Euxin et jusqu'à la ville même de Chalcédoine, était demeurée soumise au roi de Bithynie. Et comme, en renversant la royauté dans ces pays, les Romains n'en conservèrent pas moins les limites précédemment établies, Héraclée a continué à faire partie du Pont, tandis qu'au delà d'Héraclée toute la côte fut censée appartenir toujours à la Bithynie.

3. La plupart des historiens s'accordent à croire que les Bithyniens portaient à l'origine le nom de Mysiens et que c'est par suite de l'établissement dans le pays d'une colonie venue de Thrace, et composée de Bithyni et de Thyni, qu'ils prirent ce nouveau nom : ils se fondent, en ce qui concerne le premier de ces peuples, sur l'existence dans la Thrace actuelle de tribus ayant conservé le nom de Bithyni, et, en ce qui concerne le second, sur la dénomination de Thynias acté affectée à une partie de la côte voisine d'Apollonie et de Salmydessus. J'ajouterai qu'à mon sens les Bébryces qui précédèrent les Bithyni et les Thyni en Mysie étaient eux-mêmes d'origine thrace. Enfin l'on se rappelle que nous avons ci-dessus présenté les Mysiens comme étant déjà une colonie des Moesi de la Thrace.

4. Voilà ce qu'on s'accorde à dire sur les Bithyniens. En revanche, on ne s'entend point sur ce qui concerne les Mariandyni et les Caucones. On nous dit bien qu'Héraclée fut fondée par une colonie milésienne sur le territoire des Mariandyni, mais qui étaient ces Mariandyni et de quel pays étaient-ils sortis, c'est ce qu'aucun historien ne nous apprend. Seulement, comme il n'y a pas trace chez ce peuple de dialecte particulier, comme il ne présente par rapport à ses voisins aucune différence caractéristique et qu'il ressemble notamment de tout point à la nation bithynienne, il semble qu'il y ait lieu de lui attribuer aussi bien qu'à celle-ci une origine thracique. Toutefois Théopompe croit à l'existence d'un certain Mariandynus qui aurait régné sur une partie de la Paphlagonie, alors que ce pays était divisé en un grand nombre de petites principautés, et qui se serait jeté sur le pays des Bébryces pour l'occuper, laissant son nom au pays qu'il quittait. Théopompe ajoute qu'aussitôt après la fondation d'Héraclée par les [Mégariens] les indigènes Mariandyniens dépossédés furent réduits à une sorte d'hilotisme ; et que les Mégariens allèrent même souvent jusqu'à les vendre, non à la vérité au dehors car une convention formelle le leur interdisait), mais pour se faire servir par eux, comme les Crétois étaient servis par les thètes de la classe Mnoa et les Thessaliens par les Pénestes.

5. Quant aux Caucones que l'histoire nous montre établis sur la côte de l'Euxin à la suite des Mariandyni et s'étendant là jusqu'au fleuve Parthénius, avec la ville de Tiéum pour chef-lieu, s'il est des auteurs qui leur attribuent une origine scythique, il en est d'autres qui ne voient en eux qu'une colonie macédonienne, d'autres aussi qui les déclarent Pélasges. Nous-même dans certain passage des livres qui précèdent, nous avons eu occasion de parler tout au long des Caucones. Ajoutons pourtant ici un dernier détail, c'est que, pour introduire dans le Diacosme ou dénombrement des vaisseaux troyens, et après le vers :«Et Cromna, et Aegiale et les hautes Erythines» (Il. II, 855),

les deux vers que voici :

«Sous la conduite du valeureux fils de Polyclès, on voyait ensuite s'avancer les Caucones,
habitants des brillantes demeures que baigne le Parthénius»,

Callisthène se fondait sur cette double circonstance que le pays compris entre Héraclée et le territoire des Mariandyni, d'une part, et les frontières des Leucosyri (ou, comme on les appelle aujourd'hui, des Cappadociens), d'autre part, renfermait [au temps d'Homère] côte à côte la nation des Caucones et celle des Hénètes, la première groupée autour de Tiéum et s'étendant jusqu'au Parthénius, l'autre lui faisant suite par delà le Parthénius et autour de Cytorum ; et qu'aujourd'hui encore on rencontre sur les bords du Parthénius certaines populations portant le nom de Cauconites.

6. La ville d'Héraclée possède un port excellent ; mais elle paraît avoir eu aussi sous d'autres rapports une grande importance, à en juger par les colonies sorties de son sein à plusieurs reprises : on sait que Cherronésus et Callatis, notamment, la reconnaissent pour métropole. Indépendante dans le principe, Héraclée fut ensuite gouvernée par des tyrans, mais pour un temps seulement, car d'elle-même elle reconquit sa liberté. Plus tard, les Romains devenus ses maîtres lui donnèrent des rois. Elle reçut aussi dans ses murs une colonie romaine, et ses habitants durent partager avec celle-ci son enceinte et son territoire. Seulement, Antoine ayant fait don à Adiatorix, fils de Domnéclius, tétrarque de la Galatie, de la partie de la ville laissée aux Héracléotes, Adiatorix en profita pour attaquer de nuit les Romains peu de temps avant la bataille d'Actium et pour procéder à un massacre général de la colonie autorisé, soi-disant, par Antoine. Après la bataille d'Actium, Adiatorix ayant au préalable orné le triomphe du vainqneur fut mis à mort ainsi que son fils. Aujourd'hui la ville d'Héraclée dépend de la province du Pont récemment annexée à la Bithynie.

7. Entre Chalcédoine et Héraclée on rencontre plusieurs cours d'eau, entre autres le Psillis, le Calpas et le Sanganus. Ce dernier, dont nous trouvons la mention déjà dans Homère (Il. XVI, 719), prend sa source au bourg de Sangia à 150 stades environ de Pessinonte ; après quoi il traverse dans presque toute son étendue la Phrygie Epictète et pénètre ensuite dans la Bithynie assez avant même pour n'être plus qu'à 300 stades de Nicomédie quand il reçoit son principal affluent le Gallus, lequel vient de Modra dans la Phrygie hellespontiaque (on sait que cette province naguère encore dépendante de la Bithynie correspond à l'Epictète actuelle). Mais une fois grossi du Gallus et devenu (ce qu'il n'était pas anciennement), devenu dès là navigable, le Sangarius [se détourne] de manière à ne plus former vers son embouchure que la limite de la Bithynie. L'île de Thynia borde la côte précisément en cet endroit. L'aconit croît dans toute l'Héracléotide. - Pour ce qui est des distances, nous dirons que d'Héraclée même au temple [de Jupiter Urius] voisin de Chalcédoine on compte à peu près 1500 stades, et d'Héraclée au Sangarius 500 stades.

8. Tiéum est une très petite place dont il n'y a proprement rien à dire, si ce n'est que Philétère, souche de la famille royale des Attales, en était originaire. A cette ville succède le Parthénius, fleuve qui a sa source dans la Paphlagonie même et qui coule [en quelque sorte timidement] à travers des campagnes fleuries, circonstance à laquelle il doit son nom. Passé l'embouchure du Parthénius commence la côte dite de Paphlagonie et des Hénètes.

On se demande en lisant dans Homère le passage suivant :

«Sous la conduite du robuste et hardi Pylaemène, marchaient les Paphlagoniens,
venus ex Enetôn, là où naît la race sauvage des hémiones» (Il. II, 851),

on se demande qui le poète a entendu désigner par ce nom d'Hénètes vu qu'il n'y a plus trace, assure-t-on, d'un peuple de ce nom dans toute la Paphlagonie. Quelques-uns prétendent qu'Homère a voulu parler simplement d'un bourg [nommé Hénéti] et situé sur la côte même ou aegialée à dix schoenes de distance d'Amastris. Zénodote, lui, propose de lire ek Enetês, «les Paphlagoniens d'Hénété», et sous ce nom il reconnaît la ville actuelle d'Amisus. D'autres croient qu'il s'agit là du peuple même des Hénètes qui des confins de la Cappadoce où il habitait se serait laissé entraîner à la suite des Cimmériens et qui aurait fini par se voir refouler jusqu'au fond de l'Adriatique. Mais, suivant l'opinion la plus accréditée, ce nom d'Hénéti dans Homère désigne la principale des tribus paphlagoniennes, celle à laquelle appartenait Pylaeménès : la plus grande partie de la tribu, dit-on, avait suivi ce héros à Troie ; or, après la prise de cette ville, quand elle se vit privée de son chef, il est probable qu'elle passa en Thrace et gagna de proche en proche le pays connu aujourd'hui sous le nom d'Hénétie. Quelques auteurs ajoutent même qu'Anténor et ses fils s'étaient joints aux Hénètes fugitifs et que c'est ainsi qu'ils purent créer au fond de l'Adriatique l'établissement dont nous avons parlé dans notre description de l'Italie. On s'explique par là, suivant nous, que les Hénètes aient disparu de la Paphlagonie sans y laisser de traces.

