Au XVIIIe siècle, dans la province du Roussillon, les fêtes officielles destinées à célébrer les grands événements dynastiques ou militaires ont assez peu d’éclat et, en dehors de la capitale provinciale, elles se résument à un vague « Te Deum ». A l’exception des emballements carnavalesques, la fête, la vraie, répond aux temps forts du calendrier liturgique dont les points d’orgue sont les fêtes patronales et les célébrations de la Semaine Sainte. Nous essaierons de montrer que l’irruption de la violence au cœur de ces réjouissances n’est pas fortuite mais habituelle, ce qui pose un problème d’interprétation.

Il convient cependant, aussi, de remarquer qu’un certain nombre des violences collectives qu’engendre la guérilla inter-villageoise chronique sont préparées, programmées, on pourrait dire mises en scène de façon festive : si les fêtes collectives débouchent sur des violences quasi-rituelles, les émeutes, « émotions populaires » et épisodes guerriers prennent volontiers l’allure de farces villageoises où l’élément ludique côtoie le drame.

1. Fêtes religieuses et violences profanes

Les cérémonies religieuses par elles-mêmes peuvent engendrer un climat de désordre, d’excès et de violence. Ce fut souvent le cas à l’époque moderne, comme en témoigne la description minutieuse des processions de la Passion des Jeudis et Vendredis Saints que nous a laissée Henry dans son célèbre Guide du Roussillon (1) Les flagellants en particulier, issus selon lui des « premières classes de la société » compte tenu du prix très élevé du costume, se livraient à des macérations qui ressemblaient fort à des rituels sadomasochistes. Le cône de près d’un mètre de haut qui surmontait le « sac » servait à contourner la règle de l’anonymat. : « Chaque flagellant attachait un signe, tel qu’une croix en or, une relique, un souvenir d’une belle amie sous la fenêtre ou sous les yeux de laquelle on se faisait un mérite de se flageller à outrance. » Selon Henry, le Conseil Souverain interdit ces cérémonies sulfureuses en 1777, à la suite d’un scandale causé par une servante d’auberge que de jeunes officiers avaient soudoyée pour se flageller. L’évêque s’employa aussi à éradiquer ces pratiques, qui disparurent dans les années 1780 malgré les résistances populaires ; mais la Révolution, en relâchant provisoirement le contrôle social, eut pour conséquence paradoxale leur résurgence à Perpignan et dans plusieurs bourgades, au grand dam des autorités. Le préfet Martin, dont l’athéisme probable se déguisait volontiers en rigorisme de la bienséance, écrivait en l’an XI au ministre de la justice (ADPO AM 3/2, lettre du 29 thermidor An XI ) : « Un ancien usage, dont l’origine prenait sa source dans les habitudes espagnoles, avait consacré des processions nocturnes pendant la semaine sainte ; une multitude travestie en pénitents flagellants, soldats romains et autres représentations ridicules parcourait la ville cérémonieusement et donnait occasion à des licences contraires aux bonnes mœurs et souvent à la tranquillité publique. Les yeux de la police ne pouvaient suivre les détails, sans compter qu’elle devait s’occuper exclusivement à la surveillance qu’exigeait le grand nombre et d’auteurs et de spectateurs de ces scènes qui, quoique liées au culte, n’en étaient pas moins scandaleuses ni moins dangereuses. Il n’était pas rare de voir des fripons profiter d’occasions aussi favorables pour faire des dupes, des vols, des rixes ne manquaient jamais d’avoir lieu... »

2. Fêtes religieuses et sacralité du territoire communal

La fête religieuse est le moment où se resserrent et s’exaltent les sentiments communautaires au sein de « l’universitat ». Dans ces circonstances, l’intrusion, même à bas bruit, d’un « étranger » fait aisément figure de sacrilège.

