Ou telle, abandonnant sa maison et la terre de la patrie,
la fille d'Electryon, de ce chef belliqueux des peuples,
Alcmène arriva dans Thèbes avec
l'intrépide Amphitryon ; Alcmène qui surpassait
toutes les femmes au sein fécond, par la beauté
de son visage et par la grandeur de sa taille. Aucune de ces
femmes que les mortelles enfantèrent en s'unissant
à des époux mortels ne pouvait lui disputer le
prix de la sagesse. Dans sa haute chevelure, dans ses noires
paupières, respirait une grace semblable à
celle de Vénus à la parure d'or, et, dans le
fond de son coeur, elle aimait son époux comme jamais
aucune femme n'avait aimé le sien. Cependant ce
guerrier furieux, en disputant des boeufs au noble
père d'Alcmène, vainqueur, l'avait fait
périr par la force. Contraint de fuir sa patrie, il
était venu dans Thèbes demander un asile aux
enfants de Cadmos, porteurs de boucliers : c'est là
qu'il demeurait avec sa pudique épouse, mais
privé des aimables plaisirs de l'hyménée
; car il lui était défendu de monter sur la
couche de la fille d'Electryon, d'Alcmène aux pieds
charmants, avant d'avoir vengé le meurtre des
généreux frères de son épouse, et
livré à la flamme dévorante les villages
des guerriers Taphiens et des Téléboens. Telle
était la loi de son hymen, et les dieux en avaient
été les garants : dans la crainte de leur
colère, il s'empressait d'accomplir sans retard le
grand ouvrage que lui avait imposé la volonté
céleste. Sur ses pas s'avançaient des soldats
avides de guerre et de carnage, les Béotiens, ces
dompteurs de chevaux, respirant par-dessus leurs boucliers ;
les Locriens habiles à combattre de près, et
les magnanimes Phocéens : le noble enfant
d'Alcée marchait, fier de ces peuples.
Mais le père des dieux et des hommes, concevant dans
son âme un autre projet, voulait engendrer pour ces
dieux et pour ces hommes industrieux un héros qui les
défendît contre le malheur. Il
s'élança de l'Olympe, méditant la ruse
au fond de sa pensée, et désirant coucher une
nuit auprès d'une femme à la belle ceinture. Le
prudent Jupiter se rendit sur le Typhaon, d'où il
monta jusqu'à la plus haute cime du Phicius. Là
il s'assit, et roula encore dans son esprit ses merveilleux
desseins. Durant la nuit, il s'unit d'amour avec la fille
d'Electryon, Alcmène aux pieds charmants, et satisfit
son envie. Cette même nuit, le chef belliqueux des
peuples, Amphitryon, cet illustre héros, content
d'avoir terminé son grand ouvrage, revint dans sa
maison. Avant de visiter ses esclaves et les rustiques
gardiens de ses troupeaux, il monta sur la couche de son
épouse, tant un violent désir agitait le coeur
de ce pasteur des peuples ! Tel un homme échappe,
plein de joie, aux tourments d'une douloureuse maladie ou
d'un cruel esclavage, ainsi Amphitryon, délivré
d'une entreprise difficile, rentra dans sa maison avec
empressement et avec plaisir. Toute la nuit il coucha
près de sa pudique épouse, jouissant des
présents de Vénus à la parure d'or.
Amoureusement domptée par un dieu et par le plus
illustre des mortels, Alcmène enfanta dans
Thèbes aux sept portes des jumeaux doués d'un
esprit différent, quoique frères : l'un
inférieur au reste des hommes, l'autre courageux et
terrible parmi tous les héros, le puissant Hercule.
Tous deux avaient été engendrés, Hercule
par Jupiter qui rassemble les sombres nuages, Iphiclès
par Amphitryon, chef belliqueux des peuples. Leur origine
n'était pas la même : leur mère avait
conçu l'un d'un mortel, et l'autre du fils de Saturne,
de Jupiter, maître de tous les dieux. Hercule tua le
fils de Mars, le magnanime Cycnus. Dans un bois
consacré à Apollon qui lance au loin ses
traits, il trouva Cynus, et Mars son père, ce dieu
insatiable de combats, couverts d'armes étincelantes
comme les éclairs de la flamme, et debout sur un char.
