La Chambre du Domaine du Conseil souverain du Roussillon (1660-1789)

Avant la conquête française, il existait en Roussillon une « Cour du Procureur royal » qui était chargée de gérer le domaine public. Elle fut supprimée, comme toutes les cours catalanes, et remplacée par une « Chambre du Domaine » rattachée au conseil souverain lors de la création de celui-ci par l'édit de Saint-Jean-de-Luz du mois de juin 1660. À partir de là, la gestion des affaires anciennement attribuées à la cour du procureur royal connut, sur le plan institutionnel, une histoire extraordinairement compliquée et conflictuelle jusqu'à la Révolution.

L'importance des compétences de la chambre du domaine explique, pour partie, la vivacité des passions : conflits de pouvoirs entre administrateurs et magistrats, conflits de préséances au sein de la caste arrogante et aggressive des robins se mêlèrent aux conflits d'intérêts.

La juridiction de la chambre s'étendait sur tout ce qui touchait au patrimoine royal et ce patrimoine était considérable. Les trois petits fleuves côtiers, la Têt, le Tech et l'Agly, qui collectent l'ensemble du réseau hydrographique de la province, étaient considérés comme navigables et flottables, et donc sous la directe du roi. S'appliquant à des torrents méditerranéens, cette attribution reposait à l'évidence sur une fiction juridique fort éloignée de la réalité géographique mais elle entraînait de vastes conséquences : l'eau, sous certains climats, est un bien particulièrement rare et précieux. Outre les activités traditionnelles tournant autour de l'utilisation de l'énergie hydraulique par les moulins, de la pêche et du droit d'épave, la chambre du domaine, en tant que magister aquarum, pouvait exercer une influence décisive sur tous les problèmes liés à l'irrigation, à l'approvisionnement en eau des principales agglomérations et à la défense contre les inondations qui s'avérèrent particulièrement dévastatrices dans la deuxième moitié du XVIIIe siècle. Le juge du domaine avait également des compétences criminelles : une dispute d'arrosage sur le ruisseau du Vernet fut jugée par le juge seigneurial de Bompas ; par arrêt du 23 août 1724, ce jugement fut cassé et l'affaire renvoyée devant le tribunal du domaine au motif que « toutes les causes domaniales lui sont attribuées privativement à tout autre juge » (1) La multiplicité et la violence des conflits liés à l'arrosage ouvrait ainsi un large champ d'application à la juridiction criminelle du domaine. Des officiers de cette chambre administraient en outre la justice dans certaines seigneuries royales (ADPO, 1C 1286).

Les forêts domaniales relevaient également de cette juridiction et les forêts du Capcir constituaient, en particulier, un patrimoine important. Le bois, de façon générale, tendait à devenir une ressource âprement disputée et, pour ne citer que cet exemple, la chambre du domaine qui contrôlait les ressources du sous-sol, l'emploi des eaux et les coupes des forêts domaniales avait, du même coup, la haute main sur l'installation et le fonctionnement des forges catalanes dont l'activité était vitale pour le Haut-Vallespir et pour le Conflent.

Il serait difficile de dresser un catalogue exaustif des affaires que la chambre considérait comme de sa compétence, depuis les chemins et les bâtiments publics jusqu'aux leudes et péages, les biens vacants, les foires et marchés, la chasse et la pêche, l'exercice de la profession notariale, etc. Mais le roi était également seigneur direct d'un grand nombre de communautés et notamment de la plupart des agglomérations qui avaient obtenu anciennement le droit de porter le titre de « ville », titre à vrai dire un peu emphatique pour certaines d'entre elles : non seulement Perpignan, Thuir, Collioure ou Mont-Louis mais aussi une douzaine de bourgades plus modestes relevaient de cette mouvance royale qui pouvait s'exercer directement ou par l'intermédiaire d'un seigneur engagiste. Dans certains cas, la communauté d'habitants elle-même s'était portée adjudicataire et était devenue en quelque sorte son propre seigneur. La chambre du domaine était chargée de la conservation et du renouvellement des terriers royaux, des reconnaissances de fiefs et des investitures. C'est dire que presque tous les Roussillonnais, quelle que soit leur position sur l'échelle sociale, dépendaient peu ou prou des règlements ou des décisions judiciaires émanant de la chambre : paysans, pasteurs et charbonniers jouissant de droits d'usage sur les espaces à utilisation collective, meuniers et arrosants, maîtres de forges ou notaires surveillaient attentivement la jurisprudence de cette juridiction dont nous allons tenter de décrire l'évolution convulsive depuis sa création jusqu'à sa disparition.