9. La Paphlagonie est bornée à l'E. par le cours de l'Halys, fleuve [qui], au dire d'Hérodote (I, 6), «vient du midi, sépare sur un très long espace les Syriens des Paphlagoniens et va déboucher enfin dans le Pont-Euxin». En s'exprimant ainsi, Hérodote évidemment entend désigner sous ce nom de Syriens les peuples de la Cappadoce. Et, en effet, aujourd'hui encore, on appelle souvent ces derniers les Leucosyri, pour les distinguer des peuples d'au delà du Taurus, qui portent aussi le nom de Syriens, mais qui, comparés aux populations cistauriques, se trouvent avoir le teint bruni par l'ardeur du soleil, tandis que celles-ci ne l'ont pas, différence qui a donné lieu à la dénomination de Leucosyri. C'est aussi des Cappadociens que parle Pindare, lorsqu'il nous montre les Amazones «guidant au combat les phalanges syriennes dont la lance répand au loin la terreur», car il s'agit apparemment dans ce passage des Amazones de Thémiscyre et Thémiscyre dépend, comme on sait, du territoire des Amisènes, lesquels sont des Leucosyri d'au delà de l'Halys. Bornée, on le voit, du côté de l'E. par le cours de l'Halys, la Paphlagonie se trouve avoir pour ses autres limites, au S., la Phrygie avec le territoire échu naguère aux colons galates ; à l'O., la Bithynie et le territoire des Mariandyni (je ne parle pas de celui des Caucones, les Caucones ayant aujourd'hui disparu absolument de cette contrée) ; au N. enfin, le Pont-Euxin. Ajoutons que la Paphlagonie se divise naturellement en deux régions distinctes, la Paphlagonie intérieure et la Paphlagonie maritime, laquelle s'étend de l'Halys à la frontière de Bithynie ; que, de ces deux régions, Eupator se trouvait posséder la seconde tout entière jusqu'à Héraclée, en même temps qu'il possédait dans la première, dans la Paphlagonie intérieure, les cantons es plus rapprochés de la côte, voire même, dans le nombre, quelques cantons situés par delà l'Halys ; qu'en revanche le reste du pays, même après la chute de Mithridate, fut toujours gouverné par des dynastes ou princes indépendants. Nous traiterons plus loin de cette partie de la Paphlagonie intérieure qui n'avait pas reconnu l'autorité de Mithridate ; présentement, nous nous bornerons à décrire ce qui appartenait à ce prince, c'est-à-dire le royaume du Pont.

10. A l'embouchure du Parthénius succède la ville d'Amastris, ainsi appelée du nom de sa fondatrice, et bâtie sur une presqu'île dont l'isthme offre un port à chacune de ses extrémités. Amastris était la femme de Denys, tyran d'Héraclée, et la fille d'Oxyathrès, frère du roi Darius contemporain d'Alexandre. Elle avait, pour fonder la cité nouvelle, réuni ensemble quatre petits dèmes ou bourgs : les trois premiers, Sésame, Cytorum et Cromna, sont déjà mentionnés par Homère dans le Diacosme ou dénombrement des vaisseaux paphlagoniens (Il. II, 853). Téium faisait le quatrième, mais il ne tarda pas à se retirer de la confédération. Les trois autres en revanche persistèrent et Sésame est souvent qualifié d'acropole d'Amastris. Quant à Cytorum, il avait servi auparavant d'entrepôt à Sinope et devait son nom, si ce qu'on dit est vrai, à Cytore, fils de Phrixus. C'est dans le canton d'Amastris, surtout aux environs de Cytorum, que croît en très grande abondance le meilleur buis connu. On appelle Aegialos une plage longue de plus de 100 stades où s'élève une ville de même nom. Or, c'est apparemment cette ville que le poète a mentionnée dans le vers suivant :

«Et Cromna, et Aegiale et les Hautes Erythines» (Il. I, 855),

à moins qu'il ne faille y lire, comme quelques-uns le proposent, «Et Cromna et Crobiale».

Quant à ce nom de Hautes Erythines, il désigne, à ce qu'on croit, les deux mêmes écueils que leur couleur fait appeler aujourd'hui les Erythrines. A Aegialos succède immédiatement le promontoire si remarquable de Carambis, qui s'avance droit au N. à la rencontre de la Chersonnèse scythique. Nous avons eu déjà plus d'une fois l'occasion de parler de ce promontoire, ainsi que du Criumétôpon qui lui fait face et qui, avec le Carambis, divise l'Euxin en deux bassins distincts. Viennent ensuite Kinolis, et Antikinolis, avec la petite place d'Abonû-tichos et celle d'Arméné qui a donné lieu à ce proverbe bien connu : «Il n'avait pas grand'chose à faire, il a fortifié Arméné !» Arméné n'est en effet qu'une bourgade du territoire de Sinope, pourvue seulement d'un bon port.

11. Nous arrivons à Sinope même. Cette ville, qui n'est qu'à 50 stades d'Arméné, est la plus considérable de la contrée. Fondée par les Milésiens, elle travailla à acquérir une marine puissante, avec laquelle non seulement elle domina sur toute la mer en deçà des roches Cyanées, mais prit même part à un combat livré dans d'autres parages par les vaisseaux grecs. Elle jouit longtemps de son autonomie sans pouvoir cependant garder jusqu'au bout son indépendance, car ayant été assiégée et prise elle dut subir le joug de Pharnace d'abord, puis des successeurs de Pharnace jusqu'à Eupator, ou mieux jusqu'au renversement de ce prince par les armes romaines. Eupator était né à Sinope et y avait été élevé : aussi combla-t-il cette ville d'honneurs et de privilèges, l'ayant même érigée en capitale de ses états. La nature et l'art à vrai dire avaient tout fait pour préparer Sinope à ce rôle. Elle occupe tout le col d'une presqu'île et de chaque côté de l'isthme de cette presqu'île possède un port, un arsenal et d'admirables pêcheries de pélamydes, dont elle a, avons-nous dit plus haut, la seconde pêche, tandis que Byzance a la troisième. Cette presqu'île de Sinope se termine par une crête rocheuse circulaire et semée çà et là de grands trous [réguliers] qu'on prendrait pour autant de puits creusés dans le roc et qu'on appelle dans le pays des Chonicides. Ces trous se remplissent d'eau pour peu que la mer soit grosse ; et ce qui achève de rendre la presqu'île presque inaccessible de ce côté, c'est que la surface du rocher est naturellement si rugueuse, si hérissée d'aspérités, qu'il serait impossible d'y marcher nu-pieds. Néanmoins, dans tout le reste de la presqu'île, notamment au-dessus de la ville, le terrain est excellent et l'on y rencontre déjà en grand nombre de très beaux vergers, mais le nombre en est encore plus grand de l'autre côté de la ville, dans le faubourg. La ville même est entourée de beaux remparts et compte, entre autres monuments magnifiques qui la décorent, un gymnase, une agora et des portiques. Malgré les avantages de sa position, Sinope fut prise deux fois, une première fois par Pharnace, qui l'ayant assaillie brusquement l'enleva par surprise, et une seconde fois par Lucullus assisté deson propre tyran, lequel l'assiégeait au dedans pendant que Lucullus l'assiégeait du dehors. Tenue pour ainsi dire en échec par les perpétuels soupçons de Bacchide, gouverneur que le roi lui avait imposé, accablée par lui de vexations de toute sorte, terrifiée par des exécutions en masse, Sinope avait perdu toute énergie et n'avait pu se décider à temps soit pour faire une résistance héroïque soit pour obtenir une capitulation honorable. Elle fut donc prise d'assaut. Lucullus lui laissa tous ses autres monuments, mais enleva la Sphère de Billarus et l'Autolycus, chef-d'oeuvre de Sthénis : on sait qu'ils considèrent Autolycus comme le fondateur de leur ville, et qu'ils l'ont toujours honoré à l'égal d'un Dieu, lui ayant même élevé un Mantéum où l'on allait prendre ses oracles. En fait, il paraît certain qu'Autolycus était du nombre des guerriers qui s'embarquèrent avec Jason, et qu'il prit possession en son propre nom du lieu où s'élève aujourd'hui Sinope. A leur tour, les Milésiens furent frappés des avantages exceptionnels de cette position, et, profitant de la faiblesse de ceux qui l'occupaient, ils s'en emparèrent et y envoyèrent une colonie. Tout récemment encore les habitants de Sinope ont vu arriver au milieu d'eux une colonie romaine et ils ont dû lui céder une partie de leur ville et de son territoire. Sinope est à 3500 stades de l'Hiéron [ou temple de Chalcédoine], à 2000 stades d'Héraclée et à 700 stades de Carambis. Elle a donné le jour à plusieurs personnages célèbres : en fait de philosophes, à Diogène le Cynique et à Timothée dit Patrion; en fait de poètes, à Diphile le Comique ; et en fait d'historiens, à Baton, l'auteur des Persiques.

12. Immédiatement après Sinope la côte présente l'embouchure de l'Halys. Ce fleuve doit son nom aux salines près desquelles il passe. Il prend sa source dans ce canton de la Grande Cappadoce voisin de la Cappadoce Pontique qu'on nomme la Camisène ; et, après s'être porté longtemps dans la direction du couchant, il se détourne vers le nord et traverse successivement le territoire des Galates et celui des Paphlagoniens, servant de limite commune àce dernier peuple et aux Leucosyriens. La Sinopitide, et, en général, toute cette chaîne de montagnes qui borde le littoral jusqu'à la Bithynie, abonde en bois, excellents pour les constructions navales et d'un transport facile. La Sinopitide produit en outre du bois d'érable et de noyer dont on fait de belles tables. Enfin, dans toute la zone cultivée, laquelle commence à une faible distance au-dessus de la mer, on rencontre des plantations d'oliviers.

13. La Gazélonitide qui fait suite à l'embouchure de l'Halys et qui se prolonge jusqu'à la Saramène, est une contrée fertile, composée de plaines uniquement, et où tous les genres de culture réussissent. Ajoutons qu'elle possède de nombreux troupeaux de moutons donnant cette laine hypodipthère si radieuse et si douce, qui manque absolument dans toute la Cappadoce et dans le Pont. On y rencontre de même beaucoup de chevreuils, bien que cette espèce de gibier soit très rare dans le reste du pays. Une partie de la Gadilonitide dépend d'Amisus ; l'autre partie fut donnée par Pompée à Déjotarus, ainsi que le territoire de Pharnacie et toute la Trapézusie jusqu'à la Colchide et jusqu'à la Petite Arménie, et le tout ensemble forma un seul état que Déjotarus, qui avait déjà hérité du fait de son père de la tétrarchie des Galates Tôlistobogiens, dut gouverner avec le titre de roi. Mais, après la mort de Déjotarus, ce qui avait été ainsi momentanément réuni se démembra de nouveau.