Un beau jour d’avril 1778, c’est jour de dévotion à Rivesaltes où l’on célèbre les quarante heures (ADPO 2B 99) : l’adoration du Saint Sacrement exposé à l’église fait partie, on le sait, de ce culte eucharistique que le Concile de Trente a mis à l’honneur pour mieux affirmer le dogme de la présence réelle et de la transsubstantiation face aux protestants. Un honnête bourgeois d’Estagel, venu rendre visite à sa sœur qui est mariée à Rivesaltes, croise malencontreusement dans la rue deux individus qui se disputent la propriété d’une petite chienne. Homme de bonne volonté, il tente de les calmer en arguant du peu d’importance de l’objet de la querelle. L’incident provoque un rassemblement et, immédiatement réconciliés, tous les protagonistes se retournent contre cet inconnu qui se pose en arbitre. Passant par là, Jean Català, brassier natif et habitant de Rivesaltes, parent au troisième degré de l’intrus, « voulant défendre ledit Bordas qui étant étranger aurait été bientôt accablé par un nombre d’habitants de Rivesaltes », pousse vivement son parent dans une maison voisine qui semble servir d’auberge, en le mettant en garde en catalan : « Tais-toi, sinon il vont te couper en quatre ». Bordas échappe ainsi au lynchage, mais pas à un autre type d’agression. Il est suivi par trois énergumènes ; l’un d’eux aiguise ostensiblement son couteau avec une lame d’acier. Une âme chrétienne tente au passage de le calmer en lui disant « qu’il n’y avait point de charité à susciter querelle un jour de solennité où le Saint-Sacrement était exposé tout le long du jour par rapport aux quarante heures. » Rien n’y fait : l’excité poignarde Bordas après avoir étrangement tracé une croix sur son cœur avec son couteau. Ce meurtre est a priori difficilement compréhensible. Bordas est catalan, originaire d’une bourgade voisine, il a de la famille à Rivesaltes et il n’avait, à l’évidence, aucune intention belliqueuse, aucune volonté de provocation. On peut écarter l’explication du crime fortuit commis par un fou ou par un ivrogne au vin mauvais. Le parent de Bordas, qui précise qu’il ignorait tout de l’objet de la dispute, a immédiatement compris que son lointain cousin mettait sa vie en danger en se mêlant d’une querelle locale. L’interprétation qui semble seule acceptable est donc que Bordas est un étranger (un voisin, certes, mais c’est une circonstance aggravante) dont la présence et l’intervention, fût-elle pacifique, est une offense et même une souillure au moment où le village communie dans son unité mystique et fête sa souveraineté. En définitive, l’assassin n’a été que l’exécuteur des hautes-œuvres et la dramaturgie glacée qui préside à ce meurtre, le sacrifice rituel d’un bouc émissaire.

Dans le calendrier liturgique, les pèlerinages de proximité en direction des ermitages locaux comptent aussi parmi les plus importantes festivités villageoises. La fusion syncrétique entre les antiques fêtes agraires et les célébrations chrétiennes donne un dynamisme particulier à la montée en masse des villageois vers les chapelles où veillent sur la montagne quelque vierge noire ou quelque saint thaumaturge à l’orée d’une grotte ou d’une source miraculeuse (comme la Font Romeu, la fontaine des pèlerins). A Pâques, en particulier, on célèbre à la fois la renaissance printanière de la nature (la symbolique de l’œuf joue un rôle essentiel dans l’omelette pascale) et la Résurrection du Christ. Mais on fête aussi la cohésion de la communauté villageoise et comme les oratoires campagnards sont presque toujours situés sur des lieux escarpés et retirés, sur des zones frontières entre diverses communes, ils sont l’objet de revendications territoriales, d’affirmations contradictoires et flamboyantes de souverainetés affrontées de la part des villages voisins. Après la messe et les oraisons viennent les ripailles, puis la danse et la bataille entre tribus rivales servent de bouquet final.

Le chapelle de Notre-Dame de Vie est perchée sur le versant abrupt qui domine Villefranche-de-Conflent : les pèlerins redescendent dans l’après-midi du Lundi de Pâques pour danser puis se battre. Villefranche et Prades s’affrontent ainsi chaque année. La danse est presque toujours le prélude de la bataille. Elle fait partie du rituel guerrier beaucoup plus que du rituel amoureux : les postures à l’époque sont d’ailleurs fort peu langoureuses. On peut noter au passage que la croisade des curés contre les bals publics, largement entamée au XVIIIe siècle et qui deviendra frénétique sous la Restauration vitupère sans cesse le laxisme sexuel mais n’évoque jamais les bagarres ce qui laisse à penser que l’église s’accommodait mieux de la violence que du rapprochement des sexes.