I — CENT ANS D'INSTABILITÉ (1660-1759)

L'articulation entre la chambre du domaine et le conseil souverain d'une part, le partage des compétences entre les magistrats et l'intendant du Roussillon d'autre part firent l'objet d'interminables conflits, de transactions, d'avancées du pouvoir central et de repentirs.

Le domaine fut, à l'origine, purement et simplement rattaché au conseil souverain : les lettres patentes du 20 novembre 1662 en confiait la juridiction au premier président de la cour qui jugeait en dernier ressort.

En 1667, le roi créa cependant une chambre du domaine distincte, dont la présidence était toujours exercée par le président François de Sagarra, mais il était dorénavant assisté du procureur général du conseil souverain et d'un ou deux avocats généraux qui, pour la circonstance, se transformaient en magistrats du siège. On justifiait cette anomalie juridique par la nécessité de « régler la forme de l'exercice de la juridiction dudit Domaine le plus approchant qu'il se pourra de l'usage du pays ». (ADPO, 2B 83) Il s'agissait peut-être, en fait, d'introduire des hommes du roi dans un contentieux qui touchait de près aux intérêts de la couronne. La chambre jugeait en première instance et le conseil souverain en appel mais des garde-fous avaient été placés pour éviter les procédures interminables : le dossier devait être en état au plus tard trente jours après la première sentence et par ailleurs, si l'enjeu dépassait 400 livres barcelonaises, cette sentence devait être conforme à l'avis du conseil, ce qui rendait l'appel inutile.

La chambre s'immisçait dans la gestion et la surveillance des forêts puisqu'il entrait dans ses attributions de nommer trois « bailes des pasquiers royaux », c'est-à-dire des espèces d'officiers gruyers chargés de gérer les forêts domaniales, et 24 gardes.

Dès 1688, pour répondre aux insistantes réclamations du conseil souverain, le tribunal du domaine lui fut réincorporé : « tant les présidents que les conseillers de cette cour furent désignés pour vaquer une année chacun, à tour de rôle, aux affaires de ce tribunal ». Un arrêt du conseil souverain du 12 janvier 1699 associa derechef au « commissaire de tour » ou commissaire du domaine, pour juger conjointement avec lui, le procureur général et les avocats généraux.

L'offensive destinée à donner plus d'autonomie (et donc plus de pugnacité) à la chambre du domaine fut relancée en 1727. Bernard Darles, greffier du consistoire du domaine chargé de la garde des titres du roi, envoyait à la chancellerie, le 4 avril, un long mémoire (ADPO, 1C 252) pour décrire l'état des lieux et proposer un remède. Le domaine royal était, selon lui, laissé à l'abandon ou pillé sans vergogne. Matériellement, les titres étaient entassés dans le plus grand désordre dans la maison du consistoire qui menaçait ruine. Plus grave encore, les terriers complets de Perpignan et des principales seigneuries royales dataient du XIVe siècle et il n'existait pas de compoix dans la province. Ces lacunes ou ces négligences avaient autorisé tous les abus : « Tel qui a cru sa maison en franc-alleu l'a vendue en s'en réservant la directe et de cette manière, il s'est établi à Perpignan et en Roussillon de prétendues seigneuries directes sans nombre qui n'ont d'autres titres que leur usurpation ». L'ennemi était ainsi clairement désigné : les seigneurs particuliers, profitant de la faiblesse de l'appareil d'État s'étaient emparé abusivement des biens de la couronne.

Un « Essai d'un Etat en détail de la Province de Roussillon pour l'Administration du Domaine » (ADPO, ms 19), qui pourrait être de la main de Darles, dénonçait de façon plus virulente encore les exactions féodales et « les dénombrements dont les seigneurs ont si fort abusé pour usurper réciproquement ce qu'ils n'avaient pu s'enlever à main armée ». Au fond, les juristes révolutionnaires n'eurent rien à inventer : il leur suffit de broder sur le thème du seigneur brigand qui avait déjà été largement traité par les hommes du roi.

