Avertissement de l'édition Garnier - Paris (1865)

Les anciens éditeurs et traducteurs de Salluste avaient interverti l'ordre de ces deux Lettres à César, plaçant la première celle qui est ici la seconde, et de la seconde faisant la première ; mais de Brosses, Beauzée, et après eux MM. Salverte, Dureau de Lamalle, Lebrun et Burnouf les ont replacées dans l'ordre convenable à la vérité historique, et à la suite logique des idées, qui sont bien différentes dans l'une et dans l'autre.

Dans la première, qui a été écrite environ un an avant la rupture de Pompée et de César, dans le temps où celui-ci se bornait à demander un second consulat (an de Rome 705), ou selon quelques traducteurs, postérieurement au passage du Rubicon, et antérieurement à l'arrivée de César à Rome, Salluste montre comment le peuple a peu à peu dégénéré de son antique simplicité, de ses moeurs pures et innocentes, de son amour désintéressé de la liberté ; il indique ensuite les moyens les plus propres à faire renaître dans les Romains leur primitive vertu : il faut appeler à Rome des citoyens nouveaux et les mêler avec les anciens ; instituer des tribunaux, et dans ces tribunaux quelque chose qui ressemble à notre jury ; établir une Egalité parfaite entre les citoyens pauvres et les citoyens riches, soit qu'il faille créer des magistrats, ou participer d'une manière quelconque aux affaires de la république : semblant de liberté dans le despotisme. Il demande aussi que l'on donne à l'éducation de la jeunesse une direction morale, qu'on rétablisse les bonnes moeurs qu'on a détruites, ou du moins qu'on diminue la cupidité des richesses.

 

Tous conseils fort sages assurément, et dont quelques-uns ont été mis en pratique par César ; mais qui les donne ? est-ce le spoliateur de l'Afrique ; l'homme qui avait dilapidé les deniers du fisc et ceux des particuliers ? Oui, c'est bien le même personnage ; c'est le sénateur, chassé du sénat pour ses désordres ; c'est aussi le tribun factieux qui, de démagogue devenu partisan du pouvoir, en même temps qu'il parle des moyens de rétablir la liberté de Rome, conseille à César de transformer la république en monarchie, et s'emporte par avance contre ceux à qui ce changement pourrait ne pas agréer : «Je ne l'ignore pas, dit-il, quand ce changement s'opérera, les nobles deviendront furieux, indignés qu'ils seront que tout soit ainsi confondu, et qu'une telle servitude soit imposée aux citoyens». Les nobles qui, pour renverser la tyrannie que Salluste encourageait, eussent, selon son expression, excité des tempêtes, n'auraient-ils pas bien plus naturellement invoqué, pour justifier leur conduite, cette même liberté, que ne l'invoquait Salluste pour justifier la domination de César ?

La seconde lettre fut évidemment écrite après la bataille de Pharsale, peut-être même après l'entier achèvement de la guerre civile. L'auteur s'attache à montrer à César les difficultés qui doivent naître sous ses pas, à mesure qu'il voudra affermir sa puissance ; ce qu'il y a à craindre, ce n'est plus la paix, mais la guerre. Pour sortir heureusement de cette position périlleuse, il doit calmer les haines, faire taire ses propres vengeances : la clémence, en ramenant la concorde, peut seule assurer l'existence de la république. A ces conseils de modération, Salluste joint des avis plus pratiques : il veut que l'on augmente le nombre des sénateurs, et qu'on établisse le scrutin secret ; il s'élève de nouveau contre la fureur des richesses et demande qu'on abolisse l'usure pour l'avenir.

Deux commentateurs, Cortius et Carrion, ont, nous l'avons dit, contesté à Salluste ce titre littéraire. Carrion en a donné pour preuve qu'aucun grammairien n'a cité ces deux Lettres. Mais ce silence n'est pas très concluant ; car, quand la Grande Histoire de Salluste, quand son Catilina et son Jugurtha fournissaient aux scoliastes tant d'exemples, ils ont bien pu négliger ces deux Lettres, qui, par leur sujet, n'eurent sans doute que peu de publicité, et ne pouvaient guère devenir classiques dans les écoles de Rome ; ce ne sont en effet que deux pamphlets politiques. Il faut donc, bien que l'on puisse avoir quelques doutes, se ranger à l'opinion générale, qui les a attribuées à Salluste et les lui maintient.

Cependant je ne saurais partager l'avis de certains traducteurs qui trouvent que dans aucun de ses écrits Salluste ne déploie plus d'énergie de style, plus de concision et plus de profondeur. Sans doute on y retrouve cette vigueur d'expression et ce relief de la phrase que l'on admire dans le Jugurtha et le Catilina ; mais souvent aussi l'obscurité et l'embarras s'y font sentir. Les idées surtout me paraissent manquer d'ordre et de clarté ; c'est, si je l'ose dire, une brochure vive et quelquefois éloquente, mais encore plus violente et déclamatoire.

Traduction de Charles Durosoir, 1865.