Anselm Feuerbach - Le Banquet de Platon - version de 1869 - Staatliche Kunsthalle, Karlsruhe (Allemagne)
ARGUMENT
Le sujet de ce dialogue est l'Amour.
Voici d'abord le préambule, dont aucune circonstance
n'est indifférente. L'Athénien Apollodore fait
à des personnages qui ne sont pas nommés le
récit d'un souper donné, entre autres convives,
à Socrate, à Phèdre, au médecin
Eryximaque et au poète comique Aristophane, par
Agathon, lorsqu'il remporta le prix avec sa première
tragédie. Apollodore n'a pas assisté
lui-même à ce souper, mais il en a su les
détails d'un certain Aristodème, l'un des
convives, dont il a constaté la véracité
par le témoignage de Socrate lui-même. Et ces
détails sont d'autant plus présents à sa
mémoire, qu'il a eu, depuis peu, l'occasion de les
raconter. Les plus simples en apparence ont leur importance.
- Les convives sont déjà réunis chez
Agathon ; Socrate seul se fait attendre. On le voit se
diriger tout pensif vers la maison d'Agathon, et
s'arrêter longtemps à la porte, immobile et
absorbé, malgré des appels
réitérés, pendant que le souper
commence. N'est-ce pas une image sensible de sa
frugalité proverbiale, de son penchant
décidé à la méditation
plutôt qu'à cette activité
extérieure qui distrait les autres hommes ? Il entre
chez Agathon, sur la fin du souper, et sa venue imprime
à la réunion un caractère de
sobriété et de gravité
inaccoutumées. Sur l'avis d'Eryximaque, les convives
tombent d'accord de boire modérément, de
renvoyer la joueuse de flûte et de lier quelque
conversation. De quoi parlera-t-on ? de l'Amour. Voilà
Platon dans son sujet. Quel art de préparer l'esprit
à la théorie qui va se développer sans
effort, bien qu'avec une suite logique, dans le discours que
chacun des convives doit faire sur l'Amour ! Et quel soin de
se prémunir contre la monotonie, en conservant
à ces fins discoureurs la façon de penser et de
dire convenable au caractère et à la profession
de chacun ! Phèdre parle en jeune homme, mais en jeune
homme dont l'étude de la philosophie a
déjà purifié les passions ; Pausanias en
homme mûr, à qui l'âge et la philosophie
ont appris ce que ne sait pas la jeunesse. Eryximaque
s'explique en médecin. Aristophane a
l'éloquence du poète comique, cachant sous des
discours bouffons des pensées profondes. Agathon
s'exprime en poète ; enfin, après tous les
autres, et quand la théorie s'est élevée
par degrés, Socrate la complète et l'exprime
dans le merveilleux langage d'un sage et d'un
inspiré.
Phèdre prend le premier la parole pour faire de
l'amour un éloge d'un caractère très
noble. Ce panégyrique est l'écho du sentiment
de ce petit nombre d'hommes qu'une éducation
libérale a rendus capables de juger l'amour en dehors
de toute sensualité grossière et dans son
action morale. L'amour est un dieu, et un dieu très
ancien, puisque ni les prosateurs ni les poètes n'ont
pu nommer son père et sa mère ; ce qui signifie
sans doute qu'il est malaisé sans étude
d'expliquer son origine. - C'est le dieu qui fait le plus de
bien aux hommes, parce qu'il ne souffre pas la
lâcheté dans les amants, et qu'il leur inspire
le dévouement. C'est comme un principe moral qui
gouverne la conduite, en suggérant à tous les
hommes la honte du mal etla passion du bien. «De sorte
que si, par quelque enchantement, un Etat ou une armée
pouvait n'être composée que d'amants et
d'aimés, il n'y aurait point de peuple qui
portât plus haut l'horreur du vice et
l'émulation de la vertu». Enfin, c'est un dieu
qui fait le bonheur de l'homme, en ce qu'il le rend heureux
sur la terre et heureux dans le ciel, où quiconque a
fait le bien reçoit sa récompense. «Je
conclus, dit Phèdre, que, de tous les dieux, l'Amour
est le plus ancien, le plus auguste, et le plus capable de
rendre l'homme vertueux et heureux durant la vie et
après la mort».
Pausanias est le second à parler. Il corrige d'abord
ce qu'il y a d'excessif dans cet éloge enthousiaste.
Puis il précise la question, et place la
théorie de l'amour à l'entrée de sa
vraie voie, la voie d'une recherche philosophique. L'Amour ne
va pas sans Vénus, c'est-à-dire qu'il ne
s'explique pas sans la beauté ; première
indication de ce lien étroit qui sera mis dans un
grand jour entre l'Amour et le Beau. Or, il y a deux
Vénus, l'une ancienne, fille du Ciel, et qui n'a point
de mère : c'est Vénus Uranie ou céleste
; l'autre plus jeune, fille de Jupiter et de Dioné :
c'est la Vénus populaire. Il y a donc deux Amours,
correspondant aux deux Vénus : le premier, sensuel,
brutal, populaire, ne s'adresse qu'aux sens ; c'est un amour
honteux et qu'il faut éviter. Pausanias, après
avoir, dès le début, marqué ce point
oublié par Phèdre, satisfait de ces seuls mots,
n'y revient plus dans la suite de son discours. L'autre amour
s'adresse à l'intelligence, et par cela même, au
sexe qui participe le plus de l'intelligence, au sexe
masculin. Celui-là est digne d'être
honoré de tous et recherché. Mais il demande,
pour être bon et honnête, plusieurs conditions
difficiles à réunir de la part de l'amant. -
L'amant ne doit pas s'attacher à un ami trop jeune, ne
pouvant pas prévoir ce que deviendront le corps et
l'esprit de son ami : le corps peut se déformer en
grandissant, et l'esprit se corrompre ; il est sage
d'éviter ces mécomptes, en recherchant les
jeunes hommes plutôt que les enfants. - L'amant doit se
conduire à l'égard de son ami selon les
règles de l'honnêteté : «Il est
déshonnête d'accorder ses faveurs à un
homme vicieux pour de mauvais motifs». Il ne l'est pas
moins de céder à un homme riche ou puissant,
par désir de l'argent ou des honneurs. - L'amant doit
aimer l'âme, et dans l'âme la vertu. L'amour
alors est fondé sur un échange de services
réciproques entre l'amant et l'ami, dans le but de se
rendre mutuellement heureux. Ces réflexions de plus en
plus relevées de Pausanias ont dégagé
l'élément de la question, qui restera l'objet
suivi de tous les autres discours, l'élément
à la fois psychologique et moral, prêt à
se transformer et à s'agrandir encore.
Le médecin Eryximaque, qui discourt le
troisième, garde dans sa manière d'envisager
l'amour, dans la nature des développements qu'il donne
à sa pensée, et jusque dans sa diction, tous
les traits familiers à sa savante profession. Il
accepte d'abord la distinction des deux amours marquée
par Pausanias. Mais il va plus loin que lui. Il se propose
d'établir que l'amour ne réside pas seulement
dans l'âme des hommes, mais qu'il est dans tous les
êtres. Il le regarde comme l'union et l'harmonie des
contraires ; et il prouve la vérité de sa
définition par les exemples que voici : L'amour est
dans la Médecine, en ce sens que la santé du
corps résulte de l'harmonie des qualités qui
constituent le bon et le mauvais tempérament. L'art
d'un bon médecin, c'est d'être habile à
ramener cette harmonie, quand elle est troublée, et
à la maintenir. - L'amour est dans les
éléments, puisqu'il faut l'accord du sec et de
l'humide, du chaud et du froid, naturellement contraires,
pour produire une température calme et mesurée.
- N'y a-t-il pas aussi de l'amour dans la Musique, cette
combinaison des sons opposés, du grave et de l'aigu,
du plein et du ténu ? - De même dans la
Poésie, dont le rythme n'est dû qu'à
l'union des brèves et des longues. - De même
encore dans les Saisons, qui sont l'heureux
tempérament des éléments entre eux, un
accord d'influences dont la connaissance est l'objet propre
de l'astronomie. - De même enfin dans la Divination et
la Religion, puisque leur but est de maintenir dans une
proportion convenable ce qu'il y a de bon et de vicieux dans
la nature humaine, et de faire vivre en bonne intelligence
les hommes et les dieux ; l'amour est donc partout ; mauvais
et funeste quand les éléments opposés se
refusent à s'unir, et, prédominant l'un sur
l'autre, échappent à l'harmonie ; bon et
salutaire quand cette harmonie s'opère et se
maintient. Il est aisé de voir que le trait saillant
de ce discours, c'est la définition nouvelle de
l'amour : l'union des contraires. La théorie s'est
élargie ; et déjà elle ouvre devant
l'esprit un horizon très vaste, puisque du domaine de
la psychologie, où elle était resserrée
dans le principe, elle tend à embrasser l'ordre des
choses physiques tout entier.
Aristophane, qui, au lieu de parler à son tour, avait
cédé la parole à Eryximaque, sans doute
parce que ce qu'il avait à dire de l'amour devait
mieux se lier au langage du savant médecin, en venant
après plutôt qu'avant, Aristophane entre dans un
ordre d'idées qui semblent diamétralement
opposées, et qui pourtant sont au fond concordantes.
L'amour est, selon lui, l'union des semblables. Pour
confirmer son sentiment et donner, à son tour, des
preuves toutes nouvelles de l'universalité de l'amour,
il imagine une mythologie au premier abord très
bizarre.
Primitivement, il y avait trois espèces d'hommes, les
uns tout hommes, les autres tout femmes, les
troisièmes homme et femme, les Androgynes,
espèce tout à fait inférieure aux deux
premières. - Ces hommes étaient tous doubles :
deux hommes unis, deux femmes unies, un homme et une femme
réunis. Ils étaient joints par la peau du
ventre, et avaient quatre bras, quatre jambes deux visages
dans une seule tête opposés l'un à
l'autre et tournés du côté du dos, les
organes de la génération doubles et
placés du côté du visage, au-dessous du
dos. Les deux êtres ainsi unis, pleins d'amour l'un
pour l'autre engendraient leurs semblables, non pas en
s'unissant, mais en laissant tomber la semence à
terre, comme les cigales. - Cette race d'hommes était
forte. Elle en devint orgueilleuse et hardie au point de
tenter, comme les géants de la fable, d'escalader le
ciel. Pour la punir et diminuer sa force, Jupiter
résolut de diviser ces hommes doubles. Il
commença par les couper en deux, et il chargea Apollon
de guérir la plaie. Le dieu façonna le ventre
et la poitrine, et, pour humilier les coupables, tourna le
visage du côté où la séparation
avait été faite, afin de leur mettre pour
toujours sous les yeux le souvenir de leur
mésaventure. - Les organes de la
génération étaient restés du
côté du dos, de sorte que quand les
moitiés séparées, attirées par
l'ardeur de l'amour, se rapprochaient l'une de l'autre, elles
ne pouvaient engendrer : la race se perdait. Jupiter
intervint, mit ces organes sur le devant, et rendit la
génération et la reproduction possibles. Mais,
dès lors, la génération se fit par
l'union du mâle avec la femelle, et la
satiété sépara l'un de l'autre les
êtres du même sexe primitivement unis. Toutefois
ils ont gardé, dans l'amour qu'ils éprouvent
l'un pour l'autre, le souvenir de leur ancien état :
les hommes nés des hommes doubles s'aiment entre eux,
comme les femmes nées des femmes doubles s'aiment
entre elles, comme les femmes nées des Androgynes
aiment les hommes, et comme les hommes nés de ces
mêmes Androgynes ont de l'amour pour les femmes.
Quel est l'objet de ce mythe ? C'est apparemment d'expliquer
et de classer toutes les espèces de l'amour humain.
Les conclusions qu'on en tire à ce double point vue
sont empreintes si profondément du caractère
des moeurs grecques à l'époque de Platon,
qu'elles sont contradiction absolue avec les sentiments que
l'esprit moderne et le christianisme ont fait
prévaloir. Car, en prenant pour point de départ
la définition d'Aristophane, que l'amour est l'union
des semblables, on arrive à cette conséquence
que l'amour de l'homme pour la femme et de la femme pour
l'homme, est de tous le plus inférieur, puisqu'il est
l'union de deux contraires. Il faut donc mettre au-dessus de
lui l'amour de la femme pour femme, recherché par les
Tribades, et au-dessus de deux amours celui de l'homme pour
l'homme, le plus noble de tous. Non seulement il est plus
noble, mais en lui-même il est le seul amour vrai et
durable. Aussi quand les deux moitiés d'un homme
double qui se cherchent sans cesse viennent à se
rencontrer, elles partagent à l'instant le plus
violent amour, et n'ont plus qu'un désir, celui d'une
union intime et indissoluble qui les ramène à
leur premier état. C'est ici que le sentiment
d'Aristophane se rapproche du sentiment d'Eryximaque. Il y a
entre eux, en effet, ce point commun, que l'amour,
envisagé tour à tour comme l'harmonie des
contraires et comme l'union des semblables, est, dans tous
les cas, le désir de l'unité. C'est une
idée qui entraîne la théorie de la
psychologie et de la physique, dans la
métaphysique.
Agathon prend la parole à son tour. Il est
poète et rhéteur habile ; aussi son discours
exhale-t-il un parfum d'élégance. Il annonce
qu'il va compléter ce qui manque encore à la
théorie de l'amour, en se demandant quelle est sa
nature d'abord, et, d'après sa nature, ses effets.
L'Amour est le plus heureux des dieux : il est donc de nature
divine. Et pourquoi le plus heureux ? parce qu'il est le plus
beau ; et le plus beau, parce qu'il est le plus jeune,
échappant toujours à la vieillesse, et
compagnon de la jeunesse. Il est le plus tendre et le plus
délicat puisqu'il ne choisit sa demeure que dans
l'âme des hommes, ce qu'il y a de plus délicat
et de plus tendre après les dieux. Il est le plus
subtil aussi ; sans quoi il ne pourrait, comme il fait, se
glisser partout, pénétrer dans tous les coeurs
et en sortir de même ; et le plus gracieux puisqu'il ne
va jamais sans la beauté, fidèle au vieil adage
qu'Amour et laideur sont en guerre. - L'Amour est le
meilleur des dieux, comme étant le plus juste,
puisqu'il n'offense jamais et n'est jamais offensé ;
le plus tempérant, puisque la tempérance
consiste à dominer les plaisirs, et qu'il n'est aucun
plaisir supérieur à l'amour ; le plus fort, car
il a vaincu Mars lui-même, le dieu de la victoire ; le
plus habile enfin, parce qu'il fait à son gré
les poètes et les artistes, et qu'il est le
maître d'Apollon, des Muses, de Vulcain, de Minerve et
de Jupiter. Après cette ingénieuse peinture de
la nature de l'Amour, Agathon veut, comme il se l'est promis,
célébrer ses bienfaits. Il le fait dans une
péroraison brillante, empreinte de cette
élégance un peu maniérée qui
caractérisait son talent, et dont Platon paraît
avoir voulu donner une copie fidèle et
légèrement ironique. «L'éloquence
d'Agathon, va dire Socrate, m'a rappelé
Gorgias».
Tous les convives ont exprimé librement leurs
idées sur l'amour ; Socrate est le seul qui n'ait pas
rompu le silence. Ce n'est pas sans raison qu'il parle le
dernier : évidemment il est l'interprète direct
de Platon ; et c'est expressément dans son discours
qu'il faut chercher la théorie platonicienne.
Voilà pourquoi il se compose de deux parties : l'une
critique, dans laquelle Socrate repousse ce qui lui
paraît inadmissible dans ce qui précède,
surtout dans le discours d'Agathon ; l'autre dogmatique,
où il donne, en gardant la division d'Agathon, sa
propre opinion sur la nature et sur les effets ae l'amour. En
voici l'analyse :
Le discours d'Agathon est très beau, mais
peut-être plus pénétré de
poésie que de philosophie, plus mensonger que
véridique. Il avance, en effet, que l'amour est dieu,
qu'il est beau et qu'il est bon ; mais rien de tout cela
n'est vrai. L'amour n'est pas beau, parce qu'il ne
possède pas la beauté, par la raison qu'il la
désire : on ne désire que ce qu'on n'a pas. Il
n'est pas bon non plus, par la raison que toutes les bonnes
choses sont belles, le bon étant de sa nature
inséparable du beau. Il s'ensuit que l'amour n'est pas
bon parce qu'il n'est pas beau. Reste à prouver qu'il
n'est pas dieu. - Ici, par un artifice de composition qui
ressemble à une sorte de protestation implicite contre
le rôle si complètement sacrifié de la
femme jusqu'à ce moment, dans cet entretien sur
l'amour, Platon fait passer ses sentiments dans la bouche
d'une femme, l'étrangère de Mantinée,
avant que de les laisser exprimer à Socrate.
C'est donc de la bouche de Diotime, «savante en amour
et sur beaucoup d'autres choses», que Socrate
déclare avoir appris tout ce qu'il sait sur l'amour.
D'abord elle lui a fait entendre que l'amour n'est ni beau ni
bon, comme il l'a prouvé, et par suite qu'il n'est pas
dieu. S'il était dieu, en effet, il serait beau et
bon, parce que les dieux, auxquels rien ne manque, ne peuvent
être privés ni de bonté ni de
beauté. Est-ce à dire que l'amour soit un
être laid et mauvais ? Cela ne s'ensuit pas
nécessairement, parce qu'il y a entre la beauté
et la laideur, entre la bonté et la
méchanceté, un milieu, comme il y en a un entre
la science et l'ignorance. Qu'est-il donc enfin ? L'amour est
un être intermédiaire entre le mortel et
l'immortel, en un mot, un démon. La fonction d'un
démon, c'est de servir d'interprète entre les
dieux et les hommes, apportant de la terre au ciel les
hommages et les voeux des mortels, et du ciel à la
terre les volontés et les bienfaits des dieux. A ce
titre, l'amour entretient l'harmonie entre la sphère
humaine et la sphère divine il rapproche ces natures
contraires ; il est avec les autres démons le lien qui
unit le grand tout. Cela revient à dire que c'est par
l'effort de l'amour que l'homme s'élève
à Dieu : c'est le fond pressenti de la vraie
pensée de Platon ; mais il reste à la
développer et à l'éclaircir.
A quoi servirait de connaître la nature et le
rôle de l'amour, si l'on devait ignorer son origine,
son objet, ses effets et sa fin suprême. Platon n'a
garde de laisser ces questions dans le doute. L'Amour a
été conçu le jour de la naissance de
Vénus ; il est né du dieu de l'abondance Pores,
et de la pauvreté, Pénia : ceci explique
à la fois sa nature semi-divine et son
caractère. Il tient de sa mère d'être
pauvre, maigre, défait, sans abri, misérable,
et de son père d'être mâle, entreprenant,
robuste, chasseur habile et heureux, sans cesse à la
piste des bonnes et belles choses. Il est passionné
pour la sagesse, qui est belle et bonne par excellence,
n'étant ni assez sage en lui-même pour la
posséder, ni assez ignorant pour croire qu'il la
possède. Son objet, en dernière analyse, c'est
le beau et le bien, que Platon identifie sous un seul mot, la
Beauté. Mais il faut bien entendre ce que c'est
qu'aimer le beau : c'est désirer de se l'approprier et
de le posséder toujours, pour être heureux. Et
comme il n'est pas un homme qui ne soit à la recherche
de son propre bonheur, il faut distinguer, entre tous, celui
auquel s'applique cette poursuite du bonheur dans la
possession du Beau. C'est l'homme qui aspire à la
production dans la beauté selon le corps et selon
l'esprit. Et comme il ne s'estime parfaitement heureux que si
cette production doit se perpétuer sans interruption
et sans fin, il s'ensuit que l'amour n'est rien autre chose,
à vrai dire, que le désir même de
l'immortalité. C'est même la seule
immortalité qui soit possible à l'homme selon
le corps. Elle se produit par la naissance des enfants, par
la succession et la substitution d'un être jeune
à un être vieux. Ce désir de se
perpétuer est la raison de l'amour paternel, de cette
sollicitude à s'assurer la transmission de son nom et
de ses biens. Mais, au-dessus de cette production et de cette
immortalité selon le corps, il y a celles qui se font
selon l'esprit. Elles sont le propre de l'homme qui aime la
beauté de l'âme, et qui cherche à
produire dans une belle âme qui l'a séduit les
traits inestimables de la vertu et du devoir. Celui-là
perpétue la sagesse dont les germes étaient en
lui, et par là il s'assure une immortalité bien
supérieure à la première.