Il n'était pas question pour autant de tout remette à plat et de supprimer un système féodal pourtant en partie ruiné : l'« absolutisme », miné de l'intérieur par l'opposition de l'aristocratie et de la caste parlementaire, en était bien incapable. Faute de pouvoir envisager une attaque frontale, le monarque tentait de se hisser au sommet du donjon en tant que seigneur des seigneurs. Darles proposait donc une réfection systématique du terrier royal mais, pour parvenir à ce but, il exigeait des moyens proprement révolutionnaires : dans son plan de bataille en seize points, le paragraphe sept prévoyait « la remise de leurs papiers terriers par tous les seigneurs directs sous peine de saisie féodale de leurs prétendus fiefs et directes, autant de temps que le sieur Darles en aura besoin ». Le paragraphe huit figeait temporairement la situation en interdisant toute réfection des terriers seigneuriaux et toute inféodation emphythéotique avant l'achèvement du terrier royal. Il s'agissait donc, de façon un peu paradoxale, de rénover la pyramide féodale au nom de la prééminence monarchique.

Darles faisait sonner ses titres et exaltait ses compétences de feudiste au service du roi : son père était déjà garde des archives du domaine de la province du Languedoc et lui-même avait été chargé par le procureur général de la cour des aides de Montpellier de sauvegarder les intérêts du roi lors du renouvellement du papier-terrier de la juridiction de Pardaillan en 1703, puis de la châtellenie de Cessenon dont le seigneur engagiste n'était autre que le prince de Conti.

Bernard Darles sut sans doute convaincre le contrôleur des finances de l'intérêt de l'opération qu'il proposait : les lettres patentes du 18 octobre 1727 du chancelier d'Aguesseau ne se contentaient pas d'officialiser la confection du terrier royal ; elles décrétaient que la chambre du domaine jugerait désormais en dernier ressort les affaires ne dépassant pas 250 livres de principal et que, pour les décisions plus importantes, les jugements de première instance seraient provisoirement exécutés nonobstant l'appel au conseil souverain qui n'était plus suspensif. C'était donc redonner au domaine une autonomie réelle par rapport à la cour, autonomie renforcée par l'abandon du système de rotation annuelle des magistrats. Monsieur de Collarès était nommé commissaire du domaine à vie.

Mais le sieur Bernard Darles, en bon feudiste languedocien, avait sous-estimé le fossé psychologique et juridique qui séparait sa province natale du Roussillon : obliger les seigneurs catalans à venir justifier leurs titres devant lui, c'était heurter de plein fouet les convenances sociales et les traditions juridiques les mieux établies. La contre-offensive fut lancée et soutenue par le grand juriste Fossa (ADPO, 12 1 22, Traité du franc-alleu). «Nul seigneur sans titre » proclament toutes les coutumes méridionales : le seigneur-roi doit, tout le premier, se soumettre au vieil adage qui est le pilier des antiques libertés. Fossa défendait avec la dernière énergie la thèse de la franchise naturelle des terres en Roussillon. L'allodialité étant toujours présumée n'avait pas à être prouvée par un titre et les titulaires de fiefs n'avaient pas à rendre hommage au roi pour de francs alleux. « La liberté des biens n'est guère moins précieuse que celle des personnes : aussi, dans tous les pays ou la servitude féodale n'a pas été généralement établie, les peuples sont-ils jaloux de conserver la franchise de leurs héritages... Les droits des puissances sont sacrés mais ceux des propriétaires des terres sont aussi inviolables que l'ordre naturel des sociétés dont ils dérivent... Il est permis de dire en face au Souverain : le vôtre est le vôtre et le mien est le mien ».

Liberté et droit naturel, tels étaient les deux piliers sur lesquels s'appuyait la rhétorique enflammée de Fossa : on serait donc tenté de classer celui-ci dans la mouvance des Lumières. Mais ce serait oublier que ces beaux raisonnements avaient été construits (et probablement financés) pour étayer des prérogatives seigneuriales menacées par la volonté de contrôle et de domination de l'appareil d'État. De quoi brouiller d'angoissante façon les frontières autrefois si clairement tracées par l'historiographie française entre progressisme et féodalisme.

