LX - Le second triumvirat jusqu'à la déposition de Lépide (43-36) |
I - PREPARATIFS DES TRIUMVIRS ET DES
MEURTRIERS
Lepidus triumvir |
Durant les jours de meurtre, Lépide et Plancus, consuls désignés, avaient promulgué un édit qui, sous menace de proscription, ordonnait de fêter joyeusement le renouvellement de l'année. Ils eurent même le courage de célébrer chacun un triomphe pour d'insignifiants succès en Espagne et en Gaule. Les soldats jouant sur le double sens du mot germanus, qui signifie frère et Germain, chantaient derrière leur char : Ce n'est pas des Gaulois, mais de leurs frères que nos consuls triomphent. Tous deux en effet avaient livré un frère aux meurtriers. Les soldats se sentaient nécessaires et ne croyaient pas que les chefs, en souffrant leur indiscipline, payassent trop cher le pouvoir qu'ils leur avaient donné. |
A peine laissèrent-ils vendre les biens des proscrits.
L'un avait voulu une villa, l'autre des terres ; celui-ci
prenait la maison, celui-là l'argent et les esclaves.
Il y en eut qui se firent adopter de force par de riches
citoyens pour devenir leurs héritiers ; d'autres,
moins patients, tuaient l'homme, proscrit ou non, dont ils
enviaient la fortune. Heureux ceux dont ils se contentaient
de piller les demeures. Toute la ville tremblait devant cette
soldatesque recrutée de bandits, de gladiateurs et
d'esclaves échappés de leurs bagnes. Un des
consuls fut cependant assez hardi pour faire mettre en croix
quelques-uns de ces esclaves légionnaires.
Sauf ce bruit de soldats, un silence de mort régnait
autour des trois maîtres de Rome. Des femmes, dit-on,
osèrent le rompre. Pour remplir leur caisse militaire
qui avait besoin de 800 millions de sesterces, ils avaient
frappé d'une lourde contribution mille quatre cents
des plus riches matrones. Conduites par Hortensia, la fille
de l'orateur, elles se rendirent au Forum, et se firent jour
jusqu'au tribunal des triumvirs. Hortensia porta la parole :
«Avant de nous présenter devant vous, dit-elle,
nous avions sollicité l'intervention de Fulvie ; son
refus nous a contraintes à venir ici.
Déjà vous nous avez enlevé nos
pères, nos enfants, nos frères, nos
époux ; nous ôter encore notre fortune, c'est
nous réduire à une condition qui ne convient ni
à notre naissance, ni à nos habitudes, ni
à notre sexe ; c'est étendre sur nous vos
proscriptions. Mais avons-nous donc levé contre vous
des soldats ou demandé des charges ? Est-ce que nous
vous disputons ce pouvoir pour lequel vous combattez ? Du
temps d'Annibal, nos ancêtres ont porté
volontairement au trésor leurs bijoux et leurs parures
; que viennent les Gaulois ou les Parthes, et l'on ne
trouvera pas en nous moins de patriotisme : mais ne nous
demandez pas de contribuer à cette guerre fratricide
qui déchire la république ; ni Marius, ni
Cinna, ni même Sylla durant sa tyrannie, ne l'ont
osé». Les triumvirs voulaient faire chasser de
la place l'orateur et sa suite ; le peuple s'émut, et
prudemment ils cédèrent. Le lendemain parut un
édit qui réduisit à quatre cents le
nombre des matrones imposées.
Les adversaires politiques des triumvirs avaient payé
de la vie leur opposition ; le reste du peuple paya d'une
partie de son avoir sa lâche soumission. Tous les
habitants de Rome et de l'Italie, citoyens ou
étrangers, prêtres ou affranchis,
possédant plus de 100.000 drachmes,
prêtèrent la dîme de leurs biens et
donnèrent leur revenu d'une année. Il n'est pas
besoin d'ajouter que les lois et les magistratures ne furent
pas plus respectées que la propriété et
la vie. Ils changeaient les magistrats, dit un ancien ; ils
abolissaient les lois ; ils en faisaient d'autres, selon leur
bon plaisir, de sorte que le règne de César
paraissait avoir été l'âge d'or. Lorsque,
gorgés de sang et de rapines, les triumvirs
annoncèrent que la proscription était finie, le
sénat leur décerna des couronnes civiques comme
aux sauveurs de la patrie ! Octave, qui s'était
montré le plus cruel, se réserva quelques
meurtres, en déclarant qu'il n'avait pas puni tous les
coupables.