14. Au district de Gazélon succède celui de Saramène, avec Amisus ville considérable, distante de Sinope de 900 stades environ. Suivant Théopompe, cette ville bâtie par les Milésiens aurait été fondée pour ainsi dire une seconde fois par [...], prince cappadocien, voire même une troisième fois par Athénoclès, chef d'une colonie athénienne, qui, après l'avoir occupée, aurait changé son nom en celui de Pirée. Mais Amisus connut aussi le régime monarchique. Sous le règne d'Eupator, elle fut décorée de plusieurs temples et augmentée de tout un quartier. Elle compte également parmi les villes qu'assiégea Lucullus. Et plus tard Pharnace en personne vint du fond du Bosphore mettre le siége devant ses murs. Déclarée libre par le Divin César, elle n'en vit pas moins Antoine la livrer de nouveau à des rois. Elle eut ensuite beaucoup à souffrir du fait du tyran Straton ; mais, après la bataille d'Actium, César Auguste lui restitua son autonomie et, grâce à ce bienfait, elle est aujourd'hui heureuse et tranquille. Entre autres terres fertiles dépendant d'Amisus, on distingue le canton de Thémiscyre, ancienne demeure des Amazones, et celui de Sidène.

15. Thémiscyre est une plaine qui n'est guère qu'à 60 stades d'Amisus et qui, baignée d'un côté par la mer, est bordée de l'autre par la chaîne de montagnes dont nous avons déjà parlé, chaîne couverte de belles forêts et sillonnée de nombreux cours d'eau auxquels elle-même a donné naissance. Tous ces cours d'eau se réunissent pour former un même fleuve, qui, sous le nom de Thermodon, traverse la plaine d'un bout à l'autre. Un autre fleuve, de même importance ou peu s'en faut que le Thermodon, et qui vient du canton [limitrophe] de Phanarée, l'arrose également. Ce second fleuve est l'Iris : il prend sa source dans l'intérieur même du Pont, et, se dirigeant d'abord vers l'O., il coupe en deux la ville de Comana Pontica, traverse ensuite la belle et fertile plaine de la Dazimonitide, puis, tournant au N., il passe auprès de Gaziura, ancienne résidence royale, aujourd'hui abandonnée, fait un nouveau détour vers l'E., se grossit du Scylax et d'autres cours d'eau, baigne les murs d'Amasée, ma patrie, ville dont l'assiette est très forte, et entre dans le canton de Phanarée, où le Lycus qui vient d'Arménie mêle ses eaux aux siennes et prend lui-même le nom d'Iris. C'est alors que Thémiscyre le reçoit lui livrant un facile passage jusqu'à la mer Politique. Mais grâce à sa présence cette plaine de Thémiscyre demeure toujours humide et verdoyante ; aussi peut-elle nourrir aisément de nombreux troupeaux de boeufs et de chevaux. On y sème en outre beaucoup de panis et de mil, ou, pour mieux dire, ces deux plantes n'y manquent jamais, car il n'y a pas de sécheresse qui tienne contre une irrigation aussi abondante et je ne sache pas qu'en effet le pays ait jamais éprouvé une seule année de disette. Ajoutons que la quantité d'arbres fruitiers qui viennent sans culture dans toute la partie basse de la montagne est si grande, que, dans toutes les saisons de l'année, les habitants en allant faire leur provision de bois y trouvent à discrétion des raisins, des poires, des pommes, des noix, ou encore pendus aux branches des arbres, ou, lorsque la chute des feuilles a eu lieu, tombés à terre et cachés sous d'énormes tas de feuil-les. Enfin, dans toute la plaine de Thémiscyre, la chasse est très abondante et très variée par suite de la facilité que trouve le gibier à se nourrir.

16. A Thémiscyre succède la Sidène, autre plaine qui ne laisse pas d'être riche et fertile, bien qu'elle ne soit pas aussi largement arrosée. On y rencontre plusieurs places fortes échelonnées le long de la côte, à savoir Sidé, de qui lui est venu ce nom de Sidène, Chabaca et Phauda. Ici se termine l'Amisène ou province d'Amisus. Cette province a vu naître plusieurs personnages célèbres dans la science, entre autres, deux mathématiciens, Démétrius, fils de Rhaténus, et Dionysodore, qu'il faut se garder de confondre avec son homonyme le géomètre [de Mélos], et un grammairien, Tyrannion, dont nous avons nous-même été l'élève.

17. Pharnacie qui fait suite à la Sidène est une ville d'assiette très forte ; elle-même précède Trapézûs, ville d'origine grecque. D'Amisus à Trapézûs le trajet par mer est de 2200 stades environ, et, comme on estime en outre la distance de Trapézûs au Phase à 1400 stades, la longueur totale du trajet entre l'Hiéron [de Chalcédoine] et le Phase peut être évaluée à peu de chose près (que l'erreur soit en plus ou en moins) à 8000 stades. En continuant à ranger la côte à partir d'Amisus, on signale successivement le cap Héracléum, un autre cap appelé le Jasonium, [l'embouchure du] Génétès, la ville de Cotyorum, métropole de Pharnacie, une autre ville, Ischopolis, aujourd'hui toute en ruines, un golfe sur les bords duquel s'élèvent Kérasus et Hermonassa, deux petites places de médiocre importance ; enfin, non loin d'Hermonassa, Trapézûs, et, après Trapézûs, la frontière de Colchide. N'oublions pas non plus de mentionner une localité d'une certaine importance, nommée Zygopolis, qui doit se trouver ici auprès. - Mais pour ce qui est de la Colchide et de la côte qui la borde, nous n'y reviendrons point, les ayant précédemment décrites tout au long.

18. Le pays situé immédiatement au-dessus de Trapézûs et de Pharmacie est occupé par les Tibarani et les Chaldini, par les Sanni (les mêmes qu'on nommait anciennement les Macrons) et par les Arméniens de la Petite Arménie. Ajoutons que les Appaïtes ou descendants des anciens Cercites ne doivent pas être loin non plus de la côte de Trapézûs et de Pharmacie. Tout ce pays est traversé non seulement par le Skydisès, chaîne de montagnes très âpre et très escarpée qui va se relier aux monts Moschikes de la haute Colchide dont les Heptacomètes occupent les points culminants, mais aussi par le mont Paryadrès, qui, partant des plaines de la Sidène et de Thémiscyre, se prolonge jusqu'à la Petite Arménie et forme ainsi le côté oriental du Pont. En général, les populations de ces montagnes sont complètement sauvages, toutefois celles qui portent ce nom d'Heptacomètes sont encore plus sauvages que les autres s'il est possible. Certaines tribus n'ont même pour demeure que le haut des arbres ou la plate-forme de petites tours [en bois] dites mosyni, ce qui leur avait fait donner anciennement le nom de Mosynèkes. Tous ces Barbares n'ont pour vivre que la chair des bêtes fauves et les glands qui tombent des arbres ; mais ils ont aussi la ressource d'attaquer les voyageurs, n'ayant pour cela qu'à s'élancer de la plate-forme de leurs tours. On raconte à ce propos que les Heptacomètes exterminèrent trois cohortes de l'armée de Pompée pendant qu'elles traversaient la chaîne des monts Moschikes : ils avaient placé sur le passage des troupes romaines des vases pleins d'un breuvage fait avec ce miel enivrant que distillent les branches de certains arbres ; puis ils avaient attendu l'effet de ce breuvage, et, quand ils avaient vu les soldats romains dans un état de démence complète, ils les avaient massacrés tout à leur aise. - Les anciens historiens donnent aussi le nom de Byzères à une partie de ces populations barbares.

19. De même les Chaldaei actuels, qui de tous ces peuples sont ceux qui habitent le plus près de Pharnacie, s'appelaient anciennement les Chalybes. - La ville de Pharnacie se trouve être, par sa position, doublement favorisée : jouissant déjà, du côté de la mer, de toute facilité pour la pêche des pélamydes, laquelle commence précisément dans ses eaux, elle a de plus, du côté de la terre, le voisinage utile de mines de fer, qui ont même longtemps passé pour argentifères. En général, comme toute cette partie du littoral est extrêmement étroite, les montagnes commençant en quelque sorte dès le bord de la mer et la région des forêts et des mines empiétant ainsi sur la zone cultivable, il n'y reste aux habitants d'autre alternative que de se faire mineurs et de gagner leur vie à ce rude métier ou de se tourner du côté de la mer et de demander à la pêche, à la pêche des pélamydes et surtout des dauphins, leurs moyens de subsistance. Les dauphins, on le sait, viennent volontiers à la suite des poissons, tels que les cordyles, les thynnes et même les pélamydes, qui voyagent par bandes ; naturellement ils s'engraissent vite [aux dépens de ces poissons] et n'en deviennent que plus faciles à prendre, leur voracité [croissante] les poussant à s'approcher toujours davantage de la côte. Or, une fois qu'on les a amorcés et pris, on s'empresse de dépecer les dauphins pour extraire toute leur graisse, qu'on fait servir ensuite à mille usages différents.

