LVIII - La monarchie

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III - CLEMENCE DE CESAR ; DICTATURE ; ETENDUE DE SES POUVOIRS ; CONTINUATION DES REFORMES ; SES PROJETS

On s'attendait à ce que César punît beaucoup après avoir été tant outragé, et Cicéron, qui avait toujours douté de sa clémence, croyait que la tyrannie éclaterait dès que le tyran serait sans crainte. Mais, à la hauteur où César s'était élevé, les haines, les souvenirs des partis, ne montaient pas jusqu'à lui ; le vainqueur de Pharsale, le neveu de Marius avait fait place au représentant du monde romain dont toutes les gloires devenaient, comme Rome elle-même, son patrimoine. Il relevait les statues de Sylla ; il replaçait celle de Pompée sur la tribune aux harangues, comme il avait jadis rétabli au Capitole les trophées du vainqueur des Cimbres, et il pardonnait à Cassius qui avait voulu l'assassiner, au consulaire Marcellus qui avait provoqué la guerre contre lui, à Quintus Ligarius qui l'avait trahi en Afrique. Toutefois, comme précaution temporaire, il avait interdit aux pompéiens, par une lex Hirtia, l'accès des magistratures.

Temple dédié à la Clémence
de César

Pour son pouvoir, César ne chercha pas non plus des formes nouvelles. Sylla, croyant que la république pouvait être sauvée par des lois, avait remanié toute la constitution, sans rien changer à la véritable situation de l'Etat ; César, qui fondait un régime nouveau, parut conserver intactes les anciennes lois. Le sénat, les comices, les magistratures, subsistèrent comme par le passé ; seulement il concentra en lui seul l'action publique, en réunissant dans ses mains toutes les charges républicaines.

César dictateur à vie

L'instrument dont César se servit pour donner une sanction légale à son pouvoir fut le sénat. Jadis, après le triomphe, le général déposait son titre d'imperator et l'imperium, qui comprenait l'autorité absolue sur l'armée, la compétence judiciaire et le pouvoir administratif ; par décret du sénat, César conserva l'un et l'autre pour sa vie durant, avec le droit de puiser librement dans le trésor. Sa dictature, sa préfecture des moeurs, furent déclarées perpétuelles ; et le consulat lui fut donné pour dix ans, mais il ne l'accepta pas. A la puissance exécutive le sénat voulut joindre le pouvoir électoral, en lui offrant le droit de nommer à toutes les charges curules et plébéiennes. Il ne se réserva que le privilège de pourvoir à la moitié des magistratures, bien sûr que personne n'oserait briguer les autres sans son agrément. Le sénat avait imposé aux élus l'obligation de jurer, avant leur entrée en charge, qu'ils n'entreprendraient rien contre les actes du dictateur, ces actes ayant force de loi. On lui donna encore l'inviolabilité légale des tribuns, et, pour l'assurer, des chevaliers, des sénateurs, offrirent de lui servir de gardes ; le sénat tout entier fit le serment de veiller à sa sûreté.

A la réalité du pouvoir on ajouta les signes extérieurs. Au sénat, au théâtre, au cirque, sur son tribunal, il put siéger, avec la robe royale, sur un trône d'or, et son effigie fut empreinte sur les monnaies où les magistrats romains jusqu'alors n'avaient osé graver que leur nom. On alla jusqu'à parler d'hérédité, comme en une monarchie régulière. Le titre d'imperator et le souverain pontificat furent transmissibles à ses enfants légitimes ou adoptifs ; et comme il n'en avait pas, un poète à la tête légère songea, dit-on, à proposer une loi qui permît à César d'épouser toute femme qui paraîtrait en état de lui donner un fils. On voulait placer son image dans le temple de Quirinus avec cette inscription : Theos Anikêtos, Au dieu invincible, et en élever un autre à la Clémence, où sa statue serait mise à côté de celle de la déesse, toutes deux se tenant par la main. César ne se trompait pas sur la secrète perfidie qui inspirait ces lâchetés et il en faisait le cas qu'elles méritaient. Mais ses ennemis y trouvaient de nouveaux motifs pour haïr le grand homme qui les avait sauvés.