La dernière mesure des triumvirs en cette année terrible fut un acte de dévotion : un décret pour l'érection d'un temple à Sérapis et à Isis. C'était une concession peu coûteuse, faite au populaire, et la continuation, sur un autre terrain, de la guerre aux grands. Le petit peuple cherchait des dieux nouveaux, et il avait bien raison, car, depuis un siècle, les vieilles divinités étaient sourdes à ses prières. Mais le sénat n'aimait point ces superstitions étrangères qu'il ne dirigeait pas au gré de sa politique, comme les superstitions nationales ; il avait voulu, en 58, chasser Isis du temple de Jupiter Capitolin, et la populace s'y était opposée. En 53, au temps de la réaction oligarchique, un autre décret qui ordonna la destruction de toutes les chapelles de la déesse égyptienne, interdit son culte jusque dans l'intérieur des maisons, et César renouvela, six ans plus tard, cette défense. Maintenir la pureté de la foi romaine était le moindre souci des triumvirs : Isis plaisait au peuple ; ils la lui rendaient. |
Sérapis trouvé à Tivoli |
Le 1er janvier 42, Plancus et Lépide prirent possession du consulat ; on renouvela le serment d'observer les lois et les actes de César, avec de grands honneurs pour sa mémoire, des fêtes, des temples, une complète apothéose. Comme on le déclarait dieu, on lui donna un flamine, un collège de prêtres juliens, des sacrifices publics ; on défendit de porter son image aux funérailles de ses proches, puisqu'il était passé de sa famille terrestre dans celle de Jupiter ; on reconnut le droit d'asile à l'héroon, ou chapelle, qui lui fût élevé au lieu où son corps avait été brûlé, et tous les citoyens durent célébrer l'anniversaire de sa naissance. L'homme de la plèbe qui s'y refusait était dévoué à Jupiter et à César, c'est-à-dire mis à mort ; le sénateur et le fils de sénateur en fut quitte pour une amende de 250.000 drachmes. C'est le commencement de l'étrange législation qui, sous l'empire, établit une si grande différence pénale entre l'honestior et l'humilior. Une difficulté se présenta. La fête d'Apollon tombait le même jour que celle de César, et un oracle sibyllin prescrivait de n'honorer ce jour-là que le fils de Latone. On consentit à ce que le nouveau dieu cédât, ne se prévalût pas de sa récente divinité contre celle de l'ancien : la fête de César fat placée la veille des jeux Apollinaires.
Les triumvirs disposèrent de toutes les charges pour les années suivantes ; puis Octave se rendit à Rhégium, et Antoine à Brindes, où la flotte n'attendait qu'un bon vent pour porter l'armée en Grèce. Cornificius, qui commandait au nom du sénat dans l'ancienne province d'Afrique, venait d'être vaincu et tué par Sittius, gouverneur de la Numidie ; tout l'Occident, moins la Sicile, où Sextus Pompée s'était établi, obéissait donc aux triumvirs. Après une vaine tentative du jeune César contre Sextus, ils passèrent la mer d'Ionie, sans être inquiétés par la flotte républicaine, forte de cent trente grands navires sous les ordres de Murcus et de Domitius Ahenobarbus. |
Sextus Pompée - Camée du cabinet de France |
César n'avait fait que traverser l'Orient, le
principal théâtre de la gloire de Pompée.
Le nom de ce chef y était encore respecté ; et
comme les meurtriers du dictateur passaient pour avoir
vengé sur lui la mort de son rival, ils avaient
trouvé un sûr asile dans ces provinces
animées d'ailleurs d'un tout autre esprit que celles
de l'Occident. En quittant l'Italie, Brutus s'était
rendu à Athènes, où il ne parut d'abord
occupé que de suivre les leçons de
l'académicien Théomneste et du
péripatéticien Cratippe. Cependant il
travaillait à gagner les jeunes Romains en
résidence dans cette ville, et leur distribuait les
grades sans avoir égard aux services ou à
l'âge : Horace avait vingt ans à peine, il le
nomma tribun légionnaire. Dès qu'on sut qu'il
rassemblait des soldats, les débris des légions
pompéiennes, restés en Grèce
après Pharsale, accoururent autour de lui. Un questeur
qui portait à Rome l'impôt de l'Asie se laissa
gagner et lui remit 500.000 drachmes qui aidèrent
à ses négociations avec les troupes ; cinq
cents cavaliers, que Cinna conduisait à Dolabella en
Asie, passèrent aussi de son côté, et le
jeune Cicéron leva toute une légion qu'il lui
donna. Enfin il trouva dans Démétriade
d'immenses amas d'armes réunis par César pour
son expédition contre les Parthes.