20. J'ai idée que ce sont ces Chalybes [voisins de Pharnacie] qu'Homère a entendu désigner sous le nom d'Halizones, [d'Halizones d'Alybé,] dans le passage du Catalogue qui suit immédiatement la mention des Paphlagoniens (Il. II, 856) :

«A leur tour Odius et Epistrophus avaient amené les Halizones du pays où naît l'argent, du lointain pays d'Alybé»,

soit que ce dernier nom ait été, par une simple erreur de copiste, substitué à la leçon primitive du lointain pays de Chalybé, soit que le peuple en question, avant de prendre ce nom de Chalybes, ait réellement porté celui d'Alybes. Le nom de Chalybes aujourd'hui a bien pu se changer en celui de Chaldaei, pourquoi le nom d'Alybes anciennement ne se serait-il pas aussi transformé en celui de Chalybes ? N'est-il pas avéré que les noms sont sujets à mainte altération, surtout chez les peuples barbares ? et que l'une des tribus thraces, par exemple, connue d'abord sous le nom de Sinties, s'est appelée ensuite Sinti, puis Saii (témoin ces vers où Archiloque rappelant comment chez ce peuple il avait dû jeter son bouclier, nous dit :

«Quelque Saien se sera fait un trophée de mon bouclier, de cette arme jusqu'alors sans tache,
que bien à contre-coeur j'abandonnai près d'un épais buisson») ?

N'est-il pas avéré que la même tribu, encore fixée, comme autrefois, aux environs d'Abdères, dans Lemnos et dans les îles qui avoisinent Lemnos, porte aujourd'hui le nom de Sapaei ? Et que les noms de Brygi, de Bryges et de Phryges ont désigné successivement le même peuple et les noms de Mysi, de Maeones et de Méones, un seul et même peuple aussi ? Nous pourrions multiplier les exemples, mais à quoi bon ? Le Scepsien avait, du reste, soupçonné de son côté la possibilité de ce changement du nom d'Alybes en Chalybes ; seulement, n'ayant pu concilier cette supposition avec la suite du passage en question dans Homère, ni surtout avec ce nom d'Halizones que le poète y donne aux Chalybes, il a cru devoir la rejeter. Voyons donc à comparer son explication avec la nôtre ; après quoi, nous examinerons aussi les conjectures proposées par les autres grammairiens.

21. Ces grammairiens changent la leçon Alizônôn [qui est la leçon consacrée], les uns en Alazônôn, les autres en Amazônôn, substituant en même temps à la leçon ex Alubês les mots ex Alopês [ou] Alobês. Ceux qui adoptent la leçon Alazônôn prétendent qu'Homère a eu en vue les Scythes Alazons qui habitent au-dessus du Borysthène, [sans réfléchir que tous ces noms, Alazons,] Callipides et autres semblables, sont de pures imaginations d'Hellanicus, d'Hérodote et d'Eudoxe faites pour amuser notre crédulité ; quant à ceux qui préfèrent la leçon Amazônôn, ils croient qu'Homère a pu vouloir comprendre sous ce nom toutes les populations habitant entre la Mysie, la Carie et la Lydie, et notamment, comme le croit Ephore historien natif de Cumes, toutes les populations voisines de cette dernière ville, et il faut convenir que cette opinion ne laisse pas que l'offrir quelque apparence, car elle revient à ceci, en somme, que le pays occupé plus tard par les Aeoliens et les Ioniens l'aurait été primitivement par les Amazones, et l'on sait qu'en effet un certain nombre de villes que ce pays renferme passent pour devoir leurs noms à d'illustres Amazones : tel est le cas, par exemple, d'Ephèse, de Smyrne, de Cymé et de Myrine. En revanche, que faire [dans cette hypothèse] d'Alybé, ou, si l'on veut, d'Alopé ou d'Alobé ? La placer dans cette même contrée ? Mais alors quelle explication donner de l'épithète de lointaine qui accompagne son nom et des mots «où naît l'argent» qui viennent immédiatement après ?

22. A vrai dire, Ephore tranche la difficulté en changeant ainsi qu'il suit ces derniers mots dans le texte d'Homère :

«A leur tour Odius et Epistrophus avaient amené les Amazones d'Alopé,
d'Alopé où réside encore la race des Amazonides».

Mais pour que sa solution fût valable, il faudrait que lui-même ne fût pas tombé dans la pure fiction ; or, dans le pays qu'il a en vue, on ne trouve aucune localité du nom d'Alopé, et d'ailleurs changer ainsi du tout au tout une leçon consacrée par l'autorité des plus anciennes copies est un procédé qui ressemble par trop à de la violence. Le Scepsien, lui, ne paraît pas avoir adopté l'opinion d'Ephore, non plus que celle des grammairiens qui, [en maintenant la leçon Alizônôn,] supposent qu'Homère a entendu désigner là les Halizonii de la presqu'île de Pallène dont nous avons parlé dans notre description de la Macédoine. Il ne voit pas davantage comment on pourrait admettre un seul instant que les Nomades habitant par delà le Borysthène eussent envoyé des troupes au secours des Troyens. Et il incline plutôt à adopter ou l'opinion émise par Hécatée de Milet ou l'opinion de Ménécrate d'Elée, l'un des disciples les plus connus de Xénocrate, voire même celle de Paléphate. Voici le passage d'Hécatée emprunté à sa Description de la terre : «Près de la ville d'Alazia passe le fleuve Odrysès qui sort du lac Dascylitis, traverse ensuite de l'0. à l'E. toute la plaine mygdonienne et va se jeter dans le Rhyndacus». Hécatée ajoute que, si Alazia est aujourd'hui déserte, les Alazones occupent encore bon nombre de villages au milieu desquels coule l'Odrysès ; que, dans tous ces villages, Apollon est l'objet d'un culte particulier, mais que c'est dans le canton qui borde la frontière des Cyzicéniens qu'il reçoit les plus grands honneurs. Quant à Ménécrate, il signale, dans sa Description de l'Hellespont, une certaine chaîne de montagnes qui règne sans interruption soi-disant au-dessus du canton de Myrlée et il prétend que c'est dans cette chaîne qu'habitait la nation des Halizones. «Seulement, dit-il, il faut écrire ce nom par deux lambda, et, si le poète n'en a mis qu'un, ce ne peut être que pour les besoins du vers». Enfin l'opinion de Palaephate est que l'armée des Alazones commandée par Odius et Epistrophus était bien partie d'Alopé, mais que, depuis, cette même nation [s'était rapprochée] et avait occupé Zélia. Y avait-il donc lieu de donner tant d'éloges aux opinions émises par ces trois auteurs ? Sans compter qu'eux aussi ne se sont pas fait faute de toucher à l'ancienne leçon, ils ne nous disent ni ce qu'étaient ces mines d'argent dont parle le poète, ni dans quelle partie de la Myrléatide était située Alopé, ni, en supposant qu'il existât réellement une ville du nom d'Alopé ou d'Alazia dans cette contrée, comment on a jamais pu dire qu'une armée partie des environs de Myrlée pour se rendre à Troie était venue de loin, les environs de Myrlée étant encore plus rapprochés de la Troade que ne le sont ceux d'Ephèse. Et quand on pense que Démétrius tout le premier traite de bavards impertinents ceux qui placent les Amazones près de Pygela entre Ephèse, Magnésie et Priène, et cela «par la raison que l'épithète de lointaine ne saurait convenir à cette localité !» combien plus choque-t-elle appliquée à une localité sise en Mysie, en Teuthranie !

23. D'accord, dira le Scepsien, mais ne faut-il pas bien souvent, dans Homère, considérer certains détails comme autant de pléonasmes parfaitement oiseux et déplacés, témoin ce passage (Il. II, 863), où, [après avoir nommé les compagnons d'Ascanius,] il ajoute qu'ils étaient venus de la lointaine Ascanie, et cet autre passage :

«Il se nommait Arnaeus, et c'était le nom que sa digne mère lui avait donné à sa naissance» (Od. XVIII, 5),

et celui-ci encore :

«Pénélope s'empare de la belle clef à poignée recourbée, et la tient dans sa main potelée» (Od. XXI, 6) ?

Soit ! [dirons-nous à notre tour], nous vous concédons ce point, mais ce que nous ne vous concéderons jamais c'est le droit de vous appuyer sur des arguments aussi peu plausibles pour réfuter ceux qui ont prétendu que la vraie leçon dans le passage en question était celle-ci : «du pays lointain de Chalybé». Eh quoi ! après avoir admis comme une chose à la rigueur possible qu'il y ait eu anciennement des mines d'argent chez les Chalybes bien qu'aujourd'hui il n'y en ait plus, vous refusez d'admettre que ces mines d'argent aient jamais joui d'autant de célébrité que les mines de fer du même pays et qu'elles aient mérité au même degré d'être mentionnées. Mais qui empêche donc que des mines d'argent aient autant de célébrité que des mines de fer ? Serait-ce que la présence du fer en un lieu suffit à rendre ce lieu célèbre, et que la présence de l'argent n'a pas le même effet ? En supposant même que ces mines d'argent, encore ignorées au temps des héros de la guerre de Troie, n'auraient acquis leur grande notoriété que du vivant d'Homère, oseriez-vous reprocher au poète son anachronisme ? Enfin si c'est pour vous un sujet d'étonnement que la célébrité de ces mines ait pu parvenir à la connaissance du poète, dites-nous comment il avait eu connaissance et des mines de cuivre de Témésa en Italie, et surtout des richesses de Thèbes en Egypte, se trouvant deux fois plus loin de cette dernière ville que du pays des Chaldaei ? Au surplus, même avec ceux dont il paraît adopter l'opinion, le Scepsien est loin de s'accorder tout à fait. Ainsi, d'après la description minutieuse qu'il donne des environs de Scepsis, sa patrie, et dans laquelle il nomme comme étant proches voisines de Scepsis et de l'Aesépus les localités de Néacomé, d'Argyria et d'Alazonia, il est clair que, s'il faut chercher quelque part les dites localités, ce ne peut être que dans le voisinage des sources de l'Aesépus ; et pourtant Hécatée place expressément ces mêmes localités [sur la côte] au delà des bouches de l'Aesépus ; Palmphate, lui, se borne à dire que les Amazones qui avaient Alopé pour leur demeure primitive sont actuellement établies à Zélia sans rien ajouter qui ressemble à cette dernière allégation de Démétrius ; et, quant à Ménécrate, qui est peut-être celui des trois dont Démétrius se rapproche davantage, nous ne voyons pas que, plus que lui du reste, il se soit expliqué sur cette localité d'Alopé ou d'Alobé (qu'on écrive son nom ainsi ou de telle autre façon qu'on voudra).