César grand pontife

En résumé, comme dictateur à vie, il avait la puissance exécutive et la libre disposition du trésor ; comme imperator, l'autorité militaire. La puissance tribunitienne lui donnait le veto sur le pouvoir législatif ; prince du sénat, il dirigeait les débats de cette assemblée ; préfet des moeurs, il la composait à son gré ; grand pontife, il faisait parler la religion selon ses intérêts et surveillait ses ministres. Il disposait donc des finances, de l'armée, de la religion, du pouvoir exécutif, d'une partie de l'autorité judiciaire, de la moitié du pouvoir électoral, et indirectement de presque toute la puissance législative. Ajoutez que ces prérogatives n'étaient limitées ni dans le temps, puisqu'il les avait à vie, ni dans l'espace, puisqu'il les exerçait partout, même à Rome, et qu'il n'avait point de collègue dont l'intercession pût arrêter ses actes.

Par cette concentration aux mains de César de tous les pouvoirs publics, les anciennes magistratures ressemblaient à ces images des aïeux conservées dans l'atrium des maisons consulaires : belle apparence, grands souvenirs, mais formes vides et sans vie. Le sénat était de même tombé du rôle de conseil souverain de la république à celui d'un comité consultatif que le maître oubliait souvent de consulter. La guerre civile l'avait décimé ; César y nomma de braves soldats : même des fils d'affranchis, qui l'avaient bien servi, et bon nombre de provinciaux : des Espagnols, des Gaulois de la Narbonnaise depuis longtemps romains, et il avait tant de services à payer, que son sénat compta jusqu'à neuf cents membres. L'orgueil des nobles se vengea par des railleries. Les Gaulois, disait-on, ont changé leurs braies contre le laticlave ; et des avis affichés dans les rues invitaient le peuple à ne pas montrer aux nouveaux pères conscrits le chemin de la curie. Mais ces sénateurs étaient dociles ; ils faisaient sans objections tout ce que voulait le maître, plus qu'il ne voulait ; ils ne s'offensaient pas que des sénatus-consultes, délibérés par César tout seul, ou par le conseil privé qu'il réunissait en son logis, fussent promulgués en leur nom. Un jour Cicéron reçut les remercîments d'un prince d'Asie qui, disait-il, lui devait son titre, et dont Cicéron ignorait jusqu'à l'existence. Il en rit, car il s'était fait lui-même au temps ; et, à demi consolé par la royauté qu'il avait toujours, celle de l'esprit, il ne laissait percer ses regrets qu'en de malignes plaisanteries. Ce rôle de frondeur spirituel plaisait à César ; il le délassait de l'adulation. Chaque matin on lui apportait les bons mots de Cicéron, et il en faisait un recueil. Un jour il s'invita à dîner chez lui et fut charmant, dit son hôte ; mais la conversation resta toute littéraire. Malgré son goût pour l'esprit, l'ancien consulaire, qui s'était toujours cru un homme d'Etat, fut piqué de n'avoir pas entendu un mot d'affaires sérieuses.

Un jour le sénat vint en corps, dans le temple de Venus Genitrix, lui présenter des décrets rédigés en son honneur. Le demi-dieu était malade et n'osa quitter son siège. C'était une imprudence, car on répandit le bruit qu'il n'avait pas daigné se lever. En traitant ce sénat avec quelque dignité, il eût réussi peut-être à le faire considérer comme le représentant légal du peuple, et il eût donné plus d'autorité à sa propre puissance. Auguste ne fera pas cette faute.

Il avait déjà augmenté le nombre des membres des collèges sacerdotaux, celui des préteurs, des questeurs et des édiles ; il ne pouvait nommer plus de deux consuls ; mais la théorie nouvelle des consuls substitués lui permit de donner en un an cette haute charge à plusieurs. Le consul Fabius mourut le 31 décembre 45 ; il ne restait plus que quelques heures pour que l'année finît ; il lui nomma néanmoins un successeur. Quel consul vigilant ! s'écria Cicéron : pendant toute sa magistrature il n'a pas dormi ! Il fit plus, on put se parer des insignes prétoriens et consulaires sans avoir exercé ces charges.

Il restait à peine quelques patriciens ; jamais consul ni dictateur n'en avait fait ; c'était un droit royal, presque divin : César en créa, privilège en apparence très important, mais sans caractère politique, car il servit seulement à empêcher que, par l'extinction rapide des anciennes gentes, certaines fonctions religieuses courussent le risque de n'être plus remplies. Son neveu, le jeune Octave, reçut alors ses lettres de noblesse ; Cicéron, le bourgeois d'Arpinum, céda à la tentation et prit les siennes. Le triomphe même perdit son caractère de haute récompense militaire. Un général en chef pouvait seul l'obtenir : il l'accorda à des lieutenants. C'était une infraction religieuse, car un lieutenant combattait sous les auspices de son chef. Mais César, qui ne croyait ni aux auspices ni aux dieux, croyait au talent et donnait la récompense à qui l'avait méritée. Il ne respectait pas plus au Forum les vieilles prescriptions religieuses. Un jour on avait pris les auspices pour l'assemblée des tribus, il fit réunir les centuries.

