Théologiens romains constitués
en collège officiel, chargé de conserver
l'ensemble des traditions religieuses, et de renseigner
l'Etat et les particuliers sur les obligations de
conscience nées du droit sacré
(fas).
I. - On disait le collège des Pontifes
institué par Numa, l'organisateur
légendaire du culte national, qui en aurait fait le
complément de son oeuvre et en aurait
été le premier président,
réservant ainsi à la royauté la
fonction attribuée sous la République au
Pontifex Maximus, hôte de la Regia, et
transférée plus tard, avec le titre, à
l'empereur. L'étymologie controversée du
titre des pontifes donne lieu à des conjectures
diverses sur l'origine de ce sacerdoce, qui pourrait
être une institution romaine, si les Pontifes
devaient accidentellement leur nom à la construction
du pont Sublicius, latine ou même italique, si le
«pont» n'était l'estrade sur laquelle
siégeaient les juristes appliquant le droit non
dégagé encore de la théologie, ou le
plancher supportant les habitations primitives. On sait, en
effet, pour le pont Sublicius, joug imposé au dieu
Tibre, et l'on est en droit de supposer pour les autres
instruments de la vie publique ou privée, que leur
confection exigeait des précautions et observances
rituelles. Le détail de ces rites compliqués
était le secret des sorciers, dont les pontifes et
les augures s'étaient partagé
l'héritage.
Les collèges sacerdotaux représentant non pas
une caste, mais la cité, il est probable que les
éléments constitutifs de la cité, les
trois tribus ethniques ou génétiques
(phulai genikai), devaient y avoir part
égale. D'après Cicéron, Numa
créa cinq pontifes, c'est-à-dire un
collège de six membres, y compris le roi. Ce nombre
fut porté à neuf par la loi Ogulnia (300 av.
JC.), quatre places étant réservées
aux patriciens, et cinq aux plébéiens. Sylla
accrut encore l'effectif, qui resta depuis lors, sauf
nomination de surnuméraires, fixé au chiffre
normal de quinze membres non compris les scribes ou
secrétaires, qui pouvaient aider ou même
suppléer les pontifes pour certaines fonctions et
qui reçurent, peut-être au temps de Sylla, le
titre de Pontifices minores.
Cet effectif est celui des pontifes proprement dits ; mais
le collège avait aussi sous sa dépendance
immédiate les desservants ou flamines des cultes publics,
et tout particulièrement les vestales, qui
formaient comme la famille spirituelle du Pontifex
Maximus. Ces sacerdoces individuels, dont les
titulaires étaient à la nomination du P.M.,
étaient annexés au collège pontifical,
si bien que les pontifes pouvaient suppléer les
flamines absents ou empêchés. En
théorie même, les grands flamines occupaient
dans la hiérarchie sacerdotale (ordo
sacerdotum) un rang supérieur à celui du
P.M. et avaient sur lui la préséance dans les
repas de corps. Le président du collège des
Pontifes prenait place, dans ces banquets officiels, au
cinquième rang, après l'héritier du
sacerdoce royal (rex sacrorum) et les trois flamines
Dial, Martial et Quirinal. Cela n'empêchait pas qu'en
fait, les flamines et le Rex lui-même ne fussent,
comme les vestales, soumis à l'autorité
disciplinaire du P.M., qui pouvait les investir d'office,
contre leur gré, au besoin leur infliger des amendes
ou les destituer. Cette autorité disciplinaire
était reconnue par la coutume, et les flamines qui
essayèrent de s'y soustraire par l'appel au peuple
fournirent aux comices l'occasion de la confirmer. En
revanche, le peuple ne permit pas au P.M. de
l'étendre indûment sur les membres des
collèges autonomes : un texte mutilé de
Festus nous a conservé la mention d'un débat
de ce genre entre le P.M. Metellus et un augure,
débat tranché par le peuple en faveur de
l'augure.
Le collège des Pontifes, seul entre tous, avait
gardé une organisation monarchique, qui concentrait
entre les mains de son président, nommé
à vie, tous les pouvoirs effectifs compris dans la
compétence pontificale. Ses collègues
formaient son conseil ; il ne devait pas trancher sans leur
concours les questions concernant le culte, les rites
(sacra), les obligations de conscience
(religiones), tout ce qui se formule en
décrets ; mais il avait seul autorité sur le
personnel sacerdotal dépendant du collège. Il
avait même des attributions qui l'assimilaient dans
une certaine mesure aux magistrats : le droit de convoquer
le peuple en comices dits calata pour porter
à sa connaissance la liste mensuelle des
féries, pour inaugurer en sa présence le
Rex et les grands flamines [Inauguratio], et
même pour lui demander d'approuver les testaments et
adrogations [Adrogatio, Testamentum]. Toutefois, il
agissait dans ces occasions, non en vertu de sa propre
initiative, mais comme représentant et avec
l'assistance du collège (pro collegio
pontificum), et il n'avait pas le droit d'auspices,
réservé aux magistrats ; de sorte que les
réunions convoquées par le P.M. ne doivent
pas être confondues avec les comices
véritables. L'approbation tacite du peuple
n'étant en pareil cas qu'une fiction légale,
il est oiseux de se demander si le P.M. n'était pas
censé emprunter, par une autre fiction
légale, les auspices des magistrats. Il n'est pas
démontré non plus que le P.M. fût le
président des comices appelés à
statuer sur une amende infligée par lui et fit usage
en cette circonstance d'auspices
délégués. Quant aux élections
de tribuni plebis faites en 449 et peut-être
au début de l'institution du tribunat, sous la
présidence du P.M., ce furent des expédients
transitoires et qui, s'il s'agissait de conciles de la
plèbe, ne supposent pas l'usage du droit
d'auspices.
Même avec cette restriction, l'autorité du
P.M. était assez considérable pour que le
parti plébéien et démocratique
songeât à exercer un contrôle sur le
choix de celui qui en était investi.
Indépendamment des lois générales
applicables à la cooptation dans les collèges
sacerdotaux, une mesure spéciale fut adoptée
pour la désignation du président du
collège des Pontifes, librement choisi, jusque vers
le milieu du IIIe siècle avant notre ère, par
ses collègues. Pour respecter, en la tournant, la
règle traditionnelle, on imagina d'imposer aux
pontifes l'obligation de nommer à la
présidence celui de leurs collègues qui
serait désigné à leur choix par des
comices restreints, composés d'une minorité
de tribus (dix-sept sur trente-cinq) tirées au sort,
de façon que le choix préalable fait par la
majorité de cette minorité ne fût pas
une élection proprement dite, l'expression de la
volonté du peuple souverain. Au surplus, cette
façon de comices était présidée
par un pontife, qui n'avait pas qualité pour
convoquer de véritables comices. C'est ainsi
très probablement que fut promu le premier P.M.
plébéien, Ti. Coruncanius, en 253 av. JC. Ce
système laissait intact le droit de cooptation, le
nouveau P.M. devant être choisi parmi les membres du
collège. La cooptation elle-même fut
réduite à l'état de fiction
légale par les lois Domitia (104) et Atia (63), qui
ne laissèrent plus entrer dans les grands
collèges sacerdotaux que des candidats
désignés au préalable par le suffrage
restreint.
II. - L'office propre des pontifes était de
conserver, d'élaborer et de formuler le droit
sacré (fas) : c'étaient des
théologiens et des canonistes, des
législateurs du culte et professeurs de droit
sacré, plutôt que des prêtres, au sens
actuel du mot. On a vu que, pour accomplir les rites
matériels du culte, ils avaient à leur
disposition les flamines et les vestales.
Cependant, ils étaient censés posséder
le sacerdoce éminent, et, comme tels, non seulement
ils pouvaient suppléer les flamines, mais ils
avaient le droit et le devoir de célébrer les
cérémonies (rem divinam facere) de
certains cultes dont ils avaient assumé la charge.
Dans l'exercice de ces fonctions, ils portaient les
ornements sacerdotaux et maniaient les instruments du
sacrifice.