Quoi qu'il en soit, au-delà des joutes oratoires et des libelles juridiques, la plupart des seigneurs se contentèrent de faire la sourde oreille. Vingt-cinq ans plus tard, l'administration des domaines constatait l'échec complet de cette tentative de remise en ordre (ADPO, 1 C 1253.). Le terrier royal général était resté dans les limbes où gisaient les innombrables projets mort-nés de la monarchie déclinante. La mort de Monsieur de Collarès, président à mortier du conseil souverain et commissaire du domaine à vie, le 26 octobre 1753, allait relancer le débat.

II — LA DIFFICILE GESTATION DE LA CHAMBRE DU DOMAINE DE 1759

On assista donc, dans les années 1750, à une offensive systématique et conjointe des fermiers du domaine et des intendants provinciaux.

La reprise du système de rotation des magistrats fut dénoncée par l'intendant de Beaumont ( ADPO, 1 C 1253, lettre du 15.9.1756) qui déplorait « un tour qui place chaque année en exercice des magistrats tous nouveaux ». Les fermiers du domaine, de leur côté, précisaient que la brièveté de cette fonction annuelle empêchait les magistrats en charge d'acquérir un minimum de compétence en la matière mais ne les empêchait point de favoriser leurs affaires personnelles ou celles de leur clan (Ibid.) : « Le Roussillon est un pays étroit, tous s'y connaissent et sont parents, amis ou ennemis, un commissaire qui n'est que pour un an ne s'attache pas tant à étudier ce qui est utile au Domaine qu'à ce qui est sa bienséance ou de ses parens ou amis, il ne travaille qu'a ce qui est facile ou lucratif et néglige le surplus ». La réfection du terrier, programmée en 1727, n'avait même pas été entamée et tout allait à vau-l'eau dans l'administration du domaine. « Les différentes parties du Domaine sont données sous de modiques censives à des parents et amis, les fermiers négligent de recouvrer ces rentes modiques, ces domaines tombent dans l'oubli ».

La sainte Église, elle-même, n'était pas la dernière à participer au pillage des biens de la couronne : « Il y a des usurpations sans nombre, les plus considérables sont par le chapitre de la cathédrale et autres communautés écclésiastiques, il n'y a point d'officiers au Conseil du Roussillon qui n'y ait un fils, un frère ou un parens des revenus duquel il aide sa famille. Dans ces circonstances le fermier du Domaine n'ose parler... les fermiers du Domaine ont été persécutés et ruinés ».

Lorsque les magistrats provisoirement affectés au domaine ne règlent pas avantageusement leurs petites affaires personnelles, ils négligent carrément leurs devoirs. En 1755 ( ADPO, 1 C 1500, lettre de l'intendant au chancelier du 21 juin 1755), « Monsieur le Président de Madaillan qui est de tour cette année se propose de profiter des vacances qui commencent icy le un du mois prochain pour aller dans ses terres en Languedoc... les autres officiers qui suivent s'excusent ou sur le soin de leurs affaires ou le rétablissement de leur santé ou enfin sur ce qu'ils croyent et soutiennent même que le magistrat qui a commencé l'année de son tour doit la finir ».

Au-delà des faiblesses humaines, les structures mêmes et les ressources en personnel ne permettaient guère un bon fonctionnement du système : la cour souveraine ne comptait que treize magistrats et les hommes du roi, procureurs et avocats généraux, après avoir été juges d'instance pour les affaires du domaine, reprenaient leur rôle naturel de défenseurs des intérêts de la monarchie pour ces mêmes affaires jugées en appel, ce qui était une anomalie.

Le projet de réforme consistait pour l'essentiel à créer une chambre du domaine, rattachée au conseil souverain mais pourvue d'un personnel spécialisé. La querelle entre les réformateurs et les conservateurs du conseil va se cristalliser sur la répartition des compétences entre l'intendant et la nouvelle chambre pour la gestion des forêts. Le contexte économique des années 1750 explique pour partie la dramatisation de ce problème : la pénurie de bois devenait menaçante, la consommation dépassant la régénération naturelle du fait, notamment, des abus des maîtres de forges qui dévoraient les forêts. L'intendant de Bon écrivait au maréchal de Noailles, en 1759 (ADPO, 1C 1500) : « Deux particuliers depuis que je suis icy en ont construit, l'une dans la plaine de Conflent près des villes de Prades et de Villefranche et l'autre près de la ville d'Arles en Vallespir sans avoir d'autre terrain que celui de l'assiette de leur bâtiment ; le bois nécessaire pour le chauffage y est non seulement consumé mais ces forges dépouillent encore les autres du bois même qui leur est réservé ». La pénurie provoque la cherté des bois de chauffage et pousse les propriétaires à faire des coupes prématurées. Les dégradations commises dans la forêt domaniale de La Matte, sur le plateau du Capcir, sont particulièrement dommageables car, à terme, elles mettent en péril l'approvisionnement des garnisons et les réparations à effectuer aux deux villes forteresses qui verrouillent en amont et en aval la vallée de la Têt : Mont-Louis et Villefranche-de-Conflent.

