LXXIX - Nerva et Trajan (96-117)

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II - TRAJAN (98-117) - GUERRE DACIQUE

L'Espagne avait déjà envoyé à Rome toute une colonie de lettrés, de savants, de poètes et de philosophes ; elle allait lui donner encore son premier empereur provincial. Trajan (M. Ulpius Trajanus) était né, le 18 septembre 52, à Italica, sur le Baetis, un des plus anciens établissements d'outre-mer, puisque Scipion l'Africain l'avait fondé durant la seconde guerre Punique. Il avait fait ses premières armes sous son père, officier de mérite, qui avait obtenu tous les honneurs militaires et civils : le consulat, le gouvernement de Syrie, les ornements du triomphe, enfin, en 79, le proconsulat de la province d'Asie. Il servit dix ans comme tribun militaire en Syrie et sur le Rhin, fut préteur vers 85, commandant d'une légion en Espagne, consul en 91, puis gouverneur de la haute Germanie ; il était brave, habile, populaire dans l'armée, malgré sa fermeté, parce que, s'il maintenait une discipline sévère, elle était toujours juste.

Trajan - Buste du Vatican

Au camp, il vivait sans luxe ni mollesse, au besoin de privations, et se mêlait à tous les exercices ; en campagne, il laissait ses chevaux aux bagages pour marcher en tête des troupes, partageant leurs fatigues et rentrant le dernier sous la tente. Enfin, il avait cette faculté des grands généraux, pleine de séduction pour le soldat, de pouvoir appeler par leur nom jusqu'au dernier de ses officiers et de ceux qui avaient reçu une blessure ou des récompenses. Aussi, à la nouvelle de son élévation, toutes les armées lui envoyèrent des félicitations, dont on ne peut cette fois suspecter la sincérité, parce que ce choix inattendu était pour elles un honneur et pour les chefs militaires une espérance.

Trois mois après, Trajan reçut à Cologne les envoyés du sénat qui lui apportèrent la nouvelle de la mort de l'empereur ; il répondit par une lettre à la fois modeste et digne, où il renouvelait l'engagement pris par son père adoptif de ne frapper jamais un sénateur de la peine capitale : promesse étrange que les règnes précédents expliquent, et qui d'ailleurs annonçait que le nouveau prince, comme Nerva, porterait le gouvernement du palais à la curie. Il était alors dans sa quarante-sixième année.

En preuve de sa confiance dans le sénat, il laissa même cette assemblée et les consuls gouverner Rome et l'empire, tandis qu'il demeurait sur le Rhin pour y achever les grands travaux ordonnés par Domitien. Il semble que, pris déjà du désir de rendre leur éclat aux armes romaines, et ne voyant rien d'important à faire sur cette frontière, il ait voulu y constituer une défensive inexpugnable, pour n'avoir pas à craindre une diversion de ce côté, lorsqu'il serait occupé ailleurs. Les détails nous manquent sur ces travaux, mais nous sommes assurés qu'il avait bien employé les trois années de son commandement comme gouverneur ; qu'il employa mieux encore la quatrième, celle de son adoption, et que ses successeurs eurent sans doute plutôt à entretenir qu'à continuer l'immense retranchement des terres Décumates. En arrière de cette ligne de défense, il avait établi de nombreux postes militaires qui devaient en augmenter la force ; au nord, pour remplacer, sur la rive gauche du fleuve, le camp ruiné de Vetera Castra, il avait bâti Colonia Trajana (Kelln ou Clèves), dont la garnison commandait le cours inférieur du Rhin ; au sud, il fonda Aquae (Baden-Baden), à portée des défilés du Schwarzwald ; au centre, à Mayence, en face de la grande entrée de Gaule en Germanie, il jeta sur le Rhin un pont permanent, qu'une bonne route de 10.000 pas reliait à une forteresse construite vers Hochst, à l'embouchure de la Nidda dans le Mein, et que trois siècles plus tard Julien fut heureux de retrouver pour s'y retrancher contre les Alamans. Peut-être faut-il aussi placer à ce moment l'expédition de Vestricius Spurinna, légat de la basse Germanie, qui, sans combat, alla rétablir un roi des Bructères dans ses Etats. Tacite, avec l'exagération qui lui est habituelle, nous avait montré ce peuple comme anéanti. Après sa défaite, des Chamaves, des Angrivariens s'étant établis en grand nombre sur sols territoire, les Romains trouvèrent ce voisinage dangereux et aidèrent les restes des Bructères à se reconstituer sous un roi national que sa faiblesse maintiendrait dans leur dépendance. Ainsi, sur le Rhin inférieur, la sécurité était assurée et l'influence de Rome rayonnait jusqu'au Weser.