Aussi voit-on
figurer sur les médailles, comme insignes de la
dignité pontificale, l'apex, le vase aux
libations (simpulum), le couteau (secespita),
la hache (sacena ou dolabra pontificalis,
securis), l'aspersoir. Pour sacrifier à Ops
Consiva, le P.M. devait porter le Suffibulum et se
servir d'un récipient spécial appelé
Praefericulum. Les pontifes avaient dû, comme
officiants, se soumettre à certaines observances
imposées avec plus de rigueur aux flamines. Ils ne
devaient ni regarder un cadavre, ni monter à cheval
; le P.M. en particulier était tenu de ne pas
s'absenter longtemps de Rome ou tout au moins de l'Italie.
Ils surent, du reste, s'affranchir et affranchir leurs
subordonnés de ces scrupules ou «tabous»
archaïques, dont, seul, le Flamen Dialis ne fut
jamais complètement libéré.
On peut ranger les fonctions sacerdotales des pontifes,
fonctions dont ils s'acquittaient en personne ou par le
ministère de leurs flamines, sous trois chefs
principaux. Ils étaient chargés :
- de pourvoir au culte des divinités poliades, c'est-à-dire de Vesta et des Pénates, au foyer de la cité, et de la triade installée sur le Capitole
- de combler les lacunes de l'organisation cultuelle, en desservant les cultes reconnus par l'Etat, mais non pourvus de sacerdoces spéciaux
- de prendre part, pour en surveiller la stricte exécution, aux cérémonies propitiatoires ou expiatoires, soit prévues et régulières, soit décrétées par eux à titre extraordinaire.
Le culte de Vesta et des Pénates était
si complètement dévolu aux pontifes que, sous
l'Empire, quand le titre de pontifes fut étendu aux
prêtres du Soleil, les pontifes romains
s'appelèrent officiellement pontifices
Vestae. Les pontifes avaient seuls le droit de
pénétrer dans le penus Vestae et le
P.M. habitait la Regia, à côté
des Vestales et du sanctuaire (sacrarium Regiae) des
Pénates ou dépôt des fétiches
qui les représentaient. Le culte de Vesta
était desservi par les filles spirituelles du P.M. ;
les autres, parmi lesquels on cite celui d'Ops Consiva et
de Saturne l'étaient par le P.M. lui-même, qui
sacrifiait au moins une fois l'an dans la Regia au dieu
Mars, avec l'assistance des Saliae virgines.
L'érudition des pontifes de la fin de la
République, théologiens subtils,
historiographes, collecteurs de légendes et de
formules magiques [Indigitamenta], a dû
allonger la liste des devoirs incombant de ce chef aux
pontifes. Saturne et sa parèdre (ou parèdre
de Consus) Ops ne furent sans doute associés aux
Pénates que lorsque le dieu, assimilé
à Kronos, passa pour le régent de l'âge
d'or dans la Saturnia tellus. Le culte de la Vesta
et des Pénates de Lavinium, copie et doublure du
culte romain, ne doit pas remonter plus haut que la
légende d'Enée, quelles qu'aient
été d'ailleurs les survivances de traditions
locales incorporées à ces récits. Les
lieux auxquels la légende rattachait les origines de
Rome, Lavinium, Laurentum, Ardée, devinrent l'objet
d'une dévotion archéologique. Pontifes et
Vestales allaient avec les chefs de l'Etat, consuls ou
dictateurs, porter les hommages de la cité à
la Vesta et aux Pénates de Lavinium, au génie
du Numicius, devenu Aeneas Indiges et faisaient une
tournée dans les sanctuaires (fana) du
territoire d'Ardée.
Le culte de Jupiter Capitolin et de ses parèdres,
qui formait, avec celui de Vesta et des Pénates, le
centre et comme le noeud vital de la religion civique,
avait un droit égal à la sollicitude des
pontifes. Ils surveillaient les sacrifices mensuels des
Kalendes et des Ides offerts par le Rex et le
flamine Dial ; ils collaboraient aux
cérémonies plus solennelles des Ides de mars,
de septembre et de novembre. Le 15 mars, le P.M. allait
processionnellement sacrifier un taureau ; le 13 septembre
et le 13 novembre, le collège
célébrait un banquet rituel (epulum Jovis
in Capitolio), office transmis en 196 à un
collège de suppléants [Epulones]. Pour
préserver d'un délaissement complet certains
cultes archaïques, les pontifes offraient chaque
année des libations et sacrifices à Acca
Larentia in Velabro et in casa Romuli, à
Angerona dans la curia Acculeia, à Carmenta,
à Carna, aux personnifications de la Terre
(Tellus, Tellumo, Altor, Rusor), génies et
divinités fécondantes, dont le
caractère se rapprochait de celui des Lares et
Pénates. Ces cultes commémoraient aussi les
origines de Rome, et celui de la déesse Natio in
agro Ardeati indique que la légende
d'Enée en avait même allongé la liste.
Au début de l'Empire, le culte naissant des
Césars, descendants d'Enée et génies
protecteurs de Rome, assimilés aux Lares, requit la
participation des pontifes aux anniversaires
décrétés en l'honneur d'Auguste. Il
leur appartenait d'incorporer à la religion
nationale et d'inscrire au calendrier ces dévotions
nouvelles, distinctes des cultes de rite exotique, qui sont
restés de tout temps sous la direction des Xviri ou
XVviri S.F.
Enfin les pontifes s'étaient réservé
un rôle dans certaines cérémonies qui
rentrent dans la catégorie des lustrations :
fêtes statives comme les Fordicidia du 15
avril, la vitulatio du 8 juillet ; ou conceptives,
comme l'Amburbium ou amburbale sacrum, du
mois de février 22 et les Ambarvalia du mois
de mai, celles-ci transférées sous l'Empire
au rituel des frères Arvales ; ou quinquennales,
comme le sacrifice des caviares hostiae, qui devait
faire partie des rites du lustrum. La plus
singulière de ces cérémonies
était la procession des Argées, dont le nom,
le sens, l'origine, énigmatiques pour nous,
l'étaient déjà sans doute pour Varron.
Tous les ans, le 15 mai, les pontifes, accompagnés
des Vestales et flamines et suivis d'un cortège
où l'Etat était représenté par
les préteurs (stratêgoi) et le peuple
par une délégation de citoyens
qualifiés (ous pareinai tais ierourgiais
themis), se rendaient au pont Sublicius et
précipitaient dans le Tibre des mannequins de jonc,
qui avaient été déposés au mois
de mars dans des chapelles (sacraria sacella)
disséminées sur la surface du temple urbain.
La tradition, unanime chez les auteurs anciens, voulait que
ces mannequins eussent été substitués
aux sacrifices humains des temps préhistoriques, et
c'est encore - abstraction faite du fabuleux Hercule
«Argien», auteur de la réforme, et des
Argei principes, ses compagnons - une explication
à retenir. On ne s'accorde ni sur le nombre des
poupées (et des chapelles), les manuscrits de Varron
permettant de lire XXIV ou XXVII, et Denys donnant le
chiffre de trente (triakonta ton arithmon) ; ni, par
conséquent, sur les rapports de ces nombres avec les
divisions de la cité, de son territoire au temps de
Servius Tullius (4 x 6) ou du corps des citoyens (30
curies) ; ni sur le sens étymologique
d'Argei. Le sens le plus vraisemblable (Argei =
Grecs) a suggéré, de guerre lasse, une
explication qui récuse en bloc la tradition antique
concernant les origines. Cette lustration par excellence
(megistos tôn katharmôn) aurait
été instituée par consultation des
livres sibyllins dans le laps de temps où nous
manque le texte de Tite-Live (293-218 av. JC.), au moment
où Rome, fille de Troie, luttait contre l'invasion
des «Argiens» de Pyrrhus. Le nombre même
des victimes symboliques est un nombre familier aux
cérémonies de rite grec (cf. les virgines
ter novenae des choeurs). Le fait que les pontifes, et
non les interprètes des livres sibyllins
[Duumviri, Decemviri, Quindecemviri S.F.],
présidaient à la cérémonie, le
lieu choisi pour l'expiation (pons sublicius) et
l'incroyable oubli qu'il faudrait supposer d'une origine si
récente, rendent à mon sens cette opinion
insoutenable.
