Le massacre d'Elne - Enluminure de l'Abrégé des Chroniques de France - Ms Français 4943, fol.26 (détail) - Vers 1469 - BnF



Préambule
I- Empire et papauté
II- Diex el vol
III- Une irruption aragonaise en Languedoc (1286)
IV- Abyssus abyssum invocat

O Catalogne tu seras glorifiée dans tous les siècles !
Anonyme de Ripoll - Guerre de 1285 (Marca hispanica) p.571)

«Le 30 mars 1282 avait sonné à Palerme le terrible tocsin des Vêpres Siciliennes et tous les Français, hommes d'armes, marchands, femmes et enfants avaient été massacrés d'abord dans Palerme, puis à Messine, puis dans toutes les villes de la Sicile, vengeance effroyable mais suscitée par l'oppression la plus dure et la plus outrageante qu'une nation eût jamais subie» (1).

Quelques années avant que les Siciliens ne se soulevassent, Jean de Procida, l'un des chefs de la conjuration, s'était rendu en Catalogne et avait dit au roi Pierre III d'Aragon : «Voudriez-vous vous venger des offenses qui vous ont été faites dans le temps passé, car vous avez reçu plus de honte que seigneur qui soit dans la chrétienté ? Déjà, comme vous savez, le roi Mainfroy a laissé le royaume de Sicile à sa fille, qui est votre femme : et vous, faible et lâche, vous n'avez jamais voulu venir reprendre votre dot. Vous devriez aussi vous rappeler votre aïeul (Pierre II mort en 1213) que les Français tuèrent lâchement à Moret en Toulousain. Maintenant vous pouvez vous indemniser de toutes vos pertes si vous voulez être prévoyant et hardi».

Procida offrit au roi d'Aragon, avec le consentement du pape Nicolas III, et ce point, qui mérite d'être relevé eu égard aux idées religieuses qui dominaient à cette époque, atténue singulièrement les prétendus torts de Pierre III, Procida, disons-nous offrit à Pierre III la Sicile opprimée et l'or de Michel Paléologue (2). Certains ont prétendu que Nicolas III était hostile à Charles d'Anjou par suite du refus qu'avait fait ce prince de la main d'une nièce de ce souverain pontife. Nous préférons attribuer à cette hostilité une cause plus noble et selon nous plus naturelle. La Papauté qui fut souvent l'appui des opprimés et que nous avons vu lutter obstinément contre l'influence allemande en Italie, s'était depuis longtemps émue des maux des Siciliens. Le pape Clément IV qui avait soutenu Charles d'Anjou en Sicile, lui avait écrit pour lui reprocher la conduite des Français dans cette île : «Si ton royaume, disait le pontife, est spolié par tes ministres, c'est à toi seul qu'on doit s'en prendre, puisque tu as confié tous les emplois à des brigands et à des assassins qui commettent dans tes Etats des actions dont Dieu ne peut supporter la vue». Dans une autre lettre Clément IV manifestant son indignation écrivait à Charles : «Quant aux exactions dont tu accables ton royaume et qui exaspèrent les esprits, nous ne pouvons accepter tes excuses et te pardonner, aussi nous t'abandonnons à ta conscience (3). Je ne sais comment, écrivait de Viterbe le 5 mai 1269, le même pape au duc d'Anjou, et pourquoi je t'écris encore comme à un roi, puisque tu ne prends aucun soin de ton royaume... après avoir été appauvri par tes brigands de ministres le voilà aujourd'hui dévoré par tes ennemis» (les Sarrazins) (4).

Le Pape Innocent III, agissait surtout en italien en faisant offrir au roi d'Aragon la Sicile qu'il espérait ainsi délivrer de l'affreuse tyrannie sous laquelle elle était courbée ; mais quelque temps après le voyage de Jean de Procida en Catalogne, ce pontife mourut et à sa place fut élu à Viterbe, le 22 février 1281, grâce aux menées et aux violences de Charles (qui entre autres choses fit forcer les portes du conclave et enlever deux cardinaux qui étaient hostiles au futur pape), le français Simon de Brion qui prit le nom de Martin IV.

Pendant que s'accomplissait en Sicile la sanglante exécution qui devait venger tant d'opprobes et d'outrages, Pierre III avec une flotte considérable se tenait en vue de cette île à Alcoyll, situé sur les côtes de Barbarie, non loin de Tunis, et il y reçut une députation sicilienne qui vint lui offrir la couronne en lui demandant assistance ; Pierre d'Aragon se dirigea vers Trapani où il débarqua le 3 août 1282, se fit couronner roi de Sicile le 2 septembre à Montréal par l'évêque de Céfalu, et entra le 10 du même mois à Palerme, où, dit Villani, il fut reçu avec honneur et en grande pompe (ricevuto a grand' honore et processione). De la puisante et redoutable Maison de Souabe, il ne restait plus qu'une femme, Constance, épouse du roi d'Aragon, et Martin IV fidèle aux errements de ses prédécesseurs et surtout obéissant aux injonctions, pour ne pas dire plus, de Charles d'Anjou, après avoir excommunié Michel Paléologue en 1281, excommunia l'année suivante les habitants de Palerme et Pierre III contre lequel il renouvela trois fois en 1283 (le Jeudi-Saint, le jour de l'Ascension et le jour de saint Pierre et de saint Paul) sa sentence d'excommunication, tout en déplorant de ne pouvoir l'appeler son cher fils «quem carum filium nominari non patitur» le déclarait incapable de régner en Sicile et donnait son royaume d'Aragon à Charles de Valois, second fils du roi de France Philippe III, dit le Hardy, qu'il chargeait d'exécuter la sentence papale (5). «On peut citer à ce propos, dit Muntaner, relativement à cette donation, ce dicton de Catalogne ; quand quelqu'un dit : «je voudrais bien que ce lieu fut à vous», l'autre répond : «il paraît qu'il ne vous coûte pas beaucoup». Et ainsi le peut-on dire du pape qu'il paraissait bien que le royaume d'Aragon ne lui coûtait pas cher, puisqu'il en faisait si bon marché (6). Et ce fut de toutes les donations, la donation faite pour le plus grand malheur des chrétiens». «Il est impossible, dit à son tour de Gazanyola, de justifier une pareille sentence dont l'exécution n'était pas aisée» ; il ne suffisait pas en effet d'excommunier le roi Pierre pour que Charles de Valois fût mis ipso facto en possession du royaume d'Aragon, et comme un des héros du poète italien Tassoni, ce prince pouvait dire : «mais cette donation ne vaut pas une figue, si nous n'en prenons possession avec ces armes que nous portons» (La Secchia Rapita, chant IV, strophe III) ; c'est ce que dut penser le pape, car aussitôt il organisa, sous le commandement de Philippe-le-Hardy, une croisade contre le souverain aragonnais et envoya à cet effet en France le cardinal français Jean Caulet ou Cholet (7).

Le roi de Majorque, Jacques, frère du roi d'Aragon dont il avait à se plaindre, s'était engagé à favoriser l'entrée des Francais dans le royaume de Pierre III (ope et auxilio Majoricarum Regis, dit l'Anonyme de Ripoll) (8) et avait comme gage de sa promesse livré deux de ses fils, Don Jacques et Don Sanche au roi de France : ce qui faisait chanter au troubadour bitterois Bernard d'Auriac, dans une de ses sirventes, le triomphe des fleurs de lis «défendus, dit-il, par trois puissants jardiniers», faisant allusion à Philippe-le-Hardy, à son fils Charles de Valois et au roi Jacques de Majorque ; mais meilleur prophète fut Philippe, fils aîné du roi de France, qui, selon Muntaner, avait dit à son frère Charles : «Quant au royaume d'Aragon, jamais vous n'en aurez un seul point, car notre oncle (9) le roi d'Aragon en est roi, et il est plus digne de l'être que vous, et il le défendra contre vous de telle sorte que vous pourrez bien apprendre que vous n'avez hérité que du vent» (10).

En 1283, Eustache de Beaumarchais, gouverneur de la Navarre, fit, à la tête de quatre mille chevaux bardés, une irruption en Aragon, s'avança jusqu'à quatre lieues dans l'intérieur des terres, où il fit le dégât, dévasta et mit tout à feu et s'empara après une vigoureuse résistance du château d'Ull ; mais à l'approche du roi d'Aragon qui s'avançait contre lui à la tête d'une armée tellement forte, que Muntaner dit : «depuis que l'Aragon fut habité, jamais il ne se trouva un aussi grand nombre de braves gens réunis ensemble ; et de telle sorte qu'en vérité ils auraient suffi à détruire, je ne vous dirai pas les forces réunies par Eustache, mais toutes celles du roi de France lui-même, si elles y eussent été» ; à l'approche de cette armée, disons-nous, Eustache de Beaumarchais rentra en France, vivement pressé par les Aragonais qui lui firent éprouver des pertes assez sensibles en hommes, en chevaux et en armes (11).