Les dernières pages du discours de Socrate sont
consacrées à marquer la suite des efforts par
lesquels l'amour s'élève de degré en
degré jusqu'à sa fin suprême. L'homme
possédé par l'amour s'attache d'abord à
un beau corps, puis à tous les beaux corps, dont les
beautés sont soeurs l'une de l'autre. C'est le premier
degré de l'amour. Il s'éprend ensuite des
belles âmes et de tout ce qui est beau en elles, les
sentiments et les actions. Il franchit ce second degré
pour passer de la sphère des actions à celle de
l'intelligence. Là il se sent pris d'amour pour toutes
les sciences, dont la beauté lui inspire avec une
fécondité inépuisable les pensées
supérieures et tous ces grands discours qui
constituent la philosophie. Mais, entre toutes les sciences,
il en est une qui enfin captive sans partage son âme
tout entière, la science même du Beau, dont la
connaissance est le comble et la perfection de l'amour. Et
qu'est-ce que ce beau si désirable et si difficile
à atteindre ? C'est la beauté en soi,
éternelle, divine, seule beauté réelle,
et dont toutes les autres ne sont que le reflet.
Eclairé de sa pure et inaltérable
lumière, l'homme rare auquel il est donné de la
contempler à la fin sent naître en lui et
engendre dans les autres toutes sortes de vertus ;
celui-là est véritablement heureux,
véritablement Immortel.
Après le discours de Socrate, il semble que tout a
été dit sur l'Amour et que le Banquet doit
finir. Mais il a paru bon à Platon de mettre dans un
relief inattendu l'élévation morale de sa
théorie par son contraste avec la bassesse des
attachements ordinaires des hommes. Voilà pourquoi on
voit arriver tout d'un coup Alcibiade, à moitié
ivre, la tête couronnée de lierre et de
violettes accompagné de joueuses de flûtes et
d'une troupe de compagnons dans l'ivresse. Que veut dire
cette orgie au milieu de ces philosophes ? Ne met-elle pas
sous les yeux selon les expressions de Platon,
l'éternel contraste de la Vénus populaire et de
la Vénus céleste ? Mais l'auteur
ingénieux du Banquet en a tiré un autre
effet puissant. L'orgie, qui menaçait
déjà de devenir contagieuse, cesse par
enchantement, à l'instant où Alcibiade a
reconnu Socrate. Quelle image de la puissance à la
fois et de la supériorité de cette morale de
Socrate, dans le discours où Alcibiade fait comme
malgré lui l'éloge le plus magnifique de cet
enchanteur, et dévoile son attachement à la
personne de Socrate, son admiration pour cette raison sereine
et supérieure, et sa honte pour ses propres
égarements !
Après qu'Alcibiade a fini de parler, la coupe
recommence à circuler parmi les convives. Ils
succombent tour à tour à l'excès de
l'ivresse. Socrate seul invincible, parce que sa
pensée, détachée de ces
désordres, en préserve son corps, s'entretient
de divers sujets avec ceux qui résistent jusqu'aux
premières lueurs du jour. Alors, et quand tous les
convives ont cédé au sommeil, il quitte la
maison d'Agathon pour aller se livrer à ses
occupations de tous les jours : dernière image de
cette âme forte, que la philosophie avait rendue
invulnérable aux passions.
INTERLOCUTEURS
D'abord APOLLODORE, L'AMI D'APOLLODORE ; ensuite SOCRATE,
AGATHON,
PHEDRE, PAUSANIAS, ERYXIMAQUE, ARISTOPHANE,
ALCIBIADE.
APOLLODORE
Je crois que je suis assez bien préparé
à vous faire le récit que vous me demandez ;
car, tout dernièrement, comme je me rendais de ma
maison de Phalère à la ville, un homme de ma
connaissance, qui venait derrière moi,
m'aperçut, et m'appelant de loin : Homme de
Phalère ! s'écria-t-il en badinant, Apollodore
! ne peux-tu ralentir le pas ? - Je m'arrêtai, et
l'attendis. - Apollodore, me dit-il, je te cherchais
justement ; je voulais te demander ce qui s'était
passé chez Agathon, le jour où Socrate,
Alcibiade et plusieurs autres y soupèrent. On dit que
toute la conversation roula sur l'amour. J'en ai bien su
quelque chose par un homme à qui Phénix fils de
Philippe, avait raconté une partie de leurs discours,
mais cet homme ne put rien me dire de certain sur le
détail de cet entretien ; il m'apprit seulement que tu
le savais. Conte-le-moi donc ; aussi bien est-ce un devoir
pour toi de faire connaître ce qu'a dit ton ami ; mais
avant tout, dis-moi, étais-tu présent à
cette conversation ? - Il paraît bien, lui
répondis-je, que ton homme ne t'a rien dit de certain,
puisque tu parles de cette conversation comme d'une chose
arrivée depuis peu, et comme si j'avais pu y
être présent. - Je le croyais. - Comment, lui
dis-je, Glaucon, ne sais-tu pas qu'il y a plusieurs
années qu'Agathon n'a mis le pied dans Athènes
? Pour moi, il n'y a pas encore trois ans que je
fréquente Socrate et que je m'attache à
étudier chaque jour toutes ses paroles et toutes ses
actions. Avant ce temps-là j'errais de
côté et d'autre, et, croyant mener une vie
raisonnable, j'étais le plus malheureux de tous les
hommes. Je m'imaginais, comme tu fais maintenant, qu'il
n'était rien dont il ne fallût s'occuper
plutôt que de philosophie. - Allons, ne raille point,
mais dis-moi quand eut lieu cette conversation. - Nous
étions bien jeunes, toi et moi : ce fut dans le temps
qu'Agathon remporta le prix avec sa première
tragédie, et le lendemain du jour où, en
l'honneur de sa victoire, il sacrifia aux dieux
entouré de ses choristes. - Tu parles de loin, ce me
semble ; mais de qui tiens-tu ce que tu sais ? Est-ce de
Socrate ? - Non, par Jupiter ! lui dis-je, mais de
celui-là même qui l'a conté à
Phénix : c'est certain Aristodème du bourg de
Cydathène, un petit homme qui va toujours nu-pieds. Il
était présent, et, si je ne me trompe,
c'était alors un des hommes le plus épris de
Socrate. J'ai quelquefois interrogé Socrate sur des
particularités que je tenais de cet Aristodème,
et leurs récits étaient d'accord. - Que
tardes-tu donc, me dit Glaucon, à me raconter
l'entretien ? Pouvons-nous mieux employer le chemin qui nous
reste d'ici à Athènes ? - J'y consentis, et
nous causâmes de tout cela chemin faisant. Voilà
comment, je vous le disais tout à l'heure, je suis
assez bien préparé ; et il ne tiendra
qu'à vous d'entendre ce récit. Aussi bien,
outre le profit que je trouve à parler ou à
entendre parler de philosophie, il n'y a rien au monde
à quoi je prenne tant de plaisir ; tandis que je me
meurs d'ennui, au contraire, quand je vous entends, vous
autres riches et gens d'affaires, parler de vos
intérêts. Je déplore votre aveuglement et
celui de vos amis : vous croyez faire merveilles, et vous ne
faites rien de bon. Peut-être vous aussi, de votre
côté, me trouvez-vous fort à plaindre, et
il me semble que vous avez raison; mais moi, je ne crois pas
que vous êtes à plaindre, je suis sûr que
vous l'êtes.
L'AMI D'APOLLODORE
Tu es toujours le même, Apollodore : toujours disant du
mal de toi et des autres, et persuadé que tous les
hommes, excepté Socrate, sont misérables,
à commencer par toi. Je ne sais pas pourquoi on t'a
donné le nom de Furieux ; mais je sais bien qu'il y a
toujours quelque chose de cela dans tes discours. Tu es
toujours aigri contre toi et contre tout le reste des hommes,
excepté Socrate.
APOLLODORE
Il te semble donc, mon cher, qu'il faut être un furieux
et un insensé pour parler ainsi de moi et de tous tant
que vous êtes ?
L'AMI D'APOLLODORE
Ce n'est pas le moment, Apollodore, de disputer
là-dessus. Rends-toi, sans plus tarder, à notre
demande, et redis-nous les discours qui furent tenus chez
Agathon.
APOLLODORE
Les voici à peu près ; ou plutôt prenons
la chose dès le commencement, comme Aristodème
me l'a racontée.
Je rencontrai Socrate, me dit-il, qui sortait du bain, et qui
avait aux pieds des sandales, contre sa coutume. Je lui
demandai où il allait si beau. Je vais souper chez
Agathon, me répondit-il. J'ai refusé d'assister
à la fête qu'il donnait hier pour
célébrer sa victoire, parce que je craignais la
foule ; mais je me suis engagé pour aujourd'hui,
voilà pourquoi tu me vois si paré. Je me suis
fait beau pour aller chez un beau garçon. Mais toi,
Aristodème, serais-tu d'humeur à y venir souper
aussi, quoique tu ne sois point prié ? - Comme tu
voudras, lui dis-je. - Suis-moi donc, et changeons le
proverbe en montrant qu'un honnête homme peut aussi
aller souper chez un honnête homme sans en être
prié.
J'accuserais volontiers Homère de n'avoir pas
seulement changé ce proverbe, mais de s'en être
moqué, lorsque après nous avoir
représenté Agamemnon comme un grand guerrier,
et Ménélas comme un assez faible combattant, il
fait venir Ménélas au festin d'Agamemnon sans
être invité, c'est-à-dire un
inférieur à la table d'un homme qui est
très au-dessus de lui. - J'ai bien peur, dis-je
à Socrate, de n'être pas tel que tu voudrais,
mais plutôt, selon Homère, l'homme
médiocre qui se rend à la table du sage sans
être invité. Au surplus, c'est toi qui me
conduis, c'est à toi de me défendre, car pour
moi je n'avouerai pas que je viens sans invitation ; je dirai
que c'est toi qui m'as prié. - Nous sommes deux,
répondit Socrate, et nous trouverons l'un ou l'autre
ce qu'il faudra dire. Allons seulement.
Nous nous dirigeâmes vers le logis d'Agathon, en nous
entretenant de la sorte. Mais, pendant le trajet, Socrate,
devenu tout pensif, demeura en arrière. Je
m'arrêtai pour l'attendre, mais il me dit d'aller
toujours devant. Arrivé à la maison d'Agathon,
je trouvai la porte ouverte ; et il m'arriva même une
assez plaisante aventure. Un esclave d'Agathon me mena
sur-le-champ dans la salle où était la
compagnie, qui était déjà à
table, et qui attendait que l'on servît. Agathon,
aussitôt qu'il me vit : 0 Aristodème,
s'écria-t-il, sois le bienvenu, si tu viens pour
souper ! Si c'est pour autre chose, nous en parlerons un
autre jour. Je t'ai cherché hier pour te prier
d'être des nôtres, mais je n'ai pu te trouver. Et
Socrate, pourquoi ne nous l'amènes-tu pas ? -
Là-dessus je me retourne, et je vois que Socrate ne
m'a pas suivi. Je suis venu avec lui, leur dis-je, c'est
lui-même qui m'a invité. - Tu as bien fait,
reprit Agathon ; mais lui, où est-il ? - Il marchait
sur mes pas, et je ne conçois pas ce qu'il peut
être devenu. - Enfant, dit Agathon, va voir où
est Socrate, et amène-le-nous. Et toi,
Aristodème, mets-toi à côté
d'Eryximaque. Enfant, qu'on lui lave les pieds, afin qu'il
prenne place.
Cependant un autre esclave vint annoncer qu'il avait
trouvé Socrate debout sur le seuil de la maison
voisine ; mais qu'on avait beau l'appeler, il ne voulait
point venir. Voilà une chose étrange ! dit
Agathon. Retourne et ne le quitte point qu'il ne soit
entré. - Non, non, dis-je alors, laissez-le. Il lui
arrive assez souvent de s'arrêter ainsi en quelque lieu
qu'il se trouve. Vous le verrez bientôt, si je ne me
trompe. Ne le troublez donc pas, laissez-le. - Si c'est
là ton avis, dit Agathon, à la bonne heure. Et
vous, enfants, servez-nous. Apportez-nous ce que vous
voudrez, comme si vous n'aviez personne ici pour vous donner
des ordres, car c'est un soin que je n'ai jamais pris.
Regardez-nous, moi et mes amis, comme des hôtes que
vous auriez vous-mêmes invités. Faites de votre
mieux, et tirez-vous-en à votre honneur.
Nous commençâmes à souper, et Socrate ne
venait point. A chaque instant, Agathon voulait qu'on
l'envoyât chercher ; mais j'empêchais toujours
qu'on ne le fît. Enfin Socrate entra, après nous
avoir fait attendre quelque temps, selon sa coutume, et comme
on avait à moitié soupé. Agathon, qui
était seul sur un lit au bout de la table, le pria de
se mettre auprès de lui. - Viens, dit-il, Socrate, que
je m'approche de toi le plus que je pourrai pour tâcher
d'avoir ma part des sages pensées que tu viens de
trouver ici près ; car j'ai la certitude que tu as
trouvé ce que tu cherchais ; autrement tu serais
encore à la même place. - Quand Socrate se fut
assis : plût aux dieux, dit-il, que la sagesse,
Agathon, fût quelque chose qui pût couler d'un
esprit dans un antre, quand deux hommes sont en contact,
comme l'eau coule, à travers un morceau de laine,
d'une coupe pleine dans une coupe vide ! Si la pensée
était de cette nature, ce serait à moi de
m'estimer heureux d'être auprès de toi : je me
remplirais, ce me semble, de cette bonne et abondante sagesse
que tu possèdes ; car pour la mienne, c'est quelque
chose de médiocre et d'équivoque, c'est un
songe, pour ainsi dire. La tienne, au contraire, est une
sagesse magnifique et riche des plus belles
espérances, témoin le vif éclat qu'elle
jette dès ta jeunesse et les applaudissements que plus
de trente mille Grecs viennent de lui donner. - Tu es un
railleur, reprit Agathon ; mais nous examinerons tantôt
quelle est la meilleure, de ta sagesse ou de la mienne, et
Bacchus sera notre juge. Présentement ne songe
qu'à souper.
Socrate s'assit, et quand lui et les autres convives eurent
achevé de souper, on fit les libations, on chanta un
hymne en l'honneur du dieu, et après toutes les autres
cérémonies ordinaires, on parla de boire.
Pausanias prit alors la parole :
Voyons, dit-il, comment nous boirons sans nous faire de mal.
Pour moi, je déclare que je suis encore
incommodé de la débauche d'hier, et j'ai besoin
de respirer un peu, ainsi que la plupart de vous, je pense ;
car hier vous étiez des nôtres. Avisons donc
à boire modérément. - Pausanias, dit
Aristophane, tu me fais grand plaisir de vouloir qu'on se
ménage ; car je suis un de ceux qui se sont le moins
épargnés la nuit dernière. - Que je vous
aime de cette humeur ! dit Eryximaque, fils d'Acumène.
Mais il reste un avis à prendre : Agathon se
trouve-t-il en état de bien boire ? - Pas plus que
vous, répondit-il. -Tant mieux pour nous, reprit
Eryximaque, pour moi, pour Aristodème, pour
Phèdre et pour les autres, si vous, les braves, vous
êtes rendus : car nous sommes toujours de pauvres
buveurs. Je ne parle pas de Socrate, il boit comme on veut ;
peu lui importe donc le parti qu'on prendra. Ainsi, puisque
je ne vois personne ici en humeur de bien boire, j'en serai
moins importun si je vous dis quelques mots de
vérité sur l'ivresse. Mon expérience de
médecin m'a parfaitement prouvé que
l'excès du vin est funeste à l'homme. Je
l'éviterai toujours tant que je pourrai ; et jamais je
ne le conseillerai aux autres, surtout quand ils se sentiront
encore la tête pesante d'une orgie de la veille. - Tu
sais, lui dit Phèdre de Myrrhinos en l'interrompant,
que je suis volontiers de ton avis, surtout quand tu parles
médecine ; mais tu vois que tout le monde est
raisonnable aujourd'hui. Il n'y eut qu'une voix : on
résolut d'un commun accord de ne point faire de
débauche, et de ne boire que pour son plaisir. -
Puisqu'il est convenu, dit Eryximaque, qu'on ne forcera
personne, et que chacun boira comme il voudra, je suis d'avis
que l'on renvoie premièrement cette joueuse de
flûte. Qu'elle aille jouer pour elle, ou, si elle veut,
pour les femmes dans l'intérieur. Quant à nous,
si vous m'en croyez, nous lierons ensemble quelque
conversation. Je vous en proposerai même le sujet, si
bon vous semble. - Chacun d'applaudir et de l'engager
à entrer en matière. - Eryximaque reprit donc :
Je commencerai par ce vers de la Mélanippe
d'Euripide : Ce discours n'est pas de moi, mais de
Phèdre. Car Phèdre me dit chaque jour, avec une
espèce d'indignation : 0 Eryximaque, n'est-ce pas une
chose étrange que, de tant de poètes qui ont
fait des hymnes et des cantiques en l'honneur de la plupart
des dieux, aucun n'ait fait l'éloge de l'Amour, qui
est pourtant un si grand dieu ? Vois les sophistes habiles :
ils composent tous tous les jours de grands discours en prose
à la louange d'Hercule et des autres demi-dieux,
témoin le fameux Prodicus ; et cela n'est pas
surprenant, J'ai même vu un livre qui portait pour
titre : l'Eloge du sel, où le savant auteur
exagérait les merveilleuses qualités du sel et
les grands services qu'il rend à l'homme. En un mot,
tu ne verras presque rien qui n'ait eu son
panégyrique. Comment donc peut-il se faire que, dans
cette grande ardeur de louer tant de choses, personne,
jusqu'à ce jour, n'ait entrepris de
célébrer dignement l'Amour, et qu'on ait
oublié un si grand dieu ? Pour moi, continua
Eryximaque, j'approuve l'indignation de Phèdre. Je
veux donc payer mon tribut à l'Amour, et me le rendre
favorable.Il me semble en même temps qu'il
siérait très bien à une compagnie telle
que la nôtre d'honorer ce dieu. Si cela vous
plaît, il ne faut point chercher d'autre sujet de
conversation. Chacun improvisera de son mieux un discours
à la louange de l'Amour. On fera le tour de gauche
à droite. Ainsi Phèdre parlera le premier ;
d'abord parce que c'est son rang, ensuite parce qu'il est
l'auteur de la proposition que je vous fais. - Je ne doute
pas, Eryximaque, dit Socrate, que ton avis ne passe tout
d'une voix. Ce n'est pas moi, du moins, qui le combattrai,
moi qui fais profession de ne savoir que l'amour. Ce n'est
pas non plus Agathon, ni Pausanias, ni Aristophane
assurément, lui qui est tout dévoué
à Bacchus et à Vénus. Je puis
également répondre du reste de la compagnie,
quoique, à dire vrai, la partie ne soit pas
égale pour nous autres, qui sommes assis les derniers.
En tout cas, si ceux qui nous précèdent font
bien leur devoir et épuisent la matière, nous
en serons quittes pour donner notre approbation. Que
Phèdre commence donc sous d'heureux auspices, et qu'il
loue l'Amour.
Le sentiment de Socrate fut unanimement adopté. Vous
rendre ici mot pour mot tous les discours que l'on
prononça, c'est ce que vous ne devez pas attendre de
moi ; Aristodème, de qui je les tiens, n'ayant pu me
les rapporter si parfaitement, et moi-même ayant
laissé échapper quelque chose du récit
qu'il m'en a fait : mais je vous redirai l'essentiel. Voici
donc à peu près, selon lui, quel fut le
discours de Phèdre :
«C'est un grand dieu que l'Amour, bien digne
d'être honoré parmi les dieux et parmi les
hommes pour mille raisons, mais surtout pour son
ancienneté ; car il n'y a point de dieu plus ancien
que lui. Et la preuve, c'est qu'il n'a ni père ni
mère. Aucun poète, aucun prosateur ne lui en
attribue. Selon Hésiode, le Chaos exista d'abord ;
ensuite la Terre au large sein, base éternelle et
inébranlable de toutes choses, et l'Amour.
Hésiode, par conséquent, fait succéder
au Chaos la Terre et l'Amour. Parménide parle ainsi de
son origine :
L'Amour est le premier dieu qu'il conçut.
Acusilas a suivi le sentiment d'Hésiode. Ainsi,
d'un commun accord, l'Amour est le plus ancien des dieux.