Le nombre des cérémonies propitiatoires ou
expiatoires destinées à prévenir les
conséquences de fautes commises [Piaculum]
est illimité. Tout manquement à une
règle liturgique quelconque entraîne un
piaculum, et les pontifes avaient à
renseigner sur la matière non seulement l'Etat, mais
les particuliers. Ce chapitre pouvait s'accroître
indéfiniment, du fait même des pontifes
«procurant» les prodiges [Monstrum,
Procuratio, Prodigia], c'est-à-dire avisant aux
moyens de satisfaire les dieux lorsqu'ils manifestaient
obscurément leurs volontés par des faits
miraculeux. Numa, suivant la tradition, les avait
chargés, non pas d'accomplir eux-mêmes, mais
d'indiquer les procurations opportunes, au cas où
ils auraient reconnu que les prodiges étaient bien
à l'adresse de la cité (publica). Les
pontifes ont abandonné, le plus tôt qu'ils ont
pu, l'interprétation des prodiges aux
haruspices et aux interprètes des livres
sibyllins ; mais ils appliquaient ou indiquaient certaines
procurations traditionnelles (more patrio), dont
l'efficacité avait été
vérifiée, pour des cas
déterminés, par des expériences
antérieures. Ils savaient procurer des prodiges
connus, comme le mouvement des hastae Martis dans la
Regia, les vaches ou boeufs parlants, les pluies de
pierres. Ils renvoyaient à l'examen de qui de droit
ceux qu'ils jugeaient devoir être
interprétés. C'était à eux de
fixer les limites de leur compétence, limites
variables, que les textes ne nous permettent pas de
préciser. Ils pouvaient se dessaisir et
décliner toute responsabilité en
déclarant qu'il y avait lieu de recourir aux livres
sibyllins. Au cas où la consultation était
demandée aux haruspices, la
«réponse» des devins toscans revenait au
collège des Pontifes, qui formulait par
décret la procuration à intervenir,
décret rendu exécutoire par
sénatus-consulte. La procuration des foudres
d'après le rite étrusque fut
régulièrement substituée à la
procuration pontificale d'après le rituel de Numa.
Les pontifes dirigeaient eux-mêmes la procession des
nudipedalia ou cérémonie de
l'Aquaelicium, par laquelle ils procuraient les
sécheresses continues considérées
comme prodiges. Ils traînaient par les rues le
lapis manalis, fétiche conservé dans
une aedes Martis extra portam Capenam. César
leur imposa l'obligation d'assister avec le flamine de Mars
à l'exécution faite «en manière
de cérémonie religieuse» de deux
condamnés ; Auguste les envoya apaiser les
génies du Lucrin et de l'Averne, troublés par
les travaux d'Agrippa, et Claude offrit par leurs mains des
sacrifices expiatoires à la Diane d'Aricie. Le plus
triste de leurs devoirs était l'enterrement des
Vestales «incestueuses», expiation
suprême de fautes ordinairement
dénoncées par des prodiges. Ils avaient seuls
qualité pour les juger, comme constituant le conseil
de famille, à la mode antique. Le père
spirituel des Vestales, le P.M., qui les fouettait pour des
fautes légères, abandonnait la coupable aux
dieux infernaux, dans le souterrain de la porte Colline, et
exécutait lui-même la sentence de mort
portée contre le complice, qui expirait sous le
bâton.
Le souci de noter les prodiges survenus et les procurations
expérimentées est entré pour une forte
part dans l'historiographie pontificale, dans la
rédaction des Annales [Annales maximi],
greffée sur la confection du calendrier
[Fasti ; cf. Dies, Calendarium], dont la
conduite était remise aux pontifes, seuls
compétents pour distribuer entre les mois de
l'année les fêtes religieuses ou jours
chômés (feriae, dies festi, feriati,
nefasti) et les jours ouvrables (dies fasti,
profesti). Les articles précités du
Dictionnaire nous dispensent de revenir sur les questions
relatives aux Annales et au calendrier, et la
classification des termes vagues (libri, commentarii,
scripta, monumenta) par lesquels les auteurs
désignent les archives pontificales a
été ébauchée à l'article
Libri, une place étant faite à part au
recueil des Indigitamenta. C'est peine perdue de
vouloir distinguer dans chaque citation, sur la foi de
textes aussi peu précis, entre les libri qui
auraient été des rituels, les
commentarii où auraient été
relatées les décisions et actes du
collège [Commentarium]. Le résultat le
plus net obtenu par la critique a été de
dissiper l'illusion qui faisait remonter jusqu'aux origines
de Rome une tradition écrite ininterrompue, et
d'attribuer aux pontifes des derniers siècles de la
République la rédaction de la majeure partie
de ces archives, d'où les érudits de
l'antiquité, théologiens, juristes,
étymologistes, antiquaires de toute espèce,
ont extrait ce que nous savons du droit pontifical.
III. - Le droit pontifical (jus pontificium,
pontificale, jus sacrorum, jus divinum) embrassait,
dans un ensemble confus de précédents et
d'arrêts non codifiés, toutes les questions
que peuvent faire naître les rapports de l'homme ou
d'une société humaine avec les dieux.
Connaître les dieux, leurs attributions, leurs noms
et leur caractère, était la part du dogme,
resté à l'état rudimentaire ; la
science pontificale s'occupait surtout des conventions
passées avec eux, des contrats fixant l'état
des propriétés qui leur étaient
reconnues, le temps, le lieu, la forme des hommages
auxquels chacun d'eux avait droit, de la procédure
à observer pour traiter avec eux en vue
d'établir, de modifier, ou, au besoin, d'annuler les
conventions susdites. Les pontifes ont été
les premiers et longtemps les seuls jurisconsultes de Rome,
le droit (jus), criminel et civil, y compris la
procédure, ne s'étant dégagé
que lentement des principes et des règles canoniques
(fas). Ils ont même fait entrer dans leurs
archives les premiers essais de rédaction des
coutumes nationales, s'il est vrai que le recueil
(d'authenticité douteuse) connu sous le nom de
jus Papirianum ou de leges regiae ou
Numae en ait été extrait.
Les pontifes et juristes romains ont formulé au
moins les principes généraux du droit
pontifical. «Ce qu'on recherche surtout dans les
décrets des pontifes, dit Macrobe, c'est ce qu'il
faut entendre par sacré, par profane, par saint, par
religieux». A cette division s'ajoute, comme
caractère mixte, le sacro-saint, c'est-à-dire
le sacré garanti par une sanction légale
d'espèce particulière.
Est revêtu du caractère sacré tout ce
qui appartient aux dieux et appartient aux dieux tout ce
qui leur a été attribué en
légitime propriété par un acte formel
appelé consecratio. Ces choses sacrées
peuvent être idéales, comme le temps
consacré aux exercices religieux et noté
comme tel dans le calendrier [Fasti, Ferias] ; elles
peuvent être fongibles, se consommant par l'usage. Le
type de cette espèce est la victime que l'on
«fait sacrée» (sacrificium)
précisément en l'immolant. Elles peuvent
être des objets permanents, meubles ou immeubles. En
principe, les pontifes, seuls détenteurs des
formules de consécution, ont seuls qualité
pour consacrer [cf. Fanum] ; mais, d'autre part,
c'est un principe de droit que nul ne peut aliéner
le bien d'autrui ; le droit de propriété sur
une chose quelconque ne peut être
transféré aux dieux que par le
propriétaire. Du conflit de ces deux idées
résulte une transaction, en vertu de laquelle les
pontifes prêtent leur ministère aux personnes,
individus ou Etats, qui veulent céder
(dedicare) aux dieux leur droit de
propriétés. Ils «consacrent»,
c'est-à-dire, déclarent sacré, ce que
ceux-là «dédient»
[Consecratio, Dedicatio].
