La Société des Pyrénées-Orientales a proposé, depuis plusieurs années, dans son programme, section des sciences et belles-lettres, la question suivante :

«Quelles furent les conséquences, sous le rapport matériel et politique, de la réunion du Roussillon à la France, en 1659».

Cette question est restée jusqu'ici sans réponse : on a sans doute pensé, et ce reproche est peut-être fondé, qu'elle était trop large, lorsqu'elle s'appliquait, non pas à une nation tout entière, mais à une petite province comme la nôtre. J'ai, cependant, tenté de l'examiner, parce qu'elle se rattache aux points les plus importants de notre histoire, et qu'elle peut offrir, dans son ensemble, quelque intérêt pour notre beau pays.

Quand on veut juger un peuple à une certaine époque de son existence, il faut examiner les tendances du siècle ; il faut aussi, surtout, quand il s'agit d'un gouvernement à institutions monarchiques, remonter du peuple au souverain, de la base au sommet : en haut se trouvent principalement expliqués les motifs de la grandeur ou de la décadence d'une nation. La pensée souveraine, le principe gouvernemental se reflète inévitablement sur elle. Presque tous les peuples ont vécu de la vie de leurs chefs ; ils sont comme un terrain qui produit à raison du soin qu'on lui donne et de la semence qu'on y jette : ils prospèrent ou dépérissent, selon le génie de celui qui les dirige.

La France grandit sous Charlemagne ; s'abaisse sous ses successeurs, et se relève ensuite, en puisant, dans ses gouvernants, de nouveaux éléments de gloire et de grandeur. Voyez la Russie, c'était naguère une nation barbare : bientôt, recevant la pensée de Pierre-le-Grand, c'est un pays où fleurissent l'industrie et les arts ; l'Espagne, si puissante sous Charles-Quint, dépérit sous les faibles héritiers de cette riche couronne. Sans doute, cette influence du Souverain, immense, toute puissante, diminue progressivement, à mesure que les moeurs changent, ou que d'autres idées se répandent dans les masses. Un peuple alors veut avoir sa part d'impulsion ; mais la main directrice du Pouvoir, quelle qu'en soit la forme, doit toujours être la sève vivifiante qui verdit tous les rameaux de l'arbre.

Jetons maintenant un regard en arrière, afin d'apprécier les faits, en ce qui concerne l'Espagne ; car il ne faut pas perdre de vue que le Roussillon, pendant de longs siècles, a été compté au nombre de ses provinces, et nous verrons quelles sont les conséquences qui en découlent.

L'ancienne Ibérie était très avancée en civilisation, avant même que la plupart des peuples, ses voisins, fussent sortis de leurs langes. Pourquoi ? C'est que la civilisation, comme la lumière, nous vient de l'Orient. Du fond de l'Asie, les sciences et les arts se sont fait jour en Egypte : c'est là que les philosophes de l'antiquité allèrent les étudier et les importèrent dans la Grèce. Rome les ravit à Athènes vaincue, et du haut du Colysée ils rayonnèrent sur le monde entier.

Etouffés par des hommes venus du Nord, les arts et les sciences disparurent de nos contrées ; mais les Barbares qui les refoulèrent, se virent, à leur tour, heurtés par d'autres peuples aussi belliqueux, et venus de climats opposés. Le flot qui les pousse des déserts de l'Arabie et des rives africaines dans les pays des Ibères et des Goths, y introduisit de nouveau, avec les fiers Sarrasins, le goût des lettres et le bienfait de l'industrie.

Le peuple subjugué s'était d'abord réfugié dans ses montagnes ; mais dominé par l'amour du sol et par un invincible attachement à sa religion, il descendit bientôt dans la plaine pour reconquérir ses foyers.

L'Espagne devint un vaste champ clos, où, pendant des siècles, Chrétiens et Infidèles combattirent avec ardeur. Ces luttes eurent pour résultat de mêler ces deux peuples, et de faire adopter à l'un, non pas les croyances de l'autre, mais une partie de ses goûts et de ses usages.

Le Maure de Grenade ou de Valence, couvert de son armure damasquinée, de ses vêtements de soie et d'or, brillant, généreux et brave, servit de modèle aux intrépides soldats de Pélage. Le fier Castillan, moins civilisé, mais brave comme le Sarrasin, généreux comme lui, polit ses meurs farouches au contact même de ses ennemis. Son armure de fer, ses vêtements grossiers humilièrent son orgueil ; il désira des armes brillantes, des habits magnifiques, pour ne pas descendre dans la lice avec moins d'avantages, et rivaux pour la gloire, ils le devinrent aussi pour le luxe et le goût des arts.