Le roi de France s'occupa activement pendant l'année 1284 des préparatifs d'une grande expédition contre Pierre III et avant d'entrer en campagne il avait réuni selon Desclot «set milia homens a cavall, tots de paratge, dy-huit milia ballesters (arbalétriers) de peu, e altres homens de peu be cent milia o pus. E era tan gran lo apparellament que caix no es cosa ques dega creure, si hom no u havia vist. E hac fet aportar per los dos anys passats vianda per mar e per terra, tanta quanta poch». Dans ce même temps, le roi d'Aragon luttait victorieusement en Sicile contre Charles d'Anjou et toujours actif et vigilant se présentait un jour de mars ou avril 1285 de très grand matin devant Perpignan, en brisait une des portes, pénétrait dans la ville où il fit pendre tous les marchands français qui s'y trouvaient ainsi que deux conseillers du roi de Majorque et surprenait dans le château son frère, des trésors duquel il s'empara. Mais le roi Jacques parvint pendant la nuit à s'échapper par un égoût et se retira au château de La Roca, laissant dans son château sa femme, trois de ses fils et sa fille ; le lendemain, Pierre III se rendit auprès de la reine, sa belle-soeur, et lui dit que son mari s'était moqué de lui : «vostre marit m'ha fet gran escarn», ajoutant qu'il n'était pas venu pour lui enlever son royaume, mais qu'il voulait seulement prendre ses précautions en ce qui concernait les forteresses afin qu'il ne lui en advînt pas de dommages dans la guerre «qu'il s'attendait à avoir bientôt avec le roi de France ; votre mari, continua le roi d'Aragon, m'a trompé et s'est moqué de moi et me cause grand préjudice, mais il en cause un bien plus grand à lui, à vous et à ses fils», puis il sortit laissant la reine et ses enfants sous bonne garde. Ce même jour, sur le bruit que Pierre III avait fait mettre à mort le roi de Majorque, Perpignan se souleva «han gitades cadenes et barreres» contre l'Aragonais qui, ne pouvant se rendre maître du mouvement quitta la ville en y laissant bon nombre de ses soldats que les Perpignanais avaient pris dans les rues, et en amenant la reine de Majorque et ses enfants, mais à la Junquèra il la renvoya avec sa fille et arrivé dans son royaume il fit enfermer dans une forteresse les fils de Jacques de Majorque.

Philippe de France poursuivait toujours ses prépatifs : «au son de la trompette d'indulgences du cardinal (Cholet), une grande armée se forma, le nombre des combattants était infini, leurs boucliers faisaient étinceler la terre et les montagnes» ; ainsi parle l'Anonyme de Ripoll de «ce grand ost à merveille» comme dit Guiart et qui, d'après Chartier, se composait d'une «si grant multitude de gens que c'estoit merveille à veoir». Tandis que Muntaner estime au moins à dix-huit mille chevaux bardés et à un nombre infini d'hommes de pied, l'armée française qui s'était formée à Toulouse, Desclot la dénombre ainsi : sept mille six cents cavallers de paratge, cent mille hommes de pied et au moins soixante mille ribauds. Je ne sais si c'est l'espoir de gagner les nombreuses indulgences que faisait miroiter le cardinal Cholet et dont il était loin de se montrer parcimonieux, qui avait engagé ces derniers à venir guerroyer contre le roi d'Aragon, toujours est-il qu'il en vint de partout : «y havia, dit Desclot, Francesos, e Picarts, e Tolsans, e Llombarts, e Bretons, e Flamenchs, e Burgunyons, e Allemanys, e Prohencals, e Anglesos, e Gascons. E quaix de totes gents e lengues de christians hi ha, homens d'armes hi havia». Il y avait également une multitude d'Italiens à la solde du pape. Jusqu'à la reine de France, Marie de Brabant, seconde femme de Philippe-le-Hardy, qui, avec quelques dames de sa cour, voulut aussi avoir sa part d'indulgences, et accompagna, dans cette intention, le roi jusqu'à Carcassonne (12).

Ce fut en mai 1285 que l'armée française quitta Narbonne et se dirigea vers le Roussillon (13). Lorsque en arrivant à Salses, les Français aperçurent les Pyrénées, ils eurent une grande joie et poussèrent de grands cris, comme si, dit Desclot, ils avaient déjà conquis toute la terre, ne pensant même pas que personne osât la défendre contre eux» (14).

En vertu de l'accord conclu entre lui et le roi de Majorque, Philippe III voulut occuper Salses, ne croyant pas que cette petite ville refusât de le recevoir, mais à peine ses soldats s'en furent-ils approchés que les servants des balistes les mirent en mouvement et prouvèrent aux Français qu'ils appréhendaient singulièrement leur visite ; ceux-ci organisèrent alors une attaque contre la ville dont ils ne s'emparèrent qu'après trois assauts dans lesquels ils perdirent beaucoup de monde et eurent un très grand nombre de blessés ; maîtres de Salses, ils en passèrent les défenseurs et les habitants au fil de l'épée «occiren los homens e les fembres e ils infants que y atrobaren».

En partant de Salses le roi de France dont l'armée s'était considérablement grossie, la divisa en six corps, dont nous ne donnerons pas le détail, nous contentant de résumer les chiffres et les indications de Desclot. Les trois cent trente-huit mille cinq cents hommes qui composaient cette armée se divisaient ainsi : soixante mille ribauds «sans armes, n'ayant que des bâtons», quinze mille cavaliers, treize mille arbalétriers «tous garnis et couverts de fer de telle sorte qu'il ne paraissait que les yeux», six cents cavaliers «armés, tous couverts de fer» à l'arrière-garde ; le reste se composait d'hommes de pied ; dans ce nombre de trois cent trente-huit mille cinq cents hommes n'étaient pas comprises les compagnies de Toulouse, de Carcassonne, de Beaucaire, de Lunel, de Foix, ainsi que dix ou douze mille hommes, ou femmes et enfants qui conduisaient les quatre-vingt mille bêtes de bétail qui suivaient l'armée, ou de somme qui trairaient des charriots. La chronique de Saint-Paul de Narbonne, se rapprochant des chiffres de Desclot, évalue l'armée à plus de trois cent mille hommes à pied ou à cheval (plus quam trecenta millea cum pedibus, cum ad caballum), et Muntaner écrit qu'après son entrée en Catalogne, l'armée française qui à ce moment était considérablement réduite, comme nous le dirons plus loin, (par suite du départ d'un grand nombre de croisés) se composait encore de beaucoup plus de deux cent mille hommes de pied ou à cheval et de vingt mille chevaux bardés. Si les chiffres que donnent les trois chroniqueurs que nous venons de citer étaient exacts, on comprendrait que les habitants des villes ou villages de France que traversait l'armée s'écriassent : «en méconnaissant, dit Muntaner, la puissance de Dieu : «Le roi de France emmène avec lui une telle force qu'il aura bientôt conquis toute la terre du roi d'Aragon». Mais il nous en coûte d'accepter les évolutions de Desclot, de Muntaner et de la chronique de Saint-Paul, et nous préférons nous en tenir à ce que dit Villani suivi par Mariana, d'après lequel l'armée française se composait de vingt mille chevaux et de quatre-vingt mille hommes de pied (15).

Le roi de France qui avait envoyé des messagers à celui de Majorque, le vit aussitôt arriver dans son camp où il le reçut fort honorablement. Sans perdre de temps le cardinal légat ordonna au malheureux Majorquin «de la part de Dieu et des apôtres» d'avoir à livrer au roi de France ses places fortes du Roussillon, Perpignan et cent hommes de cette ville en otages ; Jacques consentit à remettre aux Français les châteaux de La Roca et de La Clusa, quant à Perpignan, Collioure et Elne (?) il ne le pouvait, dit-il, car ces villes s'étaient prononcées contre lui. Puis il partit emmenant soixante cavaliers de Picardie et deux cents servants de Toulouse ; arrivé au château de La Roca, il y laissa, avec des vivres, quarante cavaliers et cent cinquante servants, et alla ensuite installer au château de La Clusa les vingt cavaliers et les cinquante servants qui restaient, recommandant à tous de bien garder ces châteaux pour le roi de France et pour lui, et il rentra auprès de Philippe III. La possession du château de La Clusa était de grande importance pour le roi de France, car cette forteresse commandait l'entrée du défilé ou col de Panissars par lequel Philippe voulait tenter de pénétrer en Catalogne. Après le départ de Jacques de Majorque, le roi de France avait envoyé mille cavaliers accompagnés de servants, d'arbalétriers et de lanciers pour occuper Perpignan ; les défenseurs de cette ville les laissèrent approcher, mais à peine furent-ils sous les murs que les arbalétriers qui les garnissaient et qui jusque-là avaient feint de ne pas voir les Français, les accablèrent de traits et de pierres, ce que voyant les soldats de Philippe III se retirèrent «giraren las testes als cavalls» pensant que le roi d'Aragon était dans Perpignan ; mais trouvant sur leur route un monastère de religieuses de l'ordre de Citeaux (16), ils y pénétrèrent en brisant les portes et en pillèrent l'église ; quant aux pauvres religieuses, ils les traitèrent Dieu sait comme (17). Instruit de la façon dont ses troupes avaient été reçues par la capitale du royaume de Majorque, Philippe III envoya vers cette ville le sénéchal de Toulouse, Eustache de Beaumarchais, le même que nous avons vu en 1283 envahir la Navarre, et le comte de Foix, Roger-Bernard III, avec mission de demander pour l'armée des vivres qu'il s'offrait à payer, promettant son pardon et celui du roi de Majorque et aussi qu'il n'entrerait de Français dans la ville que le nombre que voudraient les habitants, menaçant, dans le cas d'un refus, de venir en faire le siège ; n'espérant guère être secourus par le roi d'Aragon, les Perpignanais, dont cependant plusieurs quittèrent la ville avec leurs femmes et leurs enfants pour se retirer sur les terres du roi d'Aragon, les Perpignanais, disons-nous, acceptèrent les conditions du roi de France (18).