Le peuple avait toujours ses comices ; il faisait des lois, il donnait des charges ; extérieurement il était encore le pouvoir souverain : mais la vie manquait à ses assemblées, car les candidats savaient bien que c'était la faveur de César qu'il fallait gagner plutôt que celle du peuple. On en avait vu naguère aller jusqu'en Espagne briguer un regard du dictateur.

Une innovation importante fut l'institution des legati pro praetore. Jusqu'alors les tribuns légionnaires commandaient à tour de rôle, chacun pendant deux mois, la légion entière ; le légat en devint le chef permanent. C'était une concentration nécessaire du commandement, et ces légats à la nomination de l'imperator lui répondaient mieux de l'exécution de ses ordres, de la discipline et de la fidélité de l'armée.

Les Romains étaient de grands bâtisseurs ; leur nouveau maître partageait ce goût. Le Forum, au pied dut Capitole, était le vrai centre de la ville : c'est là que, durant six siècles, le coeur de la vieille Rome avait battu et qu'avaient été élevés ses plus somptueux édifices ; César en éloigna les comices, qui furent relégués au Champ de Mars, dans les Septa Julia, immenses portiques qui pouvaient abriter vingt-cinq mille personnes ; et il renvoya les plaideurs au forum Julien qu'il leur bâtit, en mettant au milieu le temple tout en marbre blanc de Venus Genitrix, l'auteur de sa race. Du Forum ainsi rendu libre, il voulait faire la place la plus magnifique de l'univers, mais déjà ses jours étaient comptés.

Il nous reste un monument considérable de la législation de César, la loi municipale dont le nom revient si souvent au Digeste et qui, malgré son état fragmentaire, montre combien ce puissant esprit sentait le besoin de fournir aux cités les éléments d'une organisation commune pour former d'elles un tout homogène. Cette loi n'est point faite dans un intérêt de parti, car pour César il n'y a plus d'autre parti que celui de l'Etat. Il laisse aux villes leurs libres élections et leur juridiction propre ; il exclut de leur sénat tout homme dont l'honorabilité ne serait pas entière, et il ne le fait point par décisions arbitraires contre des personnes, mais en déterminant à l'avance les cas d'indignité ; il leur prescrit les mesures d'édilité réclamées par l'hygiène publique ; enfin, il leur impose l'obligation d'un recensement quinquennal, qui fournira une base certaine pour la répartition des taxes locales. En prescrivant l'envoi, à Rome, des résultats de cette opération, il donne le moyen d'assigner à chaque Italien la centurie où il devra voter : mesure d'ordre ; et peut-être ouvre-t-il aux municipes un recours pour arrêter des abus qui se produisaient dans l'administration de leurs finances : mesure de justice.

Contre le pouvoir absolu des rois, les modernes ont le système représentatif. Contre le despotisme des empereurs, les Romains eurent longtemps les libertés municipales, qui étaient à peu près efficaces pour la bonne gestion des affaires de la cité, parce que, dans le haut empire, les princes gouvernaient et n'administraient pas. La lex Julia, qui a certainement servi de modèle à beaucoup de législations dans les colonies et municipes, fut donc pour les peuples un bienfait, puisqu'elle aida au développement de la grande vie municipale qui, durant plus de deux siècles, fit la prospérité des provinces.

Elle a un autre caractère : elle marque la révolution qui s'opérait. Faite pour l'Italie, elle le fut aussi pour Rome, de sorte que la ville où l'oligarchie avait voulu enfermer la république entière, d'où le sénat devait régenter à jamais l'Italie et les provinces, devenait un municipe italien. Rome restait la résidence de l'imperator, des magistrats et des collèges sacerdotaux, la cité aux palais de marbre et aux statues d'or ; elle demeurait la capitale de l'empire, mais elle n'était plus la cité souveraine. Les Italiens avaient les mêmes droits que ses citoyens, avec des institutions analogues ; beaucoup de provinciaux sont déjà dans la même condition ; et quand César est en Espagne, en Afrique ou en Asie, le gouvernement tout entier y est avec lui. La transformation que, depuis les guerres du Samnium et de Pyrrhus, nous jugions nécessaire est donc en voie de s'accomplir. La base qui porte la fortune romaine s'est élargie, comme il était nécessaire pour que celle-ci durât, et le pouvoir s'est concentré, comme il le fallait, pour que l'intérêt des gouvernés se confondit enfin avec celui du gouvernant.