Cette théorie n'était appliquée dans
toute sa rigueur que pour les consécrations et
dédicaces d'immeubles, faites pour le compte de
l'Etat. Il est évident que les pontifes ne pouvaient
assister à tous les sacrifices, publics ou
privés. Ils avaient établi le rituel,
indiqué l'espèce, l'âge, le sexe des
victimes préférées par chaque
divinité, ainsi que les formules de
consécration (precationes) : quiconque
observait les règles, sacrifiait valablement. Ni les
particuliers, ni les magistrats n'avaient besoin, pour
sacrifier, de l'assistance des pontifes. Il n'en allait
plus de même quand la victime était une
victime humaine. Là, les formules courantes ne
suffisaient plus ; il fallait recourir à celles que
les pontifes tenaient en réserve. Le cas ne se
présentait plus, à l'époque
historique, que sous deux formes connexes, nées de
la même théorie et réduites à
l'état de fictions légales : la
consecratio capitis et bonorum ou excommunication,
par laquelle l'homo sacer était adjugé
à une divinité nommément
désignée [Consecratio], et la
devotio, qui retranchait également de la
société les personnes vouées aux dieux
infernaux, soit de leur plein gré, comme les
héros de «dévouement», soit
à titre de pénalité, comme les
Vestales incestueuses, soit à titre de victimes
expiatoires, comme les enfants, remplacés par des
animaux, nés durant un ver sacrum
[Devotio]. La consécration de la tête
s'opérait d'elle-même par l'effet des lois qui
avaient créé le caractère sacro-saint,
et de la consécration virtuelle que suppose, par son
nom même, la formule de serment militaire
(sacramentum) dictée aux recrues. Quant
à la consécration qui faisait des morts, des
êtres sacrés, autrement dit des dieux
[Apotheosis,
Consecratio], les pontifes n'ont pas eu, que nous
sachions, à s'en occuper : les empereurs
étaient divinisés par
sénatus-consulte, et leur culte romain confié
aux sodales
Augustales. Les pontifes n'intervenaient avec leurs
formules que pour la consecratio bonorum et la
devotio.
La consécration des biens, surtout des immeubles et
particulièrement du sol, ayant des effets
permanents, devait être entourée de plus de
précautions encore que celle des choses fongibles.
Elle se rencontre à l'état rudimentaire dans
le sacramentum judiciaire, sous forme de provision
en argent déposée au tribunal par les
plaideurs, provision dont la moitié, l'apport de la
partie déboutée, était retenue pour la
caisse des pontifes et convertie en offrandes
[Sacramentum, Legis actio]. La consécration
volontaire des dons mobiliers (dona) dans les
temples, offrandes tantôt prélevées par
les généraux sur le butin de guerre,
tantôt dues à la piété ou
à la vanité des particuliers, ne
nécessitait pas plus l'assistance personnelle des
pontifes que le sacrifice. Ils réservaient toute
leur attention pour les consécrations d'immeubles.
En principe, il n'y a de consécrations valables que
celles qui sont faites aux divinités du culte public
: il n'y a de sacré dans les cultes privés
que le sacrifice.
Il y avait de graves inconvénients à laisser
le droit de consacrer aux particuliers, ou même
à des magistrats de rang inférieur, qui
auraient pu encombrer la ville de lieux sacrés et
imposer le respect de leurs pieuses fantaisies. Sans doute,
les pontifes étaient en droit de refuser leur
ministère, et ils le firent en 304 av. J.-C.,
lorsque l'édile curule Cn. Flavius, le
secrétaire qui avait trahi leur confiance, voulut
dédier un temple à la Concorde. Mais ils y
perdirent une bonne part de leur autorité. Une loi
tribunitienne Papiria (304 ?) décida que personne ne
pourrait consacrer un terrain ou un édifice sans
l'autorisation du peuple. La loi Papiria fait époque
dans l'histoire religieuse de Rome. Elle soumit le droit
pontifical au droit civil ; elle rompit avec la croyance
à l'efficacité intrinsèque des
formules rituelles, en ce sens qu'elle les déclara
inopérantes dans la bouche de quiconque
n'était pas autorisé à les prononcer.
Elle trancha ainsi une question agitée depuis par
les théologiens chrétiens, concernant la
validité des sacrements. Non seulement elle imposa
au collège pontifical une doctrine nouvelle, mais il
fut sous-entendu que les pontifes, dont l'assistance
était obligatoire ne pourraient refuser d'accomplir
les consécrations autorisées. Si bien qu'il
n'y a plus de consécration au nom et sous la
responsabilité des particuliers. Faite aux dieux de
l'Etat, avec autorisation ou par ordre de l'Etat, par les
prêtres de l'Etat, elle a toujours le
caractère d'un acte public. Les légistes le
répètent à satiété : il
n'y a de sacré que ce qui est consacré par
l'autorité publique.
Etant donné un projet de consécration d'un
immeuble à une divinité, les pontifes avaient
à examiner un certain nombre de questions
préalables. Et tout d'abord, si la
consécration était opportune ou
entraînait des inconvénients. En 154 av.
J.-C., le censeur C. Cassius, ayant transporté la
statue de la Concorde dans la curie, voulait
«dédier la statue et la curie» à
la Concorde. Les pontifes consultés s'y
opposèrent au nom de la loi Papiria, avec laquelle
le censeur aurait pu se mettre en règle. La
véritable raison, c'est qu'il suffisait que la curie
fût un lieu inauguré : le Sénat
n'eût plus été chez lui dans un lieu
consacré. Il y avait ensuite à examiner si le
terrain était sol romain ; s'il n'était pas
déjà consacré à quelque autre
divinité, ou grevé d'une servitude quelconque
qu'il faudrait d'abord lui enlever ; s'il était ou
devait être préalablement inauguré
[Inauguratio] ; quel en était le
légitime propriétaire ; enfin, par quelles
observances serait assuré le respect du
caractère sacré. On élevait
généralement sur le terrain un autel, qui
était une indication suffisante. S'il s'agissait
d'un autel ou d'un édifice destiné au culte,
les pontifes devaient préciser dans une sorte de
charte (lex dedicationis, consecrationis) les
observances rituelles obligatoires soit pour les
sacrifices, soit pour les réparations ou
embellissements à prévoir,
c'est-à-dire pour des travaux qui peuvent faire
entrer dans l'édifice consacré des
matériaux non consacrés. Enfin, les pontifes
n'admettaient pas qu'un sanctuaire fût
propriété collective de plusieurs
divinités. Si l'on voulait associer plusieurs cultes
dans le même édifice, il fallait au moins que
chaque divinité eût sa cella
séparée.
Les consécrations étant opérées
le plus souvent en exécution d'un voeu fait par un
magistrat romain, les pontifes avaient dû s'assurer
d'abord que le voeu était valable,
«conçu» suivant une formule correcte,
comme un contrat en bonne forme ; que son auteur avait
qualité pour engager l'Etat par sa parole, et qu'il
avait prévu les moyens d'accomplir sa promesse. Il
était bon, ne fût-ce que pour ménager
les finances de la République, de modérer les
excès de zèle. Tous les
généraux n'étaient pas aussi
économes ou aussi sceptiques que L. Papirius Cursor,
qui, en 293 av. J.-C., gagna la bataille sur les Samnites
en vouant à Jupiter Victor un gobelet de vin doux,
prémices de la future vendange. Déjà,
en 395, la plèbe avait protesté contre les
prodigalités imposées par le voeu de Camille.
En 217, le P.M. L. Cornelius Lentulus jugea qu'un
sénatus-consulte ne suffisait pas à autoriser
un ver sacrum, et qu'il fallait consulter le peuple,
ce qui fut fait. En 200, à propos de jeux à
vouer à Jupiter, le P.M. P. Licinius Crassus Dives
souleva une autre difficulté. Il prétendit
rendre obligatoire pour les voeux la condictio certi
(observée, en fait, depuis longtemps), exigeant que
la somme d'argent destinée à accomplir un
voeu fût spécifiée dans la formule et
les fonds aussitôt mis à part. Le
collège donna tort à son président, et
profita de la circonstance pour dessaisir les magistrats du
droit de fixer la dépense. Il déclara qu'il
valait mieux (rectius esse) la laisser
régler, au moment de l'exécution, par le
Sénat. Aussi voit-on paraître dans les
formules des clauses élastiques concernant l'argent,
le temps et le lieu à choisir, le magistrat à
désigner pour accomplir le voeu. On put constater
l'utilité de cette réforme. En 187,
l'ex-consul M. Fulvius Nobilior voulait consacrer 100
livres d'or aux jeux qu'il avait voués lors de la
prise d'Ambracie (189). Les pontifes consultés
répondirent qu'il n'y avait pas là obligation
de conscience, et le Sénat réduisit les frais
à 80 livres au maximum.