N'ayant plus à s'occuper de Perpignan, les bandes françaises se répandirent en Roussillon, portant avec elles la terreur et la mort. Guiart nous a dépeint dans les vers suivants les déprédations de cette soldatesque indisciplinée :

Connestables atropelez
Et rebauz (ribauts) nuz esturmelés
Chacun d'entre euz chière levée
S'espandent (se répandent) aval la contrée
Hardiement aus aventures,
Prennent les bues (boeufs) par les pastures,
Les moutons, les brebis, les vaches,
Es maisons joignant des estages,
Resaisisent (s'au voir alons)
Jumenz, poulains et estalons
Et ocient (tuent), pour Fiex loiers
Vilains en leurs propres foiers
Huches rompent, maisons bruissent (brûlent)
Vilétes de blez desgarnissent ;
L'un d'eus le veut, l'autre le donne» (19)

Le roi de France continuant sa marche arriva jusqu'au Boulou, toujours harcelé par les troupes de Pierre qui s'était préparé à défendre vaillamment l'entrée de son royaume. Avant de pénétrer en Catalogne, les Croisés devaient se heurter à la vaillance aragonaise : dès leur entrée en Roussillon, jusqu'à leur retour en France, les Français eurent à combattre un ennemi, parfois invisible, dont le suprême patriotisme leur fit éprouver de grandes pertes, car, comme le dit Muntaner, dont les paroles nous rappellent ce qui se passait au commencement de ce siècle, alors que l'Espagne luttait avec un glorieux acharnement... «Jamais il ne sortit aucun homme de l'ost du roi de France qui ne fut pris ou tué» (20).

Le roi d'Aragon avait confié la garde des cols de Banyuls et de la Massane au comte d'Ampurias : au vol du Perthus il avait placé le comte de Rocaberti et s'était réservé la défense du col de Panissars. Après de longues hésitations occasionnées par la vue des bandes aragonaises qui garnissaient le sommet des Pyrénées, Philippe III voulut tenter de s'emparer du col de Panissars ; «jamais, dit Muntaner, on ne fit si fol essai, car tout-à-coup fondirent sur son avant-garde plus de cinquante mille hommes almogavares et varlets des menées, de telle sorte qu'on les voyait rouler du haut de la montagne en bas, hommes et chevaux» et Philippe, fils aîné du roi de France, de dire à son frère Charles : «Beau-frère, voyez avec quels honneurs vous accueillent les habitants de votre royaume», et à son père : «J'ai plus à coeur votre honneur ou votre honte et votre dommage que le pape et les cardinaux... Ils se soucient bien peu du danger et des dommages qui vous sont réservés». Forcés de reculer, les Français allèrent à la suite de cette tentative infructueuse mettre le siège devant le Boulou où commandait une femme nommée N'Aligsen ; cette place, bien fortifiée et vigoureusement défendue, résista à trois assauts dans lesquels les Français perdirent beaucoup de monde (21).

Sur le faux bruit que le roi d'Aragon marchait contre Perpignan, Philippe III s'avança contre cette ville, cédant aux injonctions du cardinal auquel il représenta vainement qu'il ne voulait pas violer la promesse qu'il avait faite aux habitants, ajoutant que «tout prince doit être fidèle à son serment (tenir y observar sa fe) à l'égard de ses amis et de ses ennemis» ; mais le cardinal n'en voulut démordre et Philippe-le-Hardy dut s'incliner ; arrivé devant Perpignan, il en manda les principaux habitants et leur enjoignit d'avoir à lui livrer les cent otages qu'il avait précédemment demandés, ce qui fut fait le lendemain ; les Français occupèrent ensuite la ville qu'ils traitèrent en pays conquis (22).

Maître de Perpignan, le roi de France se mit en devoir de s'emparer d'Elne ; son armée était si nombreuse qu'elle occupait, nous dit Desclot, «les deux lieues (catalanes) qui séparent Elne (de Perpignan).

«François de leurs armes s'atournent
Plus joinz (nombreux), qu'espervier nest, en giez
S'en vont vers la vile rangiez».

rapporte Guiart. Arrivé devant Elne le roi de France en envoya sommer les habitants de se rendre sans conditions ; ceux-ci, loin de se soumettre, se préparèrent au contraire à se défendre vigoureusement. Un seigneur catalan, Raymond d'Urg, s'était jeté dans Elne avec trente cavaliers, mais les déprédations de ses hommes avaient indisposé contre eux les habitants de la ville ; voyant ces dispositions et craignant quelque trahison, Raymond d'Urg avec ses hommes d'armes quitta Elne à la faveur de la nuit. «Le lendemain, dit Guillaume de Nangis, le roy commanda que l'on alast à l'assaut. Quant ceulx de la ville virent ce, si requistrent (se consultèrent) et mandèrent que le roy leur donnast respit jusques à III jours tant quil eussent parlé ensemble et quil fussent tous d'un accord, et puis si livreraient la ville au roy et à son commandement. Le roy leur ottroya volentiers. En dementres (pendant) qu'il avait les trèves et quil ne furent point assaillis, il vindrent au plus haut de la ville et mistrent le feu sur une tour, si que le roy d'Aragon le peust veoir, qui nestait pas moult loing d'illec, car il avaient espérance quil les vendrait secourre. Quant le roy aperçeut leur barat (tromperie), si commanda tantosta l'assaut.

Le légat sermonna et prescha aus françois, et prit tous les péchés sur lui quil avait oncques fait en toutes leurs vies, mais quil alassent sus las anemis de la crestienté bien et hardiement et quil ni espargnassent riens, comme ceulx qui estaient escornmeniés et dampnés de la foi crestienne. Quant les françois oiren ce, si crièrent à l'assaut a pié et à cheval et getterent et lancierent a ceulx de dedens. Tant approuchierent des murs quil furent assés prés : si leverent leurs eschielles contremont et hurterent aus murs tant quil en feirent treboucher une grant piéce et un grant quartier. Il brisierent les portes et abbatirent leurs murs en plusieurs lieux, si se bouterent ens de toute part. Si commencierent à crier à mort et à occire hommes et femmes sans espargnier.

Entraren los Francesos, dit Desclot, en las sgleyes (églises) de la vila e robaren les, e trencaren les creus e les ymatges dels sauts que y eren, e gitaren ho tot a perdicio ; e gitaren les reliquies dels sants que y eren. E prenien los infants petits, e batien ne les parets, e puix jahien e forcaven les fembres vidues e poncelles e les altres, que no y guardaven reverencia de sgleya ne de altar ; ans jahien ab elles a qui e leix. E puix com hi havien jagut tant com volien, occien les e nafraven les malamant».

Les Anciennes chroniques de Flandre racontent ainsi la prise d'Elne : «La vindrent les prestres portant le corps de Nostre-Seigneur en les mains ; et les femmes enchaintes houlchoient (levaient) leurs draps moustrant leurs ventres, les mères et les pères portoient les petits enffans sur leurs testes pour estre espargniez. Mais le Cardinal qui illec estoit monté sur son grand destrier, commanda de par Dieu et de par l'auctorité du Pape que tous meissent à l'espée, prestres, clercs, hommes, femmes et enffans et absoloit tous ceulz qui les tuoient de par saint Pierre et saint Pol : Quand tous furent mors moult fut piteuse chose à veoir».

Si les Français «n'épargnèrent faine filz ni fille» comme le dit Guiart, c'est bien plus le légat du pape que le roi de France qu'il faut accuser, car toutes les horreurs qui se produisirent, toutes les cruautés qui se commirent n'eurent lieu, ainsi que nous l'avons vu et comme le dit la Chronique de Saint-Bertin, que de praecepto legati (23) : et nous pourrions dire de la croisade de 1285 ce qu'un auteur, qui écrit «en chrétien et au point de vue de la vérité religieuse» (Préface, t.II) et dont certes les paroles ne sont pas suspectes, a dit de la guerre des Albigeois : «avouons-le aussi, les légats du Pape se laissèrent trop aller à fermer les yeux sur d'immenses massacres, sur des exterminations dont le souvenir nous glace d'effroi, et durant lesquelles on fit trop petite la part de la pitié et de la miséricorde, trop grande celle de la rigueur ou de la colère» (24).

Ce fut le 25 mai 1285 que s'accomplit le massacre d'Elne, qui eut en Europe un immense retentissement, et l'historien italien Jean Villani, qui n'avait alors que dix ans, écrivant sur ses vieux jours les Historie universali di suoi tempi, nous dit dans un laconisme très expressif «et uccisevi huomini et femine et fanciugli». Selon Guillaume de Nangis, Desclot, Villani, Guiart, les chroniques de Saint-Denis, Mariana, etc., un seul homme, le bâtard de Roussillon, aurait échappé à cette boucherie. Quelques habitants d'Elne s'étaient, suivant ces auteurs, enfermés dans l'église, «mais rien ne leur valut car les portes furent tantost brisées» et ils furent tous mis à mort, «fors que il tot seul escalier qui avait nom le bastart de Roussillon qui monta sus le clocher du moustier si commanda le roy qu'il fut espargné se il vouloit se rendre, tantost il se rendi et pria que lon li sauvast la vie» (Guill. de Nangis).