C'est aussi de tous les dieux celui qui fait le plus de bien
aux hommes. Car je ne connais pas de plus grand avantage pour
un jeune homme que d'avoir un amant vertueux, et pour un
amant que d'aimer un objet vertueux. Naissance, honneurs,
richesses, rien ne peut aussi bien que l'amour inspirer
à l'homme ce qu'il faut pour mener une vie
honnête : je veux dire la honte du mal et
l'émulation du bien. Sans ces deux choses, il est
impossible qu'un particulier ou un Etat fasse jamais rien de
beau ni de grand. J'ose même dire que si un homme qui
aime avait commis une mauvaise action, ou enduré un
outrage sans le repousser, il n'y aurait ni père, ni
parent, ni personne au monde devant qui cet homme eût
autant de honte de paraître que devant celui qu'il
aime. Et nous voyons qu'il en est de même de celui qui
est aimé ; car il n'est jamais si confus que lorsqu'il
est surpris en quelque faute par son amant. De sorte que si,
par quelque enchantement, un Etat ou une armée pouvait
n'être composé que d'amants et d'aimés,
il n'y aurait point de peuple qui portât plus haut
l'horreur du vice et l'émulation de la vertu. Des
hommes ainsi unis, quoiqu'en petit nombre, pourraient en
quelque sorte vaincre le monde entier. Car s'il est quelqu'un
de qui un amant ne voudrait pas être vu quittant son
rang ou jetant ses armes, c'est celui qu'il aime ; il
préférerait mourir mille fois, surtout
plutôt que d'abandonner son bien-aimé en
péril et de le laisser sans secours : car il n'est
point d'homme si lâche que l'amour n'enflammât
alors du plus grand courage, et ne rendît semblable
à un héros. Ce que dit Homère, que les
dieux inspirent de l'audace à certains guerriers, on
peut le dire de l'Amour plus justement que d'aucun des dieux.
Ce n'est que parmi les amants qu'on sait mourir l'un pour
l'autre. Et non seulement des hommes, mais des femmes
même ont donné leur vie pour sauver ce qu'elles
aimaient. La Grèce
en a vu l'éclatant exemple dans Alceste, fille de
Pélias : il ne se trouva qu'elle qui voulût
mourir pour son époux, quoiqu'il eût son
père et sa mère. L'amour de l'amante surpassa
de si loin leur amitié, qu'elle les déclara,
pour ainsi dire, des étrangers à l'égard
de leur fils ; il semblait qu'ils ne fussent ses proches que
de nom. Et, quoiqu'il se soit fait dans le monde beaucoup de
belles actions, il n'en est qu'un très petit nombre
qui aient racheté des enfers ceux qui y étaient
descendus ; mais celle d'Alceste a paru si belle aux hommes
et aux dieux, que ceux-ci, charmés de son courage, la
rappelèrent à la vie. Tant il est vrai qu'un
amour noble et généreux se fait estimer des
dieux mêmes !
Ils n'ont pas ainsi traité Orphée, fils
d'Aeagre. Ils l'ont renvoyé des enfers, sans lui
accorder ce qu'il demandait. Au lieu de lui rendre sa femme,
qu'il venait chercher, ils ne lui en ont montré que le
fantôme, parce qu'il avait manqué de courage,
comme un musicien qu'il était. Plutôt que
d'imiter Alceste, et de mourir pour ce qu'il aimait, il
s'était ingénié à descendre
vivant aux enfers. Aussi les dieux indignés l'ont puni
de sa lâcheté, en le faisant périr par la
main des femmes. Ils ont honoré, au contraire,
Achille, fils de Thétis, et ils l'ont
récompensé en le plaçant dans les
îles des bienheureux, parce que sa mère lui
ayant prédit que s'il tuait Hector il mourrait
aussitôt après, mais que s'il voulait ne le
point combattre, il reviendrait dans la maison de son
père pour y mourir après une longue vieillesse,
Achille ne balança point, préféra la
vengeance de Patrocle à sa propre vie, et voulut non
seulement mourir pour son ami, mais même mourir sur le
corps de son ami. Aussi les dieux l'ont honoré
par-dessus tous les autres hommes, dans leur admiration pour
son dévouement à celui dont il était
aimé. Eschyle se moque de nous, quand il nous dit que
c'était Patrocle qui était l'aimé.
Achille était plus beau non seulement que Patrocle,
mais que tous les autres héros. Il était encore
sans barbe et beaucoup plus jeune, comme dit Homère.
Et véritablement, si les dieux approuvent ce qu'on
fait pour ce que l'on aime, ils estiment, ils admirent, ils
récompensent tout autrement ce que l'on fait pour
celui dont on est aimé : En effet, celui qui aime est
quelque chose de plus divin que celui qui est aimé ;
car il est possédé d'un dieu. De là
vient qu'Achille a été encore mieux
traité qu'Alceste après sa mort dans les
îles des bienheureux. Je conclus que, de tous les
dieux, l'Amour est le plus ancien, le plus auguste, et le
plus capable de rendre l'homme vertueux et heureux durant sa
vie et après sa mort».
Phèdre finit de la sorte. Aristodème passa
par-dessus quelques autres, dont il avait oublié les
discours, et il vint à Pausanias, qui parla ainsi
:
«Je n'approuve point, ô Phèdre ! la simple
proposition qu'on a faite de louer l'Amour. Cela serait bon
s'il n'y avait qu'un amour ; mais, comme il y en a plus d'un,
il eût été mieux de dire avant tout quel
est celui qu'on doit louer. C'est ce que je vais essayer de
faire. Je dirai d'abord quel est l'amour qui mérite
d'être loué, puis je le louerai le plus
dignement que je pourrai. Il est constant que Vénus ne
va point sans l'amour : s'il n'y avait qu'une Vénus,
il n'y aurait qu'un amour ; mais, puisqu'il y a deux
Vénus, il faut nécessairement qu'il y ait aussi
deux amours. Qui doute qu'il y ait deux Vénus ? L'une
plus âgée, fille du Ciel, et qui n'a point de
mère : nous la nommons Vénus céleste ;
l'autre, plus jeune, fille de Jupiter et de Dioné :
nous l'appelons Vénus populaire. Il s'ensuit que, des
deux amours qui sont les ministres de ces deux Vénus,
il faut nommer l'un céleste, l'autre populaire. Or,
tous les dieux sans doute sont dignes d'être
honorés ; mais distinguons bien les fonctions de ces
deux amours.
Toute action en elle-même n'est ni belle ni laide : ce
que nous faisons présentement, boire, manger,
discourir, rien de tout cela n'est beau en soi, mais peut le
devenir par la manière dont on le fait ; beau si on le
fait selon les règles de l'honnêteté, et
laid si on le fait contre ces règles. Il en est de
même d'aimer. Tout amour, en général,
n'est ni beau ni louable, mais seulement celui qui est
honnête. L'amour de la Vénus populaire est
populaire aussi, et n'inspire que des actions basses : c'est
l'amour qui règne parmi les gens du commun. Ils aiment
sans choix, non moins les femmes que les jeunes gens,
plutôt le corps que l'âme ; plus on est
déraisonnable, plus ils vous recherchent : car ils
n'aspirent qu'à la jouissance ; pourvu qu'ils y
parviennent, peu leur importe par quels moyens. De là
vient qu'ils s'attachent à tout ce qui se
présente, bon ou mauvais ; car leur amour est celui de
la Vénus la plus jeune qui est née du
mâle et de la femelle. Mais la Vénus
céleste n'étant pas née de la femelle,
mais du mâle seul, l'amour qui l'accompagne ne
recherche que les jeunes gens. Attaché à une
déesse plus âgée, et qui, par
conséquent, n'a pas les sens fougueux de la jeunesse,
ceux qu'il inspire n'aiment que le Sexe masculin,
naturellement plus fort et plus intelligent. Voici à
quelles marques on pourra reconnaître les
véritables serviteurs de cet amour : ils ne
s'attachent point à une trop grande jeunesse, mais aux
jeunes gens dont l'intelligence commence à se
développer, c'est-à-dire dont la barbe
paraît déjà. Car leur but n'est pas,
selon moi, de mettre à profit l'imprudence d'un trop
jeune ami, et de le séduire pour le laisser
aussitôt après, et, riant de leur victoire,
courir à quelque autre ; mais iis se lient dans le
dessein de ne plus se séparer, et de passer toute leur
vie avec ce qu'ils aiment. Il serait vraiment à
souhaiter qu'il y eût une loi par laquelle il fût
défendu d'aimer de trop jeunes gens, afin qu'on ne
donnât point son temps à une chose si incertaine
; car qui sait ce que deviendra un jour cette jeunesse, quel
pli prendront et le corps et l'esprit, de quel
côté ils tourneront, vers le vice ou vers la
vertu ? Les gens sages s'imposent eux-mêmes une loi si
juste. Mais il faudrait la faire observer rigoureusement par
les amants populaires dont nous parlions, et leur
défendre ces sortes d'engagements, comme on les
empêche, autant qu'il est possible, d'aimer les femmes
de condition libre. Ce sont eux qui ont
déshonoré l'amour, au point qu'ils ont fait
dire il était honteux d'accorder ses faveurs à
un amant. C'est leur amour intempestif et injuste de la trop
grande jeunesse qui seul a donné lieu à une
semblable opinion, tandis que rien de ce qui se fait par des
principes de sagesse et d'honnêteté ne saurait
être blâmé justement.
Il n'est pas difficile de comprendre les lois qui
règlent l'amour dans les autres pays, car elles sont
précises et simples. Il n'y a que les villes
d'Athènes et de Lacédémone où la
coutume soit sujette à explication. Dans l'Elide, par
exemple, et dans la Béotie, où l'on est peu
habile dans l'art de parler, on dit simplement qu'il est bon
d'accorder ses faveurs à qui nous aime ; personne ne
le trouve mal, ni jeune ni vieux. Il faut croire que dans ces
pays on a ainsi autorisé l'amour pour en aplanir les
difficultés, et afin qu'on n'eût pas besoin pour
se faire aimer de recourir à des artifices de langage
dont les habitants ne sont pas capables. Mais ce commerce est
déclaré infâme dans l'Ionie et dans tous
les pays soumis à la domination des Barbares ; on y
proscrit également la philosophie et la gymnastique :
c'est qu'apparemment les tyrans n'aiment point à voir
qu'il se forme parmi leurs sujets de grands courages ou des
amitiés et des liaisons vigoureuses ; or, c'est ce que
l'amour sait très bien faire. Les tyrans
d'Athènes en firent autrefois l'expérience :
l'amour d'Aristogiton et la fidélité
d'Harmodius renversèrent leur domination. Il est donc
visible que, dans les Etats où il est honteux
d'accorder ses faveurs à qui nous aime, cette
sévérité vient de l'iniquité de
ceux qui l'ont établie, de la tyrannie des gouvernants
et de la lâcheté des gouvernés ; mais que
dans les pays où l'on dit simplement qu'il est bien
d'accorder ses faveurs à qui nous aime, cette
indulgence est une preuve de grossièreté. Tout
cela est bien plus sagement ordonné parmi nous. Mais,
comme je l'ai dit, il n'est pas facile de comprendre nos
principes à cet égard : d'un côté
on dit qu'il est mieux d'aimer aux yeux de tout le monde que
d'aimer en secret, et qu'il faut aimer de
préférence les hommes les plus
généreux et les plus vertueux, alors même
qu'ils seraient moins beaux que d'autres. Il est
étonnant comme tout le monde s'intéresse au
succès d'un homme qui aime : on l'encourage ; ce qu'on
ne ferait point si l'on croyait qu'il ne fût pas
honnête d'aimer ; on l'estime quand il a réussi
dans son amour, on le méprise quand il n'a pas
réussi. La coutume permet à l'amant d'employer
des moyens merveilleux pour parvenir à son but : et il
n'y a pas un seul de ces moyens qui ne fût capable de
le perdre dans l'estime des sages, s'il s'en servait pour
toute autre chose que pour se faire aimer. Car si un homme,
dans le dessein de s'enrichir ou d'obtenir un emploi, ou de
se faire quelque autre établissement de cette nature,
osait avoir pour quelqu'un la moindre des complaisances qu'un
amant a pour ce qu'il aime, s'il employait les supplications,
s'il joignait les larmes aux prières, s'il faisait des
serments, s'il couchait à sa porte, s'il descendait
à mille bassesses où un esclave aurait honte de
descendre, il n'aurait ni un ennemi ni un ami qui ne
l'empêchât de s'avilir à ce point. Les uns
lui reprocheraient de se conduire en flatteur et en esclave ;
les autres en rougiraient et s'efforceraient de l'en
corriger. Cependant tout cela sied merveilleusement à
un homme qui aime : non seulement ou souffre ses bassesses
sans y attacher de déshonneur, mais on l'estime comme
un homme qui fait très bien son devoir : et ce qu'il y
a de plus étrange, c'est qu'on veut que les amants
soient les seuls parjures que les dieux ne punissent point ;
car on dit que les serments n'engagent point en amour ; tant
il est vrai que dans nos moeurs les hommes et les dieux
permettent tout à un amant. Il n'y a donc personne qui
là-dessus ne demeure persuadé qu'il est
très louable en cette ville, et d'aimer et de payer de
retour ceux qui nous aiment. Et d'un autre côté
cependant, si l'on considère avec quel soin un
père met auprès de ses enfants un gouverneur
qui veille sur eux, et que le plus grand devoir de ce
gouverneur est d'empêcher qu'ils ne parlent à
ceux qui les aiment ; que leurs camarades même, s'ils
les voient entretenir de pareils commerces, les accablent de
railleries ; que les gens plus âgés ne
s'opposent point à ces railleries et ne blâment
pas ceux qui s'y livrent : à examiner cet usage de
notre ville, ne croirait-on pas que nous sommes dans un pays
où il y a de la honte à former de pareilles
liaisons ? Voici comment il faut accorder cette contradiction
: l'amour, comme je disais d'abord, n'est de soi-même
ni beau ni laid. Il est beau si l'on aime selon les
règles de l'honnêteté ; il est laid si
l'on aime contre ces règles. Or, il est
déshonnête d'accorder ses faveurs à un
homme vicieux et pour de mauvais motifs ; il est
honnête de se rendre pour de bons motifs à
l'amour d'un homme qui a de la vertu. J'appelle homme vicieux
cet amant populaire qui aime le corps plutôt que
l'âme ; car son amour ne saurait avoir de durée,
puisqu'il aime une chose qui ne dure point. Dès que la
fleur de la beauté qu'il aimait est passée,
vous le voyez qui s'envole ailleurs, sans se souvenir de ses
discours et de toutes ses promesses. Mais l'amant d'une belle
âme reste fidèle toute la vie, car ce qu'il aime
est durable. Ainsi donc la coutume, parmi nous, veut qu'on
examine bien avant de s'engager, qu'on se rende aux uns et
qu'on fuie les autres ; elle encourage à s'attacher
à ceux-ci et à éviter ceux-là,
parce qu'elle discerne et juge de quelle espèce est
celui qui aime comme celui qui est aimé. Il s'ensuit
qu'il y a de la honte à se rendre promptement ; et
qu'on exige l'épreuve du temps qui fait mieux
connaître toutes choses. Il est encore honteux de
céder à un homme riche ou puissant, soit qu'on
succombe par crainte ou par faiblesse, ou qu'on se laisse
éblouir par l'argent ou par l'espérance
d'entrer dans les emplois : car, outre que des raisons de
cette nature ne peuvent jamais former une amitié
généreuse, elles portent d'ailleurs sur des
fondements peu solides et peu durables. Reste un seul motif
pour lequel, dans nos moeurs, on peut avec
honnêteté favoriser un amant ; car, de
même que la servitude volontaire d'un amant envers
l'objet de son amour ne passe point pour de l'adulation et ne
lui est point reprochée, de même il y a une
autre espèce de servitude volontaire qui ne peut
jamais être blâmée : c'est celle où
l'on s'engage pour la vertu. On estime chez nous que si un
homme s'attache à en servir un autre dans
l'espérance de se perfectionner, grâce à
lui, dans une science ou dans quelque partie de la vertu,
cette servitude volontaire n'est point honteuse et ne
s'appelle point de l'adulation. Il faut que l'amour se traite
comme la philosophie et la vertu, et que leurs lois tendent
au même but, si l'on veut qu'il soit honnête de
favoriser celui qui nous aime ; car si l'amant et
l'aimé s'aiment tous deux à ces conditions,
savoir, que l'amant, en reconnaissance des faveurs de celui
qu'il aime, sera prêt à lui rendre tous les
services que l'équité lui permettra de rendre,
que l'aimé, de son côté, pour
reconnaître le soin que son amant aura pris de le
rendre sage et vertueux, aura pour lui toutes les
complaisances convenables ; et si l'amant est
véritablement capable de donner science et vertu
à ce qu'il aime, et que l'aimé ait un
véritable désir d'acquérir de
l'instruction et de la sagesse ; si, dis-je, toutes ces
conditions se rencontrent, c'est alors uniquement qu'il est
honnête d'accorder ses faveurs à qui nous aime.
L'amour ne peut être permis pour quelque autre raison
que ce soit : et alors il n'est point honteux d'être
trompé. Partout ailleurs il y a de la honte, qu'on
soit trompé ou qu'on ne le soit point ; car si, dans
une espérance de gain, on s'abandonne à un
amant que l'on croyait riche, et si l'on vient à
reconnaître que cet amant est pauvre en effet, et qu'il
ne peut tenir parole, la honte n'est pas moins grande car on
a montré qu'en vue du gain on pouvait tout faire pour
tout le monde, et cela n'est guère beau. Au contraire,
si, après avoir favorisé un amant que l'on
avait cru honnête, dans l'espérance de devenir
meilleur par le moyen de son amitié, on vient à
reconnaître que cet amant n'est point honnête, et
qu'il est lui-même sans vertu, il est beau d'être
trompé de la sorte, car on a fait voir le fond de son
coeur : on a montré que, pour la vertu et dans
l'espérance de parvenir à une plus grande
perfection, on était capable de tout entreprendre ; et
il n'y a rien de plus glorieux. Il est donc beau d'aimer pour
la vertu. Cet amour est celui de la Vénus
céleste ; il est céleste lui-même, utile
aux particuliers et aux Etats, et digne d'être l'objet
de leur principale étude, puisqu'il oblige l'amant et
l'aimé à veiller sur eux-mêmes et
à s'efforcer de se rendre mutuellement vertueux. Tous
les autres amours appartiennent à la Vénus
populaire. Voilà, Phèdre, tout ce que je puis
improviser pour toi sur l'amour».
Pausanias ayant fait ici une pause (et voilà un de ces
jeux de mots que nos sophistes enseignent), c'était
à Aristophane à parler ; mais il en fut
empêché par un hoquet qui lui était
survenu, soit pour avoir trop mangé, soit pour toute
autre raison. Il s'adressa donc au médecin Eryximaque,
auprès duquel il était, et lui dit : Il faut,
Eryximaque, ou que tu me délivres de ce hoquet, ou que
tu parles pour moi jusqu'à ce qu'il ait cessé.
- Je ferai l'un et l'autre, répondit Eryximaque, car
je vais parler à ta place, et tu parleras à la
mienne, quand ton incommodité sera passée. Elle
le sera bientôt si tu veux retenir quelque temps ton
haleine pendant que je parlerai ; sinon, il faut te
gargariser la gorge avec de l'eau. Si le hoquet est trop
violent, prends quelque chose pour te chatouiller le nez ;
l'éternument s'ensuivra, et, si tu fais cela une ou
deux fois, le hoquet cessera infailliblement, quelque violent
qu'il puisse être. - Commence toujours, dit
Aristophane, je vais suivre ton ordonnance. Alors Eryximaque
s'exprima ainsi :
«Pausanias a très bien commencé son
discours ; mais la fin ne me paraissant pas suffisamment
développée, je crois devoir la
compléter. J'approuve fort la distinction qu'il a
faite des deux amours ; mais je crois avoir découvert
par mon art, la médecine, que l'amour ne réside
pas seulement dans l'âme des hommes où il a pour
objet la beauté, mais qu'il a bien d'autres objets,
qu'il se rencontre dans bien d'autres choses, dans les corps
de tous les animaux, dans les productions de la terre, en un
mot, dans tous les êtres ; et que la grandeur et les
merveilles du dieu éclatent en tout, dans les choses
divines comme dans les choses humaines. Je prendrai dans la
médecine mon premier exemple, afin d'honorer mon
art.
