XIV, 5 - La Cilicie
Carte Spruner (1865) |
1. La partie de la Cilicie sise en dehors du Taurus se divise en deux régions distinctes, la Cilicie dite Trachée et la Cilicie Pédicule ou des plaines. La Cilicie Trachée est ainsi nommée parce que la portion du littoral qui en dépend est tellement rétrécie par la montagne qu'on n'y rencontre que par places très rares un sol vraiment uni et de niveau, et parce qu'elle se trouve border à l'intérieur les cantons les plus pauvres et les moins peuplés du Taurus, s'étendant de ce côté jusqu'au versant septentrional ou versant isaurien et jusqu'au territoire des Homonadées limitrophe de la Pisidie. Cette région de la Cilicie porte aussi le nom de Trachéotide, et ses habitants sont souvent appelés les Trachéotes. A son tour, l'autre région comprend, sur la côte, tout l'espace s'étendant depuis Soli et Tarse jusqu'à Issus, et, dans l'intérieur, tout le district correspondant à la portion du Taurus que horde au nord la Cappadoce. Son nom de Cilicie Pédiade lui vient de ce qu'elle se compose effectivement pour la plus grande partie de plaines, et de plaines singulièrement fertiles. Mais on distingue aussi par rapport au Taurus la Cilicie entotaurique de la Cilicie exôtaurique ; la première a été décrite ci-dessus, passons donc à la Cilicie exôtaurique et commençons par la Trachéotide.
2. C'est Coracésium qui marque l'entrée de la Cilicie Trachée. Bâti sur une espèce de promontoire rocheux et escarpé, Coracésium servit de
place d'armes à Diodote, quand ce chef (plus connu sous le nom de Tryphon), après avoir soulevé la Syrie contre les rois [Séleucides], engagea contre eux une de ces
guerres interminables, heureuses un jour, malheureuses le lendemain. Mais Antiochus, fils de Démétrius, réussit à l'enfermer dans une de ses forteresses, et il fut
réduit à mettre fin lui-même à ses jours. C'est du reste autant à l'exemple donné par Tryphon qu'à l'incapacité absolue de cette suite de
rois appelés alors à présider aux destinées communes de la Syrie et de la Cilicie, qu'on peut attribuer l'origine des associations de pirates formées par les
Ciliciens. Il est constant, en effet, que l'insurrection de Tryphon donna à d'autres l'idée de s'insurger aussi, et que dans le même temps les luttes de frère
à frère [au sein de la famille des Séleucides] livraient le pays sans défense aux attaques du premier ennemi venu. Mais ce fut surtout le commerce des esclaves qui,
par l'appât de ses énormes profits, jeta les Ciliciens dans cette vie de crimes et de brigandages. Il leur était facile de se procurer des prisonniers de guerre, et tout
aussi facile de les vendre, car à proximité de leurs côtes ils trouvaient un grand et riche marché, celui de Délos, qui pouvait en un jour recevoir et
écouler plusieurs myriades d'esclaves, d'où le proverbe si souvent cité : «Allons, vite, marchand, aborde, décharge, tout est vendu». Et d'où
venait le développement de ce commerce ? De ce que les Romains, enrichis par la destruction de Carthage et de Corinthe, s'étaient vite habitués à se servir d'un
très grand nombre d'esclaves. Les pirates virent bien le parti qu'ils pouvaient tirer de cette circonstance, et, conciliant les deux métiers, le métier de brigands et celui
de marchands d'esclaves, ils en vinrent proprement à pulluler. Ajoutons que les rois de Cypre, aussi bien que les rois d'Egypte, semblaient travailler pour eux en entretenant de
perpétuelles hostilités contre les Syriens que les Rhodiens de leur côté n'aimaient pas assez pour leur venir en aide. Le commerce d'esclaves devint ainsi un
prétexte, à l'abri duquel les pirates purent exercer avec impunité et continuité leurs criminelles déprédations. Ajoutons qu'à cette
époque les Romains ne prenaient pas encore aux affaires de l'Asie exôtaurique autant d'intérêt qu'ils en prirent par la suite. Ils s'étaient contentés
d'envoyer sur les lieux, pour étudier les populations et les institutions qui les régissaient, Scipion Emilien et après lui plus d'un commissaire encore, et ils avaient
acquis ainsi la certitude que tout le mal provenait de la lâcheté des souverains du pays ; mais, comme ils avaient garanti eux-mêmes la transmission du pouvoir par voie de
succession dans la famille de Séleucos Nicator, ils se faisaient scrupule de priver les descendants de ce prince de leurs droits. Malheureusement, cet état de choses, en se
prolongeant, livra le pays aux étrangers, aux Parthes d'abord qui occupaient déjà en maîtres toutes les provinces d'au-delà de l'Euphrate, et, en dernier lieu,
aux Arméniens qui poussèrent même leurs conquêtes dans la région exdtaurique jusqu'aux limites de la Phénicie, ruinèrent la puissance des rois de
Syrie, exterminèrent toute leur famille et livrèrent aux Ciliciens l'empire de la mer. De nouveaux accroissements de la marine cilicienne finirent cependant par attirer
l'attention des Romains, qui reconnurent alors la nécessité de détruire par la force des armes et par une guerre en règle cette puissance dont ils n'avaient pas cru
devoir gêner le développement. Il serait difficile, au reste, d'accuser en cette occasion les Romains de négligence ; car, occupés alors d'ennemis plus proches et
plus à portée de leurs coups, ils n'étaient vraiment pas en état de surveiller ce qui se passait dans les contrées plus éloignées.
Nous avions à coeur de nous expliquer à ce sujet, et telle est la raison de la courte digression que nous avons introduite ici.
3. Tout de suite après Coracésium, nous relevons une ville [Arsinoé] et une localité de moindre importance, Hamaxia, bâtie sur un monticule, avec une anse
au-dessous d'elle qui lui sert de port, et vers laquelle on dirige de l'intérieur tout le bois destiné aux constructions navales. C'est surtout du cèdre que l'on
expédie ainsi, car les cantons circonvoisins semblent être particulièrement riches en essences de cèdre. Antoine le savait, et c'est pour cela qu'il avait
attribué ces cantons à Cléopâtre, jugeant avec raison qu'elle en tirerait de précieuses ressources pour l'entretien de sa flotte. Le fort Laértès
qui fait suite à Hamaxia est bâti sur une colline de forme mamelonnée juste au-dessus d'une anse où les vaisseaux trouvent un mouillage sûr. Puis on voit se
succéder [la ville et] le fleuve de Sélinûs, un rocher, le Cragus, taillé à pic sur toutes ses faces et qui semble toucher au rivage, la forteresse de
Charadrûs adossée en quelque sorte au mont Andriclos et qui se trouve aussi avoir son petit port au-dessous d'elle, l'âpre côte du Platanistès, et, pour finir,
le cap Anémurium, qui est le point où le continent se rapproche le plus de l'île de Cypre, vu qu'entre l'Anémurium et la pointe de Crommyus que la côte de Cypre
projette à sa rencontre le trajet n'excède pas 350 stades.