Sous l’Empire, le préfet Martin entreprend une guerre sans merci contre ces oratoires « éloignés de l’œil de la police » et qui occasionnent tant de troubles sanglants. Il écrit au capitaine de gendarmerie en l’an XIII (ADPO 209 ) : « La chapelle de Sainte-Anne donne lieu à des rassemblements composés particulièrement d’habitants de La Bastide, de Glorianes et de Boule d’Amont : ces trois communes prétendent chacune avoir des droits sur la propriété de cette chapelle et les trois maires, à leur tour, veulent y exercer simultanément la juridiction municipale, c’est une confusion, une source d’abus de pouvoir, de rixes et de délits. » Des bagarres rituelles opposent Ille et Vinça au pèlerinage de Domanova-Rodès qui rassemble (ou divise) une grande partie des habitants du Conflent.

Les ermitages sont des hauts-lieux de dévotion, lieux de fortes et antiques émotions spirituelles, lieux de repentirs et de miracles (comme en témoigne la pratique des ex-votos) mais de ce fait, des lieux sacrés que les communautés veulent annexer pour la plus grande gloire de leur clocher. Ils constituent un capital symbolique qui est l’objet de toutes les convoitises.

3. La fête et le défi

De façon générale, les confrontations inter-villageoises lors des pèlerinages ne sont que des épisodes de guerres picrocholines qui s’inscrivent dans la longue durée. Les incidents plus ou moins violents, les insultes, les défis homériques précèdent généralement la bataille. C’est à ce propos que l’arrêté du Conseil Souverain du 12 septembre 1702 (ADPO 2B 99) rappelant l’arrêt du 31 août 1691 déplore « des meurtres et autres grands désordres » qui résultent des batailles à coups de pierres opposant rituellement les communautés voisines. Les furieux acharnements que les peuples de ce pays avaient à continuer entre eux de semblables combats et ce par une coutume pernicieuse qui leur tenait lieu de privilège et par une mauvaise émulation de valeurs qui s’était établie entre les paroisses. » L’arrêt cite l’horrible défi lancé par la petite bourgade d’Ille au village voisin de Bouleternère. Ils « n’auraient pas douté de s’attrouper en grand nombre portant des armes et seraient allés fondre sur la Ville de Bouleternère publiant qu’ils voulaient brûler et saccager cette ville, violer les femmes et détruire les fruits des champs. »

Fort heureusement ce « delenda est Bouleternère » ne fut jamais exécuté mais la Cour avait certainement raison d’utiliser les termes de « privilège » et de « coutume » : faire la guerre ou du moins la déclarer fait partie des prérogatives de la souveraineté et c’est là l’enjeu de ces guérillas. Au-delà des rivalités économiques et des querelles de voisinage, elles ont comme ressort profond le phantasme de la souveraineté villageoise et de la supériorité du clocher. C’est pour cette raison que, lorsqu’on cherche à écrire une page glorieuse de la saga communale on essaie d’humilier ses voisins en portant le trouble un jour de fête, jour où, précisément, une communauté réaffirme son éclat et sa cohésion. L’honneur des uns suppose le déshonneur des autres.

Dans cette perspective, les porteurs de défi ne se présentent pas comme de tendres agneaux mais sous la forme d ‘un groupe de solides gaillards qui se déplacent pour en découdre même si les préliminaires incluent presque toujours le chant et la danse. Les hostilités par exemple entre Rodès et Vinça commencèrent le 15 Août 1788 (ADPO 2B 209) : selon les habitants de Rodès, « les jeunes gens de Vinça abusèrent de la permission de danser ; au lieu de se comporter avec honnêteté, ils dansèrent avec la plus grande indécence mêlant à leurs gestes des coups, des cris, et des hurlements et affectant de provoquer les spectateurs en leur marchant sur les pieds… » Pour mesurer l’offense, il convient de rappeler que dans chaque village, le chef de jeunesse est chef de danse mais, dans une société où se mêlent étroitement le profane et le sacré, il est aussi, assez souvent, le distributeur du pain bénit (le « pansanyader »).

Si la danse publique fait parti du rituel de la provocation, le chant choral témoigne lui aussi des intentions guerrières (ADPO 2B 2003) : le 15 Août 1776, Vincent Colomines, invité chez son demi-frère à l’occasion de la fête de Saint-Laurent de la Salenque, décide, après le repas, d’entamer une longue pérégrination dans les rues du village en chantant avec un groupe de brassiers, de maçons et de « pagès » du village voisin de Toreilles. Ces aubades n’ont pas l’heur de plaire aux indigènes et le tour de chant se termine mal pour ces enfants de chœur : le chef reçoit un coup mortel sur la tête, asséné avec un longeron de charrette. Les confrontations entre Saint-Laurent et Toreilles alimentent une longue histoire pleine de bruits et de fureurs tout au long du siècle.