Des bords du Rhin, Trajan avait annoncé à tout l'empire, par un acte de fermeté, le commencement d'une administration virile. Nerva lui avait envoyé son anneau et ce vers d'Homère :

Tiseian Danaoi ema dakrua soisi belessin.

Que tes flèches, ô Apollon ! Fassent expier mes larmes aux fils de Danaos. Ces fils de Danaos étaient, pour le faible vieillard, les auteurs de la dernière sédition. Trajan les manda près de lui, et les uns furent dégradés, les autres bannis ou punis de mort. Tout le monde comprit qu'il faudrait désormais obéir ; mais on sut bientôt que ce serait l'obéissance à la loi, et non pas à un maître capricieux ou cruel.

Ce long séjour sur la frontière marquait bien peu d'empressement à courir aux pompes de Rome. Mais dans une monarchie militaire cette conduite était très politique, et elle acheva certainement de gagner à Trajan le coeur des soldats de toutes les légions. Lorsqu'il partit enfin pour sa capitale, dans la seconde moitié de l'année 99, les légionnaires de son escorte ne donnèrent lieu, le long du chemin, à aucune plainte : on eût dit la suite modeste d'un général. Cette modération était de bon goût et de bon augure ; mais lorsqu'il fait afficher, en regard l'un de l'autre, le compte de ses dépenses durant cette route, et celui d'un voyage de Domitien, je le trouve peu généreux envers un mort qui avait préparé sa fortune par les honneurs et les commandements dont il l'avait revêtu. A Rome, pour son arrivée, point de pompe ni d'appareil, seulement l'immense concours du peuple, contemplant avec un étonnement joyeux cet empereur qui faisait à pied sa première entrée dans sa capitale, ce soldat vieilli dans les camps et affable envers les citoyens, ce vaillant capitaine, à la taille haute, à l'air martial, qui témoignait de son respect pour le mérite civil et pour l'âge.

Plotine - Musée du Vatican

L'impératrice Plotine, femme de moeurs sévères, dont les Grecs firent, bien à tort, une nouvelle Vénus, Aphroditê thea neôtera, ne voulait pas plus de cérémonial autour d'elle ; en montant les marches du palais, elle se retourna sers la foule pour dire : Telle j'entre ici, telle j'en veux sortir ; et elle tint parole. Nerva avait écrit sur la demeure impériale : Palais public, et comme au temps d'Auguste, tous les citoyens y étaient admis. Trajan fit de même : une vieille coutume voulait d'ailleurs que la porte du souverain pontife ne fût jamais fermée. Il ordonna de porter dans les temples, qui servaient alors de musées, les joyaux et les raretés qui décoraient le palais. «Ce qui brillait dans la demeure du prince, dit Martial, est donné aux dieux, tout le monde le verra». On lui reprochait de diminuer le respect dû aux princes, en permettant trop de familiarité ; il répondit : «Je serai avec les autres comme j'aurais voulu, quand j'étais simple particulier, que les empereurs fussent avec moi».

Dans la prière adressée annuellement aux dieux pour la prolongation de son règne, il fit ajouter la clause : Tant qu'il le méritera ; et dans les actes publics, il se nomma après le sénat et le peuple. A l'exemple d'Auguste, il visitait familièrement ses anciens amis, assistait à leurs fêtes de famille et prenait sa part de leurs plaisirs, soupant, se promenant ou chassant avec eux. Un jour, on voulut lui inspirer des soupçons contre un sénateur ; il alla, sans gardes, dîner chez lui, et le lendemain dit aux accusateurs : S'il eût voulu me tuer, il l'eût fait hier.

Les Césars et les Flaviens, à l'exception du chef de la seconde race, étaient tous lettrés, orateurs ou poètes, avec plus ou moins de succès ; tous du moins avaient essayé d'écrire. Trajan, qui fit sa première campagne à quatorze ans, put échapper à la funeste éducation de l'époque, à ces rhéteurs qui corrompaient le goût de leurs élèves et parfois leur bon sens. Il eut l'expérience des affaires et de la vie si nécessaire pour former des hommes de commandement ; et, comme il avait l'esprit droit, le coeur honnête, il ne montra pas de basse jalousie contre ceux qui possédaient les dons que la nature ou les circonstances lui avaient refusés. Dans la déférence de ce vaillant homme de guerre pour le sénat se trouvait certainement une pensée politique ; il me semble y voir aussi le respect involontaire du rude soldat tombé sous le charme des élégances patriciennes.