Jusqu'au cap Anémurium et à partir de la frontière pamphylienne, l'étendue totale de la côte de Cilicie est de 820 stades ; le reste, jusqu'à Soli, en
mesure environ 500. Dans cette seconde partie, le premier point qu'on relève après l'Anémurium est la ville de Nagidus. Arsinoé, qui la suit, offre aux vaisseaux
dans son voisinage un excellent abri, puis vient le lieu dit Melania précédant la ville et le port de Célenderis. Quelques auteurs (et Artémidore est du nombre) font
commencer la Cilicie, non plus à Coracésium, mais à Célenderis. Artémidore ajoute que de la Bouche Pélusiaque à Orthosie la distance est de 3600
stades, que l'on compte en outre 1130 stades d'Orthosie au fleuve Oronte, 525 stades encore de l'Oronte aux Pyles [Syriennes], plus 1920 stades jusqu'aux frontières de Cilicie.
4. Holmi qui succède à Célenderis fut la demeure primitive des Séleuciens actuels, mais à peine le Calycadnus eut-il vu Séleucie s'élever sur
ses bords que toute la population d'Holmi l'abandonna pour se transporter dans la ville nouvelle. On n'a effectivement qu'à doubler une pointe que forme le rivage ici auprès, et
qui se nomme le cap Sarpédon, pour apercevoir aussitôt l'embouchure du Calycadnus. Tout à côté du même fleuve est une autre pointe connue sous le nom de
cap Zéphyrium. On remonte aisément le Calycadnus jusqu'à Séleucie, ville aujourd'hui florissante et bien peuplée, dont les habitants seulement affectent dans
leur manière de vivre de s'écarter des moeurs ciliciennes et pamphyliennes. Séleucie a vu naître de nos jours deux hommes, deux philosophes célèbres,
Athénée et Xénarque, appartenant tous deux à l'école péripatéticienne : le premier, Athénée, fut même mêlé
à la vie politique, ayant durant un certain temps dirigé le parti populaire dans sa patrie, mais il commit l'imprudence de se lier d'amitié avec Muréna, et se vit
arrêter en même temps que lui : il l'avait accompagné, quand Muréna, instruit de la découverte de ses menées contre César Auguste, avait
essayé de fuir. Heureusement l'innocence d'Athénée fut reconnue, et, sur l'ordre de César, il fut mis en liberté. Revenu de Rome à Séleucie, et
salué, questionné, par ceux de ses compatriotes qui l'avaient rencontré les premiers, il leur répondit par ce vers d'Euripide (Hécube, 1) :
«Pour venir, j'ai dû quitter le sombre asile des morts et franchir les portes de l'Erèbe».
Athénée vécut encore quelque temps dans sa patrie et périt écrasé, la maison qu'il habitait s'étant écroulée pendant la nuit.
Quant à Xénarque, dont il nous a été donné d'entendre encore les leçons, il ne séjourna guère à Séleucie, il habita
toujours de préférence Alexandrie, Athènes, voire en dernier lieu Rome, où il embrassa même la carrière de l'enseignement. Grâce à
l'intimité d'Aréus, grâce à l'amitié dont l'honora plus tard César Auguste, Xénarque jouit jusqu'à un âge très avancé
d'une grande considération. Il devint aveugle peu de temps avant sa fin et mourut de maladie.
5. Passé l'embouchure du Calycadnus, on relève la roche Poecilé dans laquelle a été taillé en forme d'escalier un chemin qui mène à
Séleucie, puis un second cap Anémurium, une île du nom de Crambuse et la pointe de Corycus, au-dessus de laquelle, à 20 stades dans l'intérieur, est l'antre
Corycien, connu pour produire le meilleur safran. On nomme ainsi une grande vallée creuse, ayant la forme d'un cirque et dominée par une crête de rochers, tous passablement
élevés. En y descendant, on trouve un sol inégal, généralement pierreux, mais couvert néanmoins de buissons toujours verts, entremêlés
d'arlires cultivés que séparent les espaces plantés de safran. On y remarque aussi une grotte contenant une large source, d'oie s'échappe une eau pure et
transparente, assez abondante pour former un fleuve, qui dès sa naissance se perd sous terre, coule ainsi invisible un certain temps, et ne reparaît que pour déboucher dans
la mer sous le nom de Picron hydôr (l'eau amère).
6. L'île d'Elaeüssa fait suite à la pointe de Corycus et semble toucher au continent. Le premier établissement que cette île ait reçu date du règne
d'Archélaüs, qui y fixa même sa résidence, après que la faveur des Romains l'eut investi, comme autrefois Amyntas et plus anciennement Cléopâtre, de
la possession de toute la Cilicie Trachée (Séleucie exceptée). Cette contrée offrait au développement de la piraterie des facilités merveilleuses, tant
du côté de la terre que du côté de la mer : du côté de la terre, par la hauteur de ses montagnes et par l'importance des populations de
l'intérieur, lesquelles possèdent de vastes cultures avec de bonnes routes carrossables ; du côté de la mer, par l'abondance de ses bois si propres aux constructions
navales et par la multiplicité de ses ports, de ses forteresses et de ses abris naturels. Or, pour toutes ces raisons, les Romains jugèrent que le maintien de rois nationaux
serait plus opportun en ces lieux que l'envoi de préteurs ayant pour mission principale de juger les procès, et ne pouvant ni résider perpétuellement ni disposer de
forces militaires suffisantes ; et c'est ainsi qu'Archélaüs, en possession déjà de la Cappadoce, reçut d'eux encore toute la Cilicie Trachée. Ajoutons
que les bornes de la Trachéotide, représentées par le cours du Lamus et par un bourg appelé Lamus également, tombent entre Soli et l'île
d'Elaeüssa.