La nature corporelle contient les deux amours. Car les
parties du corps qui sont saines et celles qui sont malades
constituent nécessairement des choses dissemblables,
et le dissemblable aime le dissemblable. L'amour qui
réside dans un corps sain est autre que celui qui
réside dans un corps malade ; et la maxime que
Pausanias vient d'établir, qu'il est beau d'accorder
ses faveurs à un ami vertueux, et honteux de se rendre
à celui qui est animé d'une passion
déréglée, cette maxime est applicable au
corps : il est beau et même nécessaire de
céder à ce qu'il y a de bon et de sain dans
chaque tempérament, et c'est en cela que consiste la
médecine ; au contraire, il est honteux de complaire
à ce qu'il y a de dépravé et de malade ;
et il faut même le combattre, si l'on veut être
un habile médecin. Car, pour le dire en peu de mots,
la médecine est la science de l'amour dans les corps,
par rapport à la réplétion et à
l'évacuation ; et le médecin qui sait le mieux
discerner en cela l'amour réglé d'avec le
vicieux doit être estimé le plus habile ; et
celui qui dispose tellement des inclinations du corps, qu'il
peut les changer selon le besoin, introduire l'amour
là où il n'existe pas et où il est
nécessaire, et le retrancher là où il
est vicieux, celui-là est un excellent praticien : car
il faut qu'il sache établir l'amitié entre les
éléments les plus ennemis et leur inspirer un
amour mutuel. Or, les éléments les plus
ennemis, ce sont les plus contraires, comme le froid et le
chaud, le sec et l'humide, l'amer et le doux, et les autres
de la même espèce. C'est pour avoir
trouvé le moyen de mettre l'amour et la concorde entre
ces contraires qu'Esculape, le chef de notre famille, a,
comme le disent les poètes, et comme je le crois
moi-même, inventé la médecine. J'ose donc
assurer que l'amour préside à la
médecine, ainsi qu'à la gymnastique et à
l'agriculture. vec la moindre attention, on reconnaîtra
de même sa présence dans la musique ; et c'est
ce qu'Héraclite a peut-être voulu dire,
quoiqu'il se soit mal expliqué. L'unité,
dit-il, qui s'oppose à elle-même s'accorde avec
elle-même : elle produit, par exemple, l'harmonie d'un
arc ou d'une lyre. C'est une grande absurdité de dire
que l'harmonie est une opposition, ou qu'elle consiste en des
éléments opposés ; mais apparemment
Héraclite entendait que c'est d'éléments
d'abord opposés, comme le grave et l'aigu, et ensuite
mis d'accord, que l'art musical tire l'harmonie. En effet,
l'harmonie n'est pas possible tant que le grave et l'aigu
restent opposés ; car l'harmonie est une consonnance,
la consonnance un accord, et il ne peut y avoir d'accord
entre des choses opposées tant qu'elles demeurent
opposées : ainsi les choses opposées qui ne
s'accordent pas ne produisent point d'harmonie. C'est encore
de cette manière que les longues et les brèves,
qui sont opposées entre elles, composent le rythme
lorsqu'elles sont accordées. Et ici c'est la musique,
comme plus haut c'est la médecine, qui produit
l'accord en établissant l'amour et la concorde entre
les contraires. La musique est donc la science de l'amour
relativement au rhythme et à l'harmonie. Il n'est pas
difficile de reconnaître la présence de l'amour
dans la constitution même du rhythme et de l'harmonie ;
là ne se trouvent pas deux amours : mais lorsqu'il
s'agit de mettre le rythme et l'harmonie en rapport avec les
hommes, soit en inventant, ce qui s'appelle composition
musicale, soit en se servant à propos des airs et des
mesures déjà inventés, ce qui s'appelle
éducation, il faut alors une grande attention et un
artiste habile. C'est ici le lieu d'appliquer la maxime
établie plus haut : qu'il faut complaire aux hommes
modérés et à ceux qui sont en voie de le
devenir, et encourager leur amour, l'amour légitime et
céleste, celui de la muse Uranie. Mais pour celui de
Polymnie, qui est l'amour vulgaire, on ne doit le favoriser
qu'avec une grande réserve, en sorte que
l'agrément qu'il procure ne puisse jamais porter au
déréglement. La même circonspection est
nécessaire dans notre art pour régler l'usage
des plaisirs de la table dans une si juste mesure qu'on
puisse en jouir sans nuire à la santé. Nous
devons donc distinguer soigneusement ces deux amours, dans la
musique, dans la médecine et dans toutes les choses
divines et humaines, puisqu'il n'y en a aucune où ils
ne se rencontrent. Ils se trouvent aussi dans la constitution
des saisons qui composent l'année ; car toutes les
fois que les éléments dont je parlais tout
à l'heure, le froid, le chaud, l'humide et le sec,
contractent les uns pour les autres un amour
réglé, et composent une harmonie juste et
tempérée, l'année devient fertile et
salutaire aux hommes, aux plantes et à tous les
animaux, sans leur nuire en rien. Mais lorsque c'est l'amour
intempérant qui prévaut dans la constitution
des saisons, il détruit et ravage presque tout ; il
engendre la peste et toutes sortes de maladies qui attaquent
les animaux et les plantes : les gelées, la
grêle, la nielle proviennent de cet amour
désordonné des éléments. La
science de l'amour dans les mouvements des astres et les
saisons de l'année s'appelle astronomie. De plus, les
sacrifices, l'emploi de la divination, c'est-à-dire
toutes les communications des hommes avec les dieux, n'ont
pour but que d'entretenir ou de guérir l'amour ; car
toute notre impiété vient de ce que nous
recherchons et honorons dans toutes nos actions, non pas le
meilleur amour, mais le pire, vis-à-vis des vivants,
des morts et des dieux. Le propre de la divination est de
surveiller et d'entretenir ces deux amours. La divination est
donc l'ouvrière de l'amitié qui existe entre
les dieux et les hommes, parce qu'elle sait tout ce qu'il y a
de saint ou d'impie dans les inclinations humaines. Ainsi il
est vrai de dire, en général, que l'amour est
puissant, et même que sa puissance est universelle ;
mais c'est quand il s'applique au bien et qu'il est
réglé par la justice et la tempérance,
tant à notre égard qu'à l'égard
es dieux, qu'il manifeste toute sa puissance et ns procure
une félicité parfaite, nous faisant vivre en
paix les uns avec les autres, et nous conciliant la
bienveillance des dieux, dont la nature est si relevée
au-dessus de la nôtre. J'omets peut-être beaucoup
de choses dans cet éloge de l'amour, mais ce n'est pas
volontairement. C'est à toi, Aristophane, de
suppléer à ce qui m'aurait
échappé. Si, pourtant, tu as le projet
d'honorer le dieu autrement, fais-le ; et commence, puisque
ton hoquet a cessé».
Aristophane répondit : Il a cessé, en effet ;
mais ce n'a pu être que par l'éternument, et
j'admire que, pour rétablir l'ordre dans
l'économie du corps, il soit besoin d'un mouvement
comme celui-là, accompagné de bruits et
d'agitations ridicules. Car l'éternument a fait cesser
le hoquet sur-le-champ. - Fais attention, mon cher
Aristophane, dit Eryximaque : sur le point de prendre la
parole, tu railles ; et lorsque tu pouvais discourir en paix,
tu me forces à te surveiller pour voir si tu ne diras
rien qui prête à rire. - Tu as raison,
Eryximaque, répondit Aristophane en souriant. Prends
donc que je n'ai rien dit, et ne va pas me surveiller ; car
je crains, non pas de faire rire avec mon discours, ce qui
est le but de ma muse, et deviendrait un triomphe pour elle,
mais de dire des choses ridicules. - Après avoir
lancé la flèche, reprit Eryximaque, tu penses
m'échapper ? Fais bien attention à ce que tu
vas dire, Aristophane, et parle comme devant rendre compte de
chacune de tes paroles. Peut-être, si bon me semble, te
traiterai-je avec indulgence. - Quoi qu'il en soit,
Eryximaque, je me propose de parler autrement que vous avez
fait, Pausanias et toi.
«Il me semble que jusqu'ici les hommes ont
entièrement ignoré la puissance de l'Amour ;
car, s'ils la connaissaient, ils lui
élèveraient des temples et des autels
magnifiques, et lui offriraient de somptueux sacrifices : ce
qui n'est point en pratique, quoique rien ne fût plus
convenable ; car c'est celui de tous les dieux qui
répand le plus de bienfaits sur les hommes, il est
leur protecteur et leur médecin, et les guérit
des maux qui empêchent le genre humain d'atteindre au
comble de la félicité. Je vais donc essayer de
vous faire connaître la puissance de l'Amour, et vous
enseignerez aux autres ce que vous aurez appris de moi. Mais
il faut commencer par dire quelle est la nature de l'homme et
les modifications qu'elle a subies.
Jadis la nature humaine était bien différente
de ce qu'elle est aujourd'hui. D'abord il y avait trois
sortes d'hommes : les deux sexes qui subsistent encore, et un
troisième composé de ces deux-là ; il a
été détruit, la seule chose qui en reste
c'est le nom. Cet animal formait une espèce
particulière et s'appelait androgyne, parce qu'il
réunissait le sexe masculin et le sexe féminin
; mais il n'existe plus, et son nom est en opprobre. En
second lieu, tous les hommes présentaient la forme
ronde ; ils avaient le dos et les côtes rangés
en cercle, quatre bras, quatre jambes, deux visages
attachés à un cou orbiculaire, et parfaitement
semblables ; une seule tête qui réunissait ces
deux visages opposés l'un à l'autre ; quatre
oreilles, deux organes de la génération, et le
reste dans la même proportion. Ils marchaient tout
droits, comme nous, et sans avoir besoin de se tourner pour
prendre tous les chemins qu'ils voulaient. Quand ils
voulaient aller plus vite, ils s'appuyaient successivement
sur leurs huit membres, et s'avançaient rapidement par
un mouvement circulaire, comme ceux qui, les pieds en l'air,
font la roue. La différence qui se trouve entre ces
trois espèces d'hommes vient de la différence
de leurs principes. Le sexe masculin est produit par le
soleil, le féminin par la terre ; et celui qui est
composé des deux autres par la lune, qui participe de
la terre et du soleil. Ils tenaient de ces principes leur
forme et leur manière de se mouvoir, qui est
sphérique. Leurs corps étaient robustes et
vigoureux et leurs courages élevés ; ce qui
leur inspira l'audace de monter jusqu'au ciel et de combattre
contre les dieux, ainsi qu'Homère l'écrit
d'Ephialtès et d'Otus ; Jupiter examina avec les dieux
le parti qu'il fallait prendre. L'affaire n'était pas
sans difficulté : les dieux ne voulaient pas
anéantir les hommes, comme autrefois les
géants, en les foudroyant, car alors le culte et les
sacrifices que les hommes leur offraient auraient disparu ;
mais, d'un autre côté, ils ne pouvaient souffrir
une telle insolence. Enfin, après de longues
réflexions, Jupiter s'exprima en ces termes :
«Je crois avoir trouvé, dit-il, un moyen de
conserver les hommes et de les rendre plus retenus, c'est de
diminuer leurs forces. Je les séparerai en deux : par
là, ils deviendront faibles ; et nous aurons encore un
autre avantage, ce sera d'augmenter le nombre de ceux qui
nous servent : ils marcheront droits, soutenus de deux jambes
seulement ; et si, après cette punition, ils
conservent leur audace impie et ne veulent pas rester en
repos, je les séparerai de nouveau, et ils seront
réduits à marcher sur un seul pied, comme ceux
qui dansent sur des outres à la fête de
Bacchus».
Après cette déclaration, le dieu fit la
séparation qu'il venait de résoudre ; et il la
fit de la manière que l'on coupe les oeufs lorsqu'on
veut les saler, ou qu'avec un cheveu on les divise en deux
parties égales. Il commanda ensuite à Apollon
de guérir les plaies, et de placer le visage et la
moitié du cou du côté où la
séparation avait été faite : afin que la
vue de ce châtiment les rendît plus modestes.
Apollon mit le visage du côté indiqué, et
ramassant les peaux coupées sur ce qu'on appelle
aujourd'hui le ventre, il les réunit à la
manière d'une bourse que l'on ferme, n'y laissant au
milieu qu'une ouverture qu'on appelle nombril. Quant aux
autres plis, qui étaient en très grand nombre,
il les polit, et façonna la poitrine avec un
instrument semblable à celui dont se servent les
cordonniers pour polir le cuir des souliers sur la forme, et
laissa seulement quelques plis sur le ventre et le nombril,
comme des souvenirs de l'ancien châtiment. Cette
division étant faite, chaque moitié cherchait
à rencontrer celle dont elle avait été
séparée ; et, lorsqu'elles se trouvaient toutes
les deux, elles s'embrassaient et se joignaient avec une
telle ardeur, dans le désir de rentrer dans leur
ancienne unité, qu'elles périssaient dans cet
embrassement de faim et d'inaction, ne voulant rien faire
l'une sans l'autre. Quand l'une des deux moitiés
périssait, celle qui subsistait en cherchait une
autre, à laquelle elle s'unissait de nouveau, soit que
ce fût la moitié d'une femme entière, ce
que nous appelons maintenant une femme, soit que ce fût
une moitié d'homme : et ainsi la race allait
s'éteignant. Jupiter, ému de pitié,
imagine un autre expédient : il met par-devant les
organes de la génération, car auparavant ils
étaient par derrière : on concevait et l'on
répandait la semence, non l'un dans l'autre, mais
à terre ; comme les cigales. Jupiter mit donc les
organes par-devant, et, de cette manière, la
conception se fit par la conjonction du mâle et de la
femelle. Alors si l'union se trouvait avoir lieu entre
l'homme et la femme, des enfants en étaient le fruit,
et, si le mâle venait à s'unir au mâle, la
satiété les séparait bientôt, et
les renvoyait à leurs travaux et aux autres soins de
la vie. De là vient l'amour que nous avons
naturellement les uns pour les autres : il nous ramène
à notre nature primitive, il fait tout pour
réunir les deux moitiés et pour nous
rétablir dans notre ancienne perfection. Chacun de
nous n'est donc qu'une moitié d'homme qui a
été séparée de son tout de la
même manière qu'on coupe une sole en deux. Ces
moitiés cherchent toujours leurs moitiés. Les
hommes qui proviennent de la séparation de ces
êtres composés qu'on appelait androgynes aiment
les femmes ; et la plupart des adultères appartiennent
à cette espèce, à laquelle appartiennent
aussi les femmes qui aiment les hommes et violent les lois de
l'hymen. Mais les femmes qui proviennent de la
séparation des femmes primitives ne font pas grande
attention aux hommes, et sont plus portées vers les
femmes : à cette espèce appartiennent les
tribades. De même, les hommes qui proviennent de la
séparation des hommes primitifs cherchent le sexe
masculin. Tant qu'ils sont jeunes, ils aiment les hommes :
ils se plaisent à coucher avec eux et à
être dans leurs bras : ils sont les premiers parmi les
adolescents et les adultes, comme étant d'une nature
beaucoup plus mâle. C'est bien à tort qu'on les
accuse d'être sans pudeur, car ce n'est pas faute de
pudeur qu'ils agissent ainsi ; c'est parce qu'ils ont une
âme forte, un courage mâle et un caractère
viril qu'ils recherchent leurs semblables : et ce qui le
prouve, c'est qu'avec l'âge ils se montrent plus
propres que les autres à servir l'Etat. Devenus
hommes, à leur tour ils aiment les jeunes gens ; et
s'ils se marient, s'ils ont des enfants, ce n'est pas que la
nature les y porte, c'est que la loi les y contraint. Ce
qu'ils aiment, c'est de passer leur vie les uns avec les
autres dans le célibat. Que les hommes de ce
caractère aiment ou soient aimés, leur unique
but est de se réunir à qui leur ressemble.
Lorsqu'il arrive à celui qui aime les jeunes gens ou
à tout autre de rencontrer sa moitié, la
sympathie, l'amitié, l'amour les saisit l'un et
l'autre d'une manière si merveilleuse qu'ils ne
veulent plus en quelque sorte se séparer, fût-ce
pour un moment. Ces mêmes hommes, qui passent toute la
vie ensemble, ils ne sauraient dire ce qu'ils veulent l'un de
l'autre ; car, s'ils trouvent tant de douceur à vivre
de la sorte, il ne paraît pas que les plaisirs des sens
en soient la cause. Evidemment leur âme désire
quelque autre chose qu'elle ne peut exprimer, mais qu'elle
devine et qu'elle donne à entendre. Et quand ils sont
couchés dans les bras l'un de l'autre, si Vulcain,
leur apparaissant avec les instruments de son art, leur
disait :
0 hommes, qu'est-ce que vous demandez réciproquement
?» et que, les voyant hésiter, il
continuât à les interroger ainsi : «Ce que
vous voulez, n'est-ce pas d'être tellement unis
ensemble que ni jour ni nuit vous ne soyez jamais l'un sans
l'autre ? Si c'est là ce que vous désirez, je
vais vous fondre et vous mêler de telle façon
que vous ne serez plus deux personnes, mais une seule, et
que, tant que vous vivrez, vous vivrez d'une vie commune,
comme une seule personne, et que, quand vous serez morts,
là aussi, dans la mort, vous serez réunis de
manière à ne pas faire deux personnes, mais une
seule. Voyez donc encore une fois si c'est là ce que
vous désirez, et ce qui peut vous rendre parfaitement
heureux ?» Oui, si Vulcain leur tenait ce discours, il
est certain qu'aucun d'eux ne refuserait ni ne
répondrait qu'il désire autre chose,
persuadé qu'il vient d'entendre exprimer ce qui de
tout temps était au fond de son âme : le
désir d'être uni et confondu avec l'objet
aimé de manière à ne plus former qu'un
seul être avec lui. La cause en est que notre nature
primitive était une, et que nous étions un tout
complet. On donne le nom d'amour au désir et à
la poursuite de cet ancien état. Primitivement, comme
je l'ai déjà dit, nous étions un ; mais
depuis, en punition de notre iniquité, nous avons
été séparés par Jupiter, comme
les Arcadiens par les Lacédémoniens. Nous
devons donc prendre garde à ne commettre aucune faute
contre les dieux, de peur d'être exposés
à une seconde division et de devenir comme ces figures
représentées de profil dans les bas-reliefs,
qui n'ont qu'une moitié de visage, ou comme des
dés coupés en deux. Il faut donc que tous tant
que nous sommes nous nous exhortions mutuellement à
honorer les dieux, afin d'éviter un nouveau
châtiment et de revenir à notre unité
primitive, sous les auspices et la conduite de l'Amour. Que
personne ne se mette en guerre avec l'Amour ; or, c'est se
mettre en guerre avec lui que de s'attirer la haine des
dieux. Tâchons donc de mériter la bienveillance
et la faveur de ce dieu, et il nous fera retrouver l'autre
partie de nous-mêmes, bonheur qui n'arrive aujourd'hui
qu'à très peu de gens. Qu'Eryximaque ne s'avise
pas de critiquer ces dernières paroles, comme si elles
faisaient allusion à Pausanias et à Agathon ;
car peut-être sont-ils de ce petit nombre, et
appartiennent-ils l'un et l'autre à la nature
masculine. Quoi qu'il en soit, je suis certain que nous
serons tous heureux, hommes et femmes, si, grâce
à l'Amour, nous retrouvons chacun notre moitié,
et si nous retournons à l'unité de notre nature
primitive. Or, si cet ancien état est le meilleur,
nécessairement celui qui en approche le plus est, dans
ce monde, le meilleur : c'est de posséder un
bien-aimé selon ses désirs. Si donc nous devons
louer le dieu qui nous procure ce bonheur, louons l'Amour,
qui non seulement nous sert beaucoup en cette vie en nous
conduisant ce qui nous est propre, mais encore nous donne les
plus puissants motifs d'espérer que, si nous rendons
fidèlement aux dieux ce qui leur est dû, il nous
rétablira dans notre première nature
après cette vie, guérira nos infirmités
et nous donnera un bonheur sans mélange. Voilà,
Eryximaque, mon discours sur l'amour. Il diffère du
tien ; mais je t'en conjure encore une fois, ne t'en moque
pas, afin que nous puissions entendre les autres ou
plutôt les deux autres, car Agathon et Socrate sont les
seuls qui n'aient pas encore parlé».
- Je t'obéirai, dit Eryximaque, et d'autant plus
volontiers que ton discours m'a charmé, mais à
un tel point que, si je ne connaissais combien sont
éloquents Socrate et Agathon en matière
d'amour, je craindrais fort qu'ils ne demeurassent court, le
sujet paraissant épuisé par tout ce qui a
été dit jusqu'à présent.
Cependant j'attends encore beaucoup d'eux.