Leurs agiles coursiers frappaient du pied la terre, et sous
les pas de ces coursiers la poussière tourbillonnait
autour du char magnifique dont leur rapide vol faisait
retentir les roues. Le brave Cycnus se réjouissait,
espérant immoler le belliqueux enfant de Jupiter avec
son écuyer, et les dépouiller de leur glorieuse
armure. Mais Phébus-Apollon n'exauça point ses
voeux : car il excita contre lui le puissant Hercule. Partout
le bois sacré et l'autel d'Apollon Pagaséen
brillaient du vif éclat que répandaient les
armes de Mars et la présence d'un si terrible dieu.
Ses yeux brillaient comme la flamme. Quels mortels,
excepté Hercule et l'illustre Iolaüs, auraient
osé s'élancer à sa rencontre ? Ces deux
héros, en effet, étaient doués d'une
grande force, et des bras invincibles attachés
à leurs épaules s'allongeaient sur leurs
membres robustes. Alors Hercule adressa la parole à
son écuyer, au courageux Iolaüs :
«Iolaüs ! héros, le plus cher de tous les
humains, sans doute Amphitryon s'était rendu coupable
envers les bienheureux immortels habitants de l'Olympe,
lorsque, laissant Tirynthe aux palais magnifiques, il vint
dans Thèbes couronnée de beaux remparts,
après avoir tué Electryon, à qui il
disputa des boeufs au front large. C'est là qu'il se
réfugia auprès de Créon et
d'Hénioché au long voile, qui l'accueillirent
avec bienveillance, lui prodiguèrent tous les secours
dus aux suppliants, et le chérirent chaque jour
davantage. Il vivait heureux et fier de son épouse,
d'Alcmène aux pieds charmants, lorsque, les
années étant révolues, nous
naquîmes ton père et moi, différents tous
deux de stature et de caractère. Jupiter égara
l'esprit de ton père, qui abandonna sa maison et les
auteurs de ses jours, pour servir le coupable
Eurysthée. Le malheureux ! plus tard il en
gémit profondément, et déplora sa faute
; mais elle est irréparable. Pour moi, le destin
m'imposa de pénibles travaux. Ami, hâte-toi de
saisir les brillantes rênes de mes coursiers aux pieds
rapides, et, l'âme remplie d'une noble confiance,
pousse en avant le char léger et les chevaux
vigoureux, sans redouter le bruit de l'homicide Mars.
Maintenant il fait retentir de ses cris de rage le bois
sacré d'Apollon, qui lance au loin ses traits ; mais,
quelle que soit sa force, il sera bientôt rassasie des
fureurs de la guerre.
- Respectable ami, répondit l'irréprochable
Iolaüs, combien ta tête est honorée par le
père des dieux et des hommes, et par Neptune
Tauréen, qui protège les remparts et
défend la ville de Thèbes, puisqu'ils font
tomber entre tes mains un héros si grand et si fort,
pour te procurer une gloire immortelle ! Revêts donc
tes belliqueuses armes, et combattons soudain en mettant aux
prises le char de Mars et le nôtre. Mars ne saurait
effrayer ni l'inébranlable enfant de Jupiter, ni celui
d'Iphiclès ; je crois plutôt qu'il fuira les
deux rejetons de l'irréprochable fils d'Alcée,
les deux héros qui sont là, brûlant d'une
noble ardeur et tout prêts à combattre : ils
aiment bien mieux la guerre que les festins».
Il dit, et le puissant Hercule sourit en se
réjouissant dans son âme, car il venait
d'entendre un langage généreux. Soudain
volèrent de sa bouche ces paroles ailées
:
«Iolaüs ! héros nourrisson de Jupiter,
voici l'instant du terrible combat. Si tu te montras toujours
habile, aujourd'hui encore dirige avec adresse cet Arion, ce
grand coursier aux crins noirs, et seconde-moi de toutes tes
forces».