7. A la pointe extrême du Taurus est l'ancien repaire du pirate Zénicétès : j'appelle ainsi le mont Olympus et le fort de même nom qui le couronne, et du haut
duquel la vue embrasse le panorama de la Lycie, de la Pamphylie, de la Pisidie et de la Milyade. L'Isaurique ayant escaladé et pris le mont Olympus, Zénicétès se
brûla avec tous les siens. Il possédait Corycus, Phasélis et maint canton de la Pamphylie. Une à une, ses possessions tombèrent aux mains de l'Isaurique.
8. Soli qui vient après Lamus marque le commencement de la seconde Cilicie ou Cilicie Issique : c'est une ville importante qui doit sa première origine à une colonie
d'Achéens et de Rhodiens de Lindos. En la voyant complètement dépeuplée, le grand Pompée eut l'idée d'y transporter tous ceux des pirates survivants
qui lui paraissaient dignes de pardon et d'intérêt, et c'est à cette occasion qu'il substitua au nom de Soli celui de Pompéiopolis. Entre autres
célébrités, Soli a vu naître le stoïcien Chrysippe, fils d'un citoyen de Tarse établi à Soli dès longtemps, le poète comique
Philémon et l'auteur du poème des Phénomènes Aratus.
9. Suit un promontoire connu sous le nom de Zéphyrium comme le cap voisin du Calydnus ; puis vient, après le Zéphyrium, à une faible distance au-dessus de la mer, la
ville même d'Anchiale. Aristobule prétend que cette ville fut fondée par Sardanapale. Il ajoute que de son temps on voyait encore dans Anchiale le tombeau de ce roi,
surmonté d'une statue en marbre qui le représentait faisant avec sa main droite un claquement de doigts dédaigneux, et au-dessous de la statue, en caractères
assyriens, une inscription ainsi conçue : «Sardanapale, fils d'Anakyndaraxès, bâtit Anchiale et Tarse en un jour. [Toi, passant,] mange, bois, joue, le reste ne vaut
pas ça (un claquement de doigts)». Choerilus rappelle cette inscription, et voici deux vers de la paraphrase qu'il en a faite qui sont dans toutes les mémoires :
«Qu'ai-je à moi actuellement ? Le souvenir de mes festins, de mes excès, de mes jouissances ;
en revanche, j'ai dû quitter les biens réels, les vraies richesses qui m'entouraient».
10. Juste au-dessus d'Anchiale est la forteresse de Quinda, l'ancien trésor des généraux macédoniens, pillé par Eumène au moment de sa
rupture avec Antigone. En remontant encore plus haut vers l'intérieur, on rencontrerait, dans le canton montagneux situé juste au-dessus et de Quinda et de Soli, la ville
d'Olbé, si célèbre par son temple de Jupiter, lequel passe pour un monument de la piété d'Ajax, fils de Teucer. Le grand prêtre du temple d'Olbé
était aussi dynaste ou souverain de la Trachéotide, mais à plusieurs reprises des tyrans ou usurpateurs mirent la main sur cette province, puis ce fut au tour des pirates
de s'en emparer. De nos jours, une fois la destruction des pirates consommée, cette petite principauté sacerdotale reparut et reçut le nom de royaume de Teucer, parce que
les grands prêtres qui s'y étaient succédé avaient presque invariablement porté le nom de Teucer ou d'Ajax. A la suite du mariage qui l'avait fait entrer dans
cette maison, Aba, fille de Zénophane, l'un des tyrans de la Trachéotide, se souvint du moyen employé par son père pour usurper le pouvoir, et, invoquant ses droits
de tutrice, accapara toute l'autorité. Plus tard même, ayant circonvenu Antoine et Cléopâtre par ses caresses et ses soins de toute sorte, elle sut tirer d'eux une
donation en règle, mais elle fut renversée elle aussi, et le pouvoir fit retour aux héritiers légitimes. - Passé Anchiale, on atteint bientôt
l'entrée du Cydnus, lequel débouche à la mer en un point de la côte appelé le Rhêgma : on désigne sous ce nom une plage marécageuse que
bordent d'anciennes cales ou néories et que traverse le cours inférieur du Cydnus. On sait que le Cydnus prend sa source dans la partie du Taurus située juste au-dessus de
Tarse, et qu'il divise cette dernière ville exactement par la moitié. Ajoutons que la lagune du Rhêgma sert de port aux habitants de Tarse.
11. Entre la Pérée rhodienne et ce point du Rhêgma la côte ne cesse de se diriger du couchant d'équinoxe au levant de même nom, mais à partir du
Rhêgma et jusqu'à Issus elle incline au levant d'hiver ; puis elle se détourne brusquement et court au sud jusqu'à la Phénicie pour prendre alors une direction
marquée vers l'ouest, direction qu'elle conserve jusqu'au point où elle vient finir, autrement dit jusqu'aux Colonnes d'Hercule. Pour être dans le vrai, il faudrait
représenter l'isthme de la presqu'île dont nous venons de tracer le périple par une ligne partant de Tarse et de l'embouchure du Cydnus et aboutissant à Amisus :
c'est Amisus en effet qui [de l'autre côté de la presqu'île] se trouve être le point le plus rapproché de l'extrême frontière cilicienne : entre
l'extrémité dela Cilicie, maintenant, et la ville de Tarse, on compte environ 120 stades ; on n'en compte pas plus de 70 entre Tarse et l'embouchure du Cydnus ; et, comme d'autre
part, il n'y a pas depuis Amisus jusqu'à Issus et au golfe Issique d'autre route plus courte que la route de Tarse, qu'il n'y a pas plus près non plus de Tarse à Issus que
de Tarse à l'embouchure du Cydnus, il demeure évident que l'isthme véritable est ici entre Amisus et l'embouchure du Cydnus, et que ceux qui prétendent
néanmoins le placer entre Amisus et le golfe Issique trichent un peu pour avoir [dans Issus] un point de repère plus voyant. Nous-même du reste n'en faisons-nous pas autant
et ne cherchons-nous pas la même chose, quand, au lieu de tracer comme deux droites distinctes les lignes que nous tirons depuis la Pérée rhodienne jusqu'au Cydnus, et
depuis le Cydnus jusqu'à Issus, nous les présentons hardiment comme une seule et même ligne ayant pour prolongement direct la chaîne même du Taurus
jusqu'à l'Inde ?
