Je longeais, un jour, la voie Sacrée, et j'allais je ne sais où, en rêvant profondément (c'est mon usage) à je ne sais quoi, lorsqu'un certain... je ne sais qui, me rencontre et me prenant par la main :
« A la fin ! dit-il, je vous tiens, mon cher ami ! Comment vous portez-vous ?
- Fort bien, en ce moment du moins, et tout à vos ordres ».
Cependant je suivais mon chemin ; il se mit à marcher avec moi, et, le prévenant :
« Qu'y a-t-il pour votre service ?
- Euh ! fit-il, vous savez qui je suis, et que nous sommes tout simplement deux frères en Apollon !
- Tant mieux donc, et ce m'est un motif de vous considérer davantage ».
Ainsi parlant, je me hâte avec l'espoir de lui échapper... Il va plus vite et continue. En vain je m'arrête et change à chaque pas d'allure, en murmurant des mots sans suite à l'oreille de mon valet. Le bourreau s'arrête ou marche avec moi ; je suais à grosses gouttes ! Digne Bolanus, voilà de ces moments où l'on regrette de ne pas être un brise-raison tel que toi !
Lui, cependant, il va sautillant et gazouillant :
« Il faut convenir, disait-il, que Rome est une belle ville, et que nos rues sont de belles rues... Vous vous taisez... je vois bien que vous voulez m'échapper ; mais halte-là ! Où vous allez, j'irai. Au fait, où donc allez-vous ?
- Fort loin d'ici, chez un malade, un mien ami, que vous ne connaissez pas, au delà du Tibre et non loin du jardin de César ! Pourquoi prendre un si grand détour ?
- Bon ! je n'ai rien à faire et ne demande qu'à marcher. Allons ! je vous suis ».
Vous avez vu, parfois, un pauvre âne accablé sous le faix et la tête basse ? ainsi j'allais.
Lui, cependant :
« Certes, vous êtes l'intime ami de Viscus et de Varius ; m'est avis, cependant, si je me connais bien, que je ne serai pas le dernier dans votre estime. Pas un qui me passe à écrire, et vite et bien, les plus beaux vers. Ma danse est la grâce élégante, et quand je chante, il n'y a de malheureux qu'Hermogène le chanteur ».
En ce moment, et pour mettre enfin un bâton dans sa roue :
« Au moins, repris-je, avez-vous une mère ou quelque proche parent pour veiller sur une santé si précieuse ?
- Oh ! fit-il, personne, je les ai tous enterrés.
- Sont-ils heureux, pensai-je, et maintenant voilà mon tour ! C'en est fait, je touche au moment fatal qu'avait prédit à mon berceau une vieille sorcière et qu'elle avait lu sans ânonner dans les dés de son cornet :
« Cet enfant ! dit-elle, est à l'abri du poison ; le fer de l'ennemi ne saurait l'atteindre ; il aura des reins excellents, une bonne poitrine, et pas un accès de goutte... mais si jamais il rencontre un bavard... c'est un homme mort ! Donc, sitôt qu'il aura l'âge de raison, il fera bien de se garer des grands parleurs ».
Cependant (déjà le quart de la journée était dévoré), nous étions arrivés au temple de Vesta ; justement, voyez la chance heureuse ! mon fléau s'y trouvait assigné pour ce jour-là, et, faute par lui de comparaître, il perdait son procès.
« Par amitié pour moi, me dit-il, entrons un instant au tribunal !
- Qui ! moi ?... que je meure si je suis homme à ester en justice et, qui pis est, si j'ai rien compris jamais à la procédure. Or ça, je cours où vous savez !
- Vous me jetez, reprit-il, dans un extrême embarras ! Irais-je avec vous ? irai-je à mon procès ?
- Sans contredit, lui dis-je, à votre procès.
- Ma foi non, je vais avec vous ! »
Alors le voilà qui prend les devants. Il triomphait, j'étais battu.
Il va, je le suis comme un esclave.
A vingt pas de là :
« Comment, me dit-il, Mécène en agit-il avec vous ?
- Il est très réservé, on ne l'aborde pas quand on veut.
- En voilà un, j'espère, qui a mené sa barque à bon port ! Cependant, si vous vouliez me présenter là dedans, vous trouveriez un compère habile, et, sur ma tête ! auriez-vous bien vite, avec moi, distancé vos plus heureux commensaux.
- Vous ne connaissez guère, on le voit, la maison dont vous parlez ; je n'en sais pas de mieux tenue, et plus à l'abri de ces petites cabales. Chacun, chez Mécène, est mis à sa place, et que mon voisin soit plus riche ou plus docte, ce n'est pas là de quoi m'inquiéter.
- C'est étrange ! Il faut que ce soit vous qui le disiez pour qu'on y croie !
- Et pourtant la chose est ainsi !
- Vraiment ! vous mettez le comble à mon envie : il faut que j'appartienne à Mécène !
- Alors présentez-vous ! votre mérite finira par briser l'obstacle ; au fait si la place est d'un abord difficile, elle n'est pas imprenable.
- Et comptez aussi, mon très cher, que l'on sait son métier d'assiégeant : un domestique, on l'achète ; une porte est défendue aujourd'hui..., nous revenons le lendemain. On prend son heure ; on attend Mécène, et dans la rue on marche à sa suite. Hélas ! tout se paye ici-bas, et c'est une des conditions de la vie ! »
Au même instant, je vois passer Fuscus Aristius ; il est de mes amis, il connaît l'homme et nous nous arrêtons pour causer.
« D'où venez-vous ? lui dis-je.
- Où allez-vous ? » me dit-il.
Or, j'ai beau rouler de grands yeux effarés, lui pincer le bras, ce bras immobile, et faire à ce mécréant tous les signaux de la plus cruelle détresse..., il ne veut pas me comprendre ; il rit en son par-dedans, et me laisse empêtré dans cette misère. J'enrageais.
« A propos, Fuscus, vous aviez à m'entretenir en grand secret d'une affaire importante ?...
- Certes, je m'en souviens mais ce sera, s'il vous plaît, pour un autre jour ; nous entrons dans le trentième sabbat, et vous ne voudriez pas me brouiller avec la synagogue.
- Ah ! bah ! je ne suis pas si timoré, dites toujours.
- Ma foi, mon cher, libre à vous d'être un mécréant, moi j'ai la foi des petites gens ; pardon et bonsoir, nous parlerons de mon affaire une autre fois ».
A ces mots (je marquerai de noir cette journée), le bourreau s'évade en me laissant le couteau sur la gorge... Heureusement qu'au détour de la rue :
« Ah ! canaille ! Ah ! te voilà donc ! Où vas-tu ?... »
C'était la partie adverse de mon fâcheux qui l'interpellait d'une voix de tonnerre. En même temps :
« Je vous prends, me dit-il, en témoignage, et tendez-moi votre oreille... »
Ainsi fais-je, on prend l'homme, on le pousse aux pieds du juge, et les deux plaideurs de clabauder, et la foule de les suivre, et moi de m'enfuir... Et c'est ainsi qu'Apollon m'a tiré de ce mauvais pas.
Traduction de Jules Janin [1878] - A l'enseigne du pot cassé, coll. Antiqua n°22 (1931)