Les Français détruisirent ensuite la ville d'Elne «dont ils démolirent les maisons, dit Desclot, de telle sorte n'y est pas resté pierre sur pierre «pedra sobra altra», mirent le feu aux églises, à la ville et se retirèrent pleins de joie et d'allégresse» (25).

Après avoir lu le récit des cruautés que nous venons de rappeler on est tenté de s'écrier avec l'auteur d'Athalie :

Quel carnage de toutes parts !
On égorge à la fois les enfants, les vieillards,
Et la soeur, et le frère,
Et la fille, et la mère,
Le fils dans les bras de son père !

et l'histoire prononçant son arrêt a dit, par la plume de Mézeray «ame vivante n'évita la fureur du glaive».

Nous serait-il permis de faire appel de ce jugement et d'essayer de prouver que le massacre ne fut pas général ? Une pièce qui n'émane ni d'un homme de guerre, ni d'un chroniqueur, nous offre un argument à l'appui de notre opinion : c'est tout simplement une pièce de comptabilité, l'un des articles des Ceratae (tablettes de cire) où Pierre Condet mentionne, sous la date du 28 mai 1285, les dépenses faites pour les captifs d'Elne (pro expensis captivorum Elnensium) (26). Il nous parait surabondamment démontré par là que la tuerie qui suivit la prise d'Elne ne fut pas générale et que si des prisonniers durent suivre le roi de France, ce ne devaient pas être les moindres de la cité. Autre preuve à l'appui de notre thèse. Par un acte de la Gallia christiana nous apprenons qu'un clerc de Narbonne, Guillaume Serra, qui suivait probablement l'armée française, «se trouvait à Elne dans l'église de la bienheureuse vierge Eulalie, lorsque cette cité fut saccagée par l'armée de notre illustrissime seigneur le roi de France, et lorsque j'étais présent, dit-il, je vis briser ou détruire une certaine caisse ou coffre en bois» renfermant des reliques «les Français la brisèrent et la détruisirent en ma présence et moi le voyant» ; ce clerc ayant ramassé quelques fragments des reliques que renfermait cette châsse s'adressa «pour savoir à quel saint ou à quelle sainte appartenaient ces reliques, à quelques prêtres de cette église et à quelques autres «personnes qui se trouvaient dans l'église» (27). Il est évident que si leurs jours avaient été menacés, ces prêtres et les autres personnes ne seraient pas restés tranquilles spectateurs de cette scène de barbarie. Des deux documents que nous venons de citer nous pouvons conclure que le massacre ne fut pas général et qu'un certain nombre d'habitants d'Elne «évita la fureur du glaive» ; et si les chroniqueurs ont mentionné le bâtard de Roussillon comme ayant seul échappé à la mort, c'est à cause de la qualité de ce personnage, estimant que le reste ne valait pas l'honneur d'être nommé.

Pendant que les Français assiégeaient Elne, quelques habitants de Collioure avaient fait prévenir le roi d'Aragon qu'ils étaient disposés à lui livrer cette ville, sous les murs de laquelle celui-ci arriva de très grand matin, accompagné d'un seul cavalier, avant laissé cinquante cavaliers et mille hommes de pied qui l'accompagnaient dans une vigne des environs ; ce fut au gouverneur de Collioure, Arnaud de Saga, qui était dévoué au roi de Majorque et qui avait été prévenu du complot, que s'adressa du pied des remparts le roi d'Aragon qui le croyait de son parti ; Arnaud de Saga feignit de ne pas le reconnaître et l'engagea à plusieurs reprises à s'approcher, ce que le roi fit d'abord, mais voyant l'insistance de son interlocuteur et craignant quelque trahison, Pierre remonta à cheval au moment même où partait de Collioure une flèche qui lui était destinée ; il alla aussitôt prendre les troupes qu'il avait amenées, mit le feu aux maisons extérieures de la ville ainsi qu'aux galères et autres vaisseaux qui étaient dans le port et s'en revint au col de Panissars. Arnaud de Saga fit immédiatement prévenir le roi de Majorque qui s'empressa de se rendre à Collioure dont cependant les habitants ne voulurent le recevoir qu'à condition qu'il n'ouvrirait pas leur ville aux Français (28).

«Après cette abominable action, dit Muntaner parlant de la prise d'Eine, les Français restèrent bien encore quinze jours sans savoir à quoi se décider. Le roi eut l'intention de s'en retourner, mais Dieu (lege le cardinal-légat) ne voulut pas». Les Aragonais harcelaient sans cesse les Croisés, auxquels entr'autres fois le comte d'Ampurias essaya d'enlever un convoi de vin que portaient quinze cents bêtes de somme, mais les Français forcés de lâcher pied percèrent avant de se retirer toutes les outres qui renfermaient le vin (29).

Le cardinal commençant sans doute à comprendre qu'il n'était pas aussi facile de s'emparer de l'Aragon que d'en excommunier le roi, voulut essayer d'un moyen qui devait considérablement avancer les affaires de l'armée française, si toutefois le roi d'Aragon ne poussait pas l'irrévérence jusqu'à refuser d'obéir au représentant du pape. Le cardinal, d'accord avec Philippe III, eut la singulière idée d'envoyer des ambassadeurs à Pierre d'Aragon pour lui ordonner «de la part de Dieu et du roi de France de ne pas défendre le passage de Panissars et de les laisser entrer par là dans la Catalogne qui était donnée au roi de France et à son fils Charles». «Certes, répondit le roi d'Aragon, il a fort peu de chose en la terre de Catalogne celui (le pape) qui l'a donnée à un autre, et y en a moins encore celui (Charles de Valois) qui l'a acceptée, car mes ancêtres l'ont conquise avec l'épée. Vous saurez tous que qui la voudra, il lui en coûtera» (Traduction littérale).

La fière réponse du monarque aragonais ne comblant pas les voeux du digne cardinal, ce fut du côté du roi de France qu'il se tourna «en lui reprochant de dépenser son argent et celui de l'église (30), lui rappelant au nom de Dieu et des Apôtres qu'il avait juré de s'emparer de l'Aragon, et lui donnant trois jours pour franchir le col de Panissars». A ces singulières paroles le roi Philippe qu'on a peut-être pour cela appelé le Hardy, car rien dans sa vie ne justifie cette épithète, répondit : «Sire cardinal, il vous est facile à vous de dire que nous passions le col de Panissars, et vous que vous restiez dans votre tente au grand air. Mais nous, nous en savons plus de guerre que vous n'en faites ; et nous savons quelles gens a Pierre d'Aragon, et quel travail c'est de passer le col de Panissars ; et cela ne peut pas se faire aussi facile(ment) que vous le dites.

Mais vous, qui la place des Apôtres et de Dieu tenez, et avez avec vous six mille cavaliers et voulez passer devant, mettez-vous le premier et moi et tout mon monde nous vous suivrons facilement, (et nous ferons voir) si nous y savons mourir ; et autrement cela ne se peut faire» (Trad. littér.) (31).

Cette façon de franchir le col de Panissars ne dut guère sourire au bouillant cardinal, car il ne pouvait se dissimuler de combien d'impossibilités était hérissée cette entreprise ; lorsque les Français levaient la tête et voyaient les aspérités et l'élévation des Pyrénées, ils désespéraient presque de mettre le pied en Catalogne et de leur camp ils pouvaient voir sur ces montagnes les soldats aragonais gardant tous les passages ; d'un autre côté bon nombre de croisés prétendant avoir gagné les indulgences abandonnaient l'armée en jetant auparavant trois pierres du côté du col de Panissars, disant que la première était pour l'âme de leur père, la seconde pour l'âme de leur mère et la troisième pour obtenir leur pardon, et en ayant soin, en outre, d'emporter une poignée de terre. Diminuée par ces départs, l'armée française était encore affaiblie par les pertes que les combats, la maladie et la famine lui avaient fait éprouver. «A dont se conseillèrent les barons, dit Chartier, par où ils pourroient passer les montaignes et lequel chemin leur seroit plus profitable et à moindre péril. Car les montaignes estoient si haultes qui sembloit qu'elles tenissent au ciel» (32).

Ne pouvant franchir les Pyrénées au col de Panissars, le roi Philippe fut obligé de chercher une autre voie : tandis que Desclot et d'après lui Zurita prétendent que l'abbé du monastère de San-Pedro de Roda (Catalogne) et le chevalier Guillaume de Pau envoyés par le roi de Majorque indiquèrent à Philippe III un passage pour son armée, Guillaume de Nangis et Villani, suivis par l'historien espagnol Mariana et par Mezeray, racontent que sur les indications et ainsi que le dit Guillaume Guiart (vers 12486 et suivants) :

Par le conseil a cel bastard (de Roussillon)
Passa le roi et ses compaingnes
De Pirre (Pyrénées) les hautes montaingnes
Que noif (neige), ne vent, ne glace n'use.

D'un autre côté le chroniqueur catalan Muntaner qui, dans cette guerre, servait de sa vaillante épée (33) le roi d'Aragon, prétend que quatre moines de Toulouse qui habitaient un monastère situé près d'Argelès, dépendant de l'abbaye de La Grasse (diocèse de Carcassonne), vinrent, l'un d'eux étant abbé de ce couvent, trouver le roi de France et lui indiquèrent pour franchir les Pyrénées un passage du col de la Massane qui était faiblement gardé.