Cette conduite d'un prince qui semblait concilier deux choses jusqu'alors contraires : le pouvoir et la liberté, lui gagnait les Pères, tout autant que son serment, renouvelé à Rome, de n'en point mettre un seul à mort. En garantie de cette promesse, il fit saisir ce qui vivait encore de délateurs tarés, les livra, dans l'amphithéâtre, aux moqueries et aux insultes, puis les relégua dans les îles. Plusieurs mesures utiles dont il sera question plus loin, un zèle ardent pour le bien public et des égards envers les vieilles familles, des faveurs qu'il accorda à la jeune noblesse, surtout l'habitude qu'il prit et qu'il garda de laisser le sénat beaucoup parler et quelque peu agir, lui assurèrent l'affection de la haute assemblée, qui, vers la fin du règne, témoigna sa gratitude en lui décernant le titre d'Optimus, qu'on ne donnait qu'à Jupiter.

Monnaie sénatoriale Optimo Principi

Quant au peuple, qui, dans la monarchie impériale, n'a joué, quoi qu'on en ait dit, qu'un rôle de comparse, sans intervenir jamais dans la politique, content du congiaire obtenu, de l'air martial de son nouveau maître, il était séduit par cette nouveauté d'un prince citoyen, qui allait à pied dans les rues au milieu de la foule, quelquefois en litière avec ses amis, et pas toujours à la première place. D'ailleurs il voyait derrière Trajan des légions dévouées ; celles-ci, en effet, à qui il ne déplaît pas de sentir qu'une main ferme les conduit, avaient, sans un murmure, accepté du nouvel empereur la moitié du donativum ordinaire, et de ce général dans la force de l'âge elles attendaient des campagnes, des victoires, du butin.

«Enfin, s'écrie Pline, au lieu d'être éclipsée par le prince, la noblesse reçoit de lui un nouvel éclat ; César ne redoute ni n'épouvante les descendants des héros, les derniers fils de la liberté ! S'il eût quelque part un reste d'une ancienne lignée, un débris d'une vieille illustration, il le recueille, il le ranime ; c'est une force de plus qu'il donne à la république. Les grands noms sont en honneur». Voilà donc cet accord du prince et de la noblesse établi par Auguste, perdu sous ses successeurs, retrouvé par Vespasien, que les Antonins, pour le bonheur de l'empire, allaient réaliser pendant près d'un siècle.

Trajan ne fit qu'un séjour de moins de deux années à Rome, d'où il partit pour la guerre Dacique. Sans avoir été aussi honteuses que Dion le prétend, les expéditions de Domitien étaient restées sans gloire ni profit. Des généraux avaient été vaincus et tués, une aigle prise. Les Daces avaient, il est vrai, perdu la dernière bataille, rendu leurs prisonniers et envoyé à Rome une ambassade pour conclure la paix. L'empire aurait donc pu, sur le Danube, comme maintes fois sur le Rhin, profiter d'un succès final pour renoncer à une guerre embarrassante qui menait aux aventures et non pas à la sécurité ; mais Trajan n'était pas homme à se contenter de cette attitude réservée. Nourri dans les camps, il en avait les moeurs ; il aimait les exercices militaires, la chasse, le vin, les bons compagnons, surtout il aimait la guerre, même avec ses plus rudes labeurs, la faisait bien, et par conséquent se plaisait à la faire. Il n'examina point si la politique d'Auguste pour les frontières était la meilleure ; si une forte défensive, derrière deux grands fleuves, appuyée sur des camps, une nombreuse armée, des cités populeuses, avec des intrigues et de l'argent jetés sur la rive opposée, au milieu des peuplades ennemies, ne valait pas mieux que le plan gigantesque de pénétrer aux Indes et de rentrer en Italie à travers les Barbares domptés. Ce soldat s'ennuyait à Rome. Pendant que le sénat le fatiguait de ses adulations, Pline de sa verbeuse élégance, il rêvait d'Alexandre et de César, cherchait un prétexte de guerre ; et, comme c'était chose facile à trouver, il se faisait dire par ses orateurs que la honte infligée à l'empire sous Domitien, sur les bords du Danube, devait être effacée.

On peut conclure de quelques mots de Pline que, durant l'hiver de la première année de son principat, qu'il passa loin de Rome, Trajan avait visité les légions de Pannonie et de Moesie, pour répondre à leurs félicitations, inspecter cette frontière, les camps riverains du Danube, se rendre compte de la force des peuples qui en bordaient l'autre rive, et commencer peut-être les grands travaux qui furent exécutés de ce côté-là sous son règne. Sous Domitien, sous Nerva, il s'y était produit beaucoup d'agitation. On y avait vu des combats malheureux et de douteuses victoires. Puisque le Rhin et le haut Danube étaient pacifiés, Trajan se dit qu'il fallait aussi pacifier le Danube inférieur. Il avait raison de tourner de ce côté ses armes, car c'est là que seront les plus grands dangers de l'avenir et, par là, que les invasions commenceront.