Pour satisfaire ces nouveaux besoins, l'Espagnol voulut se mettre au niveau de l'industrie arabe ; il apprit à fabriquer de riches étoffes, à travailler les métaux précieux. Les chants d'amour du chevalier maure trouvèrent un écho chez le paladin de Castille, et la cour des Abencerrages devint le modèle de celle des princes espagnols. Les luttes sanglantes entre ces deux peuples, sans diminuer de vigueur, perdirent de leur férocité, et l'on vit souvent le vainqueur secourir le vaincu, au milieu même du champ de bataille.

C'est ainsi que se développèrent en Espagne les moeurs chevaleresques du moyen-âge ; c'est ainsi que naquirent l'industrie et le goût des arts.

L'Espagne était un pays de production et de commerce, et la France, déchirée par ses guerres contre les Normands, était toujours plongée dans les ténèbres. Plus tard, celle-ci, poussée à son tour par des sentiments religieux et par le prestige de l'inconnu, s'élança, à la tête des nations de l'Europe, dans ces contrées de l'Asie, dépositaire fidèle de la civilisation antique.

Ces guerres lointaines eurent, pour la France, lei mêmes résultats que l'invasion de l'Espagne par les Maures ; mais, pendant que des progrès industriels s'opéraient lentement dans l'ancienne Gaule, de l'autre côté des Pyrénées, les lettres et les arts, cultivés avec succès, brillaient d'un vif éclat. L'Espagne, alors divisée en plusieurs royaumes, comptait les Rois d'Aragon au nombre des Princes les plus puissants et les plus riches de l'Europe. Ils attiraient dans leur cour tout ce qu'il y avait d'hommes distingués. Le comté du Roussillon était un des riches fleurons de ce beau royaume, et devait suivre, nécessairement, l'heureuse et puissante impulsion imprimée par la main de ces Rois. De nombreux priviléges lui furent accordés ; il en était, à bon droit, jaloux et fier. Perpignan, capitale du Roussillon, fut érigée en commune par le roi Pierre, en l'année 1196 ; c'était là le premier pas vers l'émancipation de ce que l'on a appelé le Tiers-Etat. A cette époque, Perpignan avait déjà ses coutumes et ses usages particuliers. Confirmées par ses Comtes, ces coutumes le furent aussi par les Rois d'Aragon lorsqu'ils devinrent les maîtres de ce riche Comté.

J'ai dit que les Roussillonnais étaient jaloux de leurs priviléges ; citons en un exemple. En 1254, le roi Jacques, obligé de faire la guerre, demande un secours en argent aux Perpignanais : ils s'empressent de le fournir ; mais ils ont le soin de stipuler dans l'acte, que ce n'est point forcément, ni en vertu des usages, qu'ils avaient donné cette somme, mais de leur propre mouvement, et sans qu'il puisse être rien préjugé pour l'avenir. Le Roi adhéra à ces conditions, et le titre qui fut dressé existe encore.

Ce fut en 1349 que le roi Pierre fonda l'Université de Perpignan, où devaient être enseignées les diverses branches de la science ; c'est dans cette ordonnance qu'il dit que le Roussillon est remarquable, non seulement par la fertilité du sol, mais aussi par les hommes éminents qu'il a produits.

En 1276, le roi Jacques Ier, imitant les rois carlovingiens, écoutant peut-être plus les conseils d'un père que ceux d'une saine politique, partagea son royaume entre ses deux enfants. Ce partage inégal, il est vrai, et dont les conséquences furent désastreuses pour notre pays, par suite de la guerre qu'il provoqua entre les deux Branches d'Aragon, produisit d'abord, pour le Roussillon, les plus heureux résultats. Jacques, fils puîné, à qui son père avait donné le Royaume de Majorque, les Comtés de Cerdagne et de Roussillon et la Seigneurie de Montpellier, se trouvait trop éloigné, dans une île, du centre de sa domination ; il choisit de fait la ville de Perpignan pour sa capitale.

Au contact vivifiant d'une Cour, le Roussillon vit augmenter sa prospérité ; et cette prospérité ne s'arrêta plus lorsque cette province rentra de nouveau, en 1344, sous la puissance aragonaise. Nos manufactures portèrent leurs produits à un très haut point de perfection. 11 y avait des métiers où se fabriquaient non seulement les draps, mais encore des étoffes de soie, de velours, de satin, et ces étoffes rivalisaient avec les produits les plus estimés de Valence. Perpignan avait de très habiles ouvriers, et les ouvrages sortis de leurs mains étaient recherchés par les personnages les plus haut placés.