L'enquête était plus compliquée encore
quand le voeu était compris dans une formule
d'évocation. L'evocatio est un des
chefs-d'oeuvre de la casuistique pontificale. Elle
était, exceptionnellement, mais
régulièrement, employée sur le sol
romain pour déplacer des cultes et les transporter
sur un autre terrain. On ne cite que deux cas
d'insuccès, constatés par les indices
tirés du sacrifice [Litatio] : le refus de
Terminus lors du déblaiement du Capitole au temps de
Tarquin et l'impossibilité d'évoquer certains
sacra des vieilles curies dans les nouvelles. Les
théologiens eurent l'idée d'en faire une
machine de guerre. Lorsque le Romains voulaient briser la
résistance d'un ennemi opiniâtre et
particulièrement d'une ville assiégée,
ils pouvaient invoquer l'aide des dieux infernaux, Dis
Pater, Véjovis, Mânes,
considérés comme ayant prise sur tous les
mortels. C'était une des formes de la
Devotio. Ils pouvaient aussi inviter à la
trahison les dieux protecteurs (dii tutelares) de la
cité ennemie, en leur offrant de les accueillir et
de les honorer dans la cité romaine, offre qui
prenait nécessairement la forme d'un voeu. Ils
devaient même le faire, prétendaient de pieux
hypocrites, pour ne pas prendre de force les dieux avec la
ville. Ce marché avait d'autant plus de chance
d'aboutir que l'on connaissait mieux le caractère et
le nom des divinités à évoquer. Le nom
surtout avait une efficacité spéciale dans
les formules magiques. Aussi dit-on que les Romains
cachaient avec soin le véritable nom de leur
cité ou du Génie, de l'Ange gardien de la
cité. Pourtant, dans cette espèce de formules
comme dans les formules d'invocation en
général, les pontifes croyaient pouvoir
remplacer le nom absent par des circonlocutions, comme
si deus, si dea es, sive mas, sive femina, et autres
semblables. Ils ajoutaient même au nom connu, par
surcroît de précaution, cive quo alio
nomine fas est nominare, ou sine quo alio nomine te
appellari volueris. L'évocation fut
employée en 396 av. JC. contre Véïes,
que Juno Regina abandonna contre la promesse d'un temple
à Rome ; contre Carthage ; et, soit comme
evocatio proprement dite, soit comme devotio,
en bien d'autres circonstances que les pontifes avaient
à noter avec soin dans leurs Annales pour la date,
dans leurs Commentaires pour les formalités.
Les rites de l'évocation une fois fixés, les
mêmes formules pouvaient être adaptées
à tous les cas par de légères
retouches ; mais les pontifes avaient à se
préoccuper des conséquences. Il était
assez facile de constater par l'événement si
l'expérience tentée avait réussi,
auquel cas il fallait aviser au moyen d'accomplir les
voeux, et, tout d'abord, décider si les dieux
immigrés (novensides) seraient admis parmi
les dieux de la cité ou si leur culte serait
confié à des familles qui les adjoindraient
à leurs dieux gentilices ou à des
collèges institués pour le desservir. En tout
cas, on ne devait pas changer leurs habitudes, mais les
honorer à la mode de leur pays. En
général, pour les divinités à
pourvoir d'un culte public, les pontifes adoptèrent
un moyen terme, qui consistait à installer ce culte
en dehors du pomerium, le sol urbain étant
réservé aux dieux nationaux. Le temple de la
Juno Regina de Véïes fut bâti sur
l'Aventin ; celui de la Juno Curilis de Faléries,
évoquée en 241 av. JC., au Champ de
Mars.
L'evocatio était un recours extrême :
les cultes des villes conquises et annexées sans
cette formalité restaient sur place. Il est
même arrivé que des cultes de villes
détruites par la conquête, comme Albe,
Caenina, Cabes, Lavinium, ont été desservis
sur les mêmes lieux par des suppléants du
collège pontifical. On sait, du reste, que les
Romains renoncèrent de bonne heure à raser
les villes d'alentour et à en déporter les
habitants, dieux et hommes. Quant aux pontifes, ils
bornèrent leur compétence, en matière
d'importations cultuelles, au sol de l'Italie, et
abandonnèrent au collège des Xviri S.F. la
charge des cultes importés d'ailleurs.
Si persuadés qu'ils fussent du patriotisme de leurs
dieux, les Romains devaient cependant craindre que
l'évocation ne fût retournée contre
eux, au cas où leur sol serait envahi. Mais il n'y
eut invasion que de la part des Gaulois en 390 et des
Carthaginois en 211, deux peuples qu'on ne pouvait pas
supposer au courant des rites efficaces. Après
l'invasion gauloise, on décida de «restaurer,
limiter (c'est-à-dire inaugurer) et purifier tous
les lieux sacrés que l'ennemi avait
occupés». On en fit sans doute autant pour le
temple de Féronia, ruiné par les Carthaginois
en 211, sur le territoire annexé de Capène.
Il fallait à ces pratiques une théorie : on
la trouve dans les oeuvres des juristes, qui
évidemment l'ont empruntée au droit
pontifical. «Lorsque les lieux ont été
occupés par les ennemis, tous cessent d'être
sacrés ou religieux. Une fois libérés
de cette calamité, ils reviennent à leur
état primitif et y sont rétablis par une
sorte de postliminium».
En ce qui concerne les rites de la consécration des
immeubles, nous n'avons comme exemple que la
consécration de la maison de Cicéron, ou
plutôt de l'emplacement, par Clodius, celle dont
Cicéron demande l'invalidation au collège des
pontifes, et les exemples antérieurs que
Cicéron cite à ce propos. L'orateur soutient
non seulement que Clodius n'avait pas le droit de
consacrer, mais que les rites de la consécration
n'avaient pas été observés exactement
par le jeune pontife L. Pinarius Natta, beau-frère
complaisant de Clodius. Il affirme que le consécrant
et le dédicant, le pontife par inexpérience,
le tribun par précipitation et mépris de
toute règle, ont prononcé en bégayant
et hésitant une formule mal apprise. Or la force
agissante des formules était annihilée par la
moindre inexactitude dans le texte ou la moindre
irrégularité dans la prononciation. Au dire
de Pline, le pontife Métellus avait la langue si
embarrassée, qu'il s'était tourmenté
durant de longs mois dans l'intention de prononcer les
paroles sacramentelles pour la dédicace du temple
d'Ops. Enfin, le pontife assistant devait, pour consacrer
un édifice, tenir le montant de la porte et il n'y
avait pas de porte au «promenoir»
(ambulatio) qu'avait prétendu dédier
Clodius. Nous apprenons à ce propos que le
même Clodius avait consacré les bains de
Gabinius, «la tête voilée et le fourneau
mis en place», le foculus servant d'autel
portatif pour un sacrifice plus ou moins symbolique,
accompagné par le tibicen. Les pontifes ne
voulurent point retenir ces motifs assez mal
justifiés : ils rendirent à Cicéron
son bien par application de la loi Papiria.
Les pontifes, compétents pour opérer la
consécration, l'étaient également pour
en annuler les effets : ils avaient prévu des
façons de «profaner» les choses
sacrées, c'est-à-dire de les faire rentrer
dans la catégorie des choses profanes. Cette
profanation légale était d'usage courant dans
les sacrifices. Sauf dans les sacrifices expiatoires,
où la victime, imprégnée de
souillures, devait être brûlée
[Lustratio], les dieux ne prélevaient sur les
chairs immolées qu'une petite part : le reste
était profané et vendu ou consommé par
les assistants. Ce genre de profanation était
reconnu et consenti une fois pour toutes par le droit
pontifical. Pour les autres espèces, la
jurisprudence était plus compliquée. Elle
avait cherché et trouvé le moyen d'enlever le
caractère sacré à des objets
encombrants dont on ne pouvait se débarrasser
autrefois qu'en les enfouissant dans des cachettes
souterraines [Favissae], et d'en utiliser la valeur
au profit des dieux, mieux instruits des avantages du
commerce. En ce qui concerne les dona mobiliers, la
jurisprudence devait être fixée par les
statuts (leges) des temples. Dans le
règlement du temple de Jupiter à Furfo, il
est stipulé que l'édile du municipe, et nul
autre, aura le droit de vendre les dona ; que
l'argent réalisé ainsi sera profane ; et
cependant, que tout objet acheté avec cet argent
pour l'usage du temple sera «comme s'il était
dédié», c'est-à-dire aura le
caractère sacré. Cette transmission du
caractère sacré (communiqué aussi aux
matériaux employés aux réparations)
par l'intermédiaire de l'argent, où il est
provisoirement à l'état latent, est un biais
des plus ingénieux. Il y avait lieu de se demander
aussi si le déplacement des objets consacrés
à une certaine place n'entraînait pas la
profanation. Les pontifes avaient décidé
qu'une statue ou un autel pouvaient être
déplacés sans perdre leur caractère
sacré. A plus forte raison, des objets plus
portatifs, comme les boucliers votifs appendus aux
murs.