La vallée basse du Danube est enfermée entre deux chaînes de montagnes, parallèles l'une à l'autre : les Balkans et les Carpates. Mais tandis que les premières vont mourir à la mer Noire, les secondes se replient brusquement entre Cronstadt et Fokchany, dans la direction de l'ouest, en formant le grand coude où la Transylvanie est aujourd'hui comprise, puis redescendent au sud jusqu'au Danube, qu'elles dominent de leurs masses abruptes sur une étendue de plus de 30 lieues. En face de ces massifs séparant la plaine du Banat (vallée du Témès) de l'immense plaine valaque, les Balkans envoient sur la rive droite de puissantes ondulations de terrains qui se relèvent au bord du fleuve jusqu'à 2 et 3.000 pieds de hauteur, et, par leurs assises inférieures, traversent le lit du Danube, qu'elles sèment de récifs dangereux.

C'est la passe célèbre appelée les Portes de Fer, qui commence à Drenkova et se termine près d'Orsova. Le fleuve majestueux, pressé dans cette gorge étroite où l'on ne mesure pas, à Cazan, 200 mètres de large, s'y précipite avec colère et y passe en écumant ; un vent violent y soulève des vagues telles que les fleuves n'en connaissent pas, et, dans les basses eaux, il faut le pilote le plus habile, au gouvernail la main la plus ferme, pour ne pas sortir des canaux formés par les roches du fond. La nature est, là, magnifique, imposante et fière. L'homme aussi y fut grand, car ce fleuve, Trajan l'enchaîna par un pont que les modernes n'ont point encore osé reconstruire, et cette montagne qui, sur la rive gauche, descend à pic dans les flots irrités, il la tailla pour lui creuser au flanc un chemin que ses soldats pouvaient suivre en tout temps. On lit encore gravés sur le roc ces mots d'une inscription : Il ouvrit une route à travers le fleuve et la montagne domptés.

Chemin de Trajan à Orsova

L'inscription est de l'an 100. On doit donc en conclure qu'une partie des travaux était commencée avant la première guerre Dacique. Aurelius Victor attribue même à Trajan l'ouverture d'une voie militaire allant du Pont-Euxin à la Gaule. Les Romains, ces grands constructeurs, n'avaient certainement pas attendu plus d'un siècle avant de reconnaître la nécessité de border d'une route sûre le grand fleuve qui couvrait leur empire sur une étendue de 600 lieues, et, comme il est arrivé si souvent, l'oeuvre de plusieurs générations a été mise au compte du prince qui avait laissé sur cette frontière les plus glorieux souvenirs.

L'importance des préparatifs militaires répondit à la grandeur des travaux entrepris pour donner à l'armée une base solide d'opérations. De Vienne, au pied du Kahlenberg, jusqu'à Troësmis, dans la Dobroutcha, huit légions gardaient le pays des Pannoniens et la Moesie. Cinq quittèrent leurs cantonnements et furent réunies, en l'année 101, sur les bords de la Save, qui porta le gros bagage jusqu'au Danube, près des lieux que nous venons de décrire, vers Viminacium (Costolatz). Trajan vint les rejoindre avec les dix cohortes prétoriennes et la cavalerie batave et maure. Ce n'était pas trop pour combattre un peuple brave et un chef habile dont l'histoire aurait fait un héros, si elle le connaissait mieux.

La Porte de Fer
d'après la colonne Trajane

Les Daces occupaient les deux côtés de l'énorme promontoire que les Carpates projettent sur le Danube : à l'ouest, la vallée du Témès ou le Banat ; à l'est, la plaine valaque ; mais le centre de leur puissance, leur capitale et leurs forteresses étaient plus au nord, dans la haute vallée du Marosch (Transylvanie). C'est là qu'il fallait aller frapper les coups décisifs. On pouvait y arriver par trois routes : l'une à l'ouest, à travers le Banat, en franchissant, au col appelé aussi la Porte de Fer, la chaîne secondaire qui sépare les bassins du Témès et du Marosch ; les autres, à l'est, par la Petite Valachie, en remontant deux vallées qui conduisent à deux gorges ouvertes dans la chaîne principale, celle du Jiul (Schyl) aboutissant à la passe de Volcan, et celle de l'Alouta qui, née dans la Transylvanie, traverse la grande chaîne au défilé fameux de la Tour Rouge (Rothe Thurmpass), dans le sud d'Hermanstadt. Ces passages menaient tous deux aux environs de Sarmizegethusa (Varhély).