C'est ainsi que nous trouvons dans nos vieilles archives un acte par lequel la princesse Jeanne, fille du roi Pierre IV, fait délivrer à un joaillier de Perpignan une somme d'argent, pour le prix d'une bague richement travaillée et enrichie de pierres fines, qu'elle lui avait commandée ; c'est ainsi que, dans d'autres titres, nous voyons la reine Marie, femme d'Alphonse V, ordonner le paiement de divers objets confectionnés aussi par des ouvriers de Perpignan : parmi ces objets, nous citerons plusieurs douzaines de gants, dont les uns en peau de chevreau, étaient garnis de franges de soie ; d'autres, beaucoup plus riches, étaient en soie, avec des franges en fils d'or, mêlés de soie.

Le goût oriental avait pénétré de la Catalogne en Roussillon. Dans un inventaire du mobilier appartenant à la dame Yolande de Pérellos, il est fait mention d'une couverture en velours rouge, avec des bandes de drap d'or et entourée de lettres mauresques ; on y trouve aussi mentionnés deux coussins de drap d'or, avec des arabesques, ayant à chaque coin des boutons et des pompons en or. Sur un autre titre, il est dit que l'on met en gage une chaîne en argent, ornée de petites sonnettes, ainsi que d'autres objets dans le genre mauresque. Tous ces divers titres, qui se trouvent dans nos archives, sont des XIVe et XVe siècles : je les ai cités parce qu'ils sont caractéristiques.

Nos mines, trésors cachés dans nos montagnes, étaient explorées ; l'agriculture florissait ; nos vignobles avaient déjà leur réputation, et le vin muscat que l'on tirait du Mas de la Garrigue était servi sur la table des Rois. Enfin, la marine et toutes les diverses branches du commerce prirent aussi un indicible accroissement. De nombreux vaisseaux, partis de Collioure, allaient porter sur tous les points nos fers, nos blés et nos produits manufacturés. Nos pères sillonnaient hardiment la mer, abordaient les plages éloignées, et rapportaient du Levant, en échange de ces produits, le sucre, le coton, la cannelle, le gingembre, etc. Les exportations avaient pris une activité telle, qu'on trouve, dans nos vieux registres, des défenses faites aux habitants du Roussillon de transporter du fer, du blé et autres produits au Soudan d'Egypte, l'ennemi des Chrétiens ; mais l'amour du lucre, passion dominante chez les hommes, dans tous les temps et dans tous les pays, faisait parfois taire leurs propres croyances, car le renouvellement de ces défenses prouve l'ardeur des Roussillonnais à poursuivre leurs courses aventureuses.

La langue romane, affectionnée des troubadours, était celle des habitants du Roussillon. Plusieurs enfants de ce pays s'illustrèrent dans le culte de la poésie, et les échos allaient redire au loin leurs chants de gloire et d'amour.

Peu à peu, cet état de prospérité cessa pour le Roussillon. Ce Comté ne fut plus que le terrain sur lequel éclatèrent ces guerres désastreuses entre les Rois de France et d'Aragon. Avec le manque de sécurité disparut l'industrie : Barcelone la riche, si heureusement située, absorba à son profit le commerce du littoral.

Le Royaume d'Aragon s'efface, à son tour, par le mariage de Ferdinand et d'Isabelle de Castille ; et, bientôt, toutes les couronnes d'Espagne furent réunies sous une seule main.

Le Roussillon, situé à l'extrémité du royaume, gouverné par des chefs qui étaient trop éloignés pour être toujours bien dépendants, descendait insensiblement du faîte où il s'était élevé. Ferdinand et Isabelle portent tous leurs regards sur le Midi de l'Espagne : leurs efforts pour vaincre les Maures et les soins de leurs récentes conquêtes, absorbent sur un seul point toute leur attention. An milieu de ce nouvel accroissement de territoire, le Roussillon, perdu au-delà des Pyrénées, demeure presque inaperçu, et les ordres du Souverain arrivent affaiblis à travers l'administration de Gouverneurs subalternes. C'est ainsi que la grandeur de l'une fait la décadence de l'autre, et l'Espagne s'accroît tous les jours et sans cesse.