4. Violences collectives, violences festives

En tant que moment d’exaltation des communions très anciennes, la fête, et tout particulièrement la fête religieuse et sa charge de sacralité, est un moment très favorable au paroxysme des violences collectives. Mais cette proximité d’apparence paradoxale entre les célébrations d’une religion d’amour et les exécrations de voisinage se lit aussi lorsqu’on inverse les facteurs : les violences collectives se déroulent volontiers selon un rituel festif.

Une querelle de bornage oppose, au début du siècle, le village de Sant-Feliu situé sur la rive droite de la Têt à Pézilla-de-la-Rivière, son homologue sur l’autre rive. Le petit fleuve côtier marque la frontière entre les deux communes ; malheureusement, cette frontière est fluctuante car les eaux qui se traînent en période d’étiage au milieu d’un vaste lit majeur peuvent se transformer en torrent furieux et changer sensiblement de cours lors des grandes crues. Le prince d’Harcourt, abbé commendataire de l’abbaye Notre-Dame de Lagrasse et, comme tel, seigneur de Pézilla a, en 1705, un procès pendant à la Cour depuis plusieurs années. Il s’agit de défendre ses vassaux contre les prétentions et les revendications de Sant-Feliu qui portent sur un terrain situé sur des berges plantées de saules et de peupliers. Les arbres sont très certainement l’objet principal du litige : le bois est rare dans la plaine et fait l’objet de toutes les convoitises. Le prince d’Harcourt décrit minutieusement les exactions de la partie adverse (Adpo 2B 1798). Selon lui, le 29 décembre 1704, les consuls de Sant-Feliu auraient fait proclamer à son de trompe une « criée » qui enjoignait à tous les chefs de famille de se transporter au bois litigieux munis de haches et de montures et menaçait les récalcitrants d’une lourde amende de deux pistoles d’or. Ce transport se serait transformé en une cavalcade triomphale menée par les consuls chevauchant en tête, « portant sur leurs habits leur cize ou marque de consuls », suivis de 80 bûcherons souvent accompagnés de leurs femmes et de leurs enfants, munis de haches, de bêtes de travail et aussi « de quelques fusils ou escopettes ». Le garde champêtre (le « sous-baille ») fermait la marche munie de sa baguette, que nous supposons être une sorte de bâton de justice symbolisant son pouvoir de ban. Cette pompeuse troupe aurait abattu tous les arbres et tiré les grumes jusqu’à son village.

On voit qu’il ne s’agissait pas d’une opération furtive jouant sur la discrétion et la surprise. Le bois n’était pas le seul enjeu ni même peut-être l’essentiel. Sant-Feliu affirmait sa souveraineté sur un territoire qu’elle s’attribuait unilatéralement au cours d’une cérémonie flamboyante de prise de possession qui ne pouvait s’interpréter, par les autorités de tutelle, que comme une voie de fait commise en réunion. Il y a là, à l’évidence, dans les formes de cette transgression un élément festif et des connotations carnavalesques. Ce n’est pas tous les jours qu’on peut, du même coup, narguer les voisins et leur prince-abbé, l’intendant, la maréchaussée et le Conseil Souverain. Quand les consuls utilisent la forme coutumière de la criée pour obliger leurs administrés, sous la menace d’une amende énorme (et donc relevant de la farce villageoise) à se transformer aux yeux de la loi du roi en une troupe de voleurs et de délinquants, il s’agit très certainement d’une technique d’inversion destinée à ridiculiser la police et la justice du royaume, ce qui est toujours en pays catalan et au-delà un divertissement de choix.

On peut observer une dramaturgie comparable lors d’une querelle de pacage entre les villages de Py et de Sahorre, dans une haute vallée du Conflent (ADPO 9B 623). Le berger du bayle de Py (le bayle est un officier seigneurial) a conduit en fraude son troupeau de moutons sur des pacages de Sahorre : cette transgression intervient le jour de la Fête-Dieu de 1776 et le berger coupable a sûrement compté sur une moindre vigilance de ses voisins. A tort : un commando de gens de Sahorre mené par un consul s’empare de ce troupeau et le ramène au village à titre de gage pour obliger les contrevenants à payer l’amende de 20 livres. Cette « pignoration » est parfaitement légale : la procédure et le taux de l’amende sont fixées par les criées de la Baronnie de Sahorre, règlement seigneurial qui a valeur de coutume (2).