Sur le constat, tout le monde est à peu près d'accord mais il n'en est pas de même lorsqu'il s'agit de peser les responsabilités et de proposer des remèdes. Le conseil souverain, sourdement hostile, n'ose pas s'opposer de façon frontale aux projets de réforme de sa chambre du domaine, projet qui entraînerait la création de plusieurs postes de magistrats. Il s'accroche donc au problème de la police des bois. En effet, l'intendant propose un partage clair des compétences : la nouvelle chambre conservera le contentieux du domaine et des Eaux et Forêts mais l'intendant, ses viguiers et ses gardes exerceront l'administration et la police des forêts. Il n'est pas possible, écrivait de Bon, de confier ces fonctions administratives et de surveillance quasi journalière à des juges qui devraient pour cela quitter leur siège et négliger leur rôle judiciaire pour faire des tournées d'inspection ( ADPO, 1 C 1252, « Mémoire sur la compétence et la juridiction réclamées par Monsieur tin tendant et la chambre du Domaine sur les Bois de cette province »..

La chambre du domaine (ancienne formule) s'efforce de démontrer ses aptitudes à la gestion quotidienne en multipliant des arrêts draconiens qui ressemblent fort à des gesticulations de circonstance. Le pauvre abbé de Saint-Michel de Cuxa, qui est copropriétaire avec l'État de la forêt de La Matte et seigneur de vastes étendues boisées dans le massif du Canigou, se présente en victime de ce zèle intempestif (ADPO, 1 C 1500, lettre du 10.4.1758). « La visite que la Chambre du Domaine fait au bois étant composée de plusieurs officiers coûte très cher et on me ruine... Le revenu que les bois donnent au propriétaire n'est rien si on l'oblige à payer les fraix d'une visite, il ne se refera de sa vie. Cela est d'autant plus vrai que la façon et le port des bois, surtout du Canigou font précisément la valeur de ce même bois ». L'abbé prend par ailleurs de la façon la plus vive la défense de ses vassaux : la chambre lui a interdit de laisser pénétrer les troupeaux dans ses forêts : « Si les vaches et les brebis n'entrent pas au Canigou que deviendront les cavaux des habitants de cette montagne ? Et à quoi leur servira d'avoir des métairies sur ce même Canigou si on ne peut les fumer : on a vu de tout temps l'entrée des bestiaux permise sur cette montagne, les bois ont été coupés ni plus ni moins et n'en sont pas moins revenus, c'est un fait d'expérience ».

Les lamentations du sieur abbé appellent deux ordres de réflexion : on s'aperçoit tout d'abord que certains seigneurs, dans certaines circonstances, loin de se comporter en despotes féodaux, adoptent les points de vue des communautés villageoises et se comportent comme les meilleurs défenseurs des intérêts paysans. On ne saurait en dire autant, dans le cas d'espèce, des hommes du roi, magistrats et administrateurs mêlés, qui, tout occupés de leurs querelles intestines, n'hésitent pas à menacer l'antique économie sylvo-pastorale fondée sur la nécessaire association de l'ager et du saltus. L'abbé soulevait par ailleurs un problème de fond : la gestion empirique des ressources pastorales et forestières par les communautés paysannes mettait-elle réellement en péril les grands équilibres écologiques ? Rien n'est moins sûr. On ne peut en tout cas prendre pour argent comptant les cris d'alarme des autorités sur le déboisement. Les premières descriptions officielles des dévastations de la forêt de La Matte datent du XIVe