24. Apollodore, à son tour, a dans son commentaire du Diacosme ou dénombrement troyen, traité toutes ces mêmes questions ; et, bien que nous ayons déjà précédemment discuté les erreurs de ce grammairien, il y a utilité à y revenir ici encore. Suivant Apollodore, on ne peut admettre que les Halizones aient habité de l'autre côté de l'Halys, et cela par cette raison qu'aucun auxiliaire n'était venu aux Troyens des pays d'au delà de l'Halys. Or, nous lui ferons de notre part une première question, nous lui demanderons où il place en deçà de l'Halys les Halizones, ces auxiliaires venus «du pays lointain d'Alybé, du pays où naît l'argent». Et nous doutons qu'il y puisse répondre. En second lieu nous lui demanderons pour quel motif il refuse d'admettre que des auxiliaires soient venus à Troie des pays d'au delà de l'Halys. Parce que tous les autres auxiliaires, à l'exception des Thraces, étaient venus effectivement des pays en deçà de ce fleuve, rien n'empêchait pourtant les Halizones, eux seuls, d'être venus des pays situés même par delà les Leucosyri. Serait-ce que, pour attaquer, il était possible de venir de ces contrées et même de plus loin, comme l'ont bien montré depuis Amazones, Trères et Cimmériens, tandis que, pour secourir, la chose devenait impossible ? Sans doute, les Amazones n'étaient point venues au secours de Priam, mais pourquoi ? uniquement parce que Priam avait porté naguère les armes contre elles, ayant volé au secours des Phrygiens «en ce jour mémorable où ce peuple s'était vu attaquer par les Amazones, femmes au courage viril. - J'étais là, ajoute Priam ; et, fidèle auxiliaire, les Phrygiens me comptaient dans leurs rangs» (Il. III, 189). En revanche, les peuples voisins des Amazones, peuples qui n'étaient pas assez éloignés pour qu'il fût difficile à Priam de les appeler à son aide et qui n'avaient avec ce prince aucun sujet d'inimitié, pouvaient, j'imagine, sans que rien les en empêchât, voler à son secours.

25. Et Apollodore ne pourrait pas même prétendre que les Anciens ont eu cette opinion et se sont accordés à nier toute participation des peuples d'au delà de l'Halys à la guerre de Troie ; bien plutôt trouverait-on l'attestation du contraire. Ainsi Maeandrius déclare en termes exprès qu'une armée d'Enètes partis de chez les Leucosyri s'était portée au secours de Troie, et que la même armée, quittant ensuite cette ville, avait mis à la voile avec le contingent des auxiliaires Thraces pour aller chercher un refuge jusqu'au fond de l'Adriatique, tandis que le reste des Enètes qui n'avaient pas pris part à l'expédition étaient devenus Cappadociens. Et ce qui semblerait confirmer cette tradition, c'est cette circonstance, que, dans toute la partie de la Cappadoce qui avoisine l'Halys et qui borde la Paphlagonie, l'usage des deux dialectes [paphlagonien et cappadocien] est également répandu et que les noms paphlagoniens, tels que Bagas, Biasas, Aeniatès, Rhatotès, Zardocès, Tibios, Gasys, Oligasys et Manès y sont fort communs. Nous avons constaté le fait dans la Phazémonitide, dans la Pimolisitide, dans la Gazélonitide, dans la Gazacène et dans maint autre canton. Du reste, Apollodore lui-même, en citant ce vers d'Homère tel que le lisait Zénodote, fait remarquer qu'Hécatée de Milet entendait par Hénété la ville d'Amisus ; or cette ville, comme on l'a vu plus haut, appartient aux Leucosyri et est située au delà de l'Halys.

26. Apollodore dit encore quelque part que, si Homère avait pu recueillir sur l'intérieur de la Paphlagonie certaines notions assez exactes de la bouche de marchands ayant traversé à pied ce pays, il ne savait rien, en revanche, de la Paphlagonie maritime, non plus que du reste du littoral Pontique, sans quoi il en eût infailliblement parlé dans ses vers. Mais c'est là une erreur et nous pouvons, en renversant purement et simplement la proposition d'Apollodore et en nous reportant au périple que nous tracions tout à l'heure de toute cette côte, nous pouvons affirmer qu'Homère l'avait parcourue en entier et qu'il en a mentionné sans exception les différentes localités qui, au temps de la guerre de Troie, se trouvaient jouir de quelque renom. Car s'il n'a rien dit d'Héraclée, non plus que d'Amastris et de Sinope, qui n'étaient pas encore fondées à l'époque de ladite guerre, il n'y a rien là, à coup sûr, qui puisse surprendre, et il n'y a pas à s'étonner davantage qu'il n'ait rien dit non plus des différents pays situés au-dessus de cette partie de la côte. En tout cas, le fait d'avoir gardé le silence sur maintes localités connues de tous n'est nullement une preuve qu'on les ait ignorées. C'est ce que nous avons essayé de démontrer précédemment contre le même Apollodore soutenant que, dans la région du Pont, Homère avait ignoré beaucoup de noms de lieux des plus célèbres, notamment des noms de fleuves et de peuples, sans quoi il n'eût point manqué de les mentionner. Encore aurions-nous admis l'observation, si elle n'avait porté que sur des noms tout à fait marquants, tels que les noms des Scythes, du Maeotis, de l'Ister. Oui, eussions-nous dit, Homère n'aurait pas eu recours pour désigner les nations nomades à des appellations purement descriptives, comme quand il les appelle les Galactophages et les Abiens les plus justes des hommes, ou bien encore les nobles Hippémolges, si ces nations de son temps eussent déjà reçu des Grecs les noms de Scythes, et de Sauromates ou de Sarmates ; assurément il leur eût appliqué ces derniers noms de préférence. Et par la même raison, [s'il eût connu le nom de l'Ister,] ayant à mentionner les peuples qui habitent sur ses bords, à savoir les Thraces et les Mysiens, il n'eût point omis de nommer ce fleuve, réputé le plus grand de tous, surtout quand on sait quel penchant il a à se servir de préférence du cours des fleuves pour délimiter les différentes contrées ; de même encore, puisqu'il parlait des Cimmériens, il n'eût passé sous silence ni le nom du Bosphore [Cimmérien] ni celui du Maeotis.

27. Mais comment blâmer le poète de ne pas avoir fait figurer dans ses vers des noms moins connus, des noms ne jouissant encore d'aucune notoriété à l'époque de la guerre de Troie ou n'ayant nul rapport avec son sujet, le nom du Tanaïs par exemple ? Ce nom aujourd'hui même ne se recommande à l'attention que parce qu'il marque la limite qui sépare l'Europe et l'Asie. Or, du temps d'Homère, ni l'Europe ni l'Asie n'avaient encore reçu leurs noms respectifs, et l'Ikoumène ou Terre habitée n'avait pas encore été partagée en trois continents distincts, fait trop marquant qu'il n'eût certes pas négligé de mentionner, surtout ayant parlé comme il a fait de la Libye et du Lips, autrement dit du vent qui souffle de l'ouest par rapport à la Libye. Mais, du moment que la division de la Terre habitée en continents distincts n'avait pas encore eu lieu, il n'avait que faire du Tanaïs, et n'avait nul besoin de prononcer son nom. J'ajoute que beaucoup d'autres noms auraient mérité de figurer dans ses vers, qui ne lui sont pas venus à l'esprit, par cette raison que l'accidentel ou le contingent tient une aussi grande place dans les discours des hommes que dans leurs actions. En somme, des divers arguments [qui précèdent] et des arguments semblables qu'on pourrait encore invoquer, il résulte qu'on s'en rapporte à un bien pauvre indice quand du silence du poète on infère qu'il a ignoré tout ce dont il n'a point parlé. Seulement, comme beaucoup de personnes continuent à user de ce même raisonnement, il ne faut pas se lasser de multiplier les exemples, pour en démontrer l'inanité. Nous allons donc, au risque de nous répéter, réfuter encore une fois ceux qui s'obstinent à mettre en avant ce genre de preuves, et, en ce qui concerne les fleuves notamment, nous déclarons que prétendre qu'Homère a ignoré tous ceux qu'il n'a point mentionnés, c'est tout bonnement dire une sottise, puisqu'Homère n'a même pas nommé le Mélès, lequel baigne les murs de Smyrne, ville qu'on s'accorde presque généralement à regarder comme sa patrie, tandis qu'il nomme et l'Hermus et l'Hyllus ; puisqu'ayant nommé ces deux fleuves il ne mentionne pas pourtant le Pactole, leur affluent, lequel prend sa source dans le Tmole, une montagne que lui-même a nommée ; puisque, en même temps qu'il a passé sous silence Smyrne et la plupart des autres villes ioniennes et eeoliennes, il a mentionné Milet, Lesbos et Ténédos et qu'à côté du Maeandre qu'il nomme il n'a parlé ni du Léthaeus qui passe près de Magnésie, ni du Marsyas, qui, ainsi que le Léthmus, se jette dans le Maeandre ; puisqu'enfin, au nombre des cours d'eau cités par lui figurent le Rhésus, l'Heptaporus, le Carésus et le Rhodius et plusieurs autres encore qui pour la plupart ne sont guère plus grands que de simples rigoles. Ajoutons qu'Homère, qui à la mention des contrées et des villes joint souvent celle des cours d'eau et des montagnes qui les avoisinent, ne fait pas cela pour toutes, qu'il ne le fait par exemple ni pour l'Atolie, ni pour l'Attique, ni pour mainte autre contrée encore ; que souvent aussi il mentionne certains pays éloignés sans parler de ceux qui leur confinent et qui connus de leurs voisins apparemment n'avaient pu rester ignorés de lui ; qu'il procède de même pour les nations les plus rapprochées, nommant les unes et passant les autres sous silence, nommant les Lyciens et les Solymes par exemple, et passant sous silence les Milyes, les Pamphyli, les Pisidiens ; nommant les Paphlagons, les Phrygiens, les Mysiens, et passant sous silence les Mariandyni, les Thyni, les Bithyni, les Bébryces ; nommant les Amazones et taisant le nom des Leucosyri ; taisant enfin ceux des Syriens, des Cappadoces, des Lycaoniens, bien qu'il prononce à tout instant les noms des Phéniciens, des Egyptiens, des Ethiopiens ; ou bien nommant le champ Aléien et la nation des Arimes sans nommer le pays où se trouve ce champ et où habite cette nation. On le voit, l'argument d'Apollodore [consistant à tirer du silence d'Homère une présomption d'ignorance] est absolument faux, et les seuls arguments qui demeurent valables en pareil cas sont ceux qui établissent la fausseté de l'allégation. Mais on a pu voir qu'Apollodore n'avait pas su faire un meilleur usage même de cette dernière catégorie d'arguments, puisqu'il n'a pas craint de l'appliquer à l'existence des nobles Hippémolges et à celle des Galactophages. Au surplus, nous avons assez disputé contre Apollodore, reprenons la suite de notre description.