12. Tarse est bâtie dans une plaine. On attribue sa fondation aux Argiens qui accompagnaient Triptolème dans ses courses ou erreurs à la recherche d'Io. Le Cydnus passe au
beau milieu de la ville et baigne le mur d'enceinte du Gymnase dit de la Jeunesse. On s'explique, par le peu d'éloignement des sources de ce fleuve et par cette autre circonstance
qu'avant d'entrer dans la ville it coule au fond d'un ravin très encaissé, comment ses eaux sont si froides et d'une nature si acre, double propriété qu'on utilise
avec succès pour combattre toute espèce d'engorgement chez les bestiaux et chez les hommes.
13. Les habitants de Tarse sont tellement passionnés pour la philosophie, ils ont l'esprit si encyclopédique, que leur cité a fini par éclipser Athènes,
Alexandrie et toutes les autres villes connues comme celles-ci pour avoir donné naissance à quelque secte ou école philosophique. La grande supériorité de
Tarse consiste en ce que tous ses étudiants sont des indigènes, circonstance qui tient du reste au peu de facilité des communications. Encore ne garde-t-elle pas à
demeure toute sa population studieuse, une bonne partie voyage toujours pour perfectionner son instruction et n'hésite pas à se fixer à l'étranger quand ses
études sont tout à fait achevées : c'est le plus petit nombre seulement qui rentre à Tarse. Or, partout ailleurs, si ce n'est peut-être à Alexandrie,
c'est le contraire qui arrive. Dans toutes les autres villes on voit une grande affluence [d'étudiants] étrangers, lesquels même s'y fixent volontiers ; en revanche la
population indigène a peu de goût pour aller ainsi à l'étranger compléter son éducation, voire même pour s'occuper chez elle de science et de
philosophie. Il n'y a guère qu'à Alexandrie qu'on observe les deux choses, Alexandrie est la seule ville qui, en même temps qu'elle reçoit dans ses murs beaucoup
d'étrangers, envoie bon nombre de ses enfants au dehors. Mais, comme Alexandrie, Tarse possède des écoles pour toutes les branches des arts libéraux. Joignez
à cela le chiffre élevé de sa population et la prépondérance marquée qu'elle exerce sur les cités environnantes, et vous comprendrez de reste
qu'elle puisse revendiquer le nom et le rang de métropole de la Cilicie.
14. Parmi les personnages célèbres que Tarse a vus naître, nous citerons Antipater, Archédème et Nestor, tous trois de la secte stoïcienne, puis les deux
Athénodores, Athénodore Cordylion, compagnon assidu de Marcus Caton, chez qui même il finit ses jours, et Athénodore, fils de Sandon, qu'on désigne souvent par
son surnom (le surnom de Conanite tiré de quelque bourg des environs de Tarse), et qui, pour avoir été le précepteur et le premier guide de César, se vit
combler par lui d'honneurs. Ce second Athénodore était déià vieux quand il rentra dans sa patrie : ce fut lui néanmoins qui arracha le pouvoir aux mains
compromettantes de Boëthus et de son parti. Aussi mauvais citoyen que mauvais poète, Boëthus avait par ses basses flatteries capté la faveur du peuple et acquis ainsi un
très grand ascendant. Antoine avait commencé sa fortune en faisant bon accueil à son poème de la Victoire de Philippes, mais ce qui avait plus encore
contribué à le mettre en vue, c'était la facilité (commune d'ailleurs à beaucoup de Tarséens) avec laquelle il improvisait sur n'importe quel sujet
donné. Aussi, quand Antoine voulut réaliser une ancienne promesse faite par lui aux Tarséens d'accepter chez eux la gymnasiarchie, est-ce Boéthus qu'il chargea
d'exercer à sa place les fonctions de gymnasiarque, au moyen de fonds qu'il lui laissa et dont Boëthus eut la libre disposition. Or on découvrit que Boëthus
détournait à son profit une partie des fournitures, une partie de l'huile notamment. Cité pour ce délit public au tribunal d'Antoine, Boéthus tenta de
fléchir son juge par différentes excuses, lui disant ceci, par exemple : «De même qu'Homère au temps jadis chantait les noms glorieux d'Achille, d'Agamemnon et
d'Ulysse, de même, ô Antoine ! j'aurai chanté vos exploits, et c'est une indignité qu'il me faille aujourd'hui répondre, et répondre devant vous,
à de pareilles accusations». Mais là-dessus un de ses accusateurs l'interrompant s'était écrié : «Homère n'avait volé d'huile ni
à Achille ni à Agamemnon ; et tu nous en as volé, toi. Reçois donc le châtiment que tu as mérité». Quelques flatteries adroites
achevèrent pourtant de désarmer le courroux d'Antoine, et, jusqu'à la chute de son protecteur, Boéthus continua, comme si de rien n'était, à traiter la
ville de Tarse en pays conquis. Voilà dans quel état Athénodore avait retrouvé sa patrie : il essaya pendant un certain temps de ramener par la persuasion
Boëthus et son parti ; mais, voyant qu'il n'y avait pas d'excès, pas d'abus de pouvoir auxquels ils ne se livrassent, il usa de l'autorité que lui avait
conférée César et expulsa toute la faction en bloc, après avoir prononcé contre elle une sentence de bannisse-ment. Avant de sortir, les bannis couvrirent les
murs de Tarse d'inscriptions injurieuses dans le genre de celle-ci : «Aux jeunes l'action ; aux adultes le conseil ; aux vieux le PET».
«Non, avait répondu Athénodore prenant la chose en riant : Aux vieux le TONNERRE VENGEUR». Et il avait donné ordre qu'on écrivît la réponse
à côté de l'injure. Quelqu'un voulut témoigner son mépris d'un tel excès de longanimité, et, comme il passait la nuit devant le logis
d'Athénodore, se sentant pris de colique, il inonda de ses déjections la porte et les murs de la maison. Athénodore laissa passer quelques jours, après quoi, ayant
paru devant l'assemblée du peuple, il y dénonça la faction en ces termes : «L'état de maladie et de cachexie dans lequel est tombée notre pauvre
cité se reconnaît, hélas ! à plus d'un signe, aux SELLES de ses habitants notamment». Les célébrités que nous venons de nommer
appartenaient, avons-nous dit, toutes à la secte du Portique, mais il en est une que l'Académie revendique, c'est de Nestor que j'entends parler, de Nestor, mon contemporain, que
j'ai vu attaché d'abord en qualité de précepteur à la personne de Marcellus, fils d'Octavie et neveu d'Auguste par sa mère, et qui, appelé plus tard
à recueillir la succession d'Athénodore et à diriger comme lui l'administration de Tarse, sa ville natale, réussit dans ce poste à se concilier jusqu'au bout
l'estime aussi bien des gouverneurs romains que de ses propres concitoyens.