- Tu t'es fort bien tiré d'affaire, dit Socrate ; mais
si tu étais à ma place en ce moment,
Eryximaque, et surtout lorsque Agathon aura parlé, tu
serais tout aussi tremblant, tout aussi embarrassé que
moi. - Tu veux me jeter un sort, dit Agathon à
Socrate, et me troubler en me faisant accroire que
l'assemblée est dans une grande attente, comme si je
devais dire de belles choses. - J'aurais bien peu de
mémoire, Agathon, reprit Socrate, si t'ayant vu monter
avec tant d'assurance et de calme sur la scène,
entouré de comédiens, et réciter tes
vers sans la moindre émotion, en regardant en face une
si nombreuse assemblée, je pensais que tu vas
maintenant te troubler devant quelques auditeurs. - Ah !
répondit Agathon, ne crois pas, Socrate, que je sois
tellement enivré des applaudissements du
théâtre que j'ignore combien, pour un homme
sensé, le jugement d'un petit nombre de sages est plus
redoutable que celui d'une multitude de fous. - Je serais
bien injuste, Agathon, si j'avais une aussi mauvaise opinion
de toi ; je suis persuadé que si tu te trouvais avec
un petit nombre de personnes qui te paraîtraient sages,
tu les préférerais à la foule : mais
peut-être ne sommes-nous pas de ces sages ; car enfin
nous étions aussi au théâtre et nous
faisions partie de la foule. Mais, supposé que tu te
trouvasses avec d'autres qui fussent des sages, ne
craindrais-tu pas de faire quelque chose qu'ils pussent
désapprouver ? qu'en penses-tu ? - Tu dis vrai,
répondit Agathon. - N'aurais-tu pas la même
crainte à l'égard de la foule, si tu croyais
faire quelque chose de honteux ? - Là-dessus
Phèdre prit la parole et dit : - Mon cher Agathon, si
tu continues de répondre à Socrate, il ne se
mettra plus en peine du reste, car il est content pourvu
qu'il ait avec qui causer, surtout si son interlocuteur est
beau. Sans doute j'aime à entendre Socrate ; mais je
dois veiller à ce que l'Amour reçoive les
louanges que nous lui avons promises, et à ce que
chacun de nous paye son tribut. Quand vous vous serez
acquittés envers le dieu, vous pourrez reprendre votre
entretien. - Tu as raison, Phèdre, dit Agathon, et
rien n'empêche que je parle, car je pourrai une autre
fois rentrer en conversation avec Socrate. Je vais donc
établir d'abord le plan de mon discours, puis je
commencerai.
«Il me semble que tous ceux qui ont parlé
jusqu'ici ont moins loué l'Amour que
félicité les hommes du bonheur que ce dieu leur
procure ; mais quel est l'auteur de tant de biens ? personne
ne l'a fait connaître. Et cependant la seule bonne
manière de louer, c'est d'expliquer la nature de la
chose en question et de développer les effets qu'elle
produit. Ainsi, pour louer l'Amour, il faut dire d'abord quel
il est, et parler ensuite de ses bienfaits. Je dis donc que,
de tous les dieux, l'Amour, s'il est permis de le dire sans
crime, est le plus heureux, parce qu'il est le plus beau et
le meilleur. Il est le plus beau, car premièrement,
Phèdre, il est le plus jeune des dieux ; et
lui-même prouve bien ce que j'avance, puisque dans sa
course il échappe à la vieillesse, bien qu'elle
coure assez vite, comme on le voit, plus vite au moins qu'il
ne le faudrait pour nous. L'Amour la déteste
naturellement et s'en éloigne le plus possible ; mais
il accompagne la jeunesse et se plaît avec elle, car
l'ancienne maxime dit avec vérité que le
semblable s'attache toujours à son semblable. Ainsi,
tout en étant d'accord avec Phèdre sur beaucoup
d'autres points, je ne saurais convenir avec lui que l'Amour
soit plus ancien que Saturne et Japet. Je soutiens, au
contraire, qu'il est le plus jeune des dieux, et qu'il est
toujours jeune. Ces vieilles querelles des dieux que nous
racontent Hésiode et Parménide, si tant est
qu'elles soient vraies, ont eu lieu sous l'empire de la
Nécessité, et non sous celui de l'Amour : car
il n'y aurait eu parmi les dieux ni mutilations, ni
chaînes, ni tant d'autres violences, si l'Amour
eût été avec eux ; mais la paix et
l'amitié les auraient unis comme maintenant, depuis
que l'Amour règne sur eux. Il est donc certain qu'il
est jeune, et de plus il est délicat. Mais il faudrait
un poète tel qu'Homère pour exprimer la
délicatesse de ce dieu. Homère dit
qu'Até est déesse et délicate :
Ses pieds, dit-il, sont délicats ; car elle ne les a pose jamais à terre, mais elle marche sur la tête des hommes.
C'est, je pense, prouver assez la délicatesse d'Até que de nous dire qu'elle ne s'appuie pas sur ce qui est dur, mais sur ce qui est doux. Je me servirai d'une preuve semblable pour montrer combien l'Amour est délicat. Il ne marche ni sur la terre ni sur des têtes, qui d'ailleurs ne présentent pas un point d'appui fort doux ; mais il marche et se repose sur les choses les plus tendres, car c'est dans les coeurs et dans les âmes des dieux et des hommes qu'il fait sa demeure. Et encore n'est-ce pas dans toutes les âmes, car il s'éloigne des coeurs durs et ne se repose que dans les coeurs tendres. Or, comme jamais il ne touche du pied ou de toute autre partie de son corps que la partie la plus délicate des êtres les plus délicats, il faut nécessairement qu'il soit d'une délicatesse extrême. Il est donc le plus jeune et le plus délicat des dieux. Il est en outre d'une essence subtile ; car il ne pourrait s'étendre de tous côtés, ni se glisser inaperçu dans toutes les âmes, et en sortir de même, s'il était d'une substance solide : et ce qui fait surtout reconnaître en lui une essence subtile et tempérée, c'est la grâce qui, de l'aveu commun, le distingue éminemment ; car l'amour et la laideur sont toujours en guerre. Comme il vit parmi les fleurs, on ne saurait douter de la fraîcheur de son teint. Et en effet l'Amour ne s'arrête jamais dans ce qui n'a point de fleurs ou dans ce qui n'en a plus, que ce soit un corps, ou une âme, ou tout autre chose, mais là où il trouve des fleurs et des parfums il se pose et demeure. On pourrait apporter beaucoup d'autres preuves de la beauté de ce dieu, mais celles-ci suffisent. Parlons de sa vertu. Le plus grand avantage de l'Amour, c'est qu'il ne peut recevoir aucune offense de la part des hommes ou des dieux, et que ni dieux ni hommes ne sauraient être offensés par lui ; car s'il souffre ou fait souffrir, c'est sans contrainte, la violence étant incompatible avec l'amour. C'est volontairement qu'on se soumet à l'Amour ; or, tout accord conclu volontairement, les lois, reines de l'Etat, le déclarent juste. Mais l'Amour n'est pas seulement juste, il est encore de la plus grande tempérance ; car la tempérance consiste à triompher des plaisirs et des passions : or est-il un plaisir au-dessus de l'Amour ? Si donc tous les plaisirs et toutes les passions sont au-dessous de l'Amour, il les domine ; et s'il les domine, il faut qu'il soit d'une tempérance incomparable. Quant à sa force, Mars lui-même ne peut l'égaler ; car ce n'est pas Mars qui possède l'Amour, mais l'Amour qui possède Mars, l'Amour de Vénus, disent les poètes : or celui qui possède est plus fort que celui qui est possédé ; et surmonter celui qui surmonte les autres, n'est-ce pas être le plus fort de tous ? Après avoir parlé de la justice, de la tempérance et de la force de ce dieu, reste à prouver son habileté. Tâchons, autant que possible, de ne pas être en défaut de ce côté. Pour honorer mon art, comme Eryximaque a voulu honorer le sien, je dirai que l'Amour est un poète si habile qu'il rend poète qui bon lui semble. On le devient en effet, fût-on auparavant étranger aux Muses, sitôt qu'on est inspiré par l'Amour ; ce qui prouve que l'Amour excelle à faire tous les ouvrages qui sont du ressort des Muses : car on n'enseigne point ce qu'on ignore, comme on ne donne point ce qu'on n'a pas. Pourrait-on nier que tous les êtres vivants ne soient l'ouvrage de l'Amour, sous le rapport de leur production et de leur naissance ? Et ne voyons-nous pas que, dans tous les arts, quiconque a reçu des leçons de l'Amour devient habile et célèbre, tandis qu'on demeure obscur quand on n'est pas inspiré par ce dieu ? C'est sous la conduite de l'Amour et de la passion qu'Apollon a découvert l'art de tirer de l'arc, la médecine et la divination : en sorte qu'on peut dire qu'il est le disciple de l'Amour, ainsi que les Muses pour la musique ; Vulcain, pour forger les métaux ; Minerve, pour l'art de tisser ; et Jupiter, pour l'art de gouverner les dieux et les hommes. Si donc la concorde a été rétablie parmi les dieux, il faut l'attribuer à l'Amour, c'est-à-dire à la beauté, car l'Amour ne s'attache pas à la laideur. Avant l'Amour, comme je l'ai dit au commencement, il s'était passé entre les dieux beaucoup de choses déplorables sous le règne de la Nécessité. Mais aussitôt que ce dieu naquit, de l'amour du beau jaillirent toutes sortes de biens sur les dieux et sur les hommes. Voilà pourquoi, Phèdre, il me semble que l'Amour est très beau et très bon, et que de plus il communique aux autres ces mêmes avantages. Je terminerai par un hommage poétique : c'est l'Amour qui donne
La paix aux hommes, le calme à la mer, le silence aux vents, un lit et le sommeil à la douleur.
C'est lui qui rapproche les hommes, et les empêche
d'être étrangers les uns aux autres ; principe
et lien de toute société, de toute
réunion amicale, il préside aux fêtes,
aux choeurs, aux sacrifices. Il remplit de douceur et bannit
la rudesse. Il est prodigue de bienveillance et avare de
haine. Propice aux bons, admiré des sages,
agréable aux dieux, objet des désirs de ceux
qui ne le possèdent pas encore, trésor
précieux pour ceux qui le possèdent,
père du luxe, des délices, de la
volupté, des doux charmes, des tendres désirs,
des passions, il veille sur les bons et néglige les
méchants. Dans nos peines, dans nos craintes, dans nos
regrets, dans nos paroles, il est notre conseiller, notre
soutien et notre sauveur. Enfin, il est la gloire des dieux
et des hommes, le maître le plus beau et le meilleur ;
et tout mortel doit le suivre et répéter en son
honneur les hymnes dont il se sert lui-même pour
répandre la douceur parmi les dieux et parmi les
hommes. A ce dieu, ô Phèdre, je consacre ce
discours, que j'ai entremêlé de propos
légers et sérieux, aussi bien que j'ai pu le
fait».
Quand Agathon eut fini son discours, tous les assistants
applaudirent et déclarèrent qu'il avait
parlé d'une manière digne du dieu et de lui.
Après quoi Socrate s'étant tourné vers
Eryximaque : - Eh bien, dit-il, fils d'Acumène,
n'avais-je pas raison de craindre, et n'étais-je pas
bon prophète, quand je vous annonçais
qu'Agathon ferait un discours admirable et me jetterait dans
l'embarras ? - Tu as été un bon
prophète, répondit Eryximaque, en nous
annonçant qu'Agathon parlerait bien, mais non, je
pense, en prédisant que tu serais embarrassé. -
Eh ! mon cher, reprit Socrate, qui ne serait
embarrassé aussi bien que moi, ayant à parler
après un discours si beau, si varié, admirable
en toutes ses parties, mais principalement sur la fin,
où les expressions sont d'une beauté si
achevée qu'on ne saurait les entendre sans en
être frappé ? Je me trouve si incapable de rien
dire d'aussi beau que, me sentant saisi de honte, j'aurais
quitté la place si je l'avais pu ; car
l'éloquence d'Agathon m'a rappelé Gorgias, au
point que, véritablement, il m'est arrivé ce
que dit Homère : Je craignais qu'Agathon, en
finissant, ne lançât en quelque sorte sur mon
discours la tête de Gorgias, cet orateur terrible, et
ne pétrifiât ma langue. J'ai reconnu en
même temps combien j'étais ridicule lorsque je
me suis engagé avec vous à
célébrer à mon rang l'Amour, et que je
me suis vanté d'être savant en amour ; moi qui
ne sais comment il faut louer quoi que ce soit. En effet,
jusqu'ici j'avais été assez simple pour croire
qu'on ne devait faire entrer dans un éloge que des
choses vraies ; que c'était là l'essentiel, et
qu'il ne s'agissait plus ensuite que de choisir parmi ces
choses les plus belles et de les disposer de la
manière la plus convenable. J'avais donc grand espoir
de bien parler, croyant savoir la vraie manière de
louer. Mais il paraît que cette méthode ne vaut
rien, et qu'il faut attribuer les plus grandes perfections
à l'objet qu'on a entrepris de louer, qu'elles lui
appartiennent ou non, la vérité ou la
fausseté n'étant en cela d'aucune importance ;
comme s'il avait été convenu, à ce qu'il
paraît, que chacun de nous aurait l'air de faire
l'éloge de l'Amour, mais ne le ferait pas en
réalité. C'est pour cela, je pense, que vous
attribuez à l'Amour toutes les perfections, et que
vous le faites si grand et la cause de si grandes choses :
vous voulez le faire paraître très beau et
très bon, j'entends à ceux qui ne s'y
connaissent pas, et non certes aux gens
éclairés. Cette manière de louer est
belle et imposante, mais elle m'était tout à
fait inconnue, lorsque je vous ai donné ma parole.
C'est donc ma langue et non mon coeur qui a pris cet
engagement. Permettez-moi de le rompre, car je ne suis pas
encore en état de vous faire un éloge de ce
genre. Mais, si vous le voulez, je parlerai à ma
manière, ne m'attachant qu'à dire des choses
vraies, sans me donner ici le ridicule de prétendre
disputer d'éloquence avec vous. Vois donc,
Phèdre, s'il te convient d'entendre un éloge
qui ne passera pas les bornes de la vérité,
où il n'y aura de recherche ni dans les mots ni dans
leur arrangement. - Phèdre et les autres personnes de
l'assemblée lui dirent de parler comme il voudrait. -
Permets-moi donc encore, Phèdre, reprit Socrate, de
faire quelques questions à Agathon, afin que,
sûr de son assentiment, je puisse parler avec plus
d'assurance. - Très volontiers, répondit
Phèdre, tu n'as qu'à l'interroger. -
Après quoi Socrate commença :
Je trouve, mon cher Agathon, que tu es fort bien entré
en matière en disant qu'il faut montrer d'abord quelle
est la nature de l'Amour, et ensuite quels sont ses effets.
J'aime tout à fait ce début. Voyons donc,
après tout ce que tu as dit de beau et de magnifique
sur la nature de l'Amour, dis-moi encore : l'Amour est-il
l'amour de quelque chose, ou de rien ? Et je ne te demande
pas s'il est fils d'un père ou d'une mère, car
la question serait ridicule. Mais si, par exemple, à
propos d'un père, je te demandais s'il est ou non
père de quelqu'un, ta réponse, pour être
juste, devrait être qu'il est père d'un fils ou
d'une fille : n'en conviens-tu pas ? - Oui, sans doute, dit
Agathon. - Et il en serait de même d'une mère ?
- Agathon en convint encore. - Souffre donc, ajouta Socrate,
que je te fasse encore quelques questions pour te mieux
découvrir ma pensée : Un frère, par
cette qualité même, est-il frère de
quelqu'un ou ne l'est-il pas ? - Il l'est de quelqu'un,
répondit Agathon. - D'un frère ou d'une soeur.
- Il en convint. - Tâche donc, reprit Socrate, de nous
montrer si l'Amour n'est l'amour de rien, ou s'il l'est de
quelque chose. - De quelque chose, assurément. -
Retiens bien ce que tu avances là, et souviens-toi de
quoi l'Amour est amour ; mais, avant d'aller plus loin,
dis-moi si l'Amour désire la chose dont il est amour.
- Oui, certes. - Mais, reprit Socrate, est-il possesseur de
la chose qu'il désire et qu'il aime, ou bien ne la
possède-t-il pas ? - Vraisemblablement, reprit
Agathon, il ne la possède pas. - Vraisemblablement ?
vois plutôt s'il ne faut pas nécessairement que
celui qui désire manque de la chose qu'il
désire, ou bien qu'il ne la désire pas s'il
n'en manque pas. Quant à moi, Agathon, il est
étonnant combien je trouve cette
conséquence-là nécessaire. Et toi ? -
Moi de même. - Fort bien ; ainsi celui qui est grand
désirerait-il être grand, et celui qui est fort
être fort ? - Cela est impossible, d'après ce
dont nous sommes convenus. - Car on ne saurait manquer de ce
qu'on possède. - Tu as raison.- Si celui qui est fort,
reprit Socrate, désirait être fort ; celui qui
est agile, agile ; celui qui est bien portant, bien portant
;... peut-être quelqu'un pourrait-il s'imaginer, dans
ce cas et d'autres semblables, que ceux qui sont forts,
agiles et bien portants, et qui possèdent ces
avantages, désirent encore ce qu'ils possèdent.
C'est pour que nous ne tombions pas dans une pareille
illusion que j'insiste là-dessus. Si tu veux y
réfléchir, Agathon, tu verras que ce que ces
gens possèdent, ils le possèdent
nécessairement, bon gré mal gré ;
comment donc le désireraient-ils ? Et si quelqu'un me
disait : Riche et bien portant, je désire la richesse
et la santé ; par conséquent je désire
ce que je possède, nous pourrions répondre : Tu
possèdes la richesse, la santé et la force ; et
c'est pour l'avenir que tu désires les
posséder, puisque tu les possèdes
présentement, que tu le veuilles ou ne le veuilles
pas. Vois donc si, lorsque tu dis : Je désire une
chose que j'ai présentement, cela ne signifie pas : Je
désire posséder encore à l'avenir ce que
j'ai en ce moment ? N'en conviendrait-il pas ? - Il en
conviendrait, répondit Agathon. - Eh bien, poursuivit
Socrate, n'est-ce pas aimer ce qu'on n'est pas sûr de
posséder, ce qu'on ne possède pas encore, que
de désirer conserver pour l'avenir ce qu'on
possède présentement ? - Sans contredit. -
Ainsi, dans ce cas comme dans tout autre, quiconque
désire, désire ce qu'il n'est pas sûr de
posséder, ce qui n'est pas présent, ce qu'il ne
possède pas, ce qu'il n'a pas, ce dont il manque.
Voilà ce que c'est que désirer et aimer. -
Assurément. - Repassons, ajouta Socrate, tout ce que
nous venons de dire. Premièrement l'Amour est amour de
quelque chose, en second lieu d'une chose qui lui manque. -
Oui, dit Agathon. _ souviens-toi maintenant, reprit Socrate,
de quoi, selon toi, l'Amour est amour. Si tu veux, je t'en
ferai souvenir. Tu as dit, ce me semble, que la concorde a
été rétablie entre les dieux par l'amour
du beau, car il n'y a pas d'amour du laid. N'est-ce pas
là ce que tu as dit ? - Je l'ai dit en effet. - Et
avec raison, mon cher ami. Et, s'il en est ainsi, l'Amour est
donc l'amour de la beauté, et non de la laideur ? - Il
en convint. - Or ne sommes-nous pas convenus que l'on aime
les choses dont on manque et que l'on ne possède pas ?
- Oui. - Donc l'Amour manque de beauté et ne la
possède pas. - Nécessairement. - Quoi donc !
appelles-tu beau ce qui manque de beauté, ce qui ne
possède la beauté d'aucune manière ? -
Non, certainement. - S'il en est ainsi, reprit Socrate,
assures-tu encore que l'Amour est beau ? - J'ai grand'peur,
répondit Agathon, de n'avoir pas bien compris ce que
je disais. - Tu parles sagement, Agathon ; mais continue un
peu à me répondre : Te paraît-il que les
bonnes choses soient belles ? - Il me le paraît. - Si
donc l'Amour manque de beauté, et que le beau soit
inséparable du bon, l'Amour manque aussi de
bonté. - Il en faut demeurer d'accord, Socrate, car il
n'y a pas moyen de te résister. - C'est à la
vérité, mon cher Agathon, qu'il est impossible
de résister : car résister à Socrate
n'est pas bien difficile. Mais je te laisse, pour en venir au
discours que me tint un jour une femme de Mantinée,
Diotime. Elle était savante sur tout ce qui concerne
l'Amour et sur beaucoup d'autres choses. Ce fut elle qui
prescrivit aux Athéniens les sacrifices qui
suspendirent pendant dix ans une peste dont ils
étaient menacés. Je tiens d'elle tout ce que je
sais sur l'Amour. Je vais essayer de vous rapporter de mon
mieux, d'après les principes dont nous venons de
convenir, Agathon et moi, l'entretien que j'eus avec elle ;
et, pour ne point m'écarter de ta méthode,
Agathon, j'expliquerai d'abord ce que c'est que l'Amour, et
ensuite quels sont ses effets. Il me semble donc plus facile
de vous rapporter fidèlement la conversation qui eut
lieu entre l'étrangère et moi.