On vient de répéter que les édifices
sacrés pouvaient être réparés,
embellis, agrandis même, sans consécration
nouvelle. Le caractère sacré était
attaché maintenant, par le progrès des
idées juridiques, à la forme, non à la
matière même de la construction ; d'où
il suit que la ruine de l'édifice entraînait
sa profanation. Les pontifes ne voulurent pas faire des
pierres autant de reliques. Ce sont les haruspices, et non
les pontifes, qui, en 70 av. JC., firent enfouir dans les
marais les pierres du temple du Capitole incendié et
défendirent de faire entrer dans le nouvel
édifice des pierres ou du métal qui eût
été «destiné à un autre
emploi» : mais, de par le droit pontifical, le sol,
qui, lui, restait entier, gardait le caractère
sacré et ne pouvait le perdre que par profanation
spéciale. En dehors des cas prévus où
la profanation était autorisée et
s'opérait suivant un mode spécifié,
nous n'avons aucun renseignement sur les rites de la
profanation. Celle-ci devait être à la
consécration ce qu'était l'exauguratio
à l'inauguratio, la diffarreatio
à la confarreatio, c'est-à-dire une
opération adéquate en sens inverse.
Les pontifes, dans les cas qui leur étaient soumis,
trouvaient souvent l'occasion d'appliquer la loi Papiria,
c'est-à-dire de déclarer nulle une
consécration, non pas pour vice de forme, mais comme
illicite, sans avoir besoin de recourir à la
profanation. C'est ainsi que, la Vestale Licinia ayant
«consacré» un autel, un édicule
et un pulvinar sub saxo sacro, le P.M. Scaevola
répondit au nom du collège consulté
que la consécration, faite sans autorisation dans un
lieu public, était non avenue.
Pour passer du caractère sacré au
caractère religieux, il est inutile de
s'arrêter à la catégorie
intermédiaire, celle des choses saintes,
c'est-à-dire protégées par des
sanctions pénales, sans être ni sacrées
ni profanes. Théologiens et juristes, Varron tout le
premier, ne savaient plus très bien ce qu'il fallait
entendre par sanctum, attendu que l'idée de
sanction s'attache à toutes les catégories,
et on ne cite jamais comme choses saintes que les murs des
villes ou, par analogie, le rempart d'un camp. A plus forte
raison, le caractère hybride et
révolutionnaire dit sacro-saint était-il
indéfinissable. Il y fallait une sanction
légale, distincte de celle qui protégeait les
choses sacrées et saintes ou religieuses en ce
qu'elle avait été instituée par
serment.
La loi Papiria, en réservant à l'Etat le
droit d'autoriser la consécration, posa une
distinction très nette entre le domaine sacré
et le domaine «religieux». Tandis qu'un lieu
n'est sacré qu'à la condition d'être
consacré publice, non private, disent les
juristes, n'importe qui peut rendre un lieu religieux de sa
propre initiative en y déposant un mort. Mais c'est
là un critérium extrinsèque, non une
définition. La définition était
malaisée, parce que l'obligation de conscience
(religio) impliquée par l'étymologie
s'attache à plus forte raison aux choses
sacrées ou saintes. Le «religieux» est
contenu dans le «saint», qui lui-même est
contenu dans le «sacré». On ne peut
définir le religieux qu'en éliminant de cette
combinaison à trois éléments ce qui
constitue le sacré, c'est-à-dire la
consécration au nom de l'Etat, et ce qui constitue
le «saint», c'est-à-dire la sanction
légale. Reste la religio pure et simple,
l'obligation morale de respecter certaines choses qui ne
sont ni saintes, ni sacrées, ni pourtant
«profanes». Quand il s'agit de spécifier
ces choses, les textes tournent au galimatias. On peut bien
appeler ainsi les extraits tronqués et
incohérents de Trebatius, de Servius Sulpicius, de
Nigidius Figulus et de Masurius Sabinus, d'Aelius Gallus,
qui, au dire de Festus, a si bien (bellissime)
établi les différences entre le sacré,
le saint et le religieux. Les exemples concrets
communément allégués, l'édifice
sacré, le mur, le tombeau, sont en effet les types
les plus parfaits et les plus connus des trois
espèces ; mais les définitions n'en sont pas
plus claires, parce que les exégètes veulent
rendre compte de sens dérivés dont ils ne
voient pas le lien. Servius Sulpicius et Masurius Sabinus,
par exemple, cherchent à tirer religio de
relinquere, et interprètent religiosum,
quod propter sanctitatem aliquam remotum ac sepositum a
nobis est ; sans doute pour expliquer que certains
jours soient «religieux» parce qu'ils sont mis
à part, en interdit, délaissés, et les
tombeaux «religieux» aussi, parce qu'ils sont
séparés du sol foulé par les vivants.
Gaius adopte cette étymologie, et, comme il sait
qu'en pratique le caractère «religieux»
n'est attaché qu'au culte des morts, il écrit
: «Sont sacrées les choses consacrées
aux dieux supérieurs : religieuses, celles qui sont
laissées (relictae) aux dieux
Mânes». A ce compte, il eût fallu
dénier le caractère sacré aux temples
ou autels des dieux «inférieurs», comme
Consus, Ops, Bona Dea, Tellus, Cérès, Dis
Pater, etc., et ranger parmi les dieux Mânes la
foudre enterrée (fulgur conditum), dont la
sépulture était «religieuse».
Comme il est impossible de tirer du sens très large
de religio une définition limitative, nous
nous contenterons de la distinction posée par la loi
Papiria. La catégorie du religiosum embrasse
théoriquement tout ce qui concerne les cultes
privés et certaines observances assimilables ; elle
se limite, en pratique, au culte des morts. Les cultes
privés ont gardé le titre de sacra
privata, que les pontifes n'ont ni pu, ni voulu leur
retirer ; mais l'Etat ne leur reconnaissait plus le
caractère sacré. Cela ne veut pas dire qu'il
se crût moins intéressé à les
protéger. Les Romains ont eu de tout temps peur de
froisser les puissances occultes, les dieux, fût-ce
des dieux domestiques, et les morts. C'était
même là le fond de leur piété.
Les familles et gentes réglaient elles-mêmes
les rites de leurs cultes domestiques : les pontifes
avaient charge du culte des morts, des «dieux
Mânes», qui touche à des questions
d'ordre public.
Ils avaient dû régler tout d'abord le rite des
funérailles, en indiquant les
cérémonies essentielles, sans lesquelles
elles n'auraient point été valables
(justum funus), et, accessoirement, les
purifications ou observances diverses propres à
effacer la souillure contractée par la famille du
défunt [Funus, Lustratio]. Ils avaient
réduit au minimum les formalités
indispensables, laissant pleine liberté pour le
reste à la coutume. Ils avaient aussi laissé
périmer l'obligation de ne célébrer
les funérailles que la nuit, à la lueur des
torches (funes, d'où funus),
précaution prise contre le risque des souillures
contractées par la vue du cadavre. Les restrictions
apportées au luxe des funérailles, comme la
défense d'enterrer avec le mort des bijoux de
métaux précieux, ont été
édictées par des lois somptuaires. Le rituel
pontifical datait d'un temps où l'inhumation
était le seul mode légal de sépulture.