28. Au-dessus des cantons de Pharnacie et de Trapézûs et s'étendant jusqu'à la Petite Arménie, habitent les Tibaréni et les Chaldaei. La Petite Arménie est une contrée passablement fertile, qui, ainsi que la Sophène, a toujours eu ses princes ou dynastes nationaux, lesquels s'alliaient souvent à l'Arménie proprement dite, mais pour agir sou-vent aussi en dehors d'elle. Ces dynastes avaient en outre sous leur autorité les Chaldaei et les Tibaréni et se trouvaient disposer ainsi de tout le pays jusqu'à Trapézûs et à Pharnacie. Mais lorsque Mithridate Eupator eut commencé à s'agrandir, il prit possession de toute cette contrée en même temps que de la Colchide, et cela en vertu d'une cession formelle d'Antipater, fils de Sisis. Il s'occupa aussitôt d'en tirer parti et à cette fin y fit construire soixante-quinze châteaux destinés à recevoir le dépôt de la plus grande partie de ses trésors. Voici quels étaient les plus importants de ces châteaux : Hydara, Basgaedariza et Sinoria, ce dernier situé sur la frontière même de la Grande Arménie, ce qui a donné l'idée à Théophane de changer son nom en Synoria. Il avait été frappé des facilités sans nombre qu'offre pour la défense toute cette chaîne du Paryadrès, si abondamment pourvue d'eau et de bois et si remplie en même temps de ravins et de précipices ; aussi choisit-il ce lieu de préférence pour y construire ses gazophylacies ou trésors. Par la même raison, il choisit ce point extrême du royaume du Pont pour son dernier refuge lors de cette marche rapide et victorieuse de Pompée, et, s'étant arrêté dans l'Akilisène, il occupa près de Dastira et non loin de l'Euphrate, qui sépare, comme on sait, l'Akilisène de la Petite Arménie, une montagne bien pourvue d'eau et y resta jusqu'à ce que la crainte de s'y voir bloqué l'eût décidé à franchir toute la chaîne du Paryadrès pour gagner la Colchide et de là le Bosphore. Près du même lieu, mais dans la Petite Arménie, Pompée fonda la ville de Nicopolis [qui] subsiste encore aujourd'hui et qui est même devenue un centre important de population.

29. Des différents princes qui, avec l'agrément des Romains, régnèrent sur la Petite Arménie, le dernier fut Archélaüs. Quant au territoire des Tibaréni et des Chaldaei, lequel s'étend jusqu'à la Colchide et aux villes de Pharnacie et de Trapézûs, il est aujourd'hui encore régi par Pythodoris, femme de grand sens, douée d'une véritable capacité administrative. Fille de Pythodore de Tralles, elle a eu pour premier époux Polémon et a partagé avec lui un certain temps le souverain pouvoir ; mais Polémon ayant trouvé la mort chez les Aspurgiani, peuple barbare de la Sindiké, elle lui succéda et régna seule. Elle avait eu de ce prince deux fils et une fille ; la fille fut mariée par elle à Cotys le Sapéen, qui périt assassiné, laissant sa femme veuve avec plusieurs enfants dont l'aîné règne actuellement ; de ses deux fils, maintenant, l'un a toujours vécu en simple particulier se contentant d'aider sa mère dans les soins du gouvernement, l'autre vient d'être tout récemment proclamé roi de la Grande Arménie. Cependant elle-même s'était remariée à Archélails, et, après être restée avec lui jusqu'à la fin, elle se trouve veuve aujourd'hui de nouveau et maîtresse non seulement des pays que nous indiquions tout à l'heure, mais d'autres provinces encore plus belles, que nous allons décrire présentement.

30. Au canton de Pharnacie succède, on l'a vu, la double plaine de la Sidène et de Thémiscyre. Or, juste au-dessus, s'étend la province de Phanarée, qui mérite en réalité d'étre appelée la plus riche province du Pont, vu qu'elle produit de l'huile et du vin excellent et possède, on peut dire, toutes les autres qualités inhérentes aux meilleurs terrains. Elle est bordée à l'E. par la chaîne du Paryadrès qui s'étend parallèlement à sa longueur, et à l'0. par le Lithrus et l'Ophlimus, formant ainsi une vallée à la fois très longue et très large. Deux cours d'eau l'arrosent, à savoir, le Lycus à sa sortie de l'Arménie et l'Iris au sortir des gorges d'Amasée ; puis, parvenus à peu près au milieu de la vallée, ces deux cours d'eau se réunissent et offrent à leur confluent une ville appelée Eupatoria du nom de son premier fondateur, mais que Pompée, qui l'avait trouvée inachevée, nomma Magnopolis, après avoir agrandi son territoire et augmenté le nombre de ses habitants. Cette ville occupe, avons-nous dit, juste le centre de la plaine ; une autre s'élève au pied même du Paryadrès, c'est Cabires, qui est située à 1501 stades environ au S. de Magnopolis [à la même distance par conséquent où est cette ville à l'E. d'Amasée]. Mithridate avait à Cabires une de ses résidences favorites. Déjà pourvue d'un moulin à eau et de viviers, cette localité possède de belles chasses dans ses environs et plusieurs mines.

31. Du même côté, à moins de 200 stades de Cabires, s'élève la roche de Kaenochôrion, position naturellement très forte et très escarpée, ayant à son sommet une source d'où l'eau jaillit avec abondance et à sa base un fleuve et un ravin profond. Son énorme hauteur [au-dessus] du col ou défilé qu'elle commande suffirait déjà à rendre cette roche inexpugnable, mais elle possède en outre de magnifiques remparts, qui, à l'exception de la partie que les Romains en ont détruite, sont encore debout tout entiers. Ajoutons que le pays environnant est tellement couvert de bois et de montagnes et tellement dépourvu d'eau qu'il serait impossible, dans un rayon de 120 stades, d'y établir un camp. C'est dans Kaenochôrion que Mithridate avait enfermé ses joyaux les plus précieux, les mêmes qui se trouvent aujourd'hui au Capitole, où Pompée les a déposés. Pythodoris a annexé à ses Etats toute cette contrée qui touche aux pays barbares qu'elle possédait déjà. Elle y avait réuni de même la Zélitide et la Mégalopolitide. Quant à Cabires, dont Pompée avait fait une ville sous le nom nouveau de Diospolis, elle l'a encore agrandie, et, changeant une troisième fois son nom, l'a érigée en capitale de ses Etats. Pythodoris règne aussi sur le temple de Mên-Pharnace, tant sur le bourg d'Améria où habitent les nombreux hiéroclules ou esclaves voués au service du temple, que sur le territoire sacré lui-même ; mais, comme ses prédécesseurs, elle laisse le grand-prêtre en toucher seul les revenus. Les rois ont, en effet, professé en tout temps une vénération extraordinaire pour ce temple, jurant même habituellement par «LA FORTUNE DU ROI» et le «MEN DE PHARNACE». Ce temple est dédié en même temps à Séléné, comme cela a lieu, du reste, pour le temple [de même nom] situé en Albanie et pour ceux de Phrygie, j'entends le temple [de Caropolis] dédié au Mên de Car, le temple voisin d'Antioche de Pisidie dédié au Mên d'Asmus, voire cet autre temple dépendant du territoire d'Antioche [dite du Maeandre].

32. Au-dessus du district de Phanarée est la ville de Comana. Cette ville, qu'on appelle habituellement Comana Pontique, pour la distinguer de la ville du même nom sise dans la Grande Cappadoce, est consacrée à la même déesse que celle-ci et possède un temple bâti sur le même modèle. Ajoutons que les rites y sont à peu de chose près identiques, tant en ce qui concerne les sacrifices et les oracles, qu'en ce qui a trait aux honneurs à rendre aux grands prêtres. Mais la ressemblance était surtout frappante sous les anciens rois de Pont, quand deux fuis par an, aux Sorties ou Processions de la déesse, le grand prêtre figurait la tête ceinte du diadème et était honoré comme le second personnage de l'Etat après le roi.