A ces mots, il enlaça à ses jambes les
brodequins d'un orichalque splendide, glorieux présent
de Vulcain ; puis il ceignit sa poitrine de cette belle
cuirasse d'or, magnifique chef-d'oeuvre que lui donna
Minerve-Pallas, fille de Jupiter, lorsque pour la
première fois il s'élança vers les
combats meurtriers. Ce redoutable guerrier suspendit encore
à ses épaules le fer qui repoussait le
trépas, et il jeta derrière lui le carquois
profond, rempli de flèches horribles,
messagères de la mort, qui étouffe la voix de
ses victimes : cette mort semblait attachée à
leurs pointes trempées de larmes ; polies et longues
par le milieu, elles étaient revêtues à
leur extrémité des ailes d'un aigle noir. Le
héros prit la forte lance armée d'airain, et
sur son front vaillant posa le superbe casque d'acier qui,
travaillé avec art, s'ajustait à ses tempes et
protégeait la tête du divin Hercule.
Enfin il saisit dans ses mains ce bouclier aux diverses
figures, que les flèches d'aucun mortel ne purent
jamais ni rompre ni traverser, ouvrage merveilleux, tout
entier entouré de gypse, orné d'un blanc
ivoire, étincelant d'un ambre jaune et d'un or
éclatant ; des lames bleues s'y croisaient de toutes
parts.
Au milieu se dressait un dragon terrible, funeste à
nommer, et lançant en arrière des regards
brûlants comme le feu. Sa gueule était remplie
de dents blanches, cruelles, insaisissables. Sur son front
menaçant voltigeait l'odieuse Eris, cette inhumaine
déesse qui, excitant le trouble et le carnage,
égarait l'esprit des guerriers assez hardis pour
attaquer le fils de Jupiter ; leurs âmes descendaient
dans la souterraine demeure de Pluton, et sur la terre noire
pourrissaient leurs ossements, dépouillés de
leurs chairs et dévorés par le brûlant
Sirius. Là se heurtaient la Poursuite et le Retour ;
là s'agitaient le Tumulte et la Fuite ; là
s'échauffait le Carnage ; là couraient en
fureur Eris et le Désordre. La cruelle Parque
saisissait tantôt un guerrier vivant, mais qui venait
d'être blessé, ou un autre qui ne l'était
pas encore, tantôt un cadavre qu'elle traînait
par les pieds à travers la bataille. Sur ses
épaules flottait sa robe souillée de sang
humain ; elle roulait des yeux effrayants et poussait des
clameurs aiguës. Là paraissaient encore les
têtes de douze serpents hideux, funestes à
nommer, et terribles sur la terre pour tous les hommes qui
osaient attaquer l'entant de Jupiter ; leurs dents
s'entrechoquaient avec bruit, tandis que le fils d'Amphitryon
combattait. Ces merveilles étaient distinctement
figurées ; des taches bleues parsemaient le dos de ces
épouvantables dragons, et leurs mâchoires
avaient une couleur noirâtre.
On voyait aussi des sangliers sauvages et des lions qui
s'entreregardaient avec fureur, et, rangés par
troupes, se précipitaient en foule les uns sur les
autres : ils ne s'inspiraient mutuellement aucun effroi, mais
leurs cous se hérissaient de poils ; car
déjà un grand lion avait été
abattu, et près de lui deux sangliers étaient
tombés privés de la vie ; de leurs plaies un
sang noir s'épanchait sur la terre, et, la tête
renversée, ils gisaient morts sous leurs terribles
vainqueurs. Cependant les deux troupes brûlaient encore
de combattre ; une nouvelle ardeur enflammait les sangliers
sauvages et les farouches lions.