Le village de Py ne veut pas s’incliner et va organiser une expédition militaire pour délivrer les bêtes captives. Ce sont les préparatifs et le mode d’exécution de ce coup de main qui nous intéressent ici. A Py, le branle-bas de combat a été spectaculaire. Si le bayle s’est prudemment éclipsé en prétextant des affaires urgentes qui l’appelaient à Perpignan, ses frères et son domestique sont passés de maison en maison, réclamant à grands cris de la poudre et des balles pendant qu’un autre groupe parcourait en chantant les rues du village pour se donner du cœur au ventre. Cette vaillante troupe va passer une partie de la nuit à l’auberge et la servante précise qu’ils « ont bu et mangé beaucoup » mais son témoignage ne permet pas de savoir qui a payé l’addition. Finalement une vingtaine de combattants, sans doute revigorés par ces agapes, armés de haches, de pistolets et de fusils, vont débarquer à minuit à Sahorre et récupérer le troupeau. Les modalités de cette revanche sont significatives : coups de feu contre les fenêtres des consuls, insultes et défis (« sort un peu dehors, voleur, pour voir partir le troupeau ») montrent bien que pour goûter pleinement la victoire, il faut humilier l’adversaire. Six des assaillants furent condamnés par la justice royale au fer rouge et à dix ans de bagne, ce qui ne les gêna que modérément puisqu’il furent tous jugés par contumace, comme à l’ordinaire dans ces cas-là. On peut tout de même s’interroger sur la disproportion entre ces grands désordres et l’importance de l’enjeu : une amende de vingt livres. Il s’agissait évidemment de tout autre chose : on était dans la compétition pour l’honneur dans une ambiance festive (3).

Conclusion

La fête, on le sait, vient rompre le train-train quotidien en inversant brusquement les comportements habituels. Elle ouvre la voie à l’excès, au gaspillage des biens et des énergies, et donne libre cours aux pulsions habituellement refoulées. Au village, elle exalte les sentiments d’appartenance communautaire et impulse les crises de xénophobie qui poussent à l’expulsion des « corps étrangers ». Toutes ces conduites plus ou moins débridées débouchent aisément sur la violence, mais il faut également observer que la fête est aussi un rituel et elle peut être définie comme un élément de stratégie dans le contrôle et la régulation sociale : il s’agit d’une libération mesurée, d’une soupape de sécurité qui fonctionne à date fixe le plus souvent, selon une mise en scène qui laisse la place à l’excès tout en l’encadrant dans certaines limites habituellement tolérées. De la même façon, les violences collectives engendrées par les compétitions de voisinage prennent volontiers une allure festive et évitent de verser dans la guerre totale. Les fusillades relèvent plus de la conduite de bruit, de la bravade provençale ou de la fantasia que du tir à tuer. Entre les rodomontades furieuses des préliminaires et le bilan des affrontements, l’écart est heureusement très large. Il y a toujours sur le terrain quelque élément modérateur qui déconseille de sonner le tocsin ou d’achever un blessé. D’où pour l’historien une certaine opacité du phénomène : en la matière, les autorités sont habituellement peu loquaces (elles sont elles-mêmes mal informées et répugnent à avouer leur impuissance) et les communautés restent muettes, dans la mesure où elles pansent leurs bosses et lèchent leurs plaies en attendant la revanche. Nous n’arrivons à percer que de façon accidentelle l’omerta villageoise lorsque des dérapages graves obligent la police et la justice à sortir de leur passivité. La question de fond consiste à apprécier quel est le niveau et quelles sont les modalités de la violence qui sont jugées tolérables dans un milieu et à moment donné. C’est seulement au-delà du territoire de l’usage que commence l’abus.

© Michel Brunet, professeur honoraire, Université de Toulouse-le-Mirail.


(1) Henry Dominique, Le Guide en Roussillon, Perpignan, Alzine, 1842.

(2) Voir ma contribution : « Les criées générales en Roussillon du 18e siècle : pouvoir seigneurial ou autogestion municipale ? » dans La coutume au village dans l’Europe médiévale et moderne. M.Mousnier, J.Poumarède Ed.Flaran. Presses universitaires du Mirail. 2001

(3) Pour plus de détails sur cette affaire, on peut consulter mon ouvrage : Contrebandiers, mutins et fiers-à-bras, les stratégies de la violence en pays catalan au 18e siècle, Editorial Trabucaire, 2001.