15. Si je cherche maintenant dans les autres écoles quels sont les philosophes [originaires de Tarse] «que je pourrais encore et connaître et nommer» (Il. III,
235), je trouve un Plutiade, un Diogène, deux de ces philosophes ambulants si prestes à ouvrir école dans chacune des villes où ils passent. J'ajouterai, en ce qui
concerne Diogène, qu'il pouvait être tenu pour un digne fils d'Apollon, excellant lui aussi à improviser des poèmes entiers, quel que fût le sujet qu'on lui
proposât, mais plus particulièrement dans le genre tragique. Parmi les grammairiens dont les ouvrages se sont conservés, je trouve Artémidore et Diodore ; parmi les
poètes tragiques je trouve Dionyside, nom des plus estimables, qui même figure dans la Pléiade. Mais c'est surtout Rome qui peut nous renseigner sur la multitude de
lettrés ou de philologues auxquels Tarse a donné le jour, car on conviendra bien que Rome regorge tout autant de Tarséens que d'Alexandrins. - Nous n'en dirons pas
davantage au sujet de Tarse.
16. Au Cydnus succède un autre fleuve, le Pyrame, qui descend de la Cataonie et de qui nous avons eu déjà occasion de parler. De l'embouchure de ce fleuve à Soli,
Artémidore compte un trajet de 500 stades en ligne droite. Près de l'embouchure du Pyrame également est la ville de Mallus qu'on aperçoit tout au haut d'une colline
et qui passe pour avoir été fondée par Amphilochus et le fils d'Apollon et de Mantô, Mopsus, ces deux héros sur qui tant de fables ont cours. Nous avons eu
nous-même occasion déjà de parler de ces fables, à propos de Calchas et de l'assaut de divination qu'il soutint, précisément contre Mopsus. Certains
auteurs en effet, et Sophocle tout le premier, ont transporté la scène de ce défi en Cilicie. Seulement Sophocle use ici d'une licence commune à tous les
poètes tragiques, et, de même qu'il désigne ailleurs la Lycie par le nom de la Carie, la Troade et la Lydie par le nom de la Phrygie, c'est par le nom de Pamphylie qu'en
cette circonstance il désigne la Cilicie. Ajoutons qu'au dire de ces mêmes auteurs, au dire de Sophocle notamment, ce serait encore en Cilicie qu'aurait eu lieu la mort de Calchas.
Au reste, la Fable ne parle pas seulement d'une lutte ou d'un assaut de divination engagé entre les deux rivaux, mais bien d'une lutte politique. Que dit-elle en effet ? Que Mopsus et
Amphilochus, partis ensemble de Troie, fondèrent, toujours ensemble, la ville de Mallus ; qu'Amphilochus s'en revint alors à Argos, mais que, mécontent de la tournure qu'y
avaient prise les affaires en son absence, il ne voulut pas y rester et repartit bientôt pour Mallus ; que là il s'était vu exclure par Mopsus de toute participation au
pouvoir, qu'il l'avait appelé en combat singulier, que tous deux avaient succombé dans la lutte et qu'on avait eu soin que leurs tombeaux ne fussent pas placés en vue l'un
de l'autre. Ces deux tombeaux subsistent : on les montre encore debout à Magarsa sur les bords du Pyrame. Un dernier détail relatif à Mallus : le grammairien Cratès,
de qui Panétius dit avoir été le disciple, était Mallote d'origine.
17. Juste au-dessus de la côte que nous venons de décrire, et parallèlement à sa direction générale, s'étend la plaine Aléienne, qui est
le chemin que suivit Philotas pour amener à Alexandre sa cavalerie, pendant qu'Alexandre en personne, à la tête de la phalange, longeait la côte depuis Soli et
traversait toute la Mallotide de manière à déboucher près d'Issus sur l'armée de Darius. Si ce qu'on dit est vrai, Alexandre aurait, lui aussi, rendu les
honneurs funèbres à Amphilochus pour rappeler les liens qui, ainsi que ce héros, le rattachaient à Argos. Au rapport d'Hésiode, c'est à Soli et de la
main d'Apollon que serait mort Amphilochus ; suivant d'autres, c'est la plaine Aléienne qui aurait vu succomber ce héros ; d'autres enfin le conduisent jusqu'en Syrie,
après que sa querelle avec Mopsus l'eut chassé d'Aléium, et c'est en Syrie qu'ils le font mourir.
18. Passé Mallus, on atteint la petite ville d'Aegées qui offre aux navires un premier mouillage ; on en trouve un autre un peu plus loin au pied des Pyles Amanides, lesquelles
forment l'extrémité du mont Amanus, cette branche du Taurus qui, du côté de l'orient, sert de limite à la Cilicie. On sait qu'en tout temps la possession du
mont Amanus s'était trouvée morcelée entre plusieurs familles de dynastes ou de petits tyrans cantonnées chacune dans son fort, mais de nos jours on a vu
Tarcondimot, homme vraiment supérieur, devenir maître unique de toute la montagne, obtenir des Romains le titre de roi en récompense de ses exploits, et transmettre intact
à ses enfants l'Etat fondé par lui.
19. Après Aegées c'est Issus qui s'offre à nous. Issus est une petite place pourvue d'un bon mouillage et qui précède immédiatement l'embouchure du
Pinarus. Ici auprès fut livrée la bataille entre Darius et Alexandre, et c'est ce qui a fait donner le nom d'Issique au golfe formé par toute cette partie de la côte,
bien que ce golfe comprenne [maint autre point remarquable], la ville de Rhesus, par exemple, et Myriandrus qui a aussi le rang de ville, et Alexandrie et Nicopolis et Mopsueste, voire le
défilé des Pyles, lequel marque la limite entre la Cilicie et la Syrie. Le temple de Diane Sarpédonienne et l'Oracle qui en dépend, oracle que desservent des
prêtres inspirés, appartiennent encore à la Cilicie.
20. La première ville syrienne qu'on rencontre après avoir quitté la Cilicie est Séleucie de Piérie. L'embouchure de l'Oronte se trouve tout à
côté. De Séleucie à Soli on compte à peu de chose près 1000 stades de navigation directe.