Ailleurs s'offrait le
combat des belliqueux Lapithes qui entouraient le roi
Cénée, Dryas, Pirithoüs, Hoplée,
Exadius, Phalère, Prolachus, le Titarésien
Mopsus, fils d'Ampyx, rejeton de Mars, et
Thésée, fils d'Egée, semblable aux
immortels ; tous, formés d'argent, portaient des
armures d'or. De l'autre côté, les Centaures
ennemis se rassemblaient autour du grand
Pétréus, du devin Asbole, d'Ardus, d'Hurius, de
Mimas aux noirs cheveux, et des deux enfants de Peucis,
Périmède et Dryale : formés aussi
d'argent, tous avaient des massues d'or entre leurs mains.
Les deux partis s'attaquaient, comme s'ils eussent
été vivants, et ils combattaient de
près, armés de lances et de massues. Les
coursiers aux pieds rapides du cruel Mars étaient
figurés en or ; au milieu de la mêlée, ce
dieu, ravisseur de butin, ce dieu funeste frémissait,
une pique à la main, excitant les soldats, couvert de
sang, dépouillant les vaincus qui paraissaient
respirer encore, et triomphant du haut de son char.
Près de lui se tenaient la Terreur et la Fuite,
impatientes de se mêler au combat des héros. La
belliqueuse fille de Jupiter, Pallas Tritogénie,
semblait vouloir allumer le feu des batailles ; une lance
dans les mains, un casque d'or sur la tête, et
l'égide sur ses épaules, elle se
précipitait vers la guerre terrible. Ici on
contemplait le choeur sacré des immortels ; au milieu
de ce choeur, le fils de Jupiter et de Latone tirait de sa
lyre d'or des sons ravissants qui perçaient la
voûte de l'Olympe, séjour des dieux. Autour de
la céleste assemblée s'élevait en cercle
un monceau d'innombrables trésors ; et, dans cette
lutte divine, les Muses de la Piérie chantaient les
premières, comme si elles faisaient entendre une voix
harmonieuse.
Là, sur la mer immense, s'arrondissait un port
à l'entrée facile, composé de
l'étain le plus pur et rempli de flots
écumants. Au milieu, de nombreux dauphins paraissaient
nager çà et là, en épiant les
poissons ; deux dauphins d'argent, soufflant l'eau par leurs
narines, dévoraient les muets habitants de l'onde, et
sous leurs dents se débattaient les poissons d'airain.
Un pêcheur les contemplait, assis sur le rivage, et
balançait dans ses mains un filet qu'il semblait
prêt à lancer.
Plus loin, le fils de Danaé à la belle
chevelure, Persée, ce dompteur de chevaux, ne touchait
pas le bouclier de ses pieds rapides et n'en était pas
très loin ; par un incroyable prodige, il n'y tenait
d'aucun côté. Ciselé en or par les mains
de l'illustre Vulcain, il portait des brodequins
ailés, et le glaive d'airain à la noire
poignée, suspendu au baudrier, brillait sur ses
épaules ; il volait comme la pensée. Tout son
dos était couvert par la tête de la cruelle
Gorgone : autour de cette tête voltigeait, ô
merveille ! un sac d'argent d'où tombaient des franges
d'or au loin étincelantes. Sur le front du
héros s'agitait le formidable casque de Pluton,
enveloppé des épaisses ténèbres
de la nuit. Le fils de Danaé lui-même
s'allongeait, semblable à un homme qui se hâte
de fuir en frissonnant de terreur ; sur ses pas
s'élançaient les monstres insaisissables et
funestes à nommer, les Gorgones, impatientes de
l'atteindre. Dans leur élan impétueux, l'acier
pâle du bouclier retentissait d'un bruit aigu et
perçant. A leurs ceintures pendaient deux dragons qui
courbaient leurs têtes, dardaient leurs langues,
entrechoquaient leurs dents avec fureur, et lançaient
de farouches regards. Sur les épouvantables
têtes de ces Gorgones planait une grande terreur.