Un complet désaccord règne sur le point de savoir si cet abbé était celui de Valbonne, près d'Argelès, ou bien celui de Saint-André de Sorède, non loin d'Argelés également ; les paroles de Muntaner tranchent péremptoirement la question. Le monastère de Valbonne était de l'ordre de Cîteaux, tandis que celui de Saint-André, qui appartenait à l'ordre de Saint-Benoît, avait été en 1109, réuni à l'abbaye de La Grasse (Gallia christiana, t.VI, p.1234) dont en 1285 un moine français, Pierre Carbonerie, était abbé.

Les religieux du couvent de Saint-André situé dans la vallée qui débouche sur le col de la Massane, en connaissaient évidemment tous les sentiers, et ne l'oublions pas, quelques-uns étaient français, entr'autres l'abbé, ce qui donne lieu à Muntaner de s'écrier : «Les rois d'Espagne seraient donc que sages, s'ils ne permettaient pas qu'il y eût sur leurs terres un seul prélat qui ne fût pas né au royaume» (34).

Dès que le roi de France eut entendu l'abbé de Saint-André, il ordonna au comte d'Armagnac et au sénéchal de Toulouse d'aller, guidés par les religieux, occuper de nuit le col de la Massane qu'en effet gardaient seulement cinquante hommes qui, à l'exception de cinq, furent massacrés. Le lendemain matin, les almogavares vinrent attaquer les Français, mais ceux-ci se maintinrent dans les positions qu'ils occupaient. Philippe III, pour rendre plus praticables les chemins, se hâta d'envoyer au col de la Massane un nombre considérable de pionniers qui, en quatre jours, établirent une large route, et le XII des calendes de juillet (20 juin), l'armée française pénétra enfin en Catalogne.

Le roi de France transmit aussitôt à sa flotte qui mouillait à Collioure, l'ordre de se transporter à Rosas (Catalogne) et s'installa au monastère de San-Quirico (au pied des Pyrénées espagnoles), où il resta huit jours, attendant que son armée fût passée et organisée en ordre de bataille. Quoique évidemment beaucoup moins forte qu'à son entrée en Roussillon, l'armée française que, comme nous l'avons dit, les maladies, les combats et les départs avaient sensiblement diminuée, se composait encore, selon Muntaner, de vingt mille chevaux bardés, de plus de deux cent mille hommes de pied «sans compter tant et tant de gens de cheval et de pied accourus pour gagner les indulgences, car il y en avait de toute peine et faute».

Son armée disposée, Philipe III marcha aussitôt sur la ville de Péralada où s'était retiré le roi d'Aragon, et sous les murs de laquelle eut lieu un petit combat : un détachement français vigoureusement attaqué était en grand danger et allait céder, si quelques vaillants chevaliers français «ne fussent, dit Muntaner, accourus bien armés et en bon ordre de bataille, car ne pensez pas, ajoute le vieux soldat, qu'ils arrivassent comme ont l'habitude de le faire les nôtres, sortant à mesure qu'on les appelle, sans que l'un attende l'autre, mais d'un bon pas, en chevaliers pleins d'assurance et de bravoure». Ce renfort fit reculer les Aragonnais qui rentrèrent à Péralada, n'ayant perdu, au dire de Muntaner, «que trois cavaliers et environ quinze hommes de pied, tandis qu'ils avaient tué plus de huit cents cavaliers et un nombre infini de gens de pied. Que vous dirais-je !» A la question exclamative de ce bon Muntaner, nous répondrons que qui veut trop prouver rien ne prouve, et pour être poli vis-à-vis d'une gaillarde épée comme la sienne, nous dirons qu'il se trompe... tout aussi bien que lorsqu'il nous raconte l'histoire (?) de cette femme de Péralada, qui vêtue en homme et armée d'une lance et d'un bouclier, fit prisonnier un chevalier français brave et couvert de bonnes armures.

Désespérant, faute de vivres, de pouvoir défendre Péralada, qui avait résisté à une attaque, le roi d'Aragon la fit évacuer par ses habitants, la livra aux flammes et s'en alla à Castellon de Ampurias, dont il autorisa les habitants à se rendre au roi de France, passa ensuite à Gérona, d'où, après avoir fait au dévouement de sa noblesse et des populations un appel auquel elles répondirent bravement, il fit partir les habitants, n'y laissant que la garnison composée de cent chevaliers, de deux mille cinq cents servants de choix, dont six cents arbalétriers, et mit à la tête de cette vaillante troupe Raymond Folch, vicomte de Cardone, qui s'attacha activement à fortifier la place que le roi avait confiée à son courage et à sa fidélité. Pierre III alla ensuite mettre en état de défense Besalu, puis se transporta à Barcelone.

Après être entré dans Peralada et avoir occupé Castellon, Philippe-le-Hardy mit le siège devant le château de Lers qui se défendit vaillamment et dont la reddition n'eut lieu qu'après quatorze assauts et alors que les fossés étaient pleins de cadavres de soldats français ; le cardinal donna, au milieu de grandes fêtes (con grande alegria dit Zurita), à Charles de Valois, dans ce château, l'investiture de la Catalogne.

Tandis que la flotte française, qui tenait toute la côte depuis Rosas jusqu'à Blanes, incendiait San-Feliu-de-Guixols, l'armée de terre occupait le monastère et la ville de Rosas, Blanes, Cadaqués,etc. qui furent saccagés ainsi que tout le pays environnant jusqu'à Gérona, devant laquelle Philippe III mit le siège le 28 juin. De Barcelona, le roi d'Aragon envoya une flotte sous les ordres de Roger de Loria contre les galères françaises qui, au nombre de vingt-cinq, se trouvaient à Rosas dont les habitants se révoltèrent contre les Français ; après un terrible combat, la flotte française que commandait Guillaume de Lodève, tomba ainsi que son chef au pouvoir des Aragonais ; un détachement français venu au secours de la flotte, voyant l'inutilité de ses efforts incendia Rosas (la terra de Rosas, dit Villani) avant de se retirer. Peu de temps après, Pierre III sortit de Barcelona à la tête d'un parti de cavalerie et s'en vint du côté de Gérona ; rencontré, le 15 août, par les Français, il se défendit avec une vaillance telle que, selon Muntaner, il tua de sa main plus de quinze français, mais il fut en fin de comptes obligé de se retirer (35). De son côté le roi de France pressait vivement le siége de Gérona (nocte ac die continue expugnabat, dit l'anonyme de Ripoll) ; il fit construire de grandes machines pour battre la ville et fit fabriquer de longues échelles pour pouvoir y pénétrer ; «et si grande était, dit l'Anonyme de Ripoll, la dévotion, pour gagner des indulgences, que ceux des Français qui ne pouvaient lancer une flèche ou toute autre arme contre les assiégés, leur lançaient une pierre en disant : «je lance pour gagner les indulgences, cette pierre contre Pierre d'Aragon» qu'ils n'osaient appeler roi par suite de la défense du cardinal». La garnison de Gérona se défendit valeureusement et fit éprouver de grandes pertes aux Français, mais pressée par la famine elle fut obligée de conclure le 19 août, avec Philippe III, un accord en vertu duquel elle devait se rendre si dans vingt jours elle ne recevait pas de secours.

Sur ces entrefaites, la flotte française fut derechef attaquée par les Aragonais qui s'emparèrent de treize galères, tuèrent plus de cinq mille hommes et firent six cent dix prisonniers qui furent amenés au roi d'Aragon ; celui-ci fit enfiler à une corde trois cents de ces prisonniers qui étaient blessés et les fit noyer ; de ceux qui restaient non blessés il en garda cinquante prisonniers de guerre, des meilleurs et de grande rançon, dit Desclot, et fit arracher les yeux aux deux cent soixante autres excepté à l'un deux, auquel il laissa un oeil et qui devait servir de guide à ses infortunés compagnons que Pierre III avait aussi fait enfiler à une corde et qui furent ensuite dirigés sur le camp français. C'est tout simplement, naïvement même et comme la chose du monde la plus naturelle, (imitant en cela Guillaume de Nangis racontant la prise d'Elne) que Desclot parle de ces noyades et de ces aveuglements. Quels temps étaient-ce donc que ceux-là ! Quel épais nuage de barbarie enveloppait les esprits et comprimait les coeurs ! Pierre III, par cette horrible exécution, voulait peut-être venger la prise d'Elne, mais il n'en était pas moins aussi cruel et aussi sanguinaire que les Français, et c'est avec regret que nous trouvons dans l'héroïque défense de ce monarque, que l'histoire a qualifié de Grand, cette sanglante page. A la vue de ses malheureux soldats, le roi de France, déjà éprouvé par la perte de ses galères qui lui avait occasionné molta malinconia et dolore, comme dit Villani, tomba malade et ne se releva plus. Par suite de la destruction de leur flotte, les Français ressentaient les étreintes de la famine, en outre une épidémie terrible (le typhus des armées, tel est le nom que la science a donné à ce fléau) vint exercer sur eux ses ravages et pénétra aussi chez les assiégés ; la mortalité devint tellement forte qu'on ne pouvait enlever les innombrables cadavres, soit d'hommes on de chevaux, qui succombaient et qui donnèrent naissance à des essaims de moucherons tan grans com una ungla, dit Desclot, qui s'attaquaient aux hommes et aux chevaux et qui firent périr trois ou quatre mille chevaux de prix et plus de vingt mille autres bêtes (36). Affamée et cruellement frappée par l'épidémie, la ville de Gérona, que ses défenseurs évacuèrent avec le consentement du roi d'Aragon, (de assensu expresso domini regis nostri, dit l'Anonyme de Ripoll ouvrit ses portes aux Français le 7 septembre (37).