21. Il y a loin, on le sait, de la Cilicie troyenne mentionnée par Homère à la Cilicie exôtaurique. Toutefois quelques auteurs ont pensé que les Ciliciens de
la Troade devaient être la souche des autres, par la raison qu'on retrouve chez ceux-ci en partie les mêmes noms de lieux, et chez les Pamphyliens pareillement les noms de
Thébé et de Lyrnesse ; mais d'autres, il faut bien le dire, soutiennent la thèse inverse en se fondant précisément sur ce que la Troade possède aussi
son Aléum ou champ Aléien.
Nous en avons fini actuellement avec le périple de toute la partie exôtaurique de la presqu'île, ajoutons encore quelques considérations subsidiaires.
22. Nous relevons ce qui suit dans le Commentaire d'Apollodore sur le Catalogue des vaisseaux. Après avoir dit que «les auxiliaires asiatiques des Troyens dont le
Poète énumère les noms habitaient tous sans exception la presqu'île qui se trouve avoir comme plus petit isthme l'intervalle compris entre l'enfoncement formé
par la côte d'Asie près de Sinope et le golfe d'Issus», Apollodore ajoute ceci : «Les côtés extérieurs de cette presqu'île (laquelle, on le
sait, a la forme d'un triangle) sont d'inégale longueur, s'étendant, le premier depuis la Cilicie jusqu'aux Chélidonies, le second depuis les Chélidonies
jusqu'à l'ouverture ou bouche de l'Euxin, et le troisième depuis l'ouverture de l'Euxin jusqu'à Sinope». Or rien ne nous serait plus facile que de démontrer la
fausseté de cette première assertion, «que les auxiliaires asiatiques des Troyens avaient été fournis exclusivement par la presqu'île», et cela en
reproduisant les mêmes raisons qui nous ont servi précédemment à établir que Troie n'avait pas été secourue uniquement par les populations d'en
deçà de l'Halys : le canton de Pharnacie où habitait, comme nous l'avons prouvé, la nation des Halizones, se trouve situé en effet non seulement au
delà de l'Halys, mais en dehors même de l'isthme de la presqu'île, aussi bien du faux isthme compris entre Sinope et Issus que de l'isthme véritable ayant pour points
extrêmes Amisus et Issus (car il est à noter aussi qu'Apollodore a mal déterminé l'étranglement ou portion étroite de la presqu'île en
préférant les deux premiers points aux deux derniers pour figurer les extrémités de l'isthme). Mais où gît la plus grosse absurdité de ce
passage, c'est quand, après avoir attribué à la presqu'île la forme triangulaire, l'auteur vient nous parler des trois côtés extérieurs de la
presqu'île. Parlant en effet de trois côtés extérieurs, ne semble-t-il pas exclure le côté de l'isthme, puisque l'isthme, qui forme apparemment un des
côtés de la presqu'île, ne peut être qualifié ni de côté extérieur ni de côté maritime ? Ah ! si cet isthme était
tellement resserré qu'il ne s'en fallût que de très peu que le côté aboutissant à Issus et le côté terminé à Sinope se
rejoignissent, on pourrait à la rigueur passer à Apollodore d'avoir dit que la presqu'île en question avait la forme d'un triangle ; mais tel n'est pas le cas
présent, et, comme la distance entre les deux extrémités de l'isthme est notoirement de 3000 stades, confondre avec un triangle un quadrilatère aussi bien
caractérisé est le fait d'un ignorant et non d'un chorographe de profession. Car c'est bel et bien une chorographie qu'on a prétendu nous donner quand on a publié,
écrit dans le mètre des poètes comiques, le Période de la terre. Et notez que le fait d'ignorance subsisterait, dût-on prendre comme mesure de l'isthme
l'évaluation la plus faible (celle de 1500 stades, moitié de la largeur totale) donnée par les géographes (et Artémidore est du nombre) qui se sont sur ce
point le plus écartés de la vérité, vu que cette évaluation elle-même ne réduirait pas encore la presqu'île à n'être qu'un
triangle. Ajoutons que, dans le tracé des côtés extérieurs de la presqu'île, Apollodore n'a pas montré plus d'exactitude, notamment quand il nous donne
pour premier côté une ligne allant d'Issus aux roches Chélidonies, puisqu'il faudrait augmenter cette ligne de toute la côte de la Lycie qui en est le prolongement
direct et de toute la Pérée rhodienne jusqu'à Physcus. C'est là seulement que la côte fait un coude et que commence par conséquent le second
côté ou côté occidental de la presqu'île pour ne finir qu'à la Propontide et à Byzance.
23. «Sur ce qu'Ephore, maintenant, avait écrit qu'il y a seize peuples en tout qui habitent et se partagent ladite presqu'île, trois grecs et treize barbares (les
migades ou populations mixtes n'entrant pas en ligne de compte), et que la distribution des peuples barbares est ainsi faite : sur la côte, les Ciliciens, les Pamphyliens, les
Lyciens, les Bithyniens, les Paphlagoniens, les Mariandyniens, les Troyens, les Cariens ; dans l'intérieur, les Pisidiens, les Mysiens, les Chalybes, les Phrygiens, les Milyes»,
Apollodore se récrie, et, procédant à une critique en règle, commence par déclarer que la presqu'île contient un dix-septième peuple, le peuple
Galate, établi là, à vrai dire, postérieurement à Ephore, après quoi il ajoute que, sur les seize nations énumérées par Ephore, il
y en a trois, les trois grecques, qui au temps de la guerre de Troie n'étaient pas encore venues se fixer dans la presqu'île, que, pour ce qui est des autres, la plus
entière confusion avait fini par s'introduire dans leurs relations et situations respectives ; que, si l'on consulte le Catalogue d'Homère, à côté des
Troyens et des peuples connus aujourd'hui encore sous les noms de Paphlagoniens, de Mysiens, de Phrygiens, de Cariens et de Lyciens, on y trouve les Mteoniens au lieu et place des Lydiens, et
d'autres peuples, tels que les Halizônes et les Caucônes, aujourd'hui complètement ignorés ; qu'en dehors de son Catalogue, Homère mentionne encore les
Cétéens, les Solymes, les Ciliciens de la plaine de Thébé et les Léléges ; qu'en revanche il ne mentionne aucun des peuples suivants : Pamphyliens,
Bithyniens, Mariandyniens, Pisidiens, Chalybes, Milyes et Cappadociens, tels de ces peuples n'ayant pas encore apparemment transporté leur demeure dans la presqu'île et tels autres
se trouvant encore absorbés au sein de nations plus puissantes, comme on a vu les Idriéens et les Termiles, par exemple, vivre si longtemps absorbés au sein de la nation
carienne, et les Dolions et les Bébryces au sein de la nation phrygienne.