Si, à ces lois, on en ajoute une, de Sacerdotiis, qui est perdue, mais que mentionne une lettre de Cicéron, et dont on retrouve une disposition dans les bronzes d'Osuna, on verra que César avait compris l'ensemble des institutions romaines dans son vaste plan de réformes.

César - Statue trouvée à Cumes

Tout était donc changé au fond, mais, à regarder de loin, il semblait que bien peu de choses fussent nouvelles. La royauté de César rappelait celle de Pompée, de Sylla, de Marius, même de C. Gracchus. Point de cour, point de gardes autour du maître ; il habitait la Regia, demeure du souverain pontife, où il vivait au milieu de quelques amis dont il avait éprouvé depuis longtemps la fidélité : Lépide et Marc Antoine, auxquels il avait confié Rome, et l'Italie durant sa première guerre d'Espagne ; Hirtius, le rédacteur du huitième livre des Commentaires de la guerre des Gaules ; C. Oppius et le Gaditain Cornelius Balbus, les confidents de ses plus secrètes pensées ; le chevalier romain Mamurra, son habile ingénieur, praefectus fabrum, etc. Des affranchis expédiaient les dépêches, dont un ordre clair et précis leur avait donné la substance. Ce gouvernement de soixante millions d'hommes tenait en quelques chambres.

La haute noblesse restait à l'écart, non des honneurs, mais du pouvoir : aussi n'oubliait-elle ni Pharsale ni Thapsus. Elle aurait consenti à obéir, à la condition d'avoir l'air de commander. Cette obéissance déguisée est, pour un gouvernement habile, plus commode que la servilité publique. Avec quelques concessions faites à la vanité, on obtient une possession tranquille du pouvoir. Ce fut la politique d'Auguste, mais ce n'est pas celle des grandes ambitions ni de l'homme d'Etat véritable. Ces mensonges laissent tout en question ; rien ne se règle, rien ne se fonde ; et César voulait fonder un gouvernement qui fît sortir un ordre nouveau du chaos des ruines. Si l'on ne donne pas trop d'importance à de simples anecdotes, il aurait souhaité le bandeau royal. Le consulat, la dictature, la préfecture des moeurs, tout cela, même à titre perpétuel, paraissait être encore la république ; le titre de roi eût commencé la monarchie, l'hérédité dans le pouvoir, l'ordre dans l'administration, l'unité dans la loi. Il est difficile de ne pas croire que César ait considéré comme l'achèvement rationnel de la révolution qu'il opérait, la constitution d'un pouvoir monarchique. Par là s'expliquerait la constance de ses amis à lui offrir un titre odieux à ces Romains, qui étaient tout prêts à accepter le monarque, mais non point la monarchie. Un matin on vit sur ses statues des couronnes de laurier entrelacées du bandeau royal. Deux tribuns les enlevèrent et firent emprisonner ceux qui les avaient déposées. Un autre jour qu'il venait de célébrer, sur le mont Albain, les féries latines, parmi les cris qui le saluèrent à son passage, on entendit celui de roi. Je ne m'appelle pas roi, dit-il, mais César. Les tribuns firent encore saisir le coupable. Cette fois César s'offensa de ce zèle importun ; il les accusa dans le sénat d'avoir prévenu sa justice, et ils furent destitués malgré leur inviolabilité. Personne ne se trompa sur le motif de cette colère. Aux fêtes des Lupercales, 15 février 44, le dictateur, la tête ceinte d'une couronne de laurier, était assis dans sa chaise d'or, sur la tribune aux harangues. Antoine, alors consul désigné, lui présenta un diadème, en lui disant : Voilà ce que le peuple romain t'envoie. La foule restait silencieuse, César écarta de la main le bandeau, et les applaudissements éclatèrent. Une seconde fois il le repoussa ; ce furent des trépignements de joie sur tout le Forum. Jupiter, dit César, est le seul roi des Romains ; c'est à lui qu'appartient ce diadème. Et il le fît porter au Capitole. Dans les Fastes, il commanda d'écrire que le peuple romain, par un de ses consuls, lui avait offert la royauté, et qu'il l'avait refusée. Mais en même temps le bruit courait que les livres sibyllins, consultés, avaient répondu que les Parthes ne seraient vaincus que par un roi.