Là combattaient deux peuples couverts de belliqueuses
armes, les uns cherchant à repousser la mort loin de
leur cité et de leur famille, les autres avides de
meurtre et de ravage. Plusieurs guerriers étaient
déja tombés ; un plus grand nombre soutenait le
choc des combats. Du haut des tours magnifiques, les femmes
poussaient des clameurs aiguës, se meurtrissaient les
joues, et semblaient vivantes, grâce au talent de
l'illustre Vulcain. Les hommes saisis par la vieillesse,
rassemblés hors des portes, élevaient leurs
mains vers les bienheureux immortels et tremblaient pour
leurs fils. Ceux-ci combattaient, et derrière eux les
noires Destinées, entrechoquant leurs dents
éclatantes de blancheur, ces déesses à
l'oeil farouche, hideuses, ensanglantées, invincibles,
se disputaient les guerriers couchés sur
l'arène. Toutes, altérées d'un sang
noir, étendaient leurs larges ongles sur le premier
soldat qui tombait mort ou récemment blessé, et
les âmes des victimes descendaient dans la demeure de
Pluton, dans le froid Tartare. A peine rassasiées de
sang humain, elles rejetaient derrière elles les
cadavres, et s'empressaient de retourner au milieu du tumulte
et du carnage. Là paraissaient Clotho,
Lachésis, et plus bas Atropos, qui, sans être
une grande déesse, était plus puissante et plus
âgée que ses soeurs. Toutes les trois,
acharnées sur le même guerrier, se
lançaient mutuellement d'horribles regards, et, dans
leur fureur, entrelaçaient leurs ongles et leurs mains
audacieuses. A leurs côtés se tenait la
Tristesse désolée, horrible, pâle,
desséchée, consumée par la faim,
chancelant sur ses épais genoux. De ses mains
s'allongeaient des ongles démesurés ; une
impure émanation s'échappait de ses narines, et
le sang coulait de ses joues sur la terre. Debout, elle
grinçait des dents avec un bruit terrible, et ses
épaules étaient couvertes des tourbillons d'une
poussière humide de larmes.
Auprès s'élevait une cité munie de
superbes tours, et de sept portes d'or attachées
à leurs linteaux. Les habitants s'y livraient aux
plaisirs et à la danse. Sur un char aux belles roues,
ils conduisaient une jeune vierge à son époux,
et de toutes parts retentissaient les chants
d'hyménée. On voyait au loin se répandre
la clarté des flambeaux étincelants dans la
main des esclaves. Florissantes de beauté, des femmes
précédaient le cortège, et des groupes
joyeux les accompagnaient en dansant. Des chanteurs mariaient
aux chalumeaux sonores leur voix légère et
flexible, qui perçait les échos d'alentour, et
un choeur gracieux voltigeait, guidé par les sons de
la lyre. D'un autre côté, les jeunes
garçons se divertissaient aux accords de la
flûte ; les uns goûtaient les plaisirs du chant
et de la danse, les autres souriaient à ces jeux, et
chacun s'avançait précédé d'un
musicien habile ; la joie, la danse et les amusements
animaient la ville tout entière. Devant les remparts,
des écuyers couraient, montés sur leurs
chevaux. Des laboureurs fendaient le sein d'une terre
fertile, en relevant leurs tuniques. Il y avait un champ
couvert de blés, où des ouvriers moissonnaient
les tiges hérissées de pointes aiguës, et
chargées de ces épis, don précieux de
Cérès, tandis que leurs compagnons les liaient
en javelles et remplissaient l'aire de leurs monceaux.
Ailleurs, ceux-ci, armés de la serpe,
récoltaient les fruits de la vigne ; ceux-là,
recevant de la main des vendangeurs les grappes blanches ou
noires cueillies sur les grands ceps aux feuilles
épaisses et aux rameaux d'argent, les entassaient au
fond des corbeilles, que d'autres emportaient. Non loin de
là, rangés avec ordre et figurés en or,
des plants nombreux, chefs-d'oeuvre de l'industrieux Vulcain,
s'élevaient couverts de pampres mobiles, soutenus par
des échalas d'argent et chargés de grappes qui
semblaient noircir. Les uns foulaient le raisin, les autres
puisaient le vin nouveau. On voyait encore des
athlètes s'exercer à la lutte et au pugilat.