L'intendant, de son côté, pousse le viguier du Conflent (qui cumule les fonctions de subdélégué et de sénéchal) à faire du zèle, à multiplier les visites et les contrôles dans la forêt de La Matte. Du coup, les populations du Capcir hurlent à leur tour qu'on les égorge et quatre de leurs curés écrivent une lettre de doléances au contrôleur général. Ces protestations sont peut-être souterrainement orchestrées : le viguier Comte informe l'intendant, son patron, que Monsieur de Copons, président à mortier du conseil souverain, a fait un voyage inhabituel en Capcir et que ce bref séjour a précédé de peu la lettre des curés qui est, selon lui, le fruit d'un véritable complot (ADPO, 1C 1238).

De 1756 à 1759 l'administration des forêts du Conflent et du Capcir est tout à fait chaotique : ordres et contrordres se succèdent en provenance des autorités rivales dont l'une autorise une coupe que l'autre interdit aussitôt. « Il est des circonstances où la patience la plus réfléchie ne peut manquer de se lasser », écrit l'intendant au contrôleur général.

Le chancelier Lamoignon tranchera le débat en faveur de l'intendant : il crée, le 17 juin 1759, un tribunal du domaine composé de quatre magistrats spécialisés, un président, deux conseillers et un procureur du roi qui avaient tous rang de conseillers honoraires et voix délibérative au conseil souverain, sauf pour les affaires qu'ils avaient jugées en première instance. Lamoignon exigeait, sur un ton particulièrement comminatoire, l'enregistrement pur et simple des déclarations royales qui cantonnaient la chambre au contentieux et confiait l'administration et la police à l'intendant. Lui seul devait contrôler l'exécution de ses propres ordonnances et prononcer les peines et amendes encourues pour contravention.

III — UNE GUERRE DE TRANCHÉES

Dès le 15 septembre 1759 (ADPO, 1C 1500), le maréchal de Noailles se félicitait de l'acquiescement du conseil souverain qui avait enregistré sans difficulté et à l'unanimité les nouveaux statuts : il se réjouissait un peu vite. Au-delà de ce repli tactique, le conseil souverain considérait qu'il avait perdu une bataille mais qu'il n'avait pas pour autant perdu la guerre. Il devait s'appliquer à paralyser systématiquement les services de l'intendance et la nouvelle chambre du domaine. Dans ce patient travail d'obstruction, il fut évidemment assisté avec enthousiasme par les indigènes, trop heureux de pouvoir jouer un pouvoir contre l'autre.

C'est ainsi que, dès 1760, le viguier Comte relate les difficultés qu'il rencontre pour recruter les quatre gardes forestiers prévus pour le Capcir (ADPO, 1C 1238). Les uns trouvent les gages insuffisants, « d'autres s'excusent sur ce qu'on serait fort mal regardé dans tous le pais et pris pour des traitres si on acceptait une pareille charge, qu'on risquerait même d'y être tués ». Lorsque le viguier s'étonne de ne pouvoir trouver trois ou quatre gardes alors que le conseil souverain en avait précédemment trouvé vingt-quatre sans difficulté, on lui répond que c'étaient « des gardes de pure formalité... des gardes de nom » qui, sans aucune obligation de service, jouissaient d'agréables exemptions fiscales. Comte terminait son rapport sur une note franchement pessimiste : « il est aisé de conclure, Monsieur, que les gens de cette contrée, accoutumés à dégrader et dévaster sans cesse les forêts du Roy dont ils font un commerce continuel se sont coordonnés pour ne point nommer de gardes ». Les seules solutions qui lui viennent à l'esprit sont soit d'appliquer une responsabilité collective pesant sur les consuls et les communautés en cas d'infraction, soit de faire venir en Capcir « six soldats invalides des plus robustes et des plus ingambes » qui pourraient cumuler leur solde et la rémunération de garde. Gageons que « les six invalides ingambes » auraient eu la vie difficile, si cette solution avait été adoptée.

Le conseil souverain, de son côté, s'ingénie à paralyser la répression par un strict formalisme juridique. C'est ainsi qu'il exige que les procès-verbaux de saisie des bois de délit, éventuellement des outils ou des montures des bûcherons clandestins, soient immédiatement signifiés par écrit aux délinquants. Or, s'il est très difficile de trouver des gardes, comme nous l'avons vu, il est strictement impossible de trouver des gardes lettrés.