J'avais dit à Diotime presque les mêmes choses
qu'Agathon vient de dire : que l'Amour était un grand
dieu, et qu'il était l'amour du beau ; et elle se
servait des mêmes raisons que je viens d'employer
contre Agathon pour me prouver que l'Amour n'est ni beau ni
bon. Je lui répliquai : Qu'entends-tu, Diotime ? quoi
! l'Amour serait-il laid et mauvais ? - Parle mieux, me
répondit-elle. Crois-tu que tout ce qui n'est pas beau
soit nécessairement laid ? - Je le crois très
fort. - Et qu'on ne puisse manquer de science sans être
absolument ignorant ; ou n'as-tu pas remarqué qu'il y
a un milieu entre la science et l'ignorance ? - Quel est-il ?
- Avoir une opinion vraie sans pouvoir en rendre raison : ne
sais-tu pas que ce n'est là ni être savant,
puisque la science doit être fondée sur des
raisons, ni être ignorant, puisque ce qui participe du
vrai ne peut s'appeler ignorance ? L'opinion vraie tient donc
le milieu entre la science et l'ignorance. - J'avouai
à Diotime qu'elle disait vrai. - Ne conclus donc pas,
reprit-elle, que tout ce qui n'est pas beau est
nécessairement laid, et que tout ce qui n'est pas bon
est nécessairement mauvais. Et, pour avoir reconnu que
l'Amour n'est ni bon ni beau, ne va pas croire qu'il soit
nécessairement laid et mauvais, crois seulement qu'il
tient le milieu entre ces contraires. - Mais pourtant, lui
répliquai-je, tout le monde s'accorde à dire
que l'Amour est un grand dieu. - Par tout le monde,
entends-tu, Socrate, les savants ou les ignorants ? -
J'entends tout le monde, lui dis-je, sans exception. -
Comment, reprit-elle en souriant, pourrait-il passer pour un
grand dieu parmi ceux qui ne le reconnaissent pas même
pour un dieu ? - Quels peuvent être ceux-là ?
dis-je. - Toi et moi, répondit-elle. - Comment,
repris-je, peux-tu me prouver cela ? - Cela n'est pas
difficile. Réponds-moi. Ne dis-tu pas que tous les
dieux sont beaux et heureux, ou oserais-tu prétendre
qu'il en est un qui ne soit ni heureux ni beau ? - Non, par
Jupiter ! - N'appelles-tu pas heureux ceux qui
possèdent les belles et bonnes choses ? -
Assurément. - Mais tu es convenu que l'Amour
désire les belles et bonnes choses et que le
désir est une marque de privation. - En effet, j'en
suis convenu. - Comment donc, reprit Diotime, se peut-il que
l'Amour soit dieu, étant privé de ce qui est
beau et bon ? - Cela ne se peut en aucune manière,
à ce qu'il semble. - Ne vois-tu donc pas que, toi
aussi, tu penses que l'Amour n'est pas un dieu ? - Quoi ! lui
répondis je, est-ce que l'Amour est mortel ? -
Nullement. - Mais enfin, Diotime, dis-moi, qu'est-il donc ? -
C'est, comme je le disais tout à l'heure, quelque
chose d'intermédiaire entre le mortel et l'immortel. -
Qu'est-il donc enfin ? - Un grand démon, Socrate ; car
tout démon tient le milieu entre les dieux et les
hommes. - Quelle est, lui dis-je, la fonction d'un
démon ? - D'être l'interprète et
l'entremetteur entre les dieux et les hommes, d'apporter au
ciel les prières et les sacrifices des hommes, et de
rapporter aux hommes les ordres des dieux et la
rémunération des sacrifices qu'ils leur ont
offerts. Les démons remplissent l'intervalle qui
sépare le ciel de la terre : ils sont le lien qui unit
le grand tout. C'est d'eux que procède toute la
science divinatoire et l'art des prêtres relativement
aux sacrifices, aux mystères, aux enchantements, aux
prophéties et à la magie. La nature divine
n'entrant jamais en communication directe avec l'homme, c'est
encore par l'intermédiaire des démons que les
dieux commercent et s'entretiennent avec les hommes, soit
pendant la veille, soit pendant le sommeil. Celui qui est
savant dans toutes ces choses est un démoniaque, et
celui qui est habile dans le reste, dans les arts et les
métiers, est un manoeuvre. Les démons sont en
grand nombre et de plusieurs sortes, et l'Amour est l'un
d'eux. De quels parents tire-t-il sa naissance ? dis-je
à Diotime. - Je vais te le dire, répondit-elle,
quoique le récit en soit un peu long.
A la naissance de Vénus, il y eut chez les dieux un
grand festin où se trouvait entre autres Poros
(l'Abondance), fils de Métis (la Prudence).
Après le repas, Pénia (la Pauvreté) s'en
vint mendier quelques restes et se tint auprès de la
porte. En ce moment, Poros, enivré de nectar (car on
ne faisait pas encore usage du vin), sortit de la salle et
entra dans le jardin de Jupiter, où le sommeil ne
tarda pas à fermer ses yeux appesantis. Alors,
Pénia, poussée par son état de
pénurie, imagina d'avoir un enfant de Poros. Elle alla
donc se coucher auprès de lui, et devint mère
de l'Amour. C'est pourquoi l'Amour devint le compagnon et le
serviteur de Vénus, ayant été
conçu le jour même où elle naquit ; outre
que de sa nature il aime la beauté, et que
Vénus est belle. Et maintenant comme fils de Poros et
de Pénia, voici quel fut son partage : d'abord il est
toujours pauvre, et, loin d'être beau et
délicat, comme on le pense généralement,
il est maigre, malpropre, sans chaussures, sans domicile,
sans autre lit que la terre, sans couverture, couchant
à la belle étoile auprès des portes et
dans les rues ; enfin, comme sa mère, toujours dans le
besoin. Mais, d'autre part, selon le naturel de son
père, il est toujours à la piste de ce qui est
beau et bon ; il est mâle, hardi,
persévérant, chasseur habile, toujours
machinant quelque artifice, désireux de savoir et
apprenant avec facilité, philosophant sans cesse,
enchanteur, magicien, sophiste. De sa nature il n'est ni
mortel ni immortel ; mais, dans le même jour, il est
florissant et plein de vie, tant qu'il est dans l'abondance,
puis il s'éteint, pour revivre encore par l'effet de
la nature paternelle. Tout ce qu'il acquiert lui
échappe sans cesse, en sorte qu'il n'est jamais ni
riche ni pauvre. Il tient aussi le milieu entre la sagesse et
l'ignorance : car aucun dieu ne philosophe ni ne
désire devenir sage, puisque la sagesse est le propre
de la nature divine ; et, en général, quiconque
est sage ne philosophe pas. Il en est de même des
ignorants, aucun d'eux ne philosophe ni ne désire
devenir sage ; car l'ignorance a précisément le
fâcheux effet de persuader à ceux qui ne sont ni
beaux, ni bons, ni sages, qu'ils possèdent ces
qualités : or nul ne désire les choses dont il
ne se croit point dépourvu. - Mais, Diotime, qui sont
donc ceux qui philosophent, si ce ne sont ni les sages ni les
ignorants ? - Il est évident, même pour un
enfant, dit-elle, que ce sont ceux qui tiennent le milieu
entre les ignorants et les sages, et l'Amour est de ce
nombre. La sagesse est une des plus belles choses du monde ;
or l'Amour aime ce qui est beau ; en sorte qu'il faut
conclure que l'Amour est amant de la sagesse,
c'est-à-dire philosophe, et, comme tel, il tient le
milieu entre le sage et l'ignorant. C'est à sa
naissance qu'il le doit : car il est le fils d'un père
sage et riche et d'une mère qui n'est ni riche ni
sage. Telle est, mon cher Socrate, la nature de ce
démon. Quant à l'idée que tu t'en
formais, il n'est pas étonnant qu'elle te fût
venue ; car tu croyais, autant que j'ai pu le conjecturer par
tes paroles, que l'Amour est ce qui est aimé et non ce
qui aime. Voilà, je pense, pourquoi l'Amour te
semblait très beau ; car ce qui est aimable est la
beauté réelle, la grâce, la perfection et
le souverain bien. Mais ce qui aime est d'une tout autre
nature, comme je viens de l'expliquer. - Eh bien, soit,
étrangère, tu raisonnes fort bien : mais
l'Amour étant tel que tu viens de le dire, de quelle
utilité est-il aux hommes ? - C'est là,
Socrate, ce que je vais à présent tâcher
de t'apprendre. Nous connaissons la nature et l'origine de
l'Amour : il est, comme tu le dis, l'amour du beau. Mais si
quelqu'un nous demandait : Qu'est-ce que l'amour du beau,
Socrate et Diotime ; ou, pour parler plus clairement, celui
qui aime le beau, qu'aime-t-il ? A le posséder,
répondis-je. - Cette réponse appelle une
nouvelle question, dit-elle : que lui reviendra-t-il de
posséder le beau ? - Je repartis que je n'étais
pas en état de répondre immédiatement
à cette question. - Mais, reprit-elle, si l'on
changeait de terme, et que, mettant le bon à la place
du beau, on te demandât : Socrate, celui qui aime le
bon, qu'aime-t-il ? - A le posséder.- Et que lui
reviendra-t-il de le posséder ? - Je trouve cette fois
la réponse plus facile : c'est qu'il deviendra
heureux. - Car c'est par la possession des bonnes choses que
les êtres heureux sont heureux, et il n'est plus besoin
de demander pourquoi celui qui veut être heureux veut
l'être : ta réponse me semble satisfaire
à tout. - Il est vrai, Diotime. - Mais penses-tu que
cet amour et cette volonté soient communs à
tous les hommes, et que tous veuillent toujours avoir ce qui
est bon ; ou es-tu d'un autre sentiment ? - Non, je crois que
tous ont cet amour et cette volonté. - Pourquoi donc,
Socrate, ne disons-nous pas de tous les hommes qu'ils aiment,
puisqu'ils aiment tous et toujours la même chose ;
pourquoi le disons-nous des uns et non des autres ? - C'est
ce qui m'étonne aussi. - Ne sois pas
étonné : nous distinguons une espèce
particulière d'amour, et nous l'appelons amour, du nom
de tout le genre, tandis que pour les autres espèces
nous employons des termes différents. - Un exemple, je
te prie ? - En voici un. Tu sais que le mot
poésie a de nombreuses acceptions : il exprime
en général la cause qui fait passer quoi que ce
soit du non-être à l'être, en sorte que
toute oeuvre de tout art est poésie, et que
tout artiste, tout ouvrier est poète. - Cela est vrai.
- Et cependant tu vois qu'on ne les appelle pas tous
poètes ; mais qu'on leur donne d'autres noms, et
qu'une seule espèce de poésie prise à
part, la musique et l'art des vers, a reçu le nom de
tout le genre. C'est en effet cette seule espèce qu'on
appelle poésie, et ce sont seulement ceux qui la
possèdent qu'on appelle poètes. - Cela est
encore vrai. - De même l'amour, en
général, est le désir de ce qui est bon
et nous rend heureux : c'est là le grand et
séduisant amour inné dans tous les coeurs. Mais
tous ceux qui, dans les diverses directions, tendent à
ce but, hommes d'affaires, athlètes, philosophes, on
ne dit pas qu'ils aiment, on ne les appelle pas amants ;
ceux-là seuls qui se livrent à une certaine
espèce d'amour reçoivent le nom de tout le
genre : à eux seuls s'appliquent les mots aimer,
amour, amants. - Tu me parais avoir raison, lui dis-je. -
On a dit, reprit-elle, que chercher la moitié de
soi-même, c'est aimer. Mais moi, je prétends
qu'aimer n'est chercher ni la moitié ni le tout de
soi-même, quand ni cette moitié ni ce tout ne
sont bons : et la preuve, mon ami, c'est que nous consentons
à nous laisser couper le bras ou la jambe, quoiqu'ils
nous appartiennent, si nous jugeons que ces membres sont
attaqués par un mal incurable. En effet, ce n'est pas
ce qui est à nous que nous aimons ; à moins que
nous ne regardions comme nôtre et nous appartenant en
propre ce qui est bon, et comme étranger ce qui est
mauvais : car les hommes n'aiment que le bon. N'est-ce pas
ton sentiment ? - Par Jupiter ! je pense comme toi. - Il
suffit donc de dire que les hommes aiment le bon ? - Oui. -
Mais, quoi ! ne faut-il pas ajouter qu'ils aiment aussi
à posséder le bon ? - Il le faut. - Et non
seulement à le posséder, mais encore à
le posséder toujours ? - Il le faut aussi. - En somme
donc l'amour consiste à vouloir posséder
toujours le bon. - Il n'y a rien de plus vrai,
répondis-je. - Si tel est l'amour en
général, quel est l'acte particulier où
la recherche et la poursuite ardente du bon prennent le nom
d'amour ? Quel est-il ? Peux-tu me le dire ? - Non, Diotime ;
autrement je ne serais pas en admiration devant ta sagesse et
ne serais pas venu auprès de toi pour apprendre ces
vérités. - Je vais donc te le dire : c'est la
production dans la beauté, soit par le corps, soit par
l'âme. - Voilà une énigme qui demanderait
un devin ; pour moi, je ne la comprends pas. - Je vais parler
plus clairement. Tous les hommes, Socrate, sont capables
d'engendrer et selon le corps et selon l'âme, et,
lorsqu'ils sont parvenus à un certain âge, leur
nature demande à produire. Or elle ne peut produire
dans la laideur, mais dans la beauté ; l'union de
l'homme et de la femme est une production ; et cette
production est une oeuvre divine, fécondation et
génération auxquelles l'être mortel doit
son immortalité. Mais ces effets ne sauraient
s'accomplir dans ce qui est discordant. Or la laideur ne peut
s'accorder avec rien de ce qui est divin ; la beauté
seule le peut. La beauté est donc, pour la
génération, semblable au Destin et à
Lucine. C'est pourquoi, lorsque l'être fécondant
s'approche du beau, plein d'amour et de joie, il se dilate,
il engendre, il produit. Au contraire, s'il s'approche du
laid, triste et refroidi, il se resserre, se détourne,
se contracte et n'engendre pas, mais porte avec douleur son
germe fécond. De là, chez l'être
fécondant et plein de vigueur pour produire, cette
ardente poursuite de la beauté, qui doit le
délivrer des douleurs de l'enfantement. Car la
beauté, Socrate, n'est pas, comme tu te l'imagines,
l'objet de l'amour. - Quel est donc l'objet de l'amour ? -
C'est la génération et la production dans la
beauté. - Soit, répondis-je. - Il n'y a pas
à en douter, reprit-elle. - Mais pourquoi l'objet de
l'amour est-il la génération ? - Parce que
c'est la génération qui perpétue la
famille des êtres animés et qui lui donne
l'immortalité que comporte la nature mortelle. Or,
d'après ce dont nous sommes convenus, il est
nécessaire de joindre au désir du bon le
désir de l'immortalité, puisque l'amour
consiste à aimer que le bon nous appartienne toujours.
Il s'ensuit donc que l'immortalité est aussi l'objet
de l'amour».
Tels étaient les enseignements que me donnait Diotime
dans nos entretiens sur l'amour. Elle me dit un jour : Quelle
est, selon toi, Socrate, la cause de ce désir et de
cet amour ? N'as-tu pas remarqué dans quel état
étrange se trouvent tous les animaux volatiles et
terrestres, quand arrive le désir d'engendrer ? comme
ils sont tous malades, quelle agitation amoureuse, d'abord
pendant l'époque de l'accouplement, puis quand il
s'agit de nourrir leur progéniture, comme les plus
faibles mêmes sont toujours prêts à
combattre contre les plus forts, et à mourir pour
elle, comme ils s'imposent la faim ou toute autre privation
pour la faire vivre ? A l'égard des hommes, on
pourrait croire que c'est par raison qu'ils agissent ainsi :
mais les animaux, d'où leur viennent ces dispositions
amoureuses ? saurais-tu le dire ? - Je lui répondis
que je l'ignorais. - Espères-tu donc, reprit-elle,
devenir jamais savant en amour, si tu ignores une pareille
chose ? - Mais, encore une fois, Diotime, c'est pour cela que
je suis venu vers toi, sachant que j'ai besoin de
leçons. Explique-moi donc ce dont tu me demandais
l'explication, et toutes les autres choses qui se rapportent
à l'amour. - Eh bien, dit-elle, si tu crois que
l'objet naturel de l'amour est celui dont nous sommes
convenus plusieurs fois, ma question ne doit pas te troubler
; car, ici comme précédemment, c'est encore la
nature mortelle qui cherche à se perpétuer et
à se rendre immortelle autant qu'il est possible. Et
son seul moyen, c'est la naissance, qui substitue un individu
jeune à un individu vieux. En effet, bien que l'on
dise d'un individu, depuis sa naissance jusqu'à sa
mort, qu'il vit et qu'il est toujours le même,
cependant en réalité, il ne reste jamais ni
dans le même état ni dans la même
enveloppe, mais il meurt et renaît sans cesse dans ses
cheveux, dans sa chair, dans ses os, dans son sang, en un mot
dans son corps tout entier ; et non seulement dans son corps,
mais encore dans son âme : ses habitudes, ses moeurs,
ses opinions, ses désirs, ses plaisirs, ses peines,
ses craintes, toutes ses affections ne demeurent jamais les
mêmes ; elles naissent et meurent continuellement. Mais
ce qu'il y a de plus surprenant, c'est que non seulement nos
connaissances naissent et meurent en nous de la même
façon (car à cet égard encore nous
changeons sans cesse), mais chacune d'elles en particulier
passe par les mêmes vicissitudes. En effet, ce qu'on
appelle réfléchir se rapporte à
une connaissance qui s'efface ; car l'oubli est l'extinction
d'une connaissance. Or la réflexion, formant en nous
un nouveau souvenir à la place de celui qui s'en va,
conserve en nous cette connaissance, si bien que nous croyons
que c'est la même. Ainsi se conservent tous les
êtres mortels ; ils ne restent pas absolument et
toujours les mêmes comme ce qui est divin, mais celui
qui s'en va et qui vieillit laisse à sa place un jeune
individu semblable à ce qu'il était
lui-même. Voilà, Socrate, comment tout ce qui
est mortel participe de l'immortalité, et le corps et
tout le reste. Quant à l'être immortel, c'est
par une autre raison. Ne t'étonne donc plus si tous
les êtres animés attachent tant de prix à
leurs rejetons ; car c'est du désir de
l'immortalité que leur viennent la sollicitude et
l'amour qui les animent. - Après qu'elle m'eut
parlé de la sorte, je lui dis plein d'admiration :
Très bien, ô très sage Diotime; mais en
est-il réellement ainsi ? - Elle, du ton d'un parfait
sophiste : N'en doute pas, Socrate : et si tu veux
réfléchir à présent à
l'ambition des hommes, elle te paraîtra peu conforme
à ces principes, à moins que tu ne songes
combien les hommes sont possédés du
désir de se faire un nom et d'acquérir une
gloire immortelle dans la postérité, et que
c'est ce désir, plus encore que l'amour paternel, qui
leur fait braver tous les dangers, sacrifier leur fortune,
endurer toutes les fatigues, et donner même leur vie.
