D'où vient, Mécène, que pas un homme ici-bas ne soit content de la condition qu'il a choisie ou que le sort lui impose, et que chacun porte envie à la profession de son voisin ? « Les gens heureux, ces marchands ! » se dit à lui-même le soldat courbé sous les années et brisé par la guerre. « Ah ! le beau métier, ce métier des armes ! crie à son tour le marchand sur son vaisseau jouet des vents. On va se battre, et tout de suite on est mort, ou plein de joie et couvert de lauriers ». Ce légiste, habile interprète des lois, que réveille, au premier chant du coq, le plaideur impatient : « Grands dieux, dit-il, que ne suis-je un simple laboureur ! » De son côté, l'homme des champs, qu'un procès arrache à sa ferme et traîne à la ville : « Il faut convenir, dit-il à haute voix, que ces citadins sont d'heureux mortels ! » Ainsi, le discours est le même et partout et toujours ; s'il fallait tout raconter, ce grand parleur de Fabius n'y suffirait pas.... Mais brisons là, et sachez où j'en veux venir.

Si donc quelque dieu complaisant disait à ces mécontents : « J'y consens, soit fait ainsi que vous le demandez ! Toi, soldat, je te fais marchand ! Toi, légiste, laboureur ! Allons, çà, changez de rôle, et que chacun aille à ses besognes... » Ouais ! tous leurs voeux sont comblés, à les entendre..., ils s'arrêtent... ils hésitent... ils refusent ! Ah ! qu'ils mériteraient bien que Jupiter, enflant sa joue : « A l'avenir, dirait-il, je serai moins attentif à la prière de ces mortels ! »

Allons encore, et parlons sérieusement, bien qu'un peu de gaieté n'ôte rien à la force d'un sage conseil. Combien d'écoliers ont appris leur leçon dans l'espoir d'un gâteau que le maître leur avait promis !

A cet homme attaché au rude travail de la terre, à ce marchand de vins frelatés, au soldat, au hardi matelot ballotté sur tous les océans, demandez : « Pourquoi donc ces labeurs ? - Nous voulons, disent-ils, abriter nos derniers jours et gagner de quoi vivre en repos ! »

Humble est la fourmi, mais quel grand exemple de prévoyance et de travail ! quelle ardeur à commencer sa réserve et quelle constance à l'augmenter chaque jour ! - J'en conviens ; mais, sitôt que la pluie et l'hiver ont attristé la terre et le ciel, cette même fourmi se câline en son grenier et jouit sagement du fruit de ses épargnes... Vous, cependant, votre avarice ne connaît ni repos ni trêve ; l'été, l'hiver, le feu, le fer, le flot qui gronde, ah ! rien n'y fait, tant qu'un plus riche est devant toi ! La belle avance, après tout, quand vous aurez enfoui d'une main peureuse un tas d'or et d'argent inutile ! - Il est vrai, mais sitôt qu'on y touche, adieu l'or et l'argent, vous mangez jusqu'à la dernière obole. - Eh donc, sinon pour s'en servir, à quoi bon ce trésor ? Tu battrais tous les ans, dans tes granges, cent mille boisseaux de blé, à toi comme à moi, suffit un morceau de pain pour la journée !

Au milieu d'un troupeau d'esclaves, celui qui porte la corbeille aux provisions sur son épaule, aura tout juste la même part que celui qui n'a rien porté. Là, voyons, réponds-moi, qu'importent cent arpents ou mille arpents, à qui se maintient dans les sages limites que la nature impose à nos désirs ? - Il est vrai.... Cependant puiser en plein coffre est assez doux ! - Mais quoi, si je trouve, en effet, tout ce qu'il me faut en ma petite réserve, où sera le triomphe de tes vastes greniers sur ma huche ? Autant vaudrait, pour remplir ta cruche et ton verre, aller au grand fleuve et dédaigner ce filet d'eau fraîche à ta portée ! Eh ! prends garde au fleuve ; il arrive assez souvent que l'Aufide impétueux emporte à la fois le rivage et cet insatiable buveur. Qui veut boire à sa soif se contente du ruisseau, le ruisseau limpide et sans danger !