Mais l'offensive de la cour est multiforme : dès 1760 elle décide, contrairement aux coutumes de la province et aux lois françaises, que l'appel porté devant elle des décisions de la chambre du domaine sera suspensif. Le Conseil d'État casse cet arrêt en 1761 (ADPO, 1 C1253). L'année suivante, des magistrats suscitent une cabale des avocats de Perpignan qui se refusent à plaider devant la chambre du domaine. Le maréchal de Noailles qualifie l'attitude des avocats d'« indécente » (Ibid.).

De façon très générale, la cour n'hésite pas à désavouer en toute occasion sa chambre du domaine ; c'est ainsi qu'en matière de chasse et de pêche elle proclame haut et fort que le droit catalan doit primer sur le droit français et que l'ordonnance de Colbert de 1669, très restrictive, ne peut être appliquée en Roussillon (ADPO, 2 383).

Enfin, le conseil souverain multiplie les mises en garde et les dénonciations les plus virulentes. Le mémoire rédigé en 1780 par son président, Monsieur de Malartic, est un bon condensé de ces pamphlets qui se sont multipliés depuis 1759. On peut ordonner les arguments et les griefs avancés de la façon suivante :

1. Le système mis en place en 1759 est vicieux dans son principe : « tant que la police et l'administration des bois ne seront pas réunis dans un même tribunal avec la juridiction, il ne faut pas s'attendre que les bois soient aménagés ». La dichotomie désastreuse qui sépare administration et contentieux a été mise en place par la volonté des intendants contre les avis autorisés de la haute juridiction qui ne porte aucune responsabilité dans cette réforme mal venue : « Le Conseil Souverain se rendit de guerre lasse après sept ans de contestations et de mémoires » ;

2. Les principaux agents d'exécution de l'intendance, les viguiers et les gardes, sont des incapables qui en font trop ou trop peu : le viguier du Conflent multiplie des visites très onéreuses pour son seul profit personnel et suscite « les cris des habitants », les viguiers du Roussillon et de Cerdagne, plus prudents ou plus sages... ne font rien. Aucune visite générale n'a été effectuée par l'intendant depuis 1759 ;

3. L'intendant qui veut abusivement simplifier les procès-verbaux de saisie et restreindre les droits d'usage des habitants veut se doter de pouvoirs arbitraires. Le conseil souverain est par contre le défenseur des privilèges catalans (conformément à sa vocation première, précisée dans l'édit qui l'a créé en 1660) et des libertés publiques.

Monsieur de Malartic se fait, en particulier, l'ardent défenseur de l'usage stratae qui régit, en Catalogne, les droits d'usage sur les bois et a toujours été appliqué — prétend-il — par les tribunaux de la province. Le texte invoqué fait partie des Usages de Barcelona : il confère la propriété éminente des routes (d'où son nom), des bois, des pacages indivis et des hermes aux puissants mais en réserve l'usage inconditionnel et gratuit à leurs vassaux (2).

La conclusion du premier président était sans appel : on veut « ôter aux Roussillonnais les moyens de défense qu'ils font valoir devant les tribunaux et devant le Roy et donner à Monsieur l'Intendant une autorité dont il n'est pas susceptible, l'on pourrait même dire un despotisme contraire à la Constitution de la Monarchie sur laquelle la France a été régie depuis treize siècles ».

Notre propre conclusion sera évidemment plus nuancée et nous hésiterions à décerner les yeux fermés, à Monsieur de Malartic et à ses confrères, un certificat de défenseurs du peuple. Les conditions qui présidèrent à la création puis au fonctionnement ou aux dysfonctionnements de la chambre du domaine appellent cependant quelques remarques et quelques hypothèses dont nous ne retiendrons que deux dans le cadre qui nous est ici imparti.

Le premier constat porte sur la ligne générale de conduite du conseil souverain qui se situe dans le droit fil de la plupart des autres parlements du royaume : volonté d'autonomie par rapport à l'appareil central d'État, impérialisme judiciaire, dénonciation souvent démagogique du « despotisme ministériel », rhétorique enflammée sur la défense des libertés destinée à masquer un corporatisme étriqué, obstruction systématique de l'action des intendants et des ministres réformateurs. Le constat est moins banal qu'il ne paraît si l'on se souvient que les offices de cette magistrature n'étaient pas financés, ni donc héréditaires, mais à la nomination du roi.