Penses-tu, en effet, qu'Alceste eût souffert la mort
à la place d'Admète, qu'Achille l'eût
cherchée pour venger Patrocle, et que votre Codrus s'y
fût dévoué pour assurer la royauté
à ses enfants, s'ils n'eussent espéré
laisser après eux cet immortel souvenir de leur vertu
qui vit encore parmi nous ? Il s'en faut bien, poursuivit
Diotime. Mais pour cette immortalité de la vertu, pour
cette noble gloire, il n'est rien, je crois, que chacun ne
fasse avec d'autant plus d'ardeur qu'il est plus vertueux,
car tous ont l'amour de ce qui est immortel. Ceux donc qui
sont féconds selon le corps aiment les femmes, et se
tournent de préférence vers elles, croyant
s'assurer, par la procréation des enfants,
l'immortalité, la perpétuité de leur nom
et le bonheur, à ce qu'ils s'imaginent, dans la suite
des temps. Mais ceux qui sont féconds selon
l'esprit..., car il en est qui sont encore plus
féconds d'esprit que de corps, pour les choses qu'il
appartient à l'esprit de produire. Or qu'appartient-il
à l'esprit de produire ? La sagesse et les autres
vertus qui sont nées des poètes et de tous les
artistes doués du génie de l'invention. Mais la
sagesse la plus haute et la plus belle est celle qui
préside au gouvernement des Etats et des familles
humaines : on l'appelle prudence et justice. Quand donc un
mortel divin porte en son âme, dès l'enfance, le
germe de ces vertus, et que, parvenu à la
maturité de l'âge, il désire produire et
engendrer, il va aussi çà et là
cherchant la beauté dans laquelle il pourra engendrer,
car jamais il ne le pourrait dans la laideur. Dans l'ardeur
de produire, il s'attache donc aux beaux corps de
préférence aux laids ; et, s'il rencontre dans
un beau corps une âme belle, généreuse et
bien née, cette réunion lui plaît
souverainement. Auprès d'un tel homme, il abonde
aussitôt en discours sur la vertu, sur les devoirs et
les occupations de l'homme de bien, et il s'applique à
l'instruire ; car le contact et le commerce de la
beauté lui font engendrer et produire ce dont il
portait le germe. Absent ou présent, il pense toujours
à son bien-aimé ; et ils nourrissent en commun
les fruits de leur union. Aussi le lien et l'affection qui
les attachent l'un à l'autre sont-ils bien plus
intimes et bien plus forts que ceux de la famille, parce que
leurs enfants sont plus beaux et plus imortels. Et il n'est
personne qui ne préfère de tels enfants
à toute autre postérité, s'il
considère et admire les productions qu'Homère,
Hésiode et les autres poètes ont
laissées d'eux, la renommée et la
mémoire immortelle que ces immortels enfants ont
acquise à leurs pères ; ou bien encore s'il se
rappelle les enfants que Lycurgue a laissés
après lui à Lacédémone, et qui
sont devenus le salut de cette ville, je dirai presque de la
Grèce entière. Solon de même est en
honneur parmi vous comme père des lois ; et d'autres
grands hommes sont honorés en diverses
contrées, soit en Grèce, soit chez les
Barbares, parce qu'ils ont produit une foule d'oeuvres
admirables et enfiinté toutes sortes de vertus. De
tels enfants leur ont valu des temples, mais nulle part les
enfants du corps n'en ont valu à personne.
Peut-être, Socrate, suis-je parvenue à t'initier
jusque-là aux mystères de l'Amour ; mais quant
au dernier degré de l'initiation et aux
révélations les plus secrètes,
auxquelles tout ce que je viens de dire n'est qu'une
préparation, je ne sais si, même bien
dirigé, ton esprit pourrait s'élever
jusqu'à elles. Je n'en continuerai pas moins, sans
rien ralentir de mon zèle. Tâche de me suivre le
mieux que tu pourras.
Celui qui veut atteindre à ce but par la vraie voie
doit, dès son jeune âge, commencer par
rechercher les beaux corps. Il doit, en outre, s'il est bien
dirigé, n'en aimer qu'un seul, et dans celui qu'il
aura choisi engendrer de beaux discours. Ensuite, il doit
arriver à comprendre que la beauté qui se
trouve dans un corps quelconque est soeur de la beauté
qui se trouve dans tous les autres. En effet, s'il faut
rechercher la beauté en général, ce
serait une grande folie de ne pas croire que la beauté
qui réside dans tous les corps est une et identique.
Une fois pénétré de cette pensée,
notre homme doit se montrer l'amant de tous les beaux corps
et dépouiller, comme une petitesse méprisable,
toute passion qui se concentrerait sur un seul. Après
cela, il doit regarder la beauté de l'âme comme
plus précieuse que celle du corps ; en sorte qu'une
belle âme, même dans un corps dépourvu
d'agréments, suffise pour attirer son amour et ses
soins, et pour lui faire engendrer en elle les discours les
plus propres à rendre la jeunesse meilleure. Par
là il sera nécessairement amené à
contempler la beauté qui se trouve dans les actions
des hommes et dans les lois, à voir que cette
beauté est partout identique à elle-même,
et conséquemment à faire peu de cas de la
beauté corporelle. Des actions des hommes il devra
passer aux sciences, pour en contempler la beauté ; et
alors, ayant une vue plus large du beau, il ne sera plus
enchaîné comme un esclave dans l'étroit
amour de la beauté d'un jeune garçon, d'un
homme ou d'une seule action ; mais, lancé sur
l'océan de la beauté, et repaissant ses yeux de
ce spectacle, il enfantera avec une inépuisable
fécondité les discours et les pensées
les plus magnifiques de la philosophie, jusqu'à ce
qu'ayant affermi et agrandi son esprit par cette sublime
contemplation, il n'aperçoive plus qu'une science,
celle du beau.
Prête-moi maintenant, Socrate, toute l'attention dont
tu es capable. Celui qui, dans les mystères de
l'Amour, se sera élevé jusqu'au point où
nous en sommes, après avoir parcouru dans l'ordre
convenable tous les degrés du beau, parvenu enfin au
terme de l'initiation, apercevra tout à coup une
beauté merveilleuse, celle, ô Socrate ! qui
était le but de tous ses travaux antérieurs :
beauté éternelle, incréée et
impérissable, exempte d'accroissement et de
diminution, beauté qui n'est point belle en telle
partie et laide en telle autre, belle seulement en tel temps
et non en tel autre, belle sous un rapport et laide sous un
autre, belle en tel lieu et laide en tel autre, belle pour
ceux-ci et laide pour ceux-là ; beauté qui n'a
rien de sensible comme un visage, des mains, ni rien de
corporel, qui n'est pas non plus tel discours ou telle
science, qui ne réside pas dans un être
différent d'elle-même, dans un animal, par
exemple, ou dans la terre, ou dans le ciel, ou dans toute
autre chose ; mais qui existe éternellement et
absolument par elle-même et en elle-même ; de
laquelle participent toutes les autres beautés, sans
que leur naissance ou leur destruction lui apporte la moindre
diminution ou le moindre accroissement, ni la modifie en quoi
que ce soit. Quand, des beautés inférieures on
s'est élevé, par un amour bien entendu des
jeunes gens, jusqu'à cette beauté parfaite, et
qu'on commence à l'entrevoir, on touche presqu'au but
; car le droit chemin de l'Amour, qu'on le suive de
soi-même ou qu'on soit guidé par un autre, c'est
de commencer par les beautés d'ici-bas, et de
s'élever jusqu'à la beauté
suprême, en passant, pour ainsi dire, par tous les
degrés de l'échelle, d'un seul beau corps
à deux, de deux à tous les autres, des beaux
corps aux belles occupations, des belles occupations aux
belles sciences, jusqu'à ce que de science en science
on parvienne à la science par excellence, qui n'est
autre que la science du beau lui-même, et qu'on finisse
par le connaître tel qu'il est en soi. O mon cher
Socrate, poursuivit l'étrangère de
Mantinée, si quelque chose donne du prix à
cette vie, c'est la contemplation de la beauté absolue
: et, si tu y parviens jamais, que te sembleront
auprès d'elle l'or et la parure, les beaux enfants et
les beaux jeunes gens, dont la vue maintenant te trouble et
te charme à un tel point, toi et beaucoup d'autres,
que, pour voir sans cesse ceux que vous aimez, pour
être sans cesse avec eux, si cela était
possible, vous seriez prêts à vous priver de
boire et de manger, et à passer votre vie dans leur
commerce et leur contemplation ! Que penser d'un mortel
à qui il serait donné de contempler la
beauté pure, simple, sans mélange, non
revêtue de chairs et de couleurs humaines et de toutes
les autres vanités périssables, mais la
beauté divine elle-même ? Penses-tu que ce
serait une destinée misérable que d'avoir les
regards fixés sur elle, que de jouir de la
contemplation et du commerce d'un pareil objet ? Ne crois-tu
pas, au contraire, que cet homme, étant le seul
ici-bas qui perçoive le beau par l'organe auquel le
beau est perceptible, pourra seul engendrer, non pas des
images de vertu, puisqu'il ne s'attache pas à des
images, mais des vertus véritables, puisque c'est
à la vérité qu'il s'attache ? Or, c'est
à celui qui enfante et nourrit la véritable
vertu qu'il appartient d'être chéri de Dieu ; et
si quelque homme doit être immortel, c'est
celui-là surtout».
Tels furent, mon cher Phèdre, et vous tous qui
m'écoutez, les discours de Diotime. Ils m'ont
persuadé, et je tâche à mon tour de
persuader aux autres que, pour atteindre un si grand bien, la
nature humaine trouverait difficilement un auxiliaire plus
puissant que l'Amour. Aussi dis-je que tout homme doit
honorer l'Amour. Quant à moi, j'honore tout ce qui s'y
rapporte, j'en fais l'objet d'un culte tout particulier, je
le recommande aux autres ; et en ce moment même, je
viens de célébrer de mon mieux, comme je le
fais sans cesse, la puissance et la force de l'Amour. Et
maintenant, Phèdre, vois si ce discours peut
être appelé un éloge de l'Amour ; sinon
donne-lui tel autre nom qu'il te plaira.
Socrate ayant ainsi parlé, on se répandit en
éloges ; mais Aristophane se disposait à faire
quelques observations, parce que Socrate, dans son discours,
avait fait allusion à une chose qu'il avait dite,
quand soudain on entendit un grand bruit à la porte
extérieure que l'on frappait à coups
redoublés : on put même distinguer la voix de
jeunes gens pris de vin, et d'une joueuse de flûte. -
Esclaves, s'écria Agathon, allez voir ce qu'il y a :
si c'est quelqu'un de nos amis, faites entrer ; sinon, dites
que nous avons cessé de boire, et que nous reposons.
Un instant après, nous entendîmes, dans la cour,
la voix d'Alcibiade à moitié ivre et criant
à plein gosier : - Où est Agathon ? qu'on me
mène auprès d'Agathon ! Alors quelques-uns de
ses compagnons et la joueuse de flûte le prirent sous
le bras, et l'amenèrent à la porte de notre
salle. Alcibiade s'y arrêta, la tête ornée
d'une épaisse couronne de violettes et de lierre, et
de nombreuses bandelettes : - Amis, je vous salue, dit-il,
voulez-vous admettre à votre table un homme qui a
déjà passablement bu ? ou nous en irons-nous
après avoir couronné Agathon, car c'est
là l'objet de notre visite ? Il m'a été
impossible de venir hier, mais me voici maintenant avec mes
bandelettes sur la tête pour en ceindre le front du
plus sage et du plus beau des hommes, s'il m'est permis de
parler ainsi. Riez-vous de moi parce que je suis ivre ? riez
tant qu'il vous plaira ; je sais que je dis vrai. Mais
voyons, répondez : entrerai-je à cette
condition, ou n'entrerai-je point ? Boirez-vous avec moi, oui
ou non ? - Alors on s'écria de toutes parts : Qu'il
entre, qu'il prenne place ! Agathon lui-même l'appela.
Alcibiade s'avança, conduit par ses compagnons ; et
tout occupé d'ôter ses bandelettes pour en
couronner Agathon, il n'aperçut point Socrate, qui
pourtant se trouvait vis-à-vis de lui, et alla se
placer précisément entre lui et Agathon : car
Socrate s'était écarté pour qu'il
pût prendre place. Dès qu'Alcibiade se fut
assis, il embrassa Agathon et le couronna : Esclaves, dit
celui-ci, déchaussez Alcibiade, il restera en tiers
avec nous sur ce lit. - Volontiers, reprit Alcibiade ; mais
quel est donc notre troisième buveur ? En même
temps, il se retourne et voit Socrate. A son aspect, il se
lève brusquement, et s'écrie : Par Hercule !
qu'est ceci ? Quoi, Socrate, te voilà encore ici
à l'affût pour me surprendre, selon ta coutume,
en m'apparaissant tout à coup au moment où je
m'y attends le moins ! Qu'es-tu venu faire ici aujourd'hui ?
Pourquoi occupes-tu cette place ? Comment, au lieu de
t'être mis auprès d'Aristophane ou de quelque
autre bon plaisant ou qui s'efforce de l'être, t'es-tu
si bien arrangé que je te trouve auprès du plus
beau de la compagnie ? - Au secours, Agathon ! reprit
Socrate. L'amour de cet homme n'est pas pour moi un
médiocre embarras. Depuis l'époque où
j'ai commencé à l'aimer, je ne puis regarder ni
entretenir un beau jeune homme sans que, dans son
dépit et sa jalousie, il se porte à des
excès incroyables ; m'accablant d'injures, et
s'abstenant à peine d'y joindre les coups. Ainsi,
prends garde qu'en ce moment même il ne se laisse aller
à quelque emportement de ce genre ; et tâche de
faire ma paix, ou protège-moi s'il veut se livrer
à quelque violence : car je redoute son amour et ses
fureurs jalouses. - Point de paix entre nous, dit Alcibiade ;
mais je me vengerai une autre fois. Quant à
présent, Agathon, rends-moi quelqu'une de tes
bandelettes, afin que j'en ceigne aussi la tête
merveilleuse de cet homme. Je ne veux pas qu'il puisse me
reprocher de ne l'avoir pas couronné ainsi que toi,
lui qui dans les discours triomphe de tout le monde, non
seulement en une seule occasion, comme toi hier, mais en
toutes. En parlant ainsi, il prit quelques bandelettes, en
couronna Socrate, et se remit sur le lit. Dès qu'il
s'y fut replacé : Eh bien, dit-il, mes amis, qu'est-ce
? Vous me paraissez bien sobres ; c'est ce que je ne
prétends pas vous permettre : il faut boire, c'est
notre traité. Je me constitue moi-même roi du
festin, jusqu'à ce que vous ayez bu comme il faut.
Agathon, qu'on apporte quelque grande coupe, si tu en as une
; ou plutôt, esclave, donne-moi ce vase que
voilà. Or ce vase pouvait contenir plus de huit
cotyles. Après l'avoir fait emplir, Alcibiade le vida
le premier ; il le fit ensuite remplir pour Socrate en disant
: Qu'on n'entende pas malice à ce que je fais
là ; car Socrate boirait autant qu'on voudrait, il
n'en serait jamais plus ivre. L'esclave ayant rempli le vase,
Socrate but. Alors Eryximaque prenant la parole : Que
ferons-nous, Alcibiade ? resterons-nous ainsi à boire
sans parler ni chanter, et nous contenterons-nous de faire
comme des gens qui ont soif ? Alcibiade répondit : Je
te salue, Eryximaque, digne fils du meilleur et du plus sage
des pères. - Je te salue pareillement, reprit
Eryximaque ; mais que ferons-nous ? - Ce que tu prescriras ;
car il faut t'obéir :
Un médecin vaut lui seul beaucoup d'autres hommes,
Ordonne donc ce qu'il te plaira. - Ecoute alors, dit
Eryximaque ; avant ton arrivée nous étions
convenus que chacun de nous à son tour, en
commençant par la droite, ferait l'éloge de
l'Amour, le mieux qu'il pourrait. Nous avons tous rempli
notre tâche ; il est juste que toi qui n'as rien dit,
et qui n'en as pas moins bu, tu remplisses la tienne à
ton tour. Quand tu auras fini, tu prescriras à Socrate
le sujet que tu voudras ; lui de même à son
voisin de droite, et ainsi de suite. - Tout cela est fort
bien, Eryximaque, dit Alcibiade ; mais vouloir qu'un homme
ivre dispute d'éloquence avec des gens sobres et de
sang-froid ! La partie ne serait pas égale. Et puis,
mon cher, ce que Socrate a dit tout à l'heure de ma
jalousie, t'a-t-il persuadé, ou sais-tu que c'est
justement tout le contraire qui est la vérité ?
Car si je m'avise, en sa présence, de louer un autre
que lui, soit un dieu, soit un homme, il ne pourra s'abstenir
de me battre. - Parle mieux, s'écria Socrate. - Par
Neptune ! ne dis rien à cela, Socrate : car je n'en
louerai pas d'autre que toi en ta présence. - Eh bien,
soit, dit Eryximaque : fais-nous, si bon te semble,
l'éloge de Socrate. - Comment l'entends-tu, Eryximaque
? Tu crois qu'il faut tomber sur cet homme-là et me
venger de lui devant vous ? - Holà ! jeune homme,
interrompit Socrate, quel est ton dessein ? Veux-tu me donner
des louanges ironiques ? Explique-toi. - Je dirai la
vérité ; vois si tu y consens. - Si j'y consens
? je l'exige même. - Je vais t'obéir,
répondit Alcibiade. Mais toi, voici ce que tu as
à faire : si je dis quelque chose qui ne soit pas
vrai, interromps-moi si tu veux ; et ne crains pas de me
démentir, car je ne dirai sciemment aucun mensonge. Si
cependant je ne rapporte pas les faits dans un ordre bien
exact, n'en sois pas surpris : dans l'état où
je suis, il n'est pas trop facile de rendre un compte clair
et suivi de tes bizarreries.
«Pour louer Socrate, mes amis, j'aurai recours à
des comparaisons : Socrate croira peut-être que je
cherche à faire rire, mais ces images auront pour
objet la vérité, et non la plaisanterie. Je dis
d'abord que Socrate ressemble tout à fait à ces
Silènes qu'on voit exposés dans les ateliers
des statuaires, et que les artistes représentent avec
une flûte ou des pipeaux à la main : si vous
séparez les deux pièces dont ces statues se
composent, vous trouvez dans l'intérieur l'image de
quelque divinité. Je dis ensuite que Socrate ressemble
particulièrement au satyre Marsyas. Quant à
l'extérieur, Socrate, tu ne disconviendras pas de la
ressemblance ; et quant au reste, écoute ce que j'ai
à dire : N'es-tu pas un railleur effronté ? Si
tu le nies, je produirai des témoins. N'es-tu pas
aussi joueur de flûte, et bien plus admirable que
Marsyas ? Il charmait les hommes par la puissance des sons
que sa bouche tirait de ses instruments, et c'est ce que fait
encore aujourd'hui quiconque exécute les airs de ce
satyre ; en effet, ceux que jouait Olympos, je
prétends qu'ils sont de Marsyas, son maître. Or,
grâce à leur caractère divin, ces airs,
que ce soit un artiste habile ou une méchante joueuse
de flûte qui les exécute, ont seuls la vertu de
nous enlever à nous-mêmes et de faire
connaître ceux qui ont besoin des initiations et des
dieux. La seule différence qu'il y ait à cet
égard entre Marsyas et toi, Socrate, c'est que, sans
le secours d'aucun instrument, avec de simples discours, tu
fais la même chose. Qu'un autre parle, fût-ce
même le plus habile orateur, il ne fait, pour ainsi
dire, aucune impression sur nous ; mais que tu parles
toi-même, ou qu'un autre répète tes
discours, si peu versé qu'il soit dans l'art de la
parole, tous les auditeurs, hommes, femmes, adolescents, sont
saisis et transportés. Pour moi, mes amis, si je ne
craignais de vous paraître tout à fait ivre, je
vous attesterais avec serment l'effet extraordinaire que ses
discours ont produit et produisent encore sur moi. Quand je
l'entends, le coeur me bat avec plus de violence qu'aux
corybantes ; ses paroles me font verser des larmes, et je
vois un grand nombre d'auditeurs éprouver les
mêmes émotions. En entendant
Périclès et nos autres grands orateurs, je les
ai trouvés éloquents ; mais ils ne m'ont fait
éprouver rien de semblable. Mon âme
n'était point troublée, elle ne s'indignait
point contre elle-même de son esclavage. Mais en
écoutant ce Marsyas, la vie que je mène m'a
souvent paru insupportable. Tu ne contesteras pas, Socrate,
la vérité de ce que je dis là ; et je
sens que, dans ce moment même, si je me mettais
à prêter l'oreille à tes discours, je n'y
résisterais pas, ils produiraient sur moi la
même impression. C'est un homme qui me force de
convenir que, manquant moi-même de bien des choses, je
néglige mes propres affaires pour m'occuper de celles
des Athéniens. Je suis donc obligé de
m'éloigner de lui en me bouchant les oreilles comme
pour échapper aux sirènes ; sinon, je resterais
jusqu'à la fin de mes jours assis à
côté de lui. Cet homme réveille en moi un
sentiment dont on ne me croirait guère susceptible,
c'est celui de la honte : oui, Socrate seul me fait rougir :
car j'ai la conscience de ne pouvoir rien opposer à
ses conseils ; et pourtant, après l'avoir
quitté, je ne me sens pas la force de renoncer
à la faveur populaire. Je le fuis donc et je
l'évite ; mais, quand je le revois, je rougis à
ses yeux d'avoir démenti mes paroles par ma conduite,
et souvent j'aimerais mieux, je crois, qu'il n'existât
pas : et cependant, si cela arrivait, je sais bien que je
serais plus malheureux encore ; de sorte que je ne sais
comment faire avec cet homme-là.