L'homme est trop souvent la dupe de sa cupidité. « On n'a jamais assez, disent-ils, et nous valons juste ce que nous avons ». Les voilà bien, ces riches ! Laissons-les dans la misère où ils se complaisent. Ils me rappellent cet Athénien avare et très riche, et fort peu soucieux de l'estime publique. « Ils me sifflent, disait-il ; mais comme je m'applaudis lorsqu'entre mes quatre murailles je contemple mon argent, bien rangé dans mon coffre-fort ! » Tantale, enfiévré de soif, tend sa lèvre avide à cette eau qui fuit toujours... Tu ris, avare ! eh bien ! changeons le nom, son histoire est la tienne. Et toi aussi te voilà, bouche béante, étendu et mourant de faim sur un tas d'or, ton idole ! On ne regarde pas autrement un tableau dans son cadre, un dieu sur son autel.

L'argent..., riche idiot, tu ne sais donc pas quel esclave tu possèdes là ? A ton premier ordre, il t'apporte un pain, du vin, des légumes, toutes les choses indispensables ; mais ne gagner à cette opulence que des nuits sans sommeil, des jours sans repos, la crainte des voleurs, la peur du feu ; dans chaque esclave entrevoir un pillard et un fugitif... Si c'est là vraiment être riche, ... ô grands dieux ! délivrez-nous de cette fortune.

Oui ; mais si la fièvre ou tout autre mal tombe en ton corps endolori et sur ton lit te cloue, alors va chercher qui t'assiste, et qui te veille, et qui te prépare une potion, ou te recommande au médecin : « Hélas ! maître, sauvez-le ! je vous en prie, au nom de ses enfants, au nom de ses parents les plus chers ! »

Ta femme elle-même, que dis-je ? ton propre fils voudraient déjà te voir enterré. Tu es l'horreur du quartier ; qui te connaît te hait, jusqu'aux enfants, jusqu'aux fillettes ! Croirais-tu donc, préférant l'argent à tout le reste, être aimé sans qu'il t'en coutât un peu de sympathie et de bonté ? Mais tes plus proches parents, comment veux-tu qu'ils t'honorent sans y mettre un peu du tien ? autant vaudrait dompter et monter un âne rétif au milieu du Champ de Mars.

Crois-moi, faisons trêve à cette fureur d'accumuler. Ce plus qu'il ne te faut et que tu possèdes enfin, doit être assez pour te rassurer contre le trop peu ; reposons-nous ; jouissons, il est temps ; sinon nous finirons comme un certain Ummidius, dont voici l'histoire en deux mots :

Il était riche à mesurer ses écus au boisseau, avare à ce point, qu'un esclave était mieux vêtu que lui. Toute sa crainte était de mourir de faim. Une concubine qu'il avait, nouvelle Tyndaris, lui fendit la tête d'un coup de hache et le guérit de sa crainte, radicalement.

- Pourtant vous ne me conseillez pas, j'imagine, de vivre à la façon de Ménius ou de Nomentanus ?

- Or çà, passerez-vous toujours d'un extrême à l'autre ? On vous défend d'être avare, est-ce à dire que l'on vous pousse à la débauche, à la ruine ? Entre Tanaïs et le beau-père de Visellius, il y a l'abîme. En toute chose il existe un juste milieu ; en deçà comme au delà des limites raisonnables, tout n'est plus que nuage et confusion.

Par tous ces motifs (je finis comme j'ai commencé), il n'est personne ici-bas qui, semblable à mon avare, ne soit à la fois très mécontent de son sort, et parfaitement jaloux de la condition d'autrui.

Pour une goutte de lait que donne en plus la chèvre de son voisin, l'envieux en devient tout livide. On songe à peine aux plus pauvres que soi, mais du plus riche on s'inquiète ; on le veut égaler aujourd'hui, pour le dépasser demain. C'est ainsi que, dans la course des chars, la carrière est ouverte, et, si le guide est habile, il poussera l'attelage uniquement contre le char qui précède, oublieux de tout ce qu'il a dépassé.

Donc cessons de nous étonner si nous rencontrons rarement un homme assez heureux pour convenir de son bonheur, et, plein de jours, quittant la vie à la façon d'un bon convive après dîner.

Mais en voilà déjà trop sur ce point ; prenons garde à ne pas empiéter sur les tablettes de Crispinus le chassieux.


Traduction de Jules Janin [1878] - A l'enseigne du pot cassé, coll. Antiqua n°22 (1931)