Pour la première guerre, Trajan suivit, du moins avec sa principale armée, la route du Banat qui l'éloignait le moins de la Pannonie où étaient ses réserves ; pour la seconde, il paraît avoir préféré les autres ; dans les deux cas, il marchait avec un de ses flancs couvert par les montagnes, et par conséquent toujours dans le voisinage de fortes positions à prendre contre une attaque soudaine.

Un pont de bateaux, jeté près du bourg actuel de Grodichte, lui permit de déboucher dans les plaines du Témès. L'armée s'avança droit devant elle par la route qui se trouve encore tracée sur la carte de Peutinger, franchit l'Eiserne Thor (porte de Fer), et, tournant à l'est, arriva devant la principale forteresse des Daces, Sarmizegethusa (Varhély). Cette place fut enlevée avec les dépouilles que plusieurs générations y avaient entassées.

Un peuple établi dans la vallée supérieure de la Theiss, les Burres, essaya de s'interposer en faveur des Daces ; leur message était écrit en caractères latins sur un énorme champignon ou plutôt sur un bouclier. Trajan ne tint pas compte d'une menace qui venait de peuplades si pauvres ; il poussa l'ennemi avec ardeur jusqu'au delà du Marosch, et l'écrasa dans une grande bataille. Les Daces s'avouèrent vaincus ; ils livrèrent leurs armes, les transfuges, l'aigle prise à Fuscus, rasèrent leurs forteresses et s'engagèrent à tenir pour alliés les amis du peuple romain et ses ennemis pour adversaires. Le Décébale vint lui-même accepter ces dures conditions. Sa capitale reçut une garnison romaine, qui se relia par une série de postes fortifiés aux camps du Danube. L'expédition avait exigé deux campagnes (101-102) et trois combats sérieux, car Trajan fut trois fois salué imperator par les soldats.

Trajan Germanicus Dacicus

Prisonnier dace
Musée de Naples

Il rentra dans Rome en triomphe, avec le surnom de Dacique, et paya sa bienvenue par deux faveurs presque également agréables au peuple : un congiaire et le rappel des mimes, contre lesquels il avait d'abord fait revivre la loi de Domitien. Mais les fêtes qui suivirent la solennité étaient à peine finies que de mauvaises nouvelles arrivèrent du Danube. Les Daces reprenaient courage ; ils rebâtissaient leurs forts, ils amassaient des armes, nouaient des relations avec tous les ennemis de Rome et attaquaient, au delà du Témès, les Iazyges ses alliés. Trajan revint au milieu de ses soldats (105), résolu à en finir avec ce peuple.

Le pont du Danube

L'attaque principale eut lieu à l'est, par les vallées du Jiul et de l'Alouta. Pour déboucher aisément de ce côté, il fit achever par son architecte Apollodore, près de Turn-Severin, un pont commencé dès la première guerre et dont les restes existent encore au fond du fleuve, où l'on a vu dans les basses eaux seize des vingt piles de pierre qui avaient soutenu les travées de bois. L'oeuvre serait encore aujourd'hui très difficile ; elle l'était bien davantage au temps de Trajan ; aussi ne saurait-on trop admirer les ressources de l'empire qui l'entreprit et le génie de l'architecte qui l'exécuta. En cet endroit, les rives sont éloignées l'une de l'autre de 1.100 mètres ; à l'étiage, on trouve encore 6 mètres d'eau dans le thalweg, le double au moment des crues, et le débit moyen dépasse 9.000 mètres par seconde. Bâtir les Pyramides ou le Colisée avait été une entreprise moins difficile.

Le pont du Danube d'après la colonne Trajane

Avant que l'armée romaine franchît le pont, le Décébale inquiet essaya de conjurer la tempête qui se dirigeait sur lui, en faisant assassiner l'empereur. Ce coup manqué, il demanda la paix et le remboursement de ses frais de guerre, promettant en échange de rendre un des meilleurs généraux de Trajan, Cassius, qui, attiré à une conférence, avait été pris par trahison. Pour laisser toute liberté à son prince, Cassius s'empoisonna. La nouvelle de ce noble dévouement accrut l'ardeur des Romains ; les plus difficiles obstacles furent surmontés, et l'ennemi, vaincu dans toutes les rencontrer fut forcé dans toutes ses retraites. Le Décébale finit bravement : à la prise de son dernier château, il se jeta sur son épée et ses chefs se tuèrent après lui. Il avait enterré ses trésors dans le lit d'une rivière dont on avait détourné le cours, et mis à mort les captifs qui avaient travaillé à cet ouvrage ; un de ses familiers révéla le secret (fin de l'année 106). Encore un brave peuple qui, après une résistance désespérée, disparaissait de l'histoire ; mais il n'est pas mort tout entier : il reste du sang dacique dans la population roumaine.