Le plébiscite qui lui avait enlevé le
gouvernement de la Macédoine était
illégal, puisque les actes du dictateur avaient
été confirmés. Le proconsul, Q.
Hortensius, le reconnut pour son successeur légitime
et lui remit le commandement : décision qui lui
donnait une vaste province et une armée, en face de
l'Italie. Antoine avait chargé son frère,
Caïus, de disputer la Grèce aux
républicains, en réunissant à ses soupes
celles que Vatinius commandait dans l'Illyrie. Afin de
prévenir leur jonction, Brutus marcha sur Dyrrachium
et entraîna les soldats de Vatinius. A Apollonie,
Caïus Antonius n'était déjà plus
maître des siens ; dans une première action, il
perdit trois cohortes ; dans une seconde, il fut vaincu et
pris par le jeune Cicéron, puis mis à mort sur
l'ordre de Brutus, en représailles du meurtre de D.
Brutus immolé par Antoine (43). Une expédition
contre les Besses soumit encore la Thrace au
général républicain que ses
légions saluèrent du titre d'imperator.
De l'Euxin à l'Adriatique, tout lui obéissait ;
il y ramassa 16.000 talents.
Il ne faut cependant pas croire à l'existence en ces
pays d'un violent amour pour la république. Les
Athéniens, qui avaient tout perdu, excepté leur
faconde, célébraient en prose et en vers l'acte
des tyrannicides et dressaient à Brutus et à
Cassius des statues de bronze, à côté de
celles d'Harmodios et d'Aristogiton. Mais les autres Grecs,
moins amoureux de rhétorique et mieux
façonnés à l'obéissance, se
soumettaient aux ordres de Brutus, parce qu'ils voyaient en
lui le représentant légal du gouvernement
romain. Puis la nouvelle guerre civile se terminerait sans
doute par des proscriptions, qui permettraient le pillage, et
certainement par des largesses aux vainqueurs. Si chaque
soldat des triumvirs avait été richement
récompensé pour une demi victoire, combien ne
recevraient pas ceux de Brutus pour un triomphe qui sauverait
sa tête et son parti ! Aussi les aventuriers de tous
les pays à l'est de l'Adriatique accouraient autour
des étendards des tyrannicides, comme, sur l'autre
rive, ils venaient se ranger sous les enseignes des vengeurs
de César. Excepté pour les chefs et leurs amis,
le butin était tout et la cause rien.
Cassius s'était aussi rendu dans son gouvernement de
Syrie, où il avait laissé, depuis
l'expédition de Crassus, d'honorables souvenirs, et
toutes les troupes étaient passées de son
côté. Le collègue d'Antoine, Dolabella,
arriva presque en même temps dans la province d'Asie,
où ses émissaires surprirent Trebonius, un des
meurtriers de César. Trebonius demanda à
être conduit devant le proconsul : Qu'il aille
où il voudra, répondit Dolabella,
à condition qu'il laisse sa tête
derrière lui. On le tortura deux jours entiers, et
sa tête servit de jouet à la populace de Smyrne,
jusqu'à ce qu'il n'en restât plus que de hideux
débris. Mais Dolabella ne put soutenir ce premier
avantage ; assiégé dans Laodicée de
Syrie, il ordonna à un soldat de sa cohorte
prétorienne de lui trancher la tête. Quand ces
nouvelles arrivèrent à Rome, Cicéron
avait déjà proposé la mise hors la loi
de son gendre ; il provoqua le vote d'un
sénatus-consulte qui confirma Brutus et Cassius dans
leurs gouvernements, mit sous leurs ordres toutes les troupes
répandues de la mer Ionienne à l'Euphrate, avec
le droit de lever l'argent nécessaire, et d'appeler
à eux le contingent des rois alliés. En leur
annonçant ces décrets, il les pressait de
reprendre la route de l'Italie, pour dispenser le
sénat de recourir au dangereux appui d'Octave. Mais ni
l'un ni l'autre n'avait cette décision qui double les
forces. Dans un temps de révolution où
l'opinion sert tant au succès, où il faut de
l'audace et toujours de l'audace, ils voulaient faire une
guerre méthodique, s'arrêter devant chaque
ville, ne pas laisser derrière eux l'ombre d'une
résistance. Au lieu de répondre à
l'appel de Cicéron, Brutus lui renvoyait des sarcasmes
sur sa prudence, sur sa liaison avec Octave ; il doutait de
son courage et de sa prévoyance. Mais, tandis qu'il
lui écrivait, et à Atticus, de belles sentences
stoïques, les événements marchaient, et la
nouvelle de la formation du triumvirat, des proscriptions et
de la mort de Cicéron, le trouvait, lui, en route avec
son armée vers l'Asie, et Cassius en marche sur
l'Egypte pour punir Cléopâtre des secours
qu'elle avait fournis à Dolabella !