Telle est l'impression que produit sur moi, et sur beaucoup
d'autres encore, la flûte de ce satyre. Mais je veux
vous convaincre davantage de la justesse de ma comparaison et
de la puissance extraordinaire qu'il exerce sur ceux qui
l'écoutent. Car sachez bien qu'aucun de nous ne
connaît Socrate. Puisque j'ai commencé, je vous
dirai tout. Vous voyez combien Socrate témoigne
d'ardeur pour les beaux jeunes gens, avec quel empressement
il les recherche, et à quel point il en est
épris ; vous voyez aussi qu'il ignore tout, qu'il ne
sait rien, il en a l'air au moins. Tout cela n'est-il pas
d'un Silène ? Entièrement. Il a bien
l'extérieur que les statuaires donnent à
Silène. Mais ouvrez-le, mes chers convives ; quels
trésors ne trouverez-vous pas en lui ! Sachez que la
beauté d'un homme est pour lui l'objet le plus
indifférent. On n'imaginerait jamais à quel
point il la dédaigne, ainsi que la richesse et les
autres avantages enviés du vulgaire : Socrate les
regarde tous comme de nulle valeur, et nous-mêmes comme
rien ; il passe toute sa vie à se moquer et à
se railler de tout le monde. Mais quand il parle
sérieusement et qu'il s'ouvre enfin, je ne sais si
d'autres ont vu les beautés qu'il renferme ; je les ai
vues, moi, et je les ai trouvées si divines, si
précieuses, si grandes et si ravissantes, qu'il m'a
paru impossible de résister à Socrate. Pensant
d'abord qu'il en voulait à ma beauté, je me
félicitai de cette bonne fortune ; je crus avoir
trouvé un merveilleux moyen de réussir,
comptant qu'avec de la complaisance pour ses désirs,
j'obtiendrais sûrement de lui qu'il me
communiquât toute sa science. J'avais d'ailleurs la
plus haute opinion de mes avantages extérieurs. Dans
ce but, je commençai par renvoyer mon gouverneur, en
présence duquel je voyais ordinairement Socrate ; et
je me trouvai seul avec lui. Il faut que je vous dise la
vérité tout entière : soyez donc
attentifs ; et toi, Socrate, reprends-moi si je mens. Je
restai donc eul, mes amis, avec Socrate ; je m'attendais
toujours qu'il allait me tenir sur-le-champ de ces discours
que la passion inspire aux amants, quand ils se trouvent sans
témoins avec l'objet aimé, et je m'en faisais
d'avance un plaisir. Mais mon espoir fut entièrement
trompé : Socrate demeura toute la journée,
s'entretenant avec moi comme à son ordinaire ; puis il
se retira. Après cela, je le défiai à
des exercices de gymnastique, espérant par là
gagner quelque chose. Nous nous exerçâmes, et
luttâmes souvent ensemble sans témoins. Que vous
dirai-je ? Je n'en étais pas plus avancé. Ne
pouvant réussir par cette voie, je me décidai
à l'attaquer vivement. Ayant une fois commencé,
je ne voulais point lâcher prise avant de savoir
à quoi m'en tenir. Je l'invitai à souper, comme
font les amants qui tendent un piège à leurs
bien-aimés : il refusa d'abord ; mais avec le temps il
finit par céder. Il vint ; mais aussitôt
après le repas il voulut se retirer. Une sorte de
pudeur m'empêcha de le retenir. Mais une autre fois je
lui tendis un nouveau piège, et, après le
souper, je prolongeai notre entretien assez avant dans la
nuit ; et lorsqu'il voulut s'en aller je le forçai de
rester, sous prétexte qu'il était trop tard. Il
se coucha donc sur le lit où il avait soupé ;
ce lit était tout proche du mien, et nous
étions seuls dans l'appartement.
Jusqu'ici il n'y a rien que je ne puisse raconter devant qui
que ce soit. Pour ce qui suit, vous ne l'entendriez pas de
moi si d'abord le vin, avec ou sans l'enfance, ne disait pas
toujours la vérité, selon le proverbe, et si
ensuite cacher un trait admirable de Socrate, après
avoir entrepris son éloge, ne me semblait injuste. Je
me trouve d'ailleurs dans la disposition des gens qui, ayant
été mordus par une vipère, ne veulent,
dit-on, parler de leur accident à personne, si ce
n'est à ceux qui en ont éprouvé un
pareil, comme étant seuls capables de concevoir et
d'excuser tout ce qu'ils ont fait et dit dans leurs
souffrances. Et moi, qui me sens mordu par quelque chose de
plus douloureux, et à l'endroit le plus sensible,
qu'on le nomme coeur, âme, ou comme on voudra, moi, qui
suis mordu et blessé par les discours de la
philosophie, dont les traits sont plus acérés
que le dard d'une vipère lorsqu'ils atteignent une
âme jeune et bien née, et lui font dire ou faire
mille choses extravagantes ; voyant d'ailleurs autour de moi
Phèdre, Agathon, Eryximaque, Pausanias,
Aristodème, Aristophane, sans parler de Socrate
lui-même et des autres, atteints comme moi de la manie
et de la rage de la philosophie, je n'hésite pas
à poursuivre devant vous tous mon récit : car
vous saurez excuser mes actions d'alors et mes paroles
d'aujourd'hui. Mais pour les esclaves, pour tout homme
profane, pour tout homme sans culture, mettez une triple
porte sur leurs oreilles.
Quand donc, mes amis, la lampe fut éteinte et que les
esclaves se furent retirés, je jugeai qu'il ne fallait
point user de détours avec Socrate, et que je devais
lui dire ma pensée franchement. Je le pousse donc et
je lui dis : Socrate, dors-tu ? - Pas ncore,
répondit-il. - Eh bien, sais-tu ce que je pense ? -
Quoi donc ? - Je pense, repris-je, que tu es le seul amant
digne de moi, et il me semble que tu n'oses me
découvrir tes sentiments. Pour moi, je me trouverais
bien peu raisonnable de ne pas chercher à te complaire
en cette occasion, comme en toute autre où je pourrais
t'obliger, soit par moi-même, soit par mes amis. Je
n'ai rien tant à coeur que de me perfectionner le plus
possible, et je ne vois personne dont le secours puisse
m'être en cela plus utile que le tien. En refusant
quelque chose à un homme tel que toi, je craindrais
bien plus d'être blâmé des sages que je ne
crains d'être blâmé du vulgaire et des
sots en t'accordant tout. A ce discours, Socrate me
répondit avec son ironie habituelle :
Mon cher Alcibiade, si ce que tu dis de moi est vrai, si j'ai
en effet la puissance de te rendre meilleur, en
vérité tu ne me parais pas malhabile, et tu as
découvert en moi une beauté merveilleuse et
bien au-dessus de la tienne. A ce compte, en voulant t'unir
à moi et échanger ta beauté contre la
mienne, tu m'as l'air d'entendre fort bien tes
intérêts, puisqu'au lieu de l'apparence du beau
tu veux acquérir la réalité, et me
donner du cuivre contre de l'or. Mais, bon jeune homme,
regardes-y de plus près, de peur de te tromper sur ce
que je vaux. Les yeux de l'esprit ne commencent guère
à devenir clairvoyants qu'à l'époque
où ceux du corps s'affaiblissent, et tu es encore loin
de ce moment. - Tels sont mes sentiments, Socrate,
repartis-je, et je n'ai rien dit que je ne pense ; c'est
à toi de prendre la résolution qui te
paraîtra la plus convenable et pour toi et pour moi. -
C'est bien, répondit-il, nous y penserons, et nous
ferons ce qui nous paraîtra le plus convenable pour
nous deux sur ce point comme sur tout le reste.
Après ces propos, je le crus atteint par le trait que
je lui avais lancé. Sans lui laisser le loisir
d'ajouter une parole, je me lève, enveloppé de
ce manteau que vous me voyez, car c'était en hiver, je
m'étends sous la vieille capote de cet
homme-là, et, jetant mes bras autour de ce divin et
merveilleux personnage, je passai près de lui la nuit
tout entière. Sur tout cela, Socrate, je crois que tu
ne me démentiras pas. Eh bien ! après de telles
avances, il est resté insensible, il n'a eu que du
dédain et que du mépris pour ma beauté,
et n'a fait que lui insulter ; et pourtant je la croyais de
quelque prix, ô mes amis. Oui, soyez juges de
l'insolence de Socrate : j'en atteste les dieux et les
déesses, je me levai d'auprès de lui tel que je
serais sorti du lit de mon père ou de mon frère
aîné.
Depuis lors, vous concevez quelle dut être la situation
de mon esprit. D'un côté je me regardais comme
méprisé, de l'autre j'admirais son
caractère, sa tempérance, sa force d'âme,
et il me paraissait impossible de rencontrer un homme qui lui
fût égal en sagesse et en empire sur
lui-même : de sorte que je ne pouvais en aucune
manière ni me fâcher ni me passer de sa
compagnie, et que je ne voyais pas davantage le moyen de le
gagner ; car je savais bien qu'il était beaucoup plus
invulnérable contre l'argent qu'Ajax contre le fer, et
le seul attrait auquel je le croyais sensible n'avait rien pu
sur lui. Ainsi, asservi à cet homme plus qu'aucun
esclave ne le fut jamais à son maître, j'errais
çà et là, ne sachant quel parti prendre.
Telles furent mes premières relations avec lui.
Ensuite nous nous trouvâmes ensemble à
l'expédition contre Potidée, et nous y
fûmes camarades de chambrée. Là je voyais
Socrate l'emporter, non seulement sur moi, mais sur tous les
autres, par sa patience à supporter les fatigues. S'il
nous arrivait, comme c'est assez l'ordinaire en campagne, de
manquer de vivres, Socrate souffrait la faim et la soif avec
plus de courage qu'aucun de nous. Etions-nous dans
l'abondance, il savait en jouir mieux que personne. Sans
aimer à boire, il buvait plus que pas un autre, s'il y
était forcé, et, ce qui va vous étonner,
personne ne l'a jamais vu ivre : et de cela vous pourrez, je
pense, avoir la preuve tout à l'heure. L'hiver est
très rigoureux dans ce pays-là, et la
manière dont Socrate résistait au froid allait
jusqu'au prodige. Dans le temps de la plus forte
gelée, quand personne n'osait sortir, ou du moins ne
sortait que bien vêtu, bien chaussé, les pieds
enveloppés de feutre et de peaux d'agneau, lui ne
laissait pas d'aller et de venir avec le même manteau
qu'il avait coutume de porter, et il marchait pieds nus sur
la glace beaucoup plus aisément que nous qui
étions bien chaussés ; c'est au point que les
soldats le voyaient de mauvais oeil, croyant qu'il voulait
les braver. Tel fut Socrate à l'armée.
Mais voici encore ce que fit et supporta cet homme courageux
pendant cette même expédition ; le trait est
digne d'être écouté. Un matin, on
l'aperçut debout, méditant sur quelque chose.
Ne trouvant pas ce qu'il cherchait, il ne s'en alla pas, mais
continua de réfléchir dans la même
posture. Il était déjà midi : nos gens
l'observaient et se disaient avec étonnement les uns
aux autres que Socrate était là rêvant
depuis le matin. Enfin, vers le soir, des soldats ioniens,
après avoir soupé, apportèrent leurs
lits de campagne dans l'endroit où il se trouvait,
afin de coucher au frais (car on était alors en
été) et d'observer en même temps s'il
passerait la nuit dans la même attitude. En effet, il
continua de se tenir debout jusqu'au lever du soleil. Alors,
après avoir fait sa prière au soleil, il se
retira.
Voulez-vous savoir comment il se comporte dans les combats ?
c'est encore une justice qu'il faut lui rendre. Dans cette
affaire dont les généraux m'attribuèrent
tout l'honneur, ce fut lui qui me sauva la vie. Me voyant
blessé, il ne voulut jamais m'abandonner et me
préserva, moi et mes armes, de tomber entre les mains
des ennemis. Alors, Socrate, j'insistai vivement
auprès des généraux pour te faire
adjuger le prix de la valeur, et c'est encore un fait que tu
ne pourras me contester ni traiter de mensonge ; mais les
généraux, par égard pour mon rang,
voulant me donner le prix, tu te montras toi-même plus
empressé qu'eux à me le faire décerner
à ton préjudice. La conduite de Socrate, mes
amis, mérite encore d'être observée dans
la retraite de notre armée après la
déroute de Délium. Je m'y trouvais à
cheval, et lui à pied pesamment armé. Nos gens
commençant à fuir de toutes parts, Socrate se
retirait avec Lachès. Je les rencontre et leur crie
d'avoir bon courage, que je ne les abandonnerai point. C'est
là que j'ai connu Socrate beaucoup mieux encore
qu'à Potidée ; car, me trouvant à
cheval, j'avais moins à m'occuper de ma
sûreté personnelle. Je remarquai d'abord combien
il surpassait Lachès en présence d'esprit : je
trouvai ensuite que, là comme à Athènes,
il marchait fièrement et avec un regard
dédaigneux, pour parler comme toi, Aristophane. Il
considérait tranquillement tantôt les
nôtres, tantôt l'ennemi, faisant voir au loin,
par sa contenance, qu'on ne l'aborderait pas
impunément. Aussi se retira-t-il sain et sauf, lui et
son compagnon ; car, à la guerre, on n'attaque pas
ordinairement celui qui montre de telles dispositions, on
poursuit plutôt ceux qui fuient à toutes
jambes.
Je pourrais ajouter à la louange de Socrate un grand
nombre de faits non moins admirables ; peut-être,
cependant, trouverait-on à en citer de pareils de la
part d'autres hommes. Mais ce qui rend Socrate digne d'une
admiration particulière, c'est de n'avoir son
semblable ni chez les anciens ni chez nos contemporains. On
pourrait, par exemple, comparer Brasidas ou tel autre
à Achille, Périclès à Nestor et
à Anténor ; et il est d'autres personnages
entre lesquels il serait facile d'établir de
semblables rapprochements. Mais on ne trouverait personne,
soit chez les anciens, soit chez les modernes, qui
approchât en rien de cet hornme, de ses discours, de
ses originalités ; à moins de le comparer,
comme j'ai fait, non pas à un homme, mais aux
silènes et aux satyres, lui et ses discours : car j'ai
oublié de dire, en commençant, que ses discours
aussi ressemblent parfaitement aux silènes qui
s'ouvrent. En effet, malgré le désir qu'on a
d'écouter Socrate, ce qu'il dit paraît, au
premier abord, entièrement grotesque. Les expressions
dont il revêt sa pensée sont grossières
comme la peau d'un impudent satyre. Il ne vous parle que
d'ânes bâtés, de forgerons, de
cordonniers, de corroyeurs, et il a l'air de dire toujours la
même chose dans les mêmes termes ; de sorte qu'il
n'est pas d'ignorant et de sot qui ne puisse être
tenté d'en rire. Mais qu'on ouvre ses discours, qu'on
en examine l'intérieur, ou trouvera d'abord qu'eux
seuls sont pleins de sens, ensuite qu'ils sont tout divins et
qu'ils renferment les plus nobles images de la vertu, en un
mot, tout ce que doit avoir devant les yeux quiconque veut
devenir un homme de bien. Voilà, mes amis, ce que je
loue dans Socrate, et ce dont je l'accuse ; car j'ai joint
à mes éloges le récit des outrage qu'il
m'a faits. Et ce n'est pas moi seul qu'il a ainsi
traité : c'est Charmide, fils de Glaucon,
Euthydème, fils de Dioclès, et une foule
d'autres qu'il a trompés de même en ayant l'air
de vouloir être leur amant, tandis qu'il a plutôt
joué auprès d'eux le rôle du
bien-aimé. Et toi aussi, Agathon, profite de ces
exemples, prends garde de te laisser duper à ton tour
par cet homme-là : que ma triste expérience
t'éclaire ; et n'imite pas l'insensé qui, selon
le proverbe, ne devient sage qu'à ses
dépens».
Alcibiade ayant cessé de parler, on commença
par rire de sa franchise et de ce qu'il paraissait encore
épris de Socrate.
Celui-ci prenant alors la parole : J'imagine que tu as
été sobre aujourd'hui, Alcibiade ; autrement tu
n'aurais jamais tourné avec cette adresse autour de
ton sujet, en tâchant de nous donner le change sur le
vrai motif de ton discours : motif dont tu n'as parlé
qu'incidemment, à la fin, comme si ton unique but
n'avait pas été de nous brouiller, Agathon et
moi, parce que tu as la prétention que je dois t'aimer
et n'en point aimer d'autre, et qu'Agathon ne doit être
aimé que de toi seul. Mais ton artifice ne nous a
point échappé ; nous avons vu clairement
où tendait la fable des satyres et des silènes.
Ainsi, mon cher Agathon, déconcertons son projet, et
fais en sorte que personne ne nous puisse détacher
l'un de l'autre. - En vérité, dit Agathon, je
crois que tu as raison, Socrate, et je suis sûr qu'il
n'est venu se placer entre toi et moi que pour nous
séparer. Mais il n'y gagnera rien, car je vais
à l'insu tant me remettre à côté
de toi. - Fort bien, reprit Socrate, viens ici, à ma
droite. - 0 Jupiter ! s'écria Alcibiade, que n'ai-je
pas à souffrir de la part de cet homme ! Il s'imagine
avoir le droit de me faire la loi partout. Permets du moins,
merveilleux Socrate, qu'Agathon se place entre nous deux. -
Impossible, dit Socrate, car tu viens de faire mon
éloge ; c'est maintenant à moi de faire celui
de mon voisin de droite. Or, si Agathon se met à ma
gauche, il ne fera sûrement pas de nouveau mon
éloge avant que j'aie fait le sien. Laisse donc venir
ce jeune homme, mon cher Alcibiade, et ne lui envie pas les
louanges que je suis impatient de lui donner. - Il n'y a pas
moyen que je reste ici, Alcibiade, s'écria Agathon ;
je veux absolument changer de place, pour être
loué par Socrate. - Voilà ce qui arrive
toujours, dit Alcibiade. Partout où se trouve Socrate,
il n'y a de place que pour lui auprès des beaux jeunes
gens. Et maintenant encore, voyez quel prétexte facile
et plausible il a trouvé pour qu'Agathon vînt se
placer auprès de lui !
Agathon se levait pour aller se mettre auprès de
Socrate, lorsqu'une troupe joyeuse se présenta
à la porte, au moment même où un des
convives l'ouvrait pour sortir, pénétra dans la
salle et prit place à table. Il y eut alors grand
tumulte, et, dans le désordre général,
les convives furent obligés de boire à
l'excès. Aristodème ajouta qu'Eryximaque,
Phèdre et quelques autres s'en retournèrent
chez eux, et que, pour lui, il s'endormit ; et après
un long sommeil, car en cette saison les nuits sont fort
longues, il ne se réveilla que vers l'aurore, au chant
du coq. En ouvrant les yeux, il vit que les autres convives
dormaient ou s'en étaient allés. Agathon,
Socrate et Aristophane étaient seuls
éveillés et vidaient tour à tour une
large coupe qu'ils se passaient l'un à l'autre de
droite à gauche. En même temps Socrate
discourait avec eux. Aristodème ne pouvait se rappeler
cet entretien ; car, n'étant pas encore
réveillé, il n'en avait pas entendu le
commencement. Mais il me dit sommairement que Socrate
força ses deux interlocuteurs à
reconnaître qu'il appartient au même homme
d'être poète tragique et poète comique ;
et que, lorsqu'on sait traiter la tragédie selon les
règles de l'art, on doit savoir également
traiter la comédie. Forcés d'en convenir, et ne
suivant plus qu'à demi la discussion, ils
commençaient à s'assoupir. Aristophane
s'endormit le premier ; puis Agathon, comme il faisait
déjà grand jour. Socrate, les ayant ainsi
endormis tous les deux, se leva et sortit accompagné,
comme de coutume, par Aristodème : il se rendit au
Lycée, s'y baigna, y passa le reste du jour dans ses
occupations habituelles, et ne rentra chez lui que vers le
soir pour se reposer.
Traduction de Dacier et Grou, notes d'E. Chauvet et A. Saisset - Charpentier, Paris (1873)