Le Décébale vaincu
British Museum

La Dacie province romaine

La conquête était achevée. Pour la rendre durable, Trajan appela dans la région comprise entre le Témès et l'Alouta (Banat, Transylvanie et Petite Valachie) des habitants tirés de toutes les provinces de l'empire et des vétérans de toutes les légions ; il y organisa deux puissantes colonies : Ulpia Trajana à Sarmizegetusa, au centre du pays, pour le mieux contenir, et Tsierna, au voisinage du grand pont, afin que ses légions eussent toujours libre entrée dans la province. Il en fonda deux autres sur la rive droite du Danube : Oescus (Gicen) et Ratiaria, près de Brsa-Palanca ; enfin il bâtit en face de l'embouchure de l'Alouta la ville de la Victoire, Nicopolis, qui s'appelle encore ainsi. A ces noms on pourrait joindre, si les ruines nous les avaient livrés, ceux des municipes, des forteresses et des camps retranchés qui furent établis pour mettre en culture cette terre féconde, exploiter les mines des Carpates et assurer tout à la fois l'obéissance des sujets et leur sécurité. Dans la riante vallée de la Czerna, où Trajan s'est à coup sûr arrêté quand il vint surveiller les travaux du pont, coulaient deux sources, l'une sulfureuse, l'autre ferrugineuse ; les Romains se hâtèrent d'y construire les bains de Mehadia, qui furent bien vite fameux et qui le sont encore. Ils les consacrèrent à Hercule, parce que ces eaux rendaient la force, et l'on y a trouvé une inscription Hygiae et Veneri, les deux déesses à qui, dans tous les temps, on a demandé, aux stations thermales, la santé et le plaisir.

Entre ces villes, les deux légions laissées par Trajan dans la Dacie ouvrirent des routes mesurées au cordeau comme celles du reste de l'empire, et dans l'intérieur des cités s'élevèrent des autels, des temples, des amphithéâtres, dont quelques-uns datèrent des premiers jours de la conquête, puisque, au bout d'un demi-siècle à peine, Antonin était obligé d'en reconstruire un qui tombait de vétusté. Dans les montagnes de la Transylvanie se trouvaient des mines d'or. Trajan en organisa l'exploitation par d'habiles mineurs appelés de la Dalmatie, où l'on avait l'habitude de ces travaux, et qui nous ont laissé de nombreuses inscriptions mentionnant quelques-uns de leurs usages ou de leurs contrats. Un commerce actif relia bien vite aux anciennes provinces cette terre barbare où l'on voit, comme dans les plus vieilles cités de l'empire, des collèges formés par des gens de métier, des sociétés de négociants étrangers établis dans les villes daciques, et jusqu'à des tombeaux d'hommes de Palmyre ou de l'Iturée qui, entraînés par le service militaire ou le trafic, étaient venus tristement mourir si loin de leur soleil. Aucune des inscriptions daciques qui fournissent ces détails ne mentionne d'anciennes divinités du pays ; mais il y est beaucoup question de dieux orientaux, de Mithra, d'Isis, de Sérapis, du Jupiter de Tavium (Galatie), de celui d'Héliopolis (Syrie), du Bonus Puer (Posphorus ou l'Horus égyptien), de la Nehalennia gauloise, de la Vierge de Carthage, etc. Le courant de colonisation déterminé par Trajan et ses successeurs avait été si puissant que la population indigène, submergée, n'eut point la force de percer au travers de la société nouvelle qui l'enveloppait, et de lui faire accepter quelques-uns de ses dieux, comme il était arrivé en Gaule après la conquête de César.

Il faut donc reconnaître que les Romains, si l'on oublie la plèbe de Rome, écume de l'univers, avaient gardé dans leur décadence quelques-unes de leurs anciennes qualités. Au second siècle de notre ère, on aurait pu croire que ce peuple de laboureurs et de soldats qui, partout où il s'était établi, avait si fortement saisi la terre que sa trace y est encore, s'était épuisé à coloniser l'Italie, la Gaule, l'Espagne, l'Afrique.