Pour arriver à ce titre royal, couronnement de tous les autres, ou mieux, pour couvrir ce pouvoir gagné dans la guerre civile par de la gloire acquise dans une guerre nationale, il fallait monter encore ; cette grandeur nouvelle, il ira la chercher en Orient. De graves événements se passaient dans la vallée du Danube. Un chef habile, Byrébistas, aidé du grand prêtre de Zalmoxis, venait d'opérer, chez les Gètes, une révolution politique et religieuse. Il avait réuni toutes leurs tribus en un corps de nation, fait arracher les vignes du pays, pour condamner son peuple à la sobriété, et soumis à la plus sévère discipline ces hommes qui croyaient aller à une immortalité bienheureuse en allant à la mort dans les combats. Déjà il avait franchi le Danube à la tête de deux cent mille hommes. Des villes étaient réduites en cendre, des multitudes d'hommes, de femmes et d'enfants étaient emmenées au pied des Carpates pour cultiver les champs de leurs nouveaux maîtres ; la Thrace, la Macédoine et l'Illyrie tremblaient. Arrêter cette invasion n'était pas le projet insensé qu'on a prêté à César de subjuguer tout le monde barbare. C'était combattre un nouvel Arioviste plus redoutable que le premier, et, par sa défaite, garantir la frontière du Danube, comme la défaite des Suèves avait garanti celle du Rhin.

En Asie, d'autres motifs l'appelaient. Il lui appartenait d'effacer la seconde humiliation militaire de Rome, après avoir effacé la première ; de venger Crassus, de reprendre, dans Ctésiphon vaincue, les aigles des légions, et de rouvrir le chemin de la patrie aux Romains captifs des barbares. Cette guerre était populaire à Rome. Quand César revint de Munda, Cicéron, qui est souvent un écho, prépara une lettre où, le félicitant de ses succès en Espagne, il lui en promettait de plus grands à l'autre extrémité du monde. Les nobles trouvaient leur compte à cette expédition durant laquelle la flèche d'un Parthe ferait peut-être ce que n'avait point fait l'épée d'un Gaulois ; et l'on n'outrage pas les sentiments intimes de Cicéron, en supposant que cette pensée homicide, qui lui était venue plus d'une fois, s'était glissée sous ses brillants éloges, comme l'aspic de Cléopâtre se cacha sous des fleurs. Mais cette guerre souriait au mâle génie de César, à ses instincts de soldat, à ses idées de politique. Cette oeuvre accomplie, le glorieux capitaine dont le cheval aurait bu aux eaux du Danube et du Tigre, comme il avait bu à celles de la Tamise et des rivières africaines, serait revenu ceindre dans sa Babylone de l'Occident la couronne d'Alexandre, ou, sans elle, faire reconnaître de tous la nécessité, pour un si vaste empire, d'un gouvernement monarchique, quelque nom que prît le monarque. Alors, maître paisible du monde, il fera couper l'isthme de Corinthe, dessécher les marais Pontins, percer la montagne qui enferme le lac Fucin, et jeter par-dessus l'Apennin une grande route de l'Adriatique à la mer de Toscane. Rome, la capitale de l'empire universel, sera agrandie de tout l'espace que lui donnera le Tibre détourné de son lit, à partir du pont Milvius, pour couler à l'ouest du Janicule. Dans la plaine vaticane, un temple colossal de Mars ; au pied de la roche Tarpéienne, un immense amphithéâtre ; à Ostie, un port vaste et sûr.

Mais ce seront là ses moindres travaux. Préoccupé du besoin d'organiser cet assemblage de nations que l'épée a réunies et que la loi sépare, il veut rassembler et coordonner en un seul code les lois romaines, afin d'en faciliter et d'en répandre partout l'intelligence. Déjà un de ses familiers, le savant jurisconsulte Aulus Ofilius, a entrepris une codification des édits prétoriens, et lui-même a fait rédiger, pour toute l'Italie, la loi municipale que les cités provinciales vont copier. Pour garantir les provinces contre les exactions sénatoriales, il interdit aux sénateurs d'y paraître sans commission officielle, et il paye les gouverneurs, pour qu'ils ne se payent pas eux-mêmes en continuant les exactions d'autrefois. Il s'est souvenu qu'un consul de son nom et de sa race a donné la cité romaine aux Italiens ; et si les temps ne sont pas venus d'appeler au même droit tous les sujets, il multiplie du moins au milieu d'eux l'élément romain : quatre-vingt mille colons ont porté au delà des mers les coutumes et la langue de Rome. La Sicile entière va obtenir le jus Latii ; la civitas est conférée aux Transpadans, à la légion de l'Alouette, à tous ceux qui l'ont fidèlement servi, même à des Juifs. Aux bords de la Loire, de la Seine et du Rhône, quantité de Gaulois portent son nom, et une de ces familles construit peut-être déjà, en son honneur, un charmant édifice, le mausolée des Jules, qui rappelle leur reconnaissance et ses combats.