Aujourd'hui, la défaite des Maures donne un royaume de plus à Ferdinand ; demain, c'est Christophe Colomb qui découvre un nouveau monde, bientôt soumis par les Cortez et les Pizarre ; ensuite, c'est l'Allemagne entière qui échoit par succession à l'héritier de plusieurs royaumes. Le fils de Jeanne la Folle et de Philippe le Beau apparaît comme le Charlemagne du XVIe siècle : du nord au midi, de l'ouest au couchant, cent peuples divers obéissent à ses lois. Le bras seul de Charles-Quint peut soutenir et manier un sceptre aussi pesant ; mais, cette grandeur inouïe, parvenue à son apogée sous ce maître des deux mondes, diminue et s'éclipse sous ses successeurs.

Lorsqu'un peuple est parvenu au plus haut point d'élévation, faut-il croire que cette puissance immense soit presque toujours un signe certain de chute et de revers ? est-elle donc, pour un Empire, ce que sont pour le corps humain ces croissances rapides et anormales qui entraînent après elles la langueur et la destruction ?

Voyez-vous ces fiers Rois de Castille humilier la France, et faire trembler l'Angleterre ; arracher à celle-ci l'empire des mers et à l'autre la prééminence européenne ? Les voyez-vous, s'appuyant sur leurs formidables vaisseaux et sur leur invincible infanterie, étendre une main, sur la Belgique et l'Allemagne, tandis que l'autre va fouiller les entrailles du nouveau monde ? Leur trône brille au premier rang des trônes de l'univers. Attendons encore... Peu à peu l'horizon s'obscurcit, et çà et là, seulement, brillent quelques étincelles, lueurs passagères qui viennent bientôt s'éteindre.

Grenade n'était plus ; les splendeurs de l'Alambra ont disparu. L'Arabe, désolé, abandonne sa patrie ; il emporte avec lui la poésie et les arts : le fer et le feu ravagent ces contrées, naguère animées par un génie fécond, enrichies par l'industrie, le commerce et l'agriculture. Quelque temps encore, et ce qui reste de ce peuple, jadis conquérant, mais aujourd'hui soumis, et ne demandant que tolérance et repos, va, au nom de Philippe IV, mourir dans les flammes allumées par l'Inquisition, ou bien traîner dans les déserts de l'Afrique ses croyances et ses malheurs.

Tout devient sombre et soucieux dans cette Espagne, jadis si riante et si belle. Le goût des arts a disparu ; les riches produits de son industrie ne vont plus approvisionner les marchés de l'Europe, et attester son génie et sa grandeur.

L'Espagne s'appauvrit aussi de l'or du nouveau monde. C'est que l'amour du travail a fait place à de fiévreuses ambitions ; c'est qu'aux patientes combinaisons de l'étude et de l'industrie, ont succédé les besoins d'une fortune rapide. L'agriculture est méprisée ; l'instruction, relevée par des génies érninents, qui avaient fait de l'Espagne le flambeau de l'Occident, tombe et périt ; les lois du royaume s'affaissent ; le sceptre de Ferdinand et de Charles-Quint n'est plus qu'un lourd fardeau pour leurs héritiers.

Le Roussillon, au milieu de guerres continuelles, et par suite de son éloignement, eut plus que toute autre province à se ressentir de ce dépérissement général.

En ce moment, Richelieu, ce grand ministre, auquel le peuple français doit une immense reconnaissance, gouvernait la France au nom de Louis XIII. C'est lui qui, le premier, réunit tous les fils compliqués, dont chaque seigneur d'alors tenait un bout. A sa voix, la France se centralise ; la volonté énergique d'un seul homme fait soulever le plateau où s'entassent les mille caprices d'une foule de petits despotes. L'unité française prend une forme ; elle grandit sous Louis XIV, et parvient à son entier développement au milieu des agitations de l'immense révolution de 1789. L'encouragement que donna Richelieu aux sciences, aux lettres, à l'industrie, prouve combien la grandeur de la France lui tenait à coeur.

Par ses soins, cette pléiade française, qui a mis au jour une nouvelle littérature, s'agrandit sans cesse : à chaque instant, des hommes d'élite apparaissent et viennent graviter autour de l'immortel Corneille, génie fécond, qui produit et anime d'autres génies. La langue française, polie, travaillée, s'enrichit tous les jours, et devient la langue des peuples civilisés.

Les arts sont cultivés avec succès. La peinture, la poésie, l'histoire, la philosophie, toutes les sciences, prenant un large essor, s'avancent hardiment dans des routes nouvelles et inconnues. Les monuments, les produits industriels de la France attestent les progrès qui s'opèrent, et font de ce royaume un phare lumineux, sur lequel toutes les nations jettent un regard d'admiration.

Le sentiment du beau, importé d'Italie, par cette suite de Florentins qui viennent accompagner, en France, la fille des Médicis, fit éclore cette foule de chefs-d'oeuvre qui donnèrent une impulsion si puissante aux artistes.