Le roi de France malade, laissant le commandement de l'armée à son fils Philippe, s'était, quelques jours auparavant, fait transporter à Vilanova de la Muga, près de Castellon, où nous le trouvons le 21 et le 22 septembre et où il s'arrêta quelques jours : «Encore une victoire semblable et il me faudra retourner seul», aurait pu dire, comme jadis Pyrrhus, Philippe-le-Hardy ; sa position était désespérée, son armée avait été décimée par l'épidémie, il ne lui restait plus que trois mille chevaux, et lui-même fort probablement avait été atteint par le fléau : autour de lui il entendait

«De morts et de mourants cent montagnes plaintives»

il se vit donc forcé à la retraite, mais redoutant avec raison le passage de Panissars, il essaya de prendre sa route par Besalú, et avait dans ce but envoyé deux mille cavaliers et quatre cents servants pour s'emparer de cette ville qui, ainsi que nous l'avons dit, avait été mise en état de défense par le roi d'Aragon ; aussi lors d'un premier assaut repoussa-t-elle les Français ; le lendemain le gouverneur de Besalú en fit ouvrir une des portes par laquelle entrèrent dans la ville soixante cavaliers français, mais aussitôt la herse fut baissée et ces cavaliers faits prisonniers ; immédiatement, le gouverneur de Besalú sortit à la tête de la garnison, tomba vigoureusement sur les assiégeants et les força à se retirer.

Contraint de passer par le col de Panissars, le roi de France envoya l'ordre aux hommes d'armes de Toulouse, Béziers, Carcassonne, Narbonne etc., de venir à sa rencontre pour protéger la retraite, ce que ceux-ci s'empressèrent de faire. Les compagnies de Béziers et de Narbonne à la tête desquelles était Ayméric, vicomte de cette dernière ville, se mirent en route le 21 septembre, passèrent par La Clusa et arrivèrent jusqu'au col de Panissars (38), et le 29 du même mois le vicomte Ayméric ordonna aux consuls de Narbonne, par lettre écrite de Perpignan, de faire partir les hommes d'armes retardataires qui avaient été désignés pour aller à l'armée du roi (ad veniendum nobiscum ad exercitum D. regis, et de leur fournir des vivres pour quinze jours.

Le 30 septembre l'armée française repassa les Pyrénées, laissant dans Gérona une garnison de deux cents cavaliers et de cinq mille servants de Toulouse sous le commandement d'Eustache de Beaumarchais, qui, le 12 octobre suivant, fut obligé de se rendre à condition de pouvoir avec la garnison se retirer en France. Le roi Philippe III était porté mourant (39), peut-être mort, dans une litière qui fut respectée par l'ordre généreux du roi d'Aragon (magnum fuit ipsius humanitatis, ac prudentiae signum, dit Blanca en parlant de Pierre III) impuissant cependant à protéger le reste de l'armée française contre les bandes d'almogavares qui s'étaient portées sur son passage au col de Panissars et l'écrasaient du haut des rochers. «E jatsia, rapporte le chroniqueur Michel Carbonell, que de la gent francesa poca s'en tonnas en llur terra». («On n'entendit de toutes parts, dit Muntaner, que lamentations et gémissements, car les almogavares, varlets et gens de mer vinrent férir jusques dans les tentes, tuant les gens et brisant les coffres : et avec ces brisements violents des coffres, vous eussiez entendu plus de fracas qu'à vous trouver dans une foret où mille hommes ne seraient occupés qu'à faire tomber le bois sous leurs coups. Des bagages et de tous les chevaliers de l'arrière-garde, il n'en échappa aucun, tous les hommes furent tués et tous les effets saccagés. Pour le cardinal, je vous assure bien qu'à partir de l'instant où il sortit de Peralada, il ne fit autre chose que dire ses oraisons, car jusqu'à Perpignan il était poursuivi par la terreur incessante d'être à chaque instant égorgé et, ajoute ironiquement notre chroniqueur, il aurait, je vous assure, volontiers absous le roi d'Aragon de toute pénitence et de tout péché, pourvu qu'il le laissât sortir sain et sauf de son royaume. Que vous dirai-je ?» Les francais traversèrent ensuite le Perthus tout près duquel ils rencontrèrent le roi de Majorque avec ses chevaliers et de nombreux hommes de pied du Roussillon, du Conflent et de la Cerdagne «et tant alèrent et cheminèrent, dit Guillaume de Nangis, qu'il vindrent au pas de l'Ecluse» (La Cluse) et enfin au Boulou où le roi passa une nuit et arrivèrent le lendemain, après avoir rempli les routes de cadavres, à Perpignan où se trouvait depuis la veille le cardinal qui n'avait osé rester au Boulou de crainte que les gens du roi d'Aragon ne l'envoyassent en paradis, comme dit Muntauer, et qui était «tellement étourdi de peur, que la peur ne put jamais lui sortir du corps, jusqu'à ce que, peu de jours après, il en mourut et s'en alla en paradis rejoindre tous ceux qu'il y avait envoyés avec ses indulgences. Que vous dirai-je ?» (40)

Le roi de France avons-nous dit plus haut était porté mourant, peut-être mort dans une litière : selon Muntaner, Philippe III serait passé de vie à trépas non loin de Vilanova de la Muga, aux environs de Peralada, dans la maison de Simon Villanova, à la fin du mois de septembre, et son fils aurait caché cet événement. La chronique de Bertin dit aussi que le roi de France mourut en route, alors qu'il se rendait à Perpignan (in itinere Perpinianum veniens finem vitae fecit). Nous n'accepterons pas le dire de ces chroniqueurs ; Philippe de France, pensons-nous, afin de mieux protéger son père mourant, avait fait répandre le bruit de sa mort : c'est ce que peuvent faire supposer les paroles suivantes de Desclot, qui après avoir dit que le roi de France mourut à Perpignan, ajoute : «certains disaient qu'il mourut à Castellon, d'autres à Vilanova, près Peralada, d'autres en passant le col de Panissars, mais la première assertion est la plus vraie». Comme Desclot, Guillaume de Nangis, dans sa vie de Philippe III ainsi que dans sa Chronique abrégée, et l'Anonyme de Ripoll, tous trois contemporains du roi de France et d'accord avec l'épitaphe de ce souverain, la chronique Praeclara, une autre chronique de l'auteur de cette dernière, celle de Saint-Paul de Narbonne, une autre chronique anonyme, (du recueil des Historiens de France, t.XX, p.540), et enfin la chronique de Nicolas Trevet, disent qu'il mourut à Perpignan. C'est à cette opinion, qu'à l'exemple de l'italien Villani et des espagnols Zurita, Mariana et Ferreras, se sont ralliés les historiens français, et le chroniqueur Guiart a écrit :

Sa gent Perpignan rapassa
Si gentes rois là trespassa
De douleur enduit et plommé (accablé).

Philippe III, dit 1e Père Daniel, mourut le 15 septembre, ou le 23, ou le 6 octobre» ou tout autre jour, sommes-nous tenté d'ajouter. Nous rejetterons la date fixée par Muntaner qui fait mourir le roi de France à la fin du mois de septembre et celle que donne l'Anonyme de Ripoll, d'après lequel ce souverain serait mort le IX des calendes d'octobre (23 septembre) ; nous n'accepterons pas non plus la version de la chronique Praeclara qui place la mort de Philippe III au dimanche avant la fête de saint Michel, date qui d'après l'abbé Fleury se rapporterait au 23 septembre, par la raison que nous constatons la veille de ce jour la présence du roi de France au camp de Villeneuve, entre Castellon et peralada ; cette chronique ne mérite guère créance sur ce point, car son auteur, dans une autre de ses chroniques manuscrites, fait mourir Philippe III à Perpignan toujours, mais le 6 octobre. Villani, Mariana et Mézeray, d'accord avec un nécrologe de la cathédrale de Narbonne, fixent au 6 octobre la mort du roi de France, tandis que la Chronique de Saint-Paul, de cette dernière ville, dit qu'il mourut la veille de la fête de saint François, (crastinum sancti Francisci) c'est-à-dire le 5 octobre ; aussi accepterons-nous la date que donne Zanfliet, qui écrit : «Philippe coeur de lion fut ravi à la lumière à Perpignan le 5 octobre» ; c'est cette date que portait l'épitaphe de ce prince (III novas octobris) et que donne l'auteur d'une Dissertation sur le tombeau de Philippe le hardi (Mercure du mois d'août 1718) : et quoique n'étant guère partisan du magister dixit, nous ajouterons que c'est aussi la date qu'indiquent les judicieux et savants auteurs de l'Histoire du Languedoc.