On a beaucoup mis en cause la vénalité des offices pour expliquer les faiblesses de la monarchie : on s'aperçoit que quelles que soient les conditions de recrutement des magistrats, les tendances sociologiques lourdes de la société de l'époque tendent à placer les couches dominantes de la société au-dessus des lois. Le petit groupe des notables, propriétaires fonciers et experts en droit, ne pouvait que se constituer en caste héréditaire grâce à son poids économique et intellectuel, ses stratégies matrimoniales et la pratique habile des recommandations et des cooptations. D'ailleurs, il eût été outrecuidant pour l'État royal de prétendre mettre à son service des gens qu'il n'avait pas les moyens de payer. L'intendant du Roussillon écrivait au chancelier en avril 1759, lors des ultimes tractations pour le choix des conseillers du domaine (ADPO, 1C 1500) : « Le Roy n'assignant aucuns gages aux officiers du Domaine, ils ne jouieront que des seuls émoluements que touchait le Commissaire tournaire » (environ 600 livres par an), « aussi j'ai jugé qu'il était bien essentiel de ne jeter les yeux que sur des sujets dont la fortune personnelle les mettent en état d'attendre un meilleur traitement ». Ils attendront en effet longtemps, car dix ans plus tard, ils n'avaient encore rien touché. Suivant fidèlement ces critères de fortune, seront nommés Monsieur de Llucia, bourgeois noble, « qui jouit d'un bien fort honnête », qui sera tour à tour secrétaire de la noblesse, député du tiers état, leader girondin et procureur général syndic du département, le jeune Bonnet, fils et petit-fils de conseillers au conseil souverain, le greffier Roumiguières qui est le protégé du maréchal de Noailles et bientôt son beau-fils, Monsieur Estève, grâce à l'entregent du beau-père. Autrement dit le roi a le droit de nommer qui il veut mais ses choix doivent rester circonscrits dans le cercle étroit des notables dont les préoccupation claniques, familiales ou corporatives l'emportent généralement sur le sens de l'État.

La deuxième remarque, qui nous servira de conclusion, n'est pas un constat mais une hypothèse que seule une vaste enquête pourrait confirmer ou infirmer. La réaction féodale du second XVIIIe siècle a été longtemps présentée comme un des détonateurs de la Révolution française. Nous ne sommes pas persuadé pour notre part que la réfection des terriers, après 1750, ait été beaucoup plus fréquente et plus pointilleuse qu'auparavant ; il faudrait par ailleurs tenir compte de l'inégale conservation des documents, du caractère plus ou moins procédurier de telle ou telle communauté, etc. Les variations d'intensité de phénomènes séculaires sont toujours très difficiles à mesurer. Mais, pour autant que certains seigneurs tentent effectivement de valoriser leurs seigneuries par le biais des droits féodaux, il serait intéressant de vérifier si le phénomène n'est pas en corrélation avec la politique du domaine royal tentant de valoriser les directes royales. Si cette corrélation pouvait être établie de façon statistiquement significative, on pourrait dire que cette fameuse réaction féodale n'est que la réponse de seigneurs engagistes, autrement dit de fermiers des fermiers du domaine, étranglés par l'augmentation des loyers. Le vrai moteur de l'action ne serait plus l'ultime crispation d'une caste nobiliaire décadente mais, tout simplement, le tour de vis fiscal d'une monarchie financièrement exsangue et cherchant à faire feu de tout bois.

 

© Michel Brunet, professeur honoraire, Université de Toulouse-le-Mirail.

Cet article a été publié pour la première fois dans Les Parlements de Province - Pouvoirs, justice et société du XVe au XVIIIe siècle, FraMespa, Toulouse, 1996, pp.469-482



(1) Traité des crimes, Bibliothèque municipale, Perpignan, ms 37.

(2) On peut consulter sur ce privilège, généralement dénommé empriu L. Assier-Andrieu, Le Peuple et la Loi.... Anthropologie historique des droits paysans en Catalogne, Paris, Librairie générale de droit et de jurisprudence, 1987, et ma contribution au livre collectif De l'eau et des hommes en terres catalanes, Perpignan, Editorial trabucaire, 1992.