Mausolée des Julii - Glanum

Il a des récompenses pour ceux qui lui ont été utiles à la guerre ; nombre de provinciaux sont entrés dans son sénat ; il en a aussi pour ceux qui sont utiles dans la paix : il donne la cité aux médecins étrangers et aux professeurs d'arts libéraux établis à Rome, c'est-à-dire à la noblesse de l'intelligence, comme le sénat l'avait autrefois accordée à la noblesse des municipes du Latium. On voit, par un fragment de Gaïus (I, 33), que le jus quiritium était assuré au provincial qui consacrait une partie de son patrimoine à construire un édifice public. Cette loi, qui a couvert le monde romain de monuments, a paru empruntée à la lex Julia de César : du moins elle était digne de lui.

Durant la guerre d'Afrique, il avait vu en songe une grande armée en pleurs qui semblait lui redemander une patrie ; à son réveil, il avait écrit sur ses tablettes les noms de Corinthe et de Carthage. Ces deux villes en ruine attestaient les vengeances du sénat : il les avait relevées. Ainsi les grandes injustices sont réparées, les liens se multiplient, le rapprochement s'opère. Depuis longtemps les divinités des peuples de civilisation hellénique ont reçu le droit de cité romaine ; les écrivains qui ont fait la gloire des nations étrangères vont à leur tour l'obtenir. Varron a mission de réunir dans une bibliothèque publique tous les produits de la pensée humaine, pour que Rome soit aussi la métropole de l'intelligence. Le tour des peuples viendra, après celui de leurs dieux et de leurs grands hommes.

A cette haute pensée de réparation et d'unité se rattachent : la réforme monétaire, qui fit de l'aureus de César la pièce la plus commode pour les transactions commerciales et l'étalon de la valeur sous l'empire ; la réforme du calendrier, si habilement accomplie que, sauf une modification légère, le calendrier Julien nous sert encore ; enfin l'ordre donné à trois géomètres grecs de parcourir l'empire pour en mesurer les distances et en dresser le cadastre : travail préliminaire d'une réorganisation de l'administration provinciale et financière.

Pour accomplir de telles choses, il fallait du temps, et César avait perdu plus d'un quart de siècle à monter au premier rang. Mais il n'était âgé que de cinquante-sept ans. Il avait donc encore assez d'années devant lui pour qu'il pût espérer conduire à terme ses grands desseins. Les préparatifs de la guerre contre les Parthes étaient achevés ; il avait distribué pour trois ans (44-42) les charges et les provinces ; Antoine était son collègue au consulat, et il avait promis à Dolabella d'abdiquer en sa faveur, quand il partirait pour l'Asie. Hirtius et Pansa devaient avoir les faisceaux en 43 ; Decimus Brutus et Numatius Plancus en 42. Brutus et Cassius étaient préteurs. Lépide allait céder à Domitius Calvinus la charge de maître de la cavalerie, pour prendre le gouvernement de la Narbonnaise et de l'Espagne citérieure. Asinius Pollion recevait celui de l'Ultérieure ; les autres provinces étaient également distribuées. Seize légions avaient passé l'Adriatique, et le jeune Octave, son fils adoptif, l'attendait à Apollonie ; quelques jours encore, et César se retrouvera, au milieu de ses vétérans fidèles. On répandit le bruit qu'avant de quitter Rome il voulait tenter un dernier effort sur le sénat, et que, dans la séance indiquée pour les ides de mars, il serait discuté si César, restant dictateur en Italie, ne pourrait pas, dans les provinces, porter la couronne, comme roi des nations soumises. Ce jour des ides qui devait, au sens des derniers républicains, fonder à jamais la tyrannie, ils le choisirent pour en faire celui de l'expiation.

Lépidus - Musée du Vatican