33. En parlant ci-dessus de Dorylaüs le tacticien, bisaïeul de ma mère, j'ai nommé un autre Dorylaüs, neveu du précédent, et fils de Philétère, et j'ai raconté comment, après avoir été comblé par Eupator des plus grands honneurs, après avoir été même investi par ce prince de la grande prêtrise de Comana, il avait été surpris travaillant à soulever le royaume en faveur des Romains, et comment sa ruine avait entraîné du même coup la disgrâce de toute sa famille. Plus tard cependant l'oncle de ma mère, Moaphernès, s'éleva encore aux plus hautes dignités, mais on touchait à la fin du règne de Mithridate, et Moaphernès, par un nouveau coup du sort, fut, avec sts amis, enveloppé dans la ruine du roi. Une partie de ceux-ci néanmoins avaient pris les devants et abandonné à temps la parti de Mithridate. Mon grand-père maternel était du nombre : averti par les revers successifs du roi dans sa guerre contre Lucullus, et profondément désatiectionné par le courroux que lui avait causé le supplice récent de Tibios, son cousin, et du propre fils de Tibios, Théophile, mis à mort comme son père sur un ordre du roi, il avait, pour les venger et pour se venger lui-même personnellement, traité sous-main avec Lucullus s'engageant à lui livrer quinze des forteresses ou châteaux de Mithridate. En échange de ce service, il avait reçu du général romain de magnifiques promesses. Mais Lucullus partit sur ces entrefaites, et Pompée, qui avait été chargé de continuer la guerre à sa place, au lieu d'accueillir ceux qui avaient pu rendre quelque service à son prédécesseur, ne voulut, s'étant brouillé avec celui-ci, voir en eux que des ennemis : il fit plus, une fois la guerre terminée, il revint à Rome et réussit là à empêcher que les honneurs et privilèges promis naguère par Lucullus à certains habitants du Pont ne fussent ratifiés par le Sénat, prétendant qu'il serait injuste, puisque c'était lui qui avait terminé la guerre et vaincu Mithridate, qu'un autre que lui fût l'arbitre des services rendus et le distributeur des récompenses.

34. On a pu voir ci-dessus comment, au temps des rois de Pont, était régi le temple de Comana ; plus tard, quand Pompée s'en fut emparé, il éleva à la dignité de grand prêtre Archélaüs et accrut le domaine sacré en sa faveur d'un territoire de deux schoenes, autrement dit de soixante stades, de tour, dont les habitants reçurent l'ordre exprès de n'obéir désormais qu'à lui. Archélaüs se trouva donc [par le fait investi d'une double autorité] exerçant les fonctions d'un préfet dans ce nouveau territoire, et, comme grand prêtre, disposant en maître des hiérodules qui habitaient la ville de Comana, avec cette restriction pourtant qu'il ne pouvait les vendre. Et ici, comme dans l'autre Comana, on ne comptait pas moins de 6000 hiérodules. Cet Archélaüs était fils du prince de même nom à qui Sylla et le sénat romain avaient naguère décerné les honneurs publics : ami particulier de Gabinius personnage consulaire, il s'était empressé, quand celui-ci avait été envoyé en Syrie, de s'y rendre aussi dans l'espoir de prendre part à l'expédition que ce général préparait contre les Parthes ; malheureusement, le sénat n'autorisa point cette expédition et Archélaüs dut renoncer aux avantages qu'il s'en était promis, mais ce fut pour élever encore plus haut son ambition. Ptolémée, père de Cléopatre, venait d'être chassé par les Egyptiens, et sa fille aînée, soeur de Cléopâtre, occupait le trône à sa place. Comme on cherchait pour elle un époux de sang royal, Archélaüs se proposa lui-même aux commissaires chargés de ce soin, en se donnant pour fils de Mithridate Eupator. Agréé comme tel, il partagea durant six mois le trône de cette princesse, après quoi il périt dans une bataille rangée de la main même de Gabinius revenu en Egypte pour rétablir Ptolémée.

35. Son fils hérita de la grande-prêtrise de Comana, [mais il fut renversé et] remplacé par Lycomède, en faveur de qui le domaine sacré fut encore augmenté d'un nouveau territoire mesurant quatre scheenes de circuit. Lycomède à son tour fut renversé, et cette haute dignité se trouve aujourd'hui aux mains de Dyteutos, fils d'Adiatorix, qui paraît n'avoir été désigné à cette faveur de César Auguste que par sa seule vertu. Non content d'avoir traîné derrière son char de triomphe Adiatorix, sa femme et ses enfants, César avait décidé le supplice d'Adiatorix et de l'aîné de ses fils (Dyteutos précisément) ; mais, le second fils d'Adiatorix ayant déclaré aux soldats chargés de les emmener que c'était lui qui était l'aîné, une vive dispute s'engagea entre les deux frères et se prolongea jusqu'à ce que les parents intervenant eussent persuadé à Dyteutos de céder la victoire à son frère, vu qu'étant plus âgé il pourrait mieux que lui servir de protecteur à sa mère et à son autre frère. Ainsi tandis que son frère cadet partageait le supplice d'Adiatorix, leur père, Dyteutos fut épargné et sevitbientôt éleverà la grande prêtrise de Comana. Apparemment, César avait appris la vérité ; il dut regretter alors le double supplice ordonné par lui et jugeant que les survivants avaient droit à tout son intérêt, sachant d'ailleurs qu'ils méritaient par eux-mêmes le bien qu'il voulait leur faire, il leur conféra [à titre héréditaire] cette haute dignité.

36. Comana est un centre habité considérable et un des principaux entrepôts des marchandises venant de l'Arménie. A l'époque des sorties ou processions de la déesse, on y voit affluer de toute part, tant des villes que des campagnes, une foule d'hommes et de femmes avides d'assister à cette fête religieuse ; de plus, en toute saison, la ville est visitée par des étrangers ayant fait voeu de venir sacrifier sur l'autel de la déesse. Le goût du luxe et de la mollesse est général parmi les habitants ; tous leurs vergers sont plantés de vignes, et quantité de femmes, hiérodules pour la plupart, vivent parmi eux du métier de prostituées. On pourrait dire à la rigueur que cette ville est une petite Corinthe. A Corinthe, on le sait, le grand nombre de courtisanes attachées au temple de Vénus attirait de même aux époques de grandes. fêtes une foule immense d'étrangers. Les riches marchands, les militaires venaient s'y ruiner et s'y ruiner irremédiablement, ce qui a donné lieu à ce proverbe bien connu :

«Il n'est pas donné à tout le monde d'aller à Corinthe».

Voilà ce que nous avions à dire au sujet de Comana.

37. Tout le pays environnant appartient à Pythodoris, maîtresse en outre de la Phanarée, de la Zélitide et de la Mégalopolitide. Nous ne reviendrons pas sur la Phanarée que nous avons décrite plus haut ; quant à la Zélitide, nous dirons qu'on nomme ainsi le canton qui renferme la ville de Zéla, laquelle s'élève sur une chaussée dite de Sémiramis et possède un temple célèbre consacré à Anaïtis, c'est-à-dire à la même déesse qu'honorent aussi les Arméniens. Ici seulement une décence plus grande préside aux cérémonies du culte, et c'est pour cela que les habitants du Pont sans exception, quand ils ont à conclure quelque affaire d'importance, viennent ici de préférence échanger leurs serments. Mais pour tout le reste, pour le nombre des hiérodules, pour les honneurs et distinctions dont jouissaient ses grands prêtres auprès des rois, ce que nous avons dit ci-dessus [des temples arméniens d'Anaïtis] s'applique également au temple de Zéla. Aujourd'hui ce temple est entièrement sous le joug de Pythodoris ; mais déjà avant elle il avait eu beaucoup à souffrir du fait de divers princes qui avaient réduit le nombre de ses hiérodules et tari en grande partie ses autres sources de richesses. Le territoire sacré notamment avait été fort diminué, ayant été démembré en plusieurs principautés. Les anciens rois de Perse n'avaient pas considéré Zela comme une ville ordinaire, mais comme le sanctuaire par excellence des divinités de la Perse ; et ils avaient toujours laissé les prêtres y régner en maîtres absolus. La population de Zéla se composait alors tout entière d'hiérodules, au milieu desquels le grand prêtre entouré de nombreux serviteurs résidait en personne. Il vivait là au sein de l'abondance et administrant comme son bien propre le territoire sacré. Pompée réunit à la Zélitide plusieurs [des anciennes] préfectures [de la Cappadoce] et donna le nom de ville à Zéla ainsi qu'à Mégalopolis, à laquelle il avait réuni de même les deux préfectures de Culupène et de Camisène, situées sur les confins de la Petite Arménie et de la Laviansène et remarquables par leurs mines de sel gemme et par les ruines de l'antique forteresse de Camisa. En revanche, les généraux romains [successeurs de Pompée] démembrèrent ces deux cités attribuant une partie de leur territoire aux prêtres de Comana, une autre partie au grand prêtre de Zéla et le reste à Atéporix, prince de la famille des tétrarques de Galatie. Cette dernière partie, peu considérable d'ail-leurs, a fait retour aux Romains après la mort d'Atéporix et porte aujourd'hui le titre de province romaine. Encore faut-il en excepter la Caranitide, territoire qui emprunte son nom à la petite ville de Carana, son chef-lieu, et qui forme actuellement un état indépendant. Quant aux deux autres lots, ils sont en la possession de Pythodoris et de Dyteutos.