Et voilà que le vieux sang montre encore sa vertu et sa fécondité : les colons de Trajan se sont assimilé l'ancienne population qu'on retrouve dans tous les villages valaques, où elle se reconnaît à la haute stature, au teint clair, à la chevelure blonde, aux mouvements calmes et lents des hommes du Nord, tandis que les descendants des colons ont conservé la taille courte, l'oeil ardent, les cheveux noirs et la vivacité des hommes du Midi. Sous l'influence latine, ces éléments si contraires se sont combinés en un tout homogène. La Dacie devint une Italie nouvelle, Tzarea Roumanesca ; malgré les invasions qu'elle a subies, elle s'appelle encore la Roumanie ; son peuple est le peuple roumain, et, des rives du Marosch à celles du Pruth, du Danube au sommet des Carpates, on parle une langue latine. En songeant au peu de temps qu'il fallut pour opérer cette transformation, on est conduit à considérer cette latinisation de la Dacie comme la plus grande oeuvre de colonisation que l'histoire connaisse. Quelle puissante vitalité dans cette race et que de grandes choses on aurait pu faire avec des peuples si malléables, en les unissant par des institutions générales qui leur auraient donné une vie commune !

Nous avons dit à peu près tout ce que les écrivains anciens rapportent de cette guerre. On en peut apprendre bien davantage de la colonne Trajane, qui est pour la vie militaire des Romains ce que Pompéi est pour leur vie civile : la représentation fidèle de choses disparues depuis dix-huit cents ans. Les bas-reliefs qui se déroulent en spirales gracieuses autour de son fût de marbre blanc nous montrent les armes et les costumes des légionnaires et des Barbares, les engins de guerre, les camps, les attaques de forteresses, les passages de fleuve ; Trajan lui-même haranguant ses troupes ou pansant les blessés, et le roi des Daces se jetant sur son épée pour ne pas survivre à son peuple.

Ce monument de la gloire militaire de Rome, plus durable que son empire, s'élève encore au milieu des débris du forum que Trajan créa en faisant disparaître une colline qui descendait du Quirinal vers le Capitole. D'après l'inscription gravée au piédestal, il fallut enlever une masse de terres dont la hauteur était égale à celle de la colonne, 43 mètres. Nous ne pouvons donner la description complète de ce monument, mais la nature de ce livre exige que nous en reproduisions au moins les scènes principales.

Jupiter lançant la foudre

Le premier combat est un engagement d'infanterie au passage d'une rivière que les Daces défendent ; ils cèdent, effrayés par un orage qu'indique la représentation de Jupiter lançant la foudre.

Cavalerie délivrant les troupes

Les bas-reliefs suivants montrent l'empereur qui s'embarque pour secourir ses troupes assiégées dans leur camp et qui les délivre : cette fois la cavalerie a l'honneur de la victoire, malgré l'assistance prêtée aux Daces par les Sarmates que l'on reconnaît à l'absence de boucliers dans leurs armes.

Blessés rapportés à l'ambulance

Mais le succès est chèrement acheté, car beaucoup de soldats sont rapportés à l'ambulance, où les médecins pansent leurs blessures.

Trajan fait fortifier les camps

Trajan avance avec prudence, marquant sa route par des camps que ses légionnaires construisent et qui sont de véritables forteresses.

Trajan faisant des largesses aux soldats

Par ses paroles et ses largesses il soutient le courage de ses soldats.

Lusius Quietus en reconnaissance

Un chef maure, Lusius Quietus, à la tête de ses rapides cavaliers, dont les petits chevaux à crinière épaisse rappellent les chevaux numides, pousse des reconnaissances dans les forêts qui entourent la capitale des Daces, Sarmizegetusa.

Trajan donne des ordres pour assiéger Sarmizegetusa

Il en ouvre la route à l'empereur, qui l'assiège et réussit à la prendre.

Le Décébale fait sa soumission

Le Décébale vaincu vient faire soumission aux pieds de l'empereur.

Trajan vient délivrer ses camps

Trajan en quittant la Dacie avait laissé des garnisons dans ses camps fortifiés ; quand la seconde guerre commença, ces camps furent assiégés : il accourut pour les délivrer.

Bataille qui livre à Trajan la capitale des Daces

Il rencontra une résistance énergique. Une bataille acharnée sous les murs de la nouvelle capitale des Daces lui livra cette ville.

Le Décébale met le feu à sa capitale

Mais le Décébale y mit le feu avant de l'abandonner ; ses principaux chefs réunis dans un banquet se passèrent à la ronde une coupe empoisonnée, pour se soustraire à la honte de la captivité.

Chefs daces faisant soumission

D'autres, moins fiers, vinrent faire leur soumission aux Romains.

Le Décébale se tue

La tête du Décébale apportée à Trajan

Le Décébale, cependant ne désespérait pas ; il tenta encore le sort des armes ; une dernière défaite le décida à se frapper lui-même, pour ne pas tomber vivant aux mains de ses ennemis. Sa tête apportée à Trajan et envoyée à Rome y annonça la fin de la guerre.

Derniers combats

Il laissait derrière lui quelques braves, ses derniers compagnons, qui aimèrent mieux vendre chèrement leur vie plutôt que rendre leurs armes.