Ils comprirent alors la nécessité de se
réunir. A l'entrevue de Smyrne, Cassius fit encore
prévaloir l'avis d'attendre l'ennemi en Orient, et
d'occuper les troupes à réduire les peuples qui
résistaient : c'étaient les Lyciens, Rhodes, le
roi de Cappadoce. Ils partagèrent l'argent que
Cassius, à force d'exactions, avait déjà
ramassé, et se séparèrent. Brutus entra
en Lycie, où il n'éprouva de résistance
que devant la ville de Xanthos. Plutôt que de se
rendre, les Xanthiens mirent le feu à leurs demeures
et se jetèrent dans les flammes avec leurs femmes et
leurs enfants ; de toute la population, il ne survécut
que cent cinquante individus. Patara, effrayée, livra
ce qu'elle avait d'or et d'argent monnayé ou en
lingots : quiconque essayait de cacher ses richesses
était mis à mort. De son côté,
Cassius attaqua Rhodes. Les habitants invoquaient leur titre
d'alliés du peuple romain : En donnant des secours
à Dolabella, répondit-il, vous avez
déchiré le traité. Il vainquit leur
flotte en deux batailles et prit leur ville, qu'il pilla. Ils
lui demandaient de leur laisser au moins les statues de leurs
dieux. Je laisserai le Soleil, leur dit-il.
Quelques-uns se consolèrent, en regardant cette parole
comme un présage involontaire, mais certain, d'une
mort prochaine. Il fit décapiter cinquante des
principaux habitants, et emporta de l'île 4500 talents.
Déjà, à Laodicée, il avait
pillé les temples et le trésor public, et mis
à mort les plus nobles citoyens. A Tarse, qui avait
profité de ces complications pour vider une vieille
querelle avec Adana, il avait exigé 2500 talents. De
retour sur le continent, il entra en Cappadoce, dont il tua
le roi, Ariobarzane, pour s'emparer de ses richesses, et il
soumit toute l'Asie romaine aux plus intolérables
exactions. La province dut payer en une seule fois
l'impôt de dix années. En Judée, il avait
fixé la contribution à plus de 700 talents ;
l'argent ne rentrant pas assez vite, malgré le
zèle d'Hérode, il fit vendre les habitants des
villes.
Dans son ancien gouvernement de Cisalpine, Brutus avait
mérité par sa justice la reconnaissance des
habitants qui lui avaient élevé une statue et
qui obtinrent d'Auguste qu'il la laissât debout ; il
s'efforçait d'adoucir les maux de la guerre. A Sardes,
dans une seconde entrevue avec Cassius, il lui reprocha
vivement de faire détester leur cause. Mieux aurait
valu, disait-il, laisser vivre César. S'il
fermait les yeux sur les injustices des siens, du moins
lui-même ne dépouillait personne. Mais ils
avaient l'armée la plus nombreuse que jamais Rome
eût conduite sur un champ de bataille ; il fallait la
nourrir, la payer et retenir les soldats et les officiers, en
cédant à toutes leurs convoitises ; de sorte
que les derniers chefs de la république semblaient
prendre à tâche de prouver à des peuples,
victimes de passions qu'ils ne partageaient pas, la
nécessité d'un gouvernement capable d'assurer
la plus précieuse de toutes les libertés, celle
du foyer, des biens et de la vie.