Quelques chasseurs poursuivaient des lièvres agiles,
et deux chiens à la dent acérée
couraient en avant, impatients de saisir ces animaux, qui
cherchaient à leur échapper. Près de
cette chasse, des écuyers se disputaient le prix avec
une ardente rivalité ; debout sur leurs chars
magnifiques, ils lançaient leurs légers
coursiers et leur lâchaient les rênes : ces
solides chars volaient en bondissant, et les moyeux des roues
retentissaient au loin. Cependant les rivaux continuaient
leurs efforts ; la victoire ne se déclarait pas, et le
combat restait indécis. Dans la lice brillait à
tous les yeux un grand trépied d'or, glorieux ouvrage
de l'habile Vulcain.
L'océan, qui semblait rempli de flots, coulait de
toutes parts autour du superbe bouclier. Des cygnes au vol
rapide y jouaient à grand bruit ; plusieurs nageaient
sur la surface des vagues, et les poissons s'agitaient autour
d'eux : spectacle surprenant même pour le dieu du
tonnerre, qui avait commandé à l'adroit Vulcain
cette vaste et solide armure ! Le généreux fils
de Jupiter la saisit avec ardeur, et d'un saut léger
s'élança sur le char, pareil à la foudre
de son père qui porte l'égide. Son valeureux
écuyer, Iolaüs, assis sur le siège,
conduisait le char recourbé. Alors la déesse
aux yeux bleus, Minerve s'approcha des deux héros, et
pour les animer encore fit voler de sa bouche ces paroles
ailées : «Salut, ô descendants du fameux
Lyncée ! Puisse le roi des bienheureux immortels,
Jupiter, vous donner aujourd'hui la force d'immoler Cycnus et
de le dépouiller de sa glorieuse armure ! Mais
écoute mes conseils, ô le plus courageux des
hommes ! Quand tu auras privé Cycnus de la douce
existence, laisse-le avec ses armes étendu sur
l'arène. Observe l'approche de Mars, ce fléau
des mortels, et frappe-le de ta lance acérée
à l'endroit que tu verras nu sous le magnifique
bouclier. Après, éloigne-toi ; le sort ne te
permet point de t'emparer de ses chevaux, ni de sa glorieuse
armure».
A ces mots, la puissante déesse monta promptement sur
le char, portant la victoire et la gloire dans ses mains
immortelles. Alors, d'une voix terrible, Iolaüs, issu de
Jupiter, excita les chevaux, qui, effrayés de ses
menaces, emportèrent le rapide char en couvrant la
plaine de poussière. Car Minerve aux yeux bleus,
secouant son égide, leur avait inspiré une
nouvelle ardeur, et la terre gémissait sous leurs
pas.
D'un autre côté s'avançaient de front,
semblables à la flamme ou à la tempète,
Cycnus, ce dompteur de coursiers, et Mars, insatiable de
combats. Les chevaux des deux chars, arrivés les uns
devant les autres, poussèrent des hennissements aigus
qui perçaient les échos d'alentour. Le puissant
Hercule parla ainsi le premier :
«Lâche Cycnus ! pourquoi diriger ces rapides
coursiers contre des hommes éprouvés comme nous
par le travail et par la souffrance ? Détourne ton
char éclatant, et cède-moi le chemin. Je vais
à Trachine, auprès du roi Céyx, qui,
puissant et respecté, règne dans cette ville :
tu le sais par toi-même, puisque tu as
épousé sa fille, Thémisthonoé aux
yeux noirs. Lâche ! Mars ne repoussera pas la mort loin
de toi, si nous nous mesurons tous les deux. Jadis il
éprouva le pouvoir de ma lance, lorsque, me disputant
la sablonneuse Pylos, il osa me résister, dans son
insatiable ardeur de combats. Blessé trois fois, il
s'appuya contre la terre ; j'avais déjà
frappé son bouclier, lorsque du quatrième coup
je lui perçai la cuisse, en l'accablant de toute ma
force ; je déchirai sa chair de part en part, et, le
front dans la poussière, il tomba sous le choc de ma
lance. Alors, couvert de honte, il retourna parmi les
immortels, laissant entre mes mains ses dépouilles
sanglantes».