38. Nous avons encore à décrire de l'ancien royaume de Pont toute la portion qui s'étend entre la Zélitide et le territoire des Amiséniens et des Sinopéens dans la direction de la Cappadoce, de la Galatie et de la Paphlagonie. Or, le premier canton qui se présente après le territoire d'Ami-. sus, en se prolongeant jusqu'à l'Halys depuis la frontière des Amiséniens, est la Phazémonitide, appelée par Pompée la Néapolitide du nom nouveau donné par lui-même au bourg de Phazémon, lorsqu'ayant élevé ce bourg à la dignité de [ville] il crut devoir changer son nom en celui de Néapolis. Ce canton est borné au N. par la Gazélonitide et le territoire d'Amisus, à l'0. par le cours de l'Halys, à l'E. par la Phanarée et enfin au S. par le territoire d'Amasée, ma patrie, qui de ces différents cantons est le plus grand et le plus fertile. La partie de la Phazémonitide attenante à la Phanarée est occupée par un lac qui a l'étendue d'une mer et qu'on nomme le lac Stiphané. Ce lac est très poissonneux et les gras pâturages qui l'entourent nourrissent toute espèce de bestiaux. Près de ses bords s'élève le château fort d'Ikizari aujourd'hui abandonné et qui a lui-même dans son voisinage les ruines d'une ancienne résidence royale. Le reste du pays de ce côté est nu et découvert et consiste surtout en vastes champs de blé. C'est dans la partie située au-dessus du territoire d'Amasée que se trouvent ces fameuses sources de la Phazémonitide, dont les eaux chaudes sont souveraines contre certaines maladies. Là aussi est la place forte de Sagylium, bâtie sur une montagne escarpée et très haute qui se termine en pointe et que couronne une citadelle pourvue d'une citerne qui ne tarit jamais. Aujourd'hui cette position est abandonnée, mais elle a rendu autrefois de très grands services aux rois [de Pont]. Plus tard Arsace y fut pris et mis à mort par les fils de Pharnace pour avoir à la suite d'une insurrection et sans l'agrément d'aucun général romain pris le titre de dynaste ou de souverain indépendant ; mais dans cette circonstance ce n'est pas à une attaque de vive force des deux rois que Sagylium succomba, la faim seule leur livra Arsace prisonnier. Ne pouvant plus tenir la campagne contre eux, l'usurpateur s'était réfugié sur cette montagne, sans avoir pu y faire d'approvisionnements d'aucune sorte et pour y trouver jusqu'aux puits, jusqu'aux citernes comblés avec des pierres énormes, par suite d'une mesure générale de Pompée, qui avait ordonné de démanteler toutes les forteresses du pays et de les mettre hors d'état de servir de refuge au cas où quelque brigand aurait essayé d'en faire sa place d'armes. Telles étaient les dispositions que Pompée avait prises pour la Phazémonitide ; après lui, les généraux romains partagèrent cette contrée comme tant d'autres entre des rois [nommés par eux].

39. Amasée, ma patrie, est située dans une grande et profonde gorge où coule le fleuve Iris. Merveilleusement servie par l'art et par la nature, elle peut remplir à la fois l'office de ville et celui de forteresse. [Qu'on se figure en effet] un rocher élevé, escarpé de tous côtés, s'avançant jusqu'au fleuve en forme de promontoire et entouré d'une muraille qui, après avoir longé celle des rives du fleuve sur laquelle la ville a été bâtie, remonte des deux côtés jusqu'aux Pics. Ces pics sont au nombre de deux, très rapprochés l'un de l'autre et couronnés de tours d'un très bel effet. En dedans du mur d'enceinte sont compris le Palais et les Tombeaux des anciens rois. Quant aux pics ils sont séparés par un col extrêmement étroit, qui, de quelque côté que l'on y arrive, se trouve élevé de 5 ou 6 stades au-dessus du fleuve et des faubourgs. De ce col jusqu'au haut des pics il reste encore à gravir une montée presque verticale, longue d'un stade, et pouvant défier au besoin toute attaque de vive force, d'autant qu'on a ménagé à l'intérieur [de cette espèce de citadelle] des réservoirs qu'on ne pourrait empêcher la garnison d'alimenter en tout temps, vu qu'il a été creusé dans le roc deux galeries conduisant l'une au niveau du fleuve et l'autre au col.

Ajoutons que les deux rives du fleuve sont reliées par des ponts, un premier pont qui va de la ville au faubourg, et un autre qui du faubourg débouche dans la campagne, car à la hauteur de ce second pont justement on voit s'abaisser et finir la chaîne des montagnes située au-dessus du rocher d'Amasée. Et en même temps commence à partir du fleuve une vallée, qui, médiocrement large au début, va toujours s'évasant et finit par former la vaste plaine de Chiliocôme. A cette plaine, maintenant, succèdent la Diacopène et la Pimolisène, qui s'étendent jusqu'à l'Halys conservant partout le même aspect de richesse et de fertilité. Ces deux cantons forment la partie septentrionale du territoire d'Amasée et mesurent en longueur une étendue de 500 stades ; les autres cantons à la suite s'étendant jusqu'au Babanome et à la Ximène, qui elle-même atteint les bords de l'Halys, mesurent dans le même sens une étendue beaucoup plus grande, et le tout ensemble représente la longueur du territoire d'Amasée. Quant à la largeur dudit territoire, elle se prend du N. au S. et est représentée par une ligne se dirigeant vers la Zélitide et la Grande Cappadoce et aboutissant au territoire des Trocmi. Il y a dans le canton de Ximène des mines ou salines de sel gemme, et c'est à cette circonstance que le fleuve paraît devoir son nom d'Halys. Dans tout mon pays aujourd'hui on ne rencontre, hélas ! que trop de forteresses en ruine, que trop de terres abandonnées par suite de la guerre contre Mithridate ; à cela près, le territoire d'Amasée est encore généralement bien boisé, il possède d'excellents pâturages pour les chevaux et les autres espèces de bestiaux et offre partout des sites propres à devenir d'importants centres de population. Quant à Amasée même, après avoir été elle aussi, dans un temps, concédée à des rois, elle figure aujourd'hui parmi les provinces romaines.

40. Nous n'avons plus à décrire dans la province du Pont que le canton situé au delà de l'Halys autour de l'Olgassys et sur les confins de la Sinopide. L'Olgassys est une montagne extrêmement élevée et d'un accès très difficile. Aussi les Paphlagoniens ont-ils couvert de temples les pentes abruptes de cette montagne. Toute la contrée qui l'entoure est assez fertile ; elle comprend la Blaéné et le canton de la Domanitide qu'arrose le fleuve Amnias.

C'est dans ce dernier canton que Mithridate Eupator anéantit, non il est vrai, par lui-même, mais par le bras de ses lieutenants, l'armée de Nicomède roi de Bithynie. Quant à celui-ci, il réussit à s'échapper avec une faible escorte et à regagner ses Etats, mais il ne fit que les traverser et s'étant embarqué aussitôt il cingla vers l'Italie, cédant la place à Mithridate qui l'avait suivi de près et qui enleva ainsi d'un seul coup la Bithynie, pour s'emparer de même bientôt après de l'Asie tout entière jusqu'aux frontières de Carie et de Lycie. Une des localités de ce même canton areçu naguère le titre de ville avec le nom nouveau de Pompéiopolis et se trouve avoir dans son territoire le Sandaracurgium, voisin lui-même de Pimolisa, chàteau royal aujourd'hui en ruines, du nom duquel on a appelé Pimolisène tout un canton du Pont situé des deux côtés de l'Halys. Sous le nom de Sandaracurgium on désigne une montagne dans laquelle on a pratiqué de profondes excavations et de longues galeries donnant accès aux ouvriers mineurs, que les fermiers chargés de l'exploitation sont réduits à recruter parmi les esclaves vendus comme malfaiteurs ; car, indépendamment des fatigues attachées à ce genre de travail, on assure que l'air qui circule dans ces mines est rendu irrespirable et mortel par l'odeur infecte des terres qui contiennent le minerai, ce qui abrége nécessairement la vie des ouvriers. Et le fait est qu'on est souvent obligé d'interrompre les travaux devenus complétement improductifs parce que le nombre des ouvriers, qui [en temps ordinaire] est de plus de deux cents, est sans cesse diminué par les maladies et les décès. - Ici s'arrêtera notre description du Pont.

41. Passé Pompéiopolis, commence un pays qui compiète la région intérieure de la Paphlagonie et qui se prolonge au couchant jusqu'à la Bithynie. Ce pays, bien que peu étendu, était encore il y a peu de temps partagé entre plusieurs princes indépendants ; mais aujourd'hui la famille de ces rois est éteinte et le pays tout entier est aux mains des Romains. Dans la partie attenante à la Bithynie on distingue plusieurs cantons, tels que la Timonitide, [l'ancien royaume] de Gézatorix, la Marmolitide, la Sanisène et la Potamie. Il y en avait un aussi qu'on avait appelé la Kimiatène du nom de la forteresse Kimiata qui était située au pied de l'Olgassys et qui, après avoir servi à Mithridate Ctistès de place d'armes pour s'emparer du Pont, resta dans la famille de ce prince jusqu'à son dernier successeur Mithridate Eupator. En Paphlagonie, le dernier prince qui ait porté le nom de roi a été Déjotarus Philadelphe, fils de Castor : il avait choisi pour sa résidence l'ancienne capitale du roi Morzéus, Gangra, petite ville pouvant aussi à l'occasion servir de forteresse.

42. Eudoxe prétend qu'on pêche en Paphlagonie des poissons fossiles dans certains terrains secs dont il ne précise malheureusement pas l'emplacement, ainsi que dans les terrains humides qui bordent le lac Ascanie sous Cios, ce qui n'est pas une indication beaucoup plus claire. Par la même raison que nous venons de décrire la partie de la Paphlagonie attenante au Pont, nous essayerons présentement de décrire la Bithynie, celle-ci se trouvant située immédiatement à l'0. de la Paphlagonie. Puis la Bithynie et la Paphlagonie nous fourniront à leur tour un nouveau point de départ, et nous ferons suivre leur description de celle des pays qui les bordent au S. et s'étendent jusqu'au Taurus parallèlement au Pont et à la Cappadoce, cousant ainsi en quelque sorte une seconde bande à la première pour nous conformer à l'ordre même et à la division qu'indique la nature des lieux.


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