A toutes ces gloires, il faut ajouter celle des armes, qui va briller d'un si vif éclat ; et parmi les héros dont s'honore la France, l'histoire n'oubliera jamais les noms des Condé et des Turenne.

C'est dans ce moment de croissance et de force pour la France, que le Roussillon fut conquis par ses triomphantes armées. Ainsi, nous trouvons, d'un côté, jeunesse et vigueur ; de l'autre, décrépitude et faiblesse. En Espagne, une royauté dégénérée et une puissance éparpillée ; en France, un pouvoir unique, tendant sans cesse à se concentrer, assez fort pour se mesurer au-dehors avec la flotte anglaise, et pour étouffer, à l'intérieur, dans le sang d'un Montmorency, les intrigues des grands seigneurs. Ici, des idées d'ordre et d'organisation, des lois respectées, devant lesquelles s'inclinent les plus nobles têtes ; là bas, gaspillage et malaise ; de ce côté des Pyrénées, une volonté prévoyante, s'avançant rapidement vers l'avenir ; de l'autre côté, un gouvernement sans inspiration et incapable de se frayer un chemin nouveau. En France, agrandissement de territoire ; en Espagne, démembrement.

Ainsi, en jetant les yeux sur l'histoire des deux pays au moment de la conquête du Roussillon, il est facile de voir quelle influence a eu pour notre province son incorporation au royaume de France. Louis XIV voulut retenir et garder à jamais cette nouvelle conquête ; la France, comme sous les Romains, devait s'étendre jusqu'aux Pyrénées, qui étaient ses limites naturelles. Sous la main ferme et puissante de ce Roi, le Roussillon se ranime et prend une nouvelle vie. Les faibles successeurs de Charles-Quint, absorbés par les guerres des Pays-Bas, l'avaient presque oublié. Le commerce, si florissant du temps des Rois d'Aragon, les riches manufactures, la culture des lettres, le goût des arts, n'étaient plus qu'un souvenir.

Abandonné sur cette pente rapide, le Roussillon n'offrait plus rien de sa primitive grandeur. Louis XIV rassemble les faibles éléments qui surnagent encore pour relever cette province. Ce n'est pas que l'action du nouveau Gouvernement se fît aussitôt reconnaître dans notre pays ; il fallut un long temps. Les moeurs et les habitudes d'une province, qui était espagnole depuis des siècles, ne pouvaient tout-à-coup changer avec la signature d'un traité ; mais, peu à peu, ces tendances hostiles vont s'affaiblissant. Pour calmer l'irritable fierté des Roussillonnais, et pour protéger leurs franchises, on institua à Perpignan un Conseil-Souverain. Le Roi de France avait bien compris que le premier moyen de conquérir l'obéissance et l'affection d'un peuple, est de respecter ses droits : il chercha à adoucir l'amertume de la conquête, en répandant l'instruction ; il releva l'Université ; les quatre Facultés y étaient représentées par d'habiles professeurs. Des magistrats, des écrivains distingués, attestèrent les bienfaits de l'administration paternelle de Louis XIV. Un enfant du Roussillon, un peintre éminent, fut une des gloires du grand siècle.

On vit bientôt fonder un hôpital utilitaire ; l'hôpital des pauvres fut agrandi. Les murs de la ville se relevèrent sous la direction de Vauban. Des Gouverneurs habiles, exécutant la pensée du Souverain, firent oublier les mots de vainqueur et de vaincu : il n'y eut plus que des Français. Plus tard, le Maréchal de Mailly, qui a laissé dans ces contrées d'impérissables souvenirs, fut l'interprête le plus heureux des instructions du Gouvernement. Port-Vendres fut créé, et une nouvelle impulsion fut donnée au commerce et à la marine.

Le terrible mouvement de l'émancipation française retentit avec force jusqu'ici. L'unité nationale, définitivement organisée, changea la province du Roussillon en un des quatre-vingt-six départements de la France. Les franchises anciennes, incompatibles avec la révolution qui venait de s'opérer, durent être échangées contre de nouvelles institutions libérales et uniformes.

Il y a maintenant deux siècles que notre province est confondue avec la France : gloire et revers lui sont communs, car son histoire est la même ; et si, par hasard, le Roussillonnais jette les yeux sur les Pyrénées, il ne se souvient plus que de l'autre côté de ces monts était autrefois son ancienne patrie.


© M. Morer, archiviste du département - S.A.S.L. des P-O.
Cet article a été publié dans le volume XI du Bulletin de la SASL, 1858, pp.581-594.