Arrivé donc à Perpignan, le roi de France sentant qu'approchait le moment où il allait comparaître devant celui qui seul se glorifie de faire la loi aux rois et de leur donner quand il lui plait de grandes et de terribles leçons «ne voulut pas attendre qu'il perdît son sens et son advis, tantost après qu'il eut reçeu toutes ses droictures il rendit sa vie et se atquita du treu (tribut) de nature qui est une commune debte à toute créature» (Chartier). Il était âgé de quarante et un ans. Ses obsèques eurent lieu à Perpignan en grande pompe : «Là pendant huit jours, dit Muntaner, le roi de Majorque pourvut aux besoins de tous et chaque jour aussi il fit chanter des messes pour l'âme du roi de France, et tous les jours on passait en procession autour du corps et on faisait des absoutes qui duraient jour et nuit. Le roi de Majorque fit briller à ses dépens mille grands brandons de cire». On sépara ensuite au moyen de l'ébullition les os du cadavre du roi Philippe des chairs, les premiers furent envoyés à Saint-Denis, les secondes furent inhumées dans le choeur de la cathédrale de Narbonne, et sur la tombe qui les renfermait on grava l'épitaphe suivante que rapportent Dom Vaissette et Dom de Vic (41).

Sepultura bone memorie
Philippi quondam Francorum Regis,
beati Ludovici filii, qui
Perpiniani calida febre
Ab hac luce migravit III Non. octobris
Anno Domini M.CC.LXXXV.

Après être restés huit jours à Perpignan, les francais se remirent en route accompagnés jusqu'à la frontière par le roi de Majorque ; ils étaient «en si piteux état, dit Muntaner, que, par cent hommes il n'y en eut pas dix qui ne périssent de maladie» tellement que, d'après Desclot, «il en mourut bien plus de blessures, de maladie ou de faim depuis le col de Panissars jusqu'à Narbonne qu'il n'en était mort auparavant, et il en mourut tant que du Boulou à Narbonne le chemin était plein de cadavres». «Que vous dirai-je, ajoute Muntaner ; aussi longtemps que le monde durera, on n'entendra jamais en France et dans tout son pourtour prononcer le nom de Catalogne qu'on ne se rappelle ce désastre» et l'Anonyme de Ripoll de s'écrier triomphalement : «Catalogne, tu seras glorifiée dans tous les siècles» (42).

Avant de clore le récit de cette funeste expédition nous constaterons comme singularité assez curieuse que Charles d'Anjou, dont l'oppression avait été le point de départ et la cause de cette guerre, en ce qu'elle avait abouti à la sanglante tragédie des Vêpres Siciliennes, mourut à Foggia, dans la Capitanate (Italie) le 7 JANVIER 1285 ; le pape Martin IV, promoteur de cette inutile et sanglante lutte, et qui, par son légat, devait prêcher la destruction et le meurtre, suivit Charles d'Anjou au tombeau le 28 MARS SUIVANT à Pérouse ; Perpignan vit le roi de France vaincu, mourir le 5 OCTOBRE, tandis que Pierre III dit le Grand, roi d'Aragon vainqueur (cum palma victoriae reversus, dit l'Anonyme de Ripoll) rendait le dernier soupir à Villafranca-del-Panadés le 10 NOVEMBRE de la même année, opprimé par la mort (mors illum opprimit, dit Mariana) à la suite d'un «refredament» selon Muntaner.

Une formidable armée détruite, le Roussillon et la Catalogne livrés au pillage et à l'incendie, et, en fin de comptes, le roi d'Aragon triomphant des foudres redoutables de la Papauté, une sanglante irruption aragonaise l'année suivante sur les côtes du Languedoc, du côté de Béziers, d'Agde, de Leucate et de Narbonne, l'Ampourdan saccagé, la Cerdagne, le Capcir et le Conflent mis à feu en 1280 et en 1288 ; tels furent les résultats les plus clairs de cette croisade dont Martin IV n'eût certes pas été le promoteur s'il avait bien compris, ainsi que le dit le bonhomme

Qu'il ne faut jamais vendre la peau de l'ours qu'on ne l'ait laissé par terre.

© S.A.S.L. des P-O.
Cet article a été publié dans le volume XXI du Bulletin de la SASL, pp.394-454, Perpignan, 1874.


(1)   Histoire de France, par HENRI MARTIN, t.V, p. 39-40. - Voici d'après le chroniqueur SPECIALI de quelle façon se conduisaient les Français : «coeperunt ministri Francorum regis agere insolentes cum Siculis, inaudita vectigalia imponere, intolerabiles obventiones exigere, invita nobilium feminarum et divitum jubere conjugia, viros innoxios alios morte tradere, alios in squalorem carceris tradere, alios deportationibus et longis exiliis destinare, multis que vel religionis causa reverentia dignis vel aetate gravibus vel auctoritate verendis actualibus etiam contumeliis nullo vulgi discremine inservire». (Cap.II) Plus loin ce même auteur s'écrie : «Quid primum referam ? Raptasne virgines, prostitutas violenter conjugatas et viduas». (Cap XI). D'après Speciali, la révolte des Siciliens aurait éclatée le mardi après Pâques, (Muntaner écrit que ce fut le lundi et Desclot le mercredi), provoquée par l'insolence d'un français. Les femmes de Palerme accompagnées de leurs maris étaient allées, selon un antique usage, visiter l'églse du Saint-Esprit, située près de la ville à Montréal. La folie (insania) des Français leur faisait partout chercher des armes, l'un d'eux «poussé plus que les autres par la fureur vicieuse de la luxure porta une main téméraire sur une femme en l'accusant de tenir caché sous sa robe le poignard de son mari, et témérairement il lui chatouilla le ventre» temerarius illam in utero titillavit (De rebus siculis ab anno Christe MCCLXXXII usque ad annum MCCCLXXXVII (Marca hispanica), p. 602, 603, 608. Aussitôt ce français fut mis à mort et le massacre commença et comme le dit Mariana : «Tota insula caedes Francorum nihil minus cogitantium uno temporis momento est facta» (De rebus Hispaniae, Tolède 1592, 1 vol. in-fol., p.671.) Jean Prochyta, Muntaner, Desclot, Villani, etc., attribuent tous à la même cause l'explosion de la haine des Siciliens.

(2)   Conspiration de Jean Prochyta (Panthéon littéraire, t.I) p.741. De rebus Hispaniae, par ALPHONSE SANCTII, Complutum (Alcala de Henarez) 1633, in-4°, p.250

(3)    Thesaurus anecdotorum. MARTENE, t.II, p.445

(4)    Annales ecclesiastici, par Oderic RAYNALD, Rome, 1667, in-fol. SP.)

(5)    Conspiration de Jean Prochyta, p.715, 748, 749. - VILLANI, p.210. - Aragonensium rerum commentarii, par BLANCA, Saragosse, 1588. in-fol., p.171, 173. - Hist. Gén. d'Espagne, par Jean de FERRERAS (trad. de d'HERMILLY), 1750, t.IV, p.318. - Alphonse SANCTII, p.251. - Spicilegium, etc., par D. DACHERY, Paris, 1689, t.II, p.649.

(6)   «C'était donner un empire qui ne lui avait pas beaucoup coûté à gagner», dit Pasquier, parlant de Grégoire VII et de l'empereur Henri IV, dans ses Recherches (liv. III, cap. XIV) dans le chapitre intitulé : «De l'autorité que les papes se donnèrent sur les empereurs et les rois, interdiction des royaumes et autres discours de même sujet».

(7)   MUNTANER, p.311. - DESCLOT (Panthéon littéraire, t.I,) p.673 et suiv. - Praeclara Francorum facinora (CATEL, Hist. des Comtes de Toulouse), p.147 - Thesaurus anecdotorum, par D. MARTENE, 5 vol. in-fol., t.III. Chronique de Saint Bertin, p.761. - Hist. du Roussillon, par DE GAZANYOLA. Perpignan, 1857, in-8°, p.172.

(8)   Le royaume de Majorque se composait des îles Baléares, du Roussillon, du Conflent, de la Cerdagne et de la Seigneurie de Montpellier. Gesta comitum Barcinonensium, scripta circa annum MCCXC a quodam monacho Rivipullensi (Marca hispanica), p.565.

(9)   Philippe III avait épousé en premières noces Isabelle, fille de Jacques Ier, roi d'Aragon, et soeur de Pierre III.

(10)   MUNTANER, p.311

(11)   MUNTANER, p.320. - DESCLOT, p.651, 655

(12)   (Gesta comitum Barcinonensium, p.565. - MUNTANER, p. 333. - DESCLOT, p. 681, 682 - Recueil des historiens de France, t.XX. Vie de Philippe III, par Guillaume DE NANGIS, p. 529. - Id. t.XXII, Anciennes chroniques de Flandre, p.349. - Les grandes chroniques de France (Chroniques de Saint-Denis par CHARTIER, Paris, 1493, 3 vol. in-fol., t.II, p. CXII. - Annales ecclesiastici, par Odéric RAINAL (S.P.) an 1285, parag. 25.

(13)   THESAURUS, t.III, Chronique de Saint Bertin, p.766 - VILLANI, p.228 - MARIANA, p.678.

(14)   DESCLOT, p.683

(15)   DESCLOT, p.683-684. - MUNTANER, p.357. - Chronique de Saint-Paul de Narbonne, publiée dans l'Histoire des comtes de Toulouse, par CATEL, p.169. - VILLANI, p.228. - MARIANA, p. 678

(16)   Nous pensons que Desclot est dans l'erreur, car à notre avis ce ne peut être que du monastère des religieuses Augustines établi à Espira de l'Agly qu'il veut parler ; nul autre couvent de femmes ne se montre, à notre connaissance du moins, à cette époque aux environs de Perpignan, et situé surtout entre cette ville et l'armée du roi de France partant de Salses. Ce couvent, dont les religieuses furent plus tard annexées au monastère des chanoinesses de Saint-Sauveur de Perpignan, existait déjà à Espira-de-l'Agly en 1160.