24. Or, de tout ce qui précède, il ressort pour nous qu'Apollodore n'a pas fait du texte d'Ephore les critiques qu'il y avait à faire, et que, d'autre part, quand il cite
Homère, il ne respecte pas plus l'ordre que le sens des paroles du Poète. Ce dont il fallait d'abord demander compte à Ephore, c'est pourquoi il avait placé les
Chalybes au dedans de la péninsule, eux qui habitaient tellement plus à l'est que Sinope et qu'Amisus ; car ceux qui représentent l'isthme de cette presqu'île par une
ligne allant d'Issus à l'Euxin conçoivent tous cette ligne comme une manière de méridien, la faisant aboutir seulement, les uns à Sinope, les autres à
Amisus, mais on ne voit pas qu'aucun ait figuré l'isthme par une ligne aboutissant au pays des Chalybes, ligne qui serait nécessairement oblique et fort différente du
méridien du pays des Chalybes, puisque celui-ci, figuré graphiquement, traverse la Petite-Arménie et coupe l'Euphrate, laissant en deçà ou interceptant 1a
Cappadoce tout entière, la Commagène, l'Amanus et le golfe d'Issus. En supposant donc que nous admettions la susdite oblique comme pouvant déterminer à la rigueur et
représenter l'isthme, la plus grande partie des contrées que nous venons d'énumérer et notamment la Cappadoce, ainsi que la contrée attenante à l'Euxin
nommée actuellement le Pont et qui n'est qu'un démembrement de la Cappadoce, demeureraient encore en dedans de cette ligne. Et, comme on veut à toute force que les Chalybes
aient appartenu à la presqu'île elle-même, à plus forte raison devait-on y comprendre les Cataoniens, les Cappadociens de l'une et de l'autre Cappadoce, les
Lycaoniens. Or ces mêmes peuples ne figurent pas dans l'énumération d'Ephore. Pourquoi aussi avoir rangé les Chalybes parmi les populations
méditerranées, puisqu'il est avéré (nous l'avons démontré ci-dessus) que ce peuple est le même qu'Homère a désigné sous le
nom d'Halizones ?
Il eût bien mieux valu partager en deux la nation des Chalybes et distinguer d'un côté, les Chalybes maritimes, et de l'autre les Chalybes de l'intérieur. Il eût
fallu faire qui plus est la même chose et pour la Cappadoce et pour la Cilicie. Mais Ephore ne prononce même pas le nom de Cappadoce ; et, des deux Cilicies, la Cilicie maritime est
la seule qu'il mentionne, si bien qu'on se demande ce que deviennent à ce compte et les sujets d'Antipater Derbétès et les Homonadées et plusieurs autres peuples
encore qui, voisins notoires de la Pisidie, sont de ceux «qui ne connaissent point la mer et qui ne mangent aucun mets où le sel soit mêlé» (Od. II, 122).
Où placer ces différents peuples ? Et les Lydiens, les Maeoniens, dont Ephore ne parle pas non plus ? sont-ce deux peuples distincts, ou le même peuple sous deux noms
différents ? Etaient-ils indépendants ou vivaient-il mêlés et confondus avec une autre nation ? Que des noms si marquants aient pu rester ignorés, c'est ce
qu'on ne saurait admettre : Ephore en ne les mentionnant pas s'est donc rendu coupable d'une omission capitale. Comment Apollodore ne l'a-t-il pas compris ?
25. Et ces Migades d'Ephore, ces populations mêlées, quelles sont-elles ? Est-ce qu'indépendamment des peuples et des pays que nous énumérions tout à
l'heure il existe d'autres peuples encore, nommés ou omis par Ephore, qui pourraient être attribués à cette catégorie particulière ? Nous ne le voyons
pas. Nous ne voyons pas davantage que la dénomination de peuple ou de sang mêlé puisse convenir à une seule des nations [comprises dans notre
énumération] et mentionnées ou omises par Ephore, car, y aurait-il eu chez quelqu'une mélange à l'origine, que, par suite de la prédominance d'un des
éléments sur l'autre, cette nation serait devenue forcément ou grecque ou barbare, mais rien d'autre, vu qu'il n'existe pas, à notre connaissance, une
troisième nationalité qu'on puisse appelçr du nom de race mixte ou mêlée.
26. Comment Ephore s'y est-il pris aussi pour compter trois peuples grecs parmi les populations de la presqu'île ? Dira-t-on qu'anciennement Ioniens et Athéniens ne formaient qu'un
seul et même peuple ? Vite qu'on en dise autant des Doriens et des Aeoliens, et voilà les peuples grecs habitants de la presqu'île réduits à deux.
Consultera-t-on de préférence une division plus moderne, celle qu'ont établie les différences de moeurs et aussi de dialectes ? C'est alors quatre peuples grecs
distincts (juste autant que de dialectes) que comprend la presqu'île. Il est notoire en effet qu'il n'y a pas seulement que des Ioniens dans la presqu'île, et qu'il s'y trouve aussi
des Athéniens : rien ne le prouve plus que le soin avec lequel Ephore lui-même distingue les deux peuples l'un de l'autre ; de notre côté nous l'avons bien
montré en traitant de chaque ville en particulier. Voilà quelles objections ou difficultés il convenait de faire à Ephore, mais Apollodore n'y a même pas
pensé ; en revanche aux seize peuples énumérés par Ephore il en ajoute un dix septième, le peuple Galate : or, si l'addition en soi est utile, ce n'est pas
dans l'examen critique des assertions et omissions d'Ephore qu'elle eût dû trouver place, et Apollodore nous en donne lui-même la raison, quand il constate que tout ce qui a
trait aux Galates est postérieur au temps où Ephore écrivait.