Incendie des villages

On n'eut raison d'eux qu'en brûlant le village où ils résistaient encore, au milieu des murs écroulés.

La guerre avait été faite des deux côtés sans merci. Dans les légions, on avait répandu le bruit que les Daces livraient les captifs romains à leurs femmes, pour qu'elles les fissent périr dans les supplices ; et l'architecte de Trajan les avait montrées, sur la colonne, égorgeant les prisonniers.

En élevant ce monument, qui a servi de modèle à toutes les colonnes triomphales, le Grec Apollodore a renoncé au génie de sa race, qui eût voulu de l'art idéalisé ; mais il a obéi à ce génie de Rome qui se plaît à la réalité et à l'utile. Il a reproduit tous les incidents de ces deux campagnes ; les travaux des soldats, leur armement, leur costume et ceux de leurs adversaires ; on y voit en action jusqu'au service médical des légions. Mais ne nous en plaignons pas : dans cette sévère épopée de marbre on peut lire, non seulement la guerre Dacique, mais toutes celles que les Romains firent au delà du Danube et du Rhin.

Femmes daces torturant des prisonniers romains

Pendant ces conquêtes du prince au nord, un de ses lieutenants, Cornelius Palma, sortait par la frontière orientale des anciennes limites de l'empire. Le grand désert qui s'étend de l'Euphrate à la mer Rouge enveloppe de ses vagues de sable et de ses nomades pillards la Syrie et la Palestine. Sur la lisière des terres cultivées et presque sous le même méridien se trouvent la grande cité de Damas, que les Romains tenaient depuis longtemps dans une demi-dépendance, et les quatre villes de Bostra, Gérasa, Rabbath Ammon (Philadelphie) et Pétra ; celle-ci en plein désert, à distance égale de la mer Rouge et du lac Asphaltite, et sur la route des caravanes qui se rendaient de la vallée de l'Euphrate dans celle du Nil. C'était la résidence du roi des Nabatéens, Zabel, qui commandait jusqu'à Damas, mais aussi le repaire des bandits qui désolaient les riches pays du Jourdain et inquiétaient les caravanes. Cornelius Palma s'empara de ces places (105), réduisit le pays en province (Arabia) et fit de Bostra une colonie qui servit de quartier à la légion IIIa Cyrenaïca.

L'Arabie

Aussitôt des routes furent tracées, des conduites d'eau établies pour utiliser les torrents des montagnes et vivifier la plaine aride. Une inscription récemment trouvée est un hommage des habitants de Kanata au légat impérial qui, le lendemain de la conquête, avait amené une source dans leurs murs. Avec des maîtres si prévoyants, les villes gagnèrent de la vie, de la richesse et une nombreuse population ; Pétra devint le centre d'un commerce considérable, et l'on vit les nomades, pris du goût des arts, décorer leurs cités de monuments dont les ruines, au milieu de ces solitudes, étonnent et charment le voyageur ; tandis que d'autres, gagnés par l'appât de la solde militaire, entraient au service de l'empire ; les anciens coupeurs de routes se chargeaient de les garder.

Ces conquêtes, surtout la première, produisirent à Rome un grand effet. Depuis Auguste, l'empire ne s'était augmenté que de la Bretagne, sous Claude, et le triste prince n'avait gagné, au succès de ses lieutenants, ni gloire ni popularité. Mais la double expédition conduite par Trajan lui-même dans un pays sauvage, la soumission d'un peuple redouté, les multitudes de colons qu'on voyait s'acheminer du fond des provinces vers ces terres fécondes et les aigles romaines planant au-dessus des Carpates, en plein monde barbare, tout cela faisait ce qu'on appelle de la gloire, et ébranlait les imaginations déshabituées des spectacles virils. Le sénat décrétait, pour les généraux, des statues triomphales, pour le prince sa colonne, et les poètes rêvaient de chants épiques en l'honneur de la Rome nouvelle. «Comment trouver, écrivait Pline à son ami Caninius, un sujet aussi riche, où la vérité ait plus l'air de la fable ? Vous nous montrerez les eaux rejetées dans les plaines arides ; des ponts bâtis sur des fleuves qui n'en avaient jamais porté ; des armées qui établissent leurs camps sur d'inaccessibles montagnes, et un roi plein de résolution contraint de quitter sa capitale et la vie». Mais, comme déjà l'esprit latin fléchissait, au moins dans les lettres, c'est avec la métrique et l'idiome d'Homère que Caninius se proposait d'écrire son poème national ; et Pline, pris de la même inquiétude que Boileau, ne trouvait à cela qu'une difficulté, celle de faire entrer dans des vers grecs des noms barbares.