(17)   «Ociren e nafraren gran res de les monges, e jagueren ab aquellas a quels fovigares que fossen belles ; que noy guardaren sgleya ne nulla res. E puix quant havien jagut deu o dotze ab huna, batien les e nafraven les bravament, e feyen coses ab ellas que serien vergonya de retreer». DESCLOT, p.685.

(18)   DESCLOT, p.684-686.- MARIANA, p.678

(19)    Recueil des historiens de France, t. XXI. La branche des royaux lingnages, par GUILLAUME GUIART, p.213

(20)   p.338

(21)   MUNTANER, p.334. - DESCLOT, p.688. - Anales de Aragon, par ZuRITA, 1610, 7 vol. in-fol. t.I, p. 286. - En racontant cette tentative des Français, tentative que seul il mentionne, Desclot ne donne pas le nom de la place, il se contente de dire huna vileta en lloch pla vallegada (fortifiée) qui hera de huna dona qui havia nom N'Aligsen de Mont-Esquiu et ce dernier mot a fait supposer à quelques auteurs qu'il était question du village de ce nom ; la description de Desclot ne peut s'appliquer à Montesquiu qui, ainsi que l'indique le nom même n'est pas en lloch pla et dont à ce moment le châtelain et la châtelaine étaient Bernard et Blanche de Montesquiu. Le Boulou au contraire situé en lloch pla et vallegada, s'adapte à la description du chroniqueur catalan ; il faisait partie de la seigneurie de Montesquiu et les incessantes et laborieuses recherches de M. Alart (à l'obligeance duquel nous devons les renseignements contenus dans cette note) lui ont fait découvrir au Boulou l'existence d'une famille N'Aligsen, originaire de Montesquiu.

(22)   ;«Prenien, dit Desclot, se tot ço que volien, e forcaven les dones et les donselles, e feren aqui motta de mata ventura que seria longa cosa de retreer». - DESCLOT, p.690. - ZURITA, t.I, p.286.

(23)   Inde rex venit ad civitatem quae vocabatur janni quam rex de praecepto legati omnino dextruxit, trucidans omnes qui intus erant, juvenes, senes, clericos, mulieres et parvulos.

(24)    Histoire de France, par Amédée GABOURD, t.II, p.90

(25)   DESCLOT, p.691. - MUNTANER, p.335. - Gesta comitum Barcinonensium, p.566. Vie de Philippe III par Guillaume de NANGIS, p.592. - VILLANI, p.228. - Grandes chroniques de Flandre, p. 349 (note) - La branche des royaux lingnages par GUIART, p. 391. - Chronique de Saint-Bertin, THESAURUS, t.II1), p.766. - ZURITA, t.1, p.287. - Histoire de France par MEZERAY, 1613, 3 vol. in-fol., t.I, p.60. - MARIANA, p.678. - FERRERAS, t.IV, p. 353. - Anales de Cataluna, par FELIU DE LA PEÑA Y FARELL, Barcelone, 1709, 3 vol. in-fol, t.I, p. 000. - Histoire de France, par le père DANIEL, t II, p.265. - Gallia Christiana, t.VI, p.81. - Histoire du Languedoc, par Dom VAISSETTE et DOM DE VIC, t.IV, p.293. - Histoire des Français, par SIMONDE DE SISMONDI, t.VIII, p.363. - Histoire de France, par Henri MARTIN, t.V, p.39.

(26)    Recueil des historiens de France, t.XXII, p.176

(27)   «Et inveni in dicta ecclesia sacerdotes dictae ecclesiae et plures alios». (civitatis, bien entendu). - Gallia Christiana, t.VI, p.489, inst.XVII

(28)   DESCLOT, p.692. - Vida del rey don Pedro, par CASTILLO SOLORZANO, p.180

(29)   DESCLOT, p. 693-694.

(30)   Le pape, dit Dom Vaissette, avait accordé au roi de France pour cette guerre la décime sur le clergé de France.

(31)   DESCLOT, p.695

(32)   DESCLOT, p.695. - CHARTIER, p.CXIII.

(33)   Dans ses mémoires il remercie Dieu, la Sainte-Vierge et toute la cour céleste de l'avoir fait échapper aux périls qu'il avait courus dans les XXXII batailles auxquelles il avait assisté.

(34)   MUNTANER, p.335

(35)   D'après Muntaner, en cette rencontre l'avantage resta au roi d'Aragon ; selon Desclot qui est plus impartial, les Français furent vainqueurs. Il ne nous parait pas inutile d'ajouter que Muntaner est vis-à-vis des rois d'Aragon un modèle de fidélité, de dévouement et d'admiration ; prompt à les louer, il ne cherche pas même à les excuser attendu qu'il garde sur ce qui leur est désavantageux un silence prudent. Ce brave chroniqueur dont les discours sont frappés au coin de sa vaillante épée et pour qui rien n'égale l'Aragon et les Aragonais, prête à ses compatriotes, ainsi que Desclot, de fières et de dignes paroles que ne démentait pas, il faut le reconnaître, la vaillance aragonaise soutenue par le plus ardent patriotisme. Pour n'en citer qu'un exemple, rappelons la fière réponse de Raymond Floch à son parent le comte de Foix, qui, envoyé par le roi de France, lui conseillait de rendre Gérona.

(36)   «Erant muscae adeo venenosae quod non poterunt equum vel jumentum aliquod aliud tangere quin occiderent eum statim : si quod ex ista plaga pro majori parte equi exercitus perierunt et jumenta alia infinita. Tot fuerunt cadavera jumentorum et hominum occisorum quod aer illorum future et putredine est infectus». Anonyme de Ripoll, p.569-570. C'est aussi ce que rapportent Desclot (p.720) et Villani (p.229).

(37)   MUNTANER, p.355 et seq. - DESCLOT, p.695 et seq - Anonyme de Ripoll (Marca), p.560 et seq. - Chronican Ulianenae (Marca), p.760. - Chronique de Saint-Paul de Narbonne, p.169. - VILLANI, p.228 et seq. - ZURITA, t.I, p.290. - Alphonse SANCTII, p. 252.

(38)   «Iverunt et fuerunt nobiscum, dit le vicomte de Narbonne, usque ad passum de Clusa et deinde usque ad collum de Panissars, in quibus locis invenimus serenissimum principem D. nostrum regem Francorum, cum suo exercitu ac servitio (eorum) nos tenuimus per contentes» - VAISSETTE, t.IV, p.80, mst.XXIII.

(39)   Philippe-le-Hardy qui devait mourir hors de France, avait fort tristement inauguré son avènement au trône ; lorsqu'il rentra en France, après la mort de Saint-Louis, il ramenait avec lui cinq cadavres : Celui de son père, celui de son plus jeune frère Jean Tristan, de sa soeur Isabelle, du mari de cette princesse, Thibaut II roi de Navarre,et enfin celui de sa première femme, la jeune Isabelle d'Aragon.

(40)   MUNTANER, p.355 et seq. - DESCLOT, p.727 et seq. - Anonyme de Ripoll, p.570 et seq. - Chronica den Pere, par Michel CARBONELL, p.76. - Guillaume de NANGIS, p.559. - Praeclara Francorum facinora (CATEL, hist. des comtes de Toulouse), p.147. GUIART, p.CXV. - VILLANI, p.231. - ZURITA, t.I p.297. - MARIANA, p.680. - VAISSETTE, t.IV, p.52

(41)   En août 1314 cette tombe fut transférée dans la nouvelle église de Saint-Just. Nous serait-il permis de dire que lors de notre dernière visite à cette église (2 mars 1872) nous avons été vivement affecté de trouver les restes mutilés de ce monument historique dans le plus déplorable état d'abandon.

(42)   MUNTANER, p.356 et seq. - DESCLOT, p.731 et seq. - Guillaume DE NANGIS, p.531. - Chronique abrégée de Guillaume DE NANGIS (Historiens de France, t.XX) p.651. - Chronique anonyme (Historiens de France, t.XX), p.540. - VILLANI, p.328. - Nicolas SPECIALI, cap.VI, p.626. - Anonyme de Ripoll, p.571 et seq - GUIART, vers 1277 et seq. - Chronicon Nicolai Trevetti (Specilegium, etc.) t.VIII, p. 651. - Chronique de Saint-Bertin (Thesaurus anecdotorum, etc.) t.III, p.766 - Chronique Praeclara, etc. p. 147. - Chronique de Saint-Paul de Narbonne, p.169. - Veterum scriptores collectio, par Dom MARTENE, in-fol., 1729, t.V. - Chronique de Corneille Zanfliet, p 121. - Grandes chroniques de France, p. CXX. - Odéric RAINAL (s.d.) an 1285, parag. 27. - ZURITA, t.I, p.297. - Histoire générale d'Espagne, par FERRERAS, t.IV, p. 356. - Hist. de France, par le P. DANIEL, t.II, p. 270. - Gallia christiana, t.VI, p.81. - Hist. ecclésiastique, par l'abbé FLEURY, Caen, 1781, t.XII, p.552. - Hist. du Languedoc, t.IV, p. 48, Pr. p. 544, inst. vit.