27. Passant ensuite au témoignage d'Homère, Apollodore fait remarquer qu'une confusion très grande s'était produite parmi tous les peuples barbares de la
presqu'île depuis l'époque de la guerre de Troie jusqu'à l'époque actuelle, par suite des changements ou révolutions politiques, en quoi il a parfaitement
raison, car il est constant que, pendant cette période, de nouveaux peuples sont venus s'ajouter aux anciens et que des anciens les uns ont disparu, tandis que les autres ou se
démembraient ou se rapprochaient jusqu'à se mêler. Par contre, Apollodore s'abuse quand, pour expliquer comment Homère a pu omettre quelques-uns de ces peuples, il
invoque les deux raisons que voici : ou que l'établissement de ces peuples dans la presqu'île n'était pas encore consommé de son temps, ou que ces mêmes peuples
vivaient alors perdus et absorbés au sein d'une autre nation. Ainsi Homère n'a compris dans son énumération ni la Cappadoce, ni la Cataonie, ni la Lycaonie non plus,
sans qu'on puisse attribuer cette omission à l'une ou à l'autre des raisons alléguées par Apollodore, vu que nous ne trouvons trace dans l'histoire pour aucun de ces
trois peuples ni d'un établissement tardif ni d'une absorption au sein d'une autre nation. N'est-il pas risible aussi de voir Apollodore, au même moment où il
s'inquiète de l'omission faite par Homère des Cappadociens et des Lycaoniens et où il cherche à la justifier, omettre de relever les omissions personnelles d'Ephore
dans un texte que lui-même a choisi et cité tout exprès pour en faire l'objet d'un examen et d'une critique en règle ? N'est-il pas risible de voir qu'au moment
même où il nous apprend qu'Homère a désigné les Lydiens sous le nom de Méoniens, il oublie de noter qu'Ephore, lui, n'a prononcé le nom ni des
Lydiens ni des Méoniens ?
28. Prenons maintenant cette autre allégation d'Apollodore, que «quelques-uns des peuples mentionnés par Homère sont aujourd'hui complètement inconnus» :
vraie en ce qui concerne les Caucones, les Solymes, les Cétéens, les Lélèges et les Ciliciens de la plaine de Thébé, cette allégation n'est
plus, en ce qui concerne les Halizones, qu'une pure supposition, ou que la reproduction, pour mieux dire, de l'erreur de ces grammairiens qui, les premiers, faute d'avoir su reconnaître
qui étaient les Halizones, ont altéré, torturé le texte du poète et imaginé la fameuse source d'argent, et tant d'autres mines disparues, introuvables
aujourd'hui. On sait en effet comment ces grammairiens, dans l'intérêt de leur fiction, ont à l'envi recueilli, rapproché tous les faits, toutes les traditions que
leur fournissaient les historiens, et en particulier le Scepsien, qui lui-même ne parle que d'après Callisthène et d'autres auteurs suspects à nos yeux d'avoir
partagé le préjugé relatif aux Halizones: comment ils rappellent, par exemple, que toute la richesse de Tantale et des Pélopides provenait des mines de la Phrygie et
du mont Sipyle ; que celle de Cadmus était toute tirée des mines de la Thrace et du mont Pangée ; celle de Priam, des mines d'or d'Astyra voisines d'Abydos, lesquelles
donnent aujourd'hui encore quelque petit produit et attestent par la masse des déblais et la profondeur des excavations l'importance des exploitations anciennes ; que la richesse de
Midas provenait des mines du mont Bermius ; celle enfin des Gygès, des Alyatte, des Crésus, des mines de la Lydie et de ce canton compris entre Atarnée et Pergame,
où, dans le voisinage d'une petite ville aujourd'hui déserte, on rencontre encore dos traces d'exploitation de mines actuellement épuisées.
29. Il est un dernier reproche qu'on pourrait adresser à Apollodore, c'est d'avoir au moins une fois imité ces novateurs si peu respectueux de la parole du Poète que
lui-même en général maltraite si fort, et d'avoir non seulement méconnu l'autorité d'Homère, mais rapproché violemment et, confondu ce
qu'Homère avait pris soin de distinguer. Voici le fait : Xanthus de Lydie avait déclaré en termes exprès que ce fut seulement après la guerre de Troie que les
Phrygiens, quittant sur la rive gauche du Pont le pays des Bérécyntes et le territoire d'Ascanie, passèrent d'Europe en Asie sous la conduite de Scamandrius. Sur ce,
Apollodore prétend que c'est bien la même Ascanie dont parle Xanthus qu'Homère a mentionnée dans ce passage :
«Phorcys et Ascanius, Ascanius semblable aux dieux, marchaient à la tête des Phrygiens,
venus avec eux de la lointaine Ascanie» (Il. II, 862).
Mais, s'il en est ainsi, s'il est vrai que la migration phrygienne n'ait eu lieu que postérieurement à la guerre de Troie et que les auxiliaires phrygiens, envoyés au secours de Priam au moment même de la guerre, vinssent de l'autre côté du Pont, du pays des Bérécyntes et des environs d'Ascanie, qui étaient ces Phrygiens qui plus anciennement
«Guerroyaient le long des rives du Sangarius»,
quand Priam (il nous le dit lui-même)
«Vint, simple volontaire, se mêler à eux et combattre dans leurs rangs» (Il. III, 187)?
Comment est-ce de chez les Bérécyntes, à qui aucun lien ne l'unissait, que Priam a tiré ses auxiliaires phrygiens ? Comment aurait-il omis de s'adresser de préférence aux Phrygiens, ses proches voisins, et que lui-même en personne avait autrefois secourus ? Ajoutons que ce qu'Apollodore dit ailleurs des Mysiens se trouve en contradiction formelle avec sa présente allégation relative aux Phrygiens. «On cite, dit-il, comme appartenant encore à la Mysie, un bourg d'Ascanie, situé près d'un lac de même nom, d'où sort un fleuve, dit aussi l'Ascanius, qui se trouve mentionné et par Euphorion dans le vers suivant :
«Près des eaux de l'Ascanius, de l'Ascanius Mysien»,
et par Alexandre l'Aetolien dans le passage que voici :
«Et les riverains de l'Ascanius, voisins du lac d'Ascanie, chez qui vivait naguère Dolion,
héros illustre né des amours de Silène et de Mélie».
On donne maintenant le nom de Dolionide (c'est toujours Apollodore qui parle) à certain canton de la Mysie situé aux environs de Cyzique, sur le chemin de Milétopolis». Or, si ces détails géographiques sont exacts (et l'état actuel des lieux paraît bien confirmer le témoignage des poètes), qui pouvait bien empêcher qu'Homère ne pensât à cette Ascanie de Mysie plutôt qu'à celle dont parle Xanthus ? Mais nous avons déjà traité cette question tout au long en décrivant précédemment la Mysie et la Phrygie, il est donc grand temps que nous nous arrêtions.