Il dit ; mais le belliqueux Cycnus ne voulut pas, docile
à la demande d'Hercule, détourner ses vigoureux
coursiers. Aussitôt du haut de leurs solides chars
s'élancèrent le grand Jupiter et le fils du
terrible Mars. Les écuyers rapprochèrent les
chevaux à la belle crinière, et sous le choc de
leurs pas la vaste terre gémit profondément.
Comme, du faîte élevé d'une grande
montagne, les rochers se précipitent en roulant les
uns sur les autres, et dans leur rapide chute
entraînent un grand nombre de chênes à la
haute chevelure, de pins et de peupliers aux profondes
racines, jusqu'à ce que ces confus débris
arrivent dans la plaine : ainsi les deux héros
s'attaquèrent avec des cris effrayants. Toute la ville
des Myrmidons, la célèbre Iaolchos,
Arné, Hélice, Anthée aux gras
pâturages, retentirent des longs éclats de leur
voix ; car ils s'entrechoquèrent en poussant
d'incroyables clameurs. Le prudent Jupiter fit gronder au
loin son tonnerre et laissa tomber du ciel des gouttes de
sang, pour donner à son fils audacieux le signal du
combat. Lorsque, dans les gorges d'une montagne, un sanglier
à l'aspect farouche, aux dents menaçantes,
brûle de combattre une troupe de chasseurs, la
tête baissée, il aiguise contre eux ses blanches
défenses ; l'écume ruisselle de sa gueule
prête à les déchirer ; ses yeux
ressemblent à la flamme étincelante, et sur son
dos, sur son cou se dressent ses poils frémissants :
tel le fils de Jupiter s'élança de son char.
C'était la saison où la bruyante cigale aux
noires ailes, assise sur un verdoyant rameau, commence
à prédire aux hommes par ses chants le retour
de l'été ; la cigale, qui choisit pour boisson
et pour nourriture la féconde rosée, et depuis
l'aurore jusqu'au déclin du jour ne cesse de faire
entendre sa voix au milieu de la plus ardente chaleur,
lorsque le Sirius dessèche tous les corps :
c'était la saison où le millet, semé
dans l'été, se couronne d'épis,
où l'on voit se colorer ces verts raisins que Bacchus
donne aux humains pour leur joie et pour leur malheur :
c'était alors que ces héros combattaient, et
leurs clameurs retentissaient de toutes parts. Tels deux
lions furieux, se disputant une biche qui vient de
périr, s'élancent l'un contre l'autre ; ils
poussent d'affreux rugissements et leurs dents
s'entrechoquent : tels encore, sur une roche
élevée, deux vautours aux serres aiguës,
aux becs recourbés, combattent à grands cris
pour une chèvre des montagnes ou pour la grasse
dépouille d'une biche sauvage, que tua la
flèche lancée par l'arc d'un jeune chasseur ;
tandis que ce chasseur s'égare, incertain de sa route,
ils s'en aperçoivent aussitôt, et commencent une
lutte opiniâtre ainsi les deux rivaux se
jetèrent, en criant, l'un sur l'autre. Cycnus,
impatient d'immoler le fils du puissant Jupiter, frappa son
bouclier d'un javelot d'airain, mais sans pouvoir le briser ;
car les présents de Vulcain le protégeaient. Le
fils d'Amphitryon, le puissant Hercule, lançant
rapidement sa longue javeline, atteignit Cycnus au-dessous du
menton, entre le casque et le bouclier, à l'endroit
où le cou restait découvert ; la pointe
homicide lui trancha les deux muscles, car son vainqueur
l'avait accablé d'un coup violent. Il tomba comme un
chêne ou un roc élevé tombe,
frappé par la brûlante foudre de Jupiter. Dans
sa chute, retentirent autour de lui ses armes