La cérémonie essentielle et suffisante
était l'enterrement, fût-il réduit au
geste symbolique faisant tomber une motte de terre ou une
poignée de poussière sur le cadavre
(injectio ou abjectio ou jactus glebae,
pulveris, terrae).
Lorsque s'introduisit la mode grecque de la
crémation, les pontifes d'autrefois, plus
accommodants que leurs successeurs, ne voulurent pas la
proscrire : ils se contentèrent d'exiger que le rite
de l'inhumation fût accompli sur une parcelle
quelconque du cadavre. A cet effet, avant de le porter au
bûcher, on réservait un doigt (os reseclum,
exceptum) que l'on enterrait suivant les rites de
l'inhumation. Pour éviter des manifestations et
dépenses superflues, la loi des Douze Tables ordonna
que les deux opérations, l'inhumation et
l'ossilegium, eussent lieu le même jour sauf
le cas de force majeure à prévoir pour la
mort sur le champ de bataille ou à
l'étranger.
Les pontifes avaient aussi prévu les moyens de
purifier la famille souillée par le contact ou la
vue du cadavre (funesta, funestata), et fixé
le temps durant lequel ses membres devaient s'abstenir de
contaminer leurs concitoyens, les lieux publics, surtout
les lieux sacrés, et d'offrir des sacrifices aux
dieux de la cité. Aussi les membres d'une famille
«funeste» étaient-ils dispensés
de tout devoir civique, même du service militaire, et
astreints à un chômage absolu, qui leur
permettait de rester chez eux. Le détail de ces
cérémonies, dont l'ensemble constituait les
feriae denicales, a été exposé
ailleurs [Funus, Lustratio]. Elles consistent en un
repas funèbre (silicernium), près du
tombeau, le sacrifice de la porta praesentanea
immolée à Cérès, mais
«à la vue» ou en présence du mort
; enfin le sacrifice d'un bélier (vervex) au
Lare domestique. Ces observances, distinctes du deuil
proprement dit [Luctus], duraient neuf jours pleins
[Novemdiale].
Les exceptions qui ne rentraient pas dans ce cadre
régulier avaient motivé des consultations et
décisions pontificales. Une question
préalable se posait pour les cas de suicide ou de
mort violente ayant un caractère anormal,
susceptibles d'être rangés parmi les
«prodiges». Le droit pontifical refusait la
sépulture rituelle non pas à tous les
suicidés, mais aux pendus (suspendiosi) et
cela, peut-être pour une raison oubliée, parce
que la strangulation était censée
empêcher l'âme de sortir du corps.
Ce genre de mort passant pour ignoble, la privation de
sépulture prenait le caractère d'un
châtiment posthume, comme celui que la
législation impériale infligeait aux
condamnés pour crime de majesté ou de
perduellio. Dès lors les pontifes pouvaient
l'épargner aux pendus pour qui on invoquait l'excuse
de la folie, comme ce fut le cas, en 172 av. J.-C., pour
leur collègue le pontife Q. Fulvius Flaccus. Les
individus tués par la foudre n'avaient pas droit aux
rites funèbres. Ils étaient
«enfouis» (conditi), comme la foudre
elle-même. Leurs corps étaient des objets
prodigieux, analogues aux monstra, qu'on se
hâtait de faire disparaître. Cette
règle, dont les pontifes savaient dispenser, servit
probablement de prétexte à la populace qui
troubla les obsèques de Cn. Pompeus Strabo.
Les pontifes durent aussi se préoccuper de donner
quelque satisfaction aux familles de ceux qui avaient
péri en pays étranger ou en mer. Au fond, il
s'agissait de les rassurer contre les caprices des
âmes errantes plus encore que de procurer aux
défunts le bénéfice d'une
sépulture régulière. Plus tard, on
imagina, avec ou sans l'approbation pontificale,
d'ingénieux subterfuges. Moyennant «certaines
cérémonies solennelles», dit Servius,
dont l'érudition paraît ici suspecte,
l'injectio terrae pouvait se faire pour les corps
des absents. C'était une sepultura
imaginaria. Nous connaissons par Cicéron au
moins les observances destinées à
dégager la responsabilité de la famille,
c'est-à-dire de l'héritier du défunt,
d'après une consultation du P.M. P. Mucius Scaevola.
Les mêmes expiations [Piaculum) incombaient,
à plus forte raison, à l'héritier qui
aurait volontairement négligé de rendre les
derniers devoirs à un mort présent, ou aurait
commis en cet office quelque irrégularité,
crime théoriquement passible de la peine de
mort.
Mais les rites funéraires ne forment que la moindre
partie du «droit des mânes». La
surveillance des pontifes s'étendait à
perpétuité sur la demeure de ces mânes,
le tombeau (sepulcrum). La jurisprudence pontificale
appliquait à ces lieux «religieux»
à peu près les mêmes règles
qu'aux lieux «sacrés».
Il est impossible de recenser, dans les étroites
limites d'un article, toutes les questions litigieuses qui,
résolues au fur et à mesure par le
collège pontifical, ont constitué le droit
des mânes, et qui ont passé de là dans
le droit civil. On trouvera dans des articles
spéciaux [Funus, Sepulcrum, Testamentum,
etc.] les règles converties en lois civiles ou
pénales concernant l'inviolabilité des
tombeaux : l'inaliénabilité qui les fait
excepter des ventes ou des successions, les frais
d'entretien, les servitudes qui en assurent l'accès,
les amendes pour contraventions prévues par les
testateurs au profit de la caisse des pontifes ou des
Vestales, etc. ; lois qui, sous l'Empire, grâce au
pontificat impérial, furent appliquées hors
du sol romain, sur les propriétés non
quiritaires. Nous ne mentionnerons ici que les cas pouvant
donner lieu à des délibérations ou
autorisations du collège.
La défense d'inhumer ou d'incinérer les corps
dans l'intérieur de la ville, défense
introduite dans la législation des Douze Tables,
était levée d'une façon permanente
pour les Vestales. Elle le fut exceptionnellement, à
titre honorifique, pour des personnages illustres,
exception qui devint de droit pour les empereurs. On
pouvait donc, sans pécher, expulser les intrus. Un
principe plus général encore était
qu'aucune «religion privée», par
conséquent, aucune sépulture ne devait
être tolérée en un lieu public.
Quantité de tombeaux furent ainsi rasés par
décret des pontifes hors la porte Colline, pour
faire place au sanctuaire de Honos. Mais les pontifes
veillaient au repos des morts légitimement ensevelis
sur leur propriété. Il n'était pas
permis de les exhumer ou de les déplacer sans
autorisation du collège. Les réparations
à faire à un tombeau n'étaient pas
seulement un trouble apporté à la
quiétude des Mânes : elles introduisaient dans
le monument des matériaux profanes. C'était
un motif de scrupule qui, pour les édifices
sacrés, pouvait être prévu et
levé par la charte de fondation. Pour les tombeaux,
il fallait une autorisation spéciale. «Les
pontifes, disent les juristes, doivent examiner dans quelle
mesure on peut, en sûreté de conscience,
donner suite au désir de réparer le
monument». La théorie, appliquée
à la rigueur, aurait à plus forte raison
interdit d'achever la construction, le plus souvent
à peine commencée, d'un tombeau après
la sépulture. Mais, comme c'était là
un cas des plus fréquents, l'autorisation fut
donnée d'une manière générale
et une fois pour toutes, soit que le tombeau fût
«dédié sous la hache»
[Ascia], soit que, comme l'entendent les juristes,
il ne fût considéré comme
«religieux» qu'une fois achevé.
On a vu plus haut que la «sépulture
imaginaire» paraît être un raffinement
ignoré de la casuistique pontificale au temps de P.
Mucius Scaevola (P.M. de 130 à 114 av. JC.). Nous en
dirons autant des «tombeaux vides»
(cenotaphia), où l'on espérait
ménager un refuge aux Mânes errants des
défunts non ensevelis. Les légistes qui s'en
sont occupés n'ont pas trouvé dans le droit
pontifical la solution du débat relatif au
caractère légal des cénotaphes.
Marcien, qui propose de leur attribuer le caractère
«religieux», n'invoque que l'autorité de
Virgile, et Ulpien fait observer que la question a
été tranchée en sens contraire par un
rescrit de Marc-Aurèle et de L. Verus.