étincelantes d'airain. Le fils patient de Jupiter
abandonna sa victime, et voyant s'avancer Mars, ce
fléau des humains, lui lança de farouches
regards. Lorsqu'un lion a trouvé un animal vivant, de
ses ongles vigoureux il le déchire, et soudain lui
arrache la douce existence ; son coeur avide se rassasie de
sa fureur ; il roule des yeux effrayants, bat de sa queue ses
flancs et ses épaules, creuse du pied la terre, et nul
à son aspect n'ose s'approcher de lui, ni le combattre
: ainsi le fils d'Amphitryon, insatiable de batailles, se
présenta en face de Mars, et son audace s'enflamma
plus encore au fond de son coeur. Mars s'avança, la
douleur dans l'âme, et tous les deux, en criant,
fondirent l'un sur l'autre. Comme une pierre,
détachée du faîte d'une montagne, roule
et bondit au loin avec un grand fracas, lorsque enfin elle
rencontre dans une colline élevée un obstacle
qui arrête sa chute : tel le funeste Mars, qui fait
plier les chars sous son poids, s'élança,
poussant d'effroyables clameurs ; Hercule soutint son choc
avec promptitude. Alors Minerve, fille de Jupiter
maître de l'égide, alla au-devant de Mars en
agitant sa ténébreuse égide, et, le
regardant d'un oeil irrité, elle fit voler de sa
bouche ces paroles ailées :
«0 Mars ! apaise ta bouillante audace et retiens tes
mains invincibles. Le sort ne te permet pas de tuer Hercule,
ce fils intrépide de Jupiter, ni de le
dépouiller de sa glorieuse armure. Cesse donc le
combat, et ne lutte pas contre moi».
Elle dit, mais ne persuada point le coeur magnanime du dieu
Mars. Mars, brandissant à grands cris ses armes
semblables à la flamme, se précipita
aussitôt sur le puissant Hercule : impatient de
l'immoler et furieux du trépas de son fils, il
atteignit de sa lance d'airain le vaste bouclier. Mais
Minerve aux yeux bleus, se penchant hors du char,
détourna le choc de la lance. Mars, en proie à
une vive douleur, tira son glaive acéré, et se
jeta sur le généreux Hercule. Tandis qu'il
accourait, le fils d'Amphitryon, insatiable de combats et de
carnage, frappa d'un coup violent sa cuisse restée
à découvert sous le magnifique bouclier.
Armé de la lance, il déchira sa chair de part
en part, et le renversa au milieu de l'arène. Soudain
la Fuite et la Terreur firent avancer son char agile et ses
coursiers ; puis l'enlevant de la terre aux larges flancs,
elles le portèrent sur ce char magnifique,
frappèrent du fouet les chevaux, et remontèrent
dans le vaste Olympe.
Le fils d'Alcmène et le glorieux Iolaüs partirent
après avoir dépouillé les épaules
de Cycnus de la belle armure ; et bientôt,
traînés par leurs coursiers aux pieds rapides,
ils parvinrent dans la ville de Trachine. Minerve aux yeux
bleus regagna le grand Olympe et les demeures de son
père.
Cycnus fut enseveli par Céyx et par le peuple
innombrable, qui, auprès de la cité de cet
illustre monarque, habitait Anthée, la ville des
Myrmidons, la célèbre Iaolchos, Arné et
Hélice. Une foule immense se rassembla pour honorer
Céyx, cet homme cher aux bienheureux immortels. Mais
l'Araunus, grossi par les pluies de l'hiver, fit
disparaître sous ses ondes le tombeau et le monument de
Cycnus. Ainsi l'avait ordonné Apollon fils de Latone,
parce que Cycnus, se plaçant en embuscade,
dépouillait de vive force tous les mortels qui
conduisaient à Pytho de superbes
hécatombes.
Traduction de M. Bignan (1841)