Si les pontifes veillaient de si près à la
conservation des tombeaux, c'était pour assurer aux
défunts les hommages annuels [Parentalia]
auxquels ils avaient droit, les offrandes qui,
d'après les croyances archaïques, entretenaient
entre eux la pâle vie d'outre-tombe et, au point de
vue spiritualiste, réjouissaient leur âme. Ils
se préoccupaient donc, à plus forte raison,
dans l'intérêt et des morts et des dieux
domestiques, d'assurer la transmission de ces devoirs
(sacra privata et gentilicia) au sein des familles,
et, en cas d'extinction d'une famille, à d'autres
héritiers. C'est ainsi que le droit pontifical a
posé les principes du droit civil.
Lorsque la famille se perpétue par filiation
naturelle, la transmission des sacra s'opère
d'elle-même dans la descendance masculine. Les femmes
n'emportant pas avec elles ces devoirs spéciaux hors
de la famille, les pontifes se
désintéressaient des questions relatives au
mariage. Ils gardaient seulement des coutumes primitives
l'habitude de collaborer à l'accomplissement des
rites du mariage religieux (confarreatio), moins
pour en contrôler la légalité que pour
ajouter à la sollicitude des divinités
domestiques la bénédiction des dieux de la
cité, et surtout pour prendre note des unions
pouvant donner naissance à des enfants aptes aux
sacerdoces.
Les pontifes, en revanche, s'étaient
préoccupés des moyens de prévenir
l'extinction des familles au moyen de la greffe
artificielle [Adrogatio], procédé
laissé à la discrétion des
particuliers sous forme d'adoption. L'adrogé devait
renier publiquement (comitiis calatis) la religion
de sa famille naturelle (detestatio sacrorum) avant
d'entrer dans sa famille adoptive, ce qui ne pouvait se
faire sans enquête préalable des pontifes
(arbitris pontificibus), enquête portant
à la fois sur les intentions de l'adrogeant et sur
les garanties de durée que conservait la famille de
l'adrogé. L'adrogation était l'affilée
par les comices curiates, sur rogatio à eux
proposée, en présence des pontifes : pure
formalité, du reste, le vote étant
supposé acquis.
C'est sans doute
une cérémonie de ce genre que
commémore la médaille
représentée ci-dessus, l'usage ayant
prévalu, dès le temps de Cicéron, de
comprendre l'adrogation dans le terme plus
général d'adoption. Les pontifes avaient
songé aussi à désigner les personnes
qu'il conviendrait de substituer à la famille, au
cas où celle-ci viendrait à
s'éteindre. Ils avaient pris pour critérium
un principe très simple, du moins en théorie,
qui était d'attacher les obligations religieuses
à la propriété. Les lois concernant la
succession ab intestat traçaient à la
transmission de la propriété une voie normale
; mais, même dans une famille se perpétuant
par sa propre fécondité, le testament pouvait
poser des cas litigieux. Aussi la forme la plus ancienne de
testament (comitiis calatis) supposait-elle
l'approbation fictive ou réelle des pontifes. La
jurisprudence, à l'aide de subterfuges
imaginés, dit Cicéron, par les pontifes
eux-mêmes, s'attachant à procurer aux
héritiers ce bonheur sans mélange qu'on
appelait sine sacris hereditas, il fallut
élargir la portée du principe fondamental.
L'héritier pouvait recevoir moins que les
légataires ; il pouvait renoncer à
l'héritage ou mourir avant de l'avoir accepté
; la fortune du défunt pouvait s'être
dispersée par donations, legs, usucapions, dettes ou
créances, etc. De là quantité de
matières à consultation. Le cas si souvent
visé par la législation athénienne, le
cas de la fille épiclère, unique
héritière qui transmettait les sacra
de son père à son mari et ne les reprenait
plus à la mort de celui-ci, prêtait aussi
à la fraude déguisée sous des fictions
légales. Bref, le droit pontifical et le droit
civil, maniés par les mêmes virtuoses,
faisaient assaut d'ingéniosité, l'un pour
défendre, l'autre pour attaquer et dissiper le
dépôt des sacra. La loi n'intervenant
pas pour sanctionner les obligations de conscience dans le
domaine «religieux», la cause des
défunts n'avait pour elle que l'autorité des
pontifes, celle-ci divisée contre elle-même.
Cependant, les juristes de l'époque impériale
acceptent encore, tout en la trouvant abusive,
l'usucapio pro herede, imaginée «afin
qu'il y ait des gens pour accomplir les sacra».
L'intervention des pontifes dans tant de questions
intéressant la vie privée et le droit civil
soumettait à leur contrôle incessant
l'administration de la justice ; d'autre part, comme
rédacteurs et détenteurs des formules
indispensables à la validité des actes
juridiques aussi bien que des actes religieux, ils
étaient seuls à connaître les arcanes
de la procédure, civile et criminelle. Aussi est-il
certain que leur assistance a été longtemps
requise par les magistrats investis du pouvoir judiciaire
et il se peut qu'ils aient exercé eux-mêmes ce
pouvoir, soit comme suppléants des magistrats,
notamment des trib. mil. cos. pot., soit dans
certaines causes réservées au for sacerdotal,
soit avec certaines formes de procédure, comme la
legis actio sacramento, qui obligeait à
déposer l'enjeu du procès ad
pontem.
La publication du formulaire des legis actiones par
un scribe du collège, Cn. Flavius (édile
curule en 301 av. JC.), permit aux magistrats et aux
plaideurs de se passer de l'assistance des pontifes ; elle
ne fit qu'achever une oeuvre d'émancipation
commencée par l'institution de la préture. Le
droit civil était enfin sorti de tutelle, libre de
créer, pour n'y plus retomber, la procédure
laïque des «formules» [Judex,
Judicium].
IV. - Il ne reste plus, pour clore cet exposé
sommaire de la compétence pontificale, qu'à
la classer parmi les pouvoirs à étiquette
républicaine compris dans le faisceau des
attributions impériales. Le titre de P.M.
qu'Auguste prit en l'an 12 avant notre ère, à
la mort de Lépide, figure en belle place dans la
série des titres impériaux. Il faisait du
prince le chef de la religion nationale, sans qu'il
fût besoin de rappeler qu'il était de droit
membre de tous les collèges sacerdotaux. L'empereur
laissait à un magister la présidence
effective du collège et l'expédition des
affaires courantes : il ne tenait pas à faire acte
d'autorité pontificale et n'en avait pas souvent
l'occasion Ce que lui apportait le titre de P.M., ce
n'était pas un surcroît de puissance
réelle, comparable au pouvoir du P.M. catholique ;
on sait quelle petite place tenait dans les
préoccupations religieuses de l'époque
impériale la religion de Rome, submergée sous
le flot des religions étrangères, comme Rome
elle-même sous l'afflux des provinciaux et parvenus
de toute race. Le pontificat n'était plus qu'un
débris glorieux du passé, entouré
d'une auréole dont les empereurs auraient
jugé imprudent de laisser parer une autre
tête. Ce prestige, qui n'éblouissait
guère les sceptiques contemporains de Jules
César, recul de la dignité impériale,
à laquelle il fut définitivement
associé, plus d'éclat encore qu'il ne lui en
avait prêté.
L'association du sacerdoce et de l'empire est un des
événements les plus considérables de
l'histoire universelle, et les conséquences n'en
sont pas encore épuisées. Les empereurs
chrétiens d'Orient, même après avoir
abandonné, par scrupule, le titre païen de
P.M., ne perdirent jamais l'habitude de se
considérer comme les chefs de la religion, tenus
d'imposer à leurs sujets l'unité de foi et de
réprimer les hérésies comme autant de
révoltes contre leur autorité. En Occident,
le titre de P.M., jeté prématurément
comme une injure à la face de l'évêque
de Rome par Tertullien, reparut tout
pénétré de l'idée monarchique
qu'y avaient incorporée quatre siècles de
pontificat impérial, et donna au Pontife romain la
présidence d'un vaste collège de pontifes
dont toute l'autorité est aujourd'hui
concentrée entre ses mains.
A. Bouché-Leclercq