Note de M. Fabre

Il y a environ vingt ans, tandis que j'expliquais à mes élèves ces deux harangues, l'idée me vint de les traduire en vers français, et je fis part de mon projet à mon savant et regrettable ami, M. Jacques Argiot. La traduction du discours d'Ajax terminée, je la montrai à M. Argiot, qui, de son côté, me montra la traduction du discours d'Ulysse, qu'il avait faite tandis que je m'occupais de celui d'Ajax. Nous nous communiquâmes ainsi l'un et l'autre travail, et je mis ensuite le mien de côté, sans penser qu'il dût jamais être publié. Cependant, quelques jours avant sa mort, mon ami me remit le sien, en me priant d'en demander l'insertion au prochain bulletin de notre société. Je me suis fait naturellement un devoir d'accomplir une volonté que je regarde comme sacrée. J'ai même cherché ma traduction, afin de les présenter toutes les deux. Comme le discours d'Ulysse est une réponse à celui d'Ajax, j'ai cru qu'en les réunissant, je donnerais plus d'intérêt au travail de M. Argiot.

Après la mort d'Achille une grande contestation s'éleva au sujet de ses armes entre Ajax et Ulysse. Agamemnon, ne voulant pas et n'osant pas prendre sur lui de décider auquel des deux héros elles appartiendraient renvoya l'affaire au conseil des princes grecs, juges naturels des exploits des concurrents. Chacun d'eux y plaide sa cause : Ajax parle le premier.



HARANGUE D'AJAX
traduite par M. Louis Fabre, Secrétaire de la Société.

Tous les chefs sont assis. La foule des soldats
Les entoure, debout, attentive aux débats.
Tout-à-coup un guerrier dans le cercle s'avance :
C'est Ajax, possesseur d'un bouclier immense.
En lui de la colère éclate le transport.
Tour-à-tour vers Sigée et la flotte et le port,
Il tend ses bras nerveux, roule un regard farouche,
Il parle et son courroux s'exhale de sa bouche.

C'est devant les vaisseaux, juste ciel ! que je dois
Sur ces armes, dit-il, prouver quels sont mes droits !
C'est entre Ulysse et moi que la Grèce balance,
Mais le lâche fuyait quand moi seul je m'élance.
J'attaque les Troyens, et chasse des vaisseaux
La flamme dont Hector les poursuit sur les eaux.
Mieux vaudrait donc lutter par des discours frivoles
Que le fer à la main ! Mais à l'art des paroles
Ajax est étranger, comme Ulysse aux combats.
J'affronte l'ennemi ; j'y conduis mes soldats.
Lui, c'est un orateur : ses armes sont sa langue.
Grecs, n'attendez donc pas qu'une vaine harangue
Vienne en termes pompeux dévoiler mes hauts faits.
Au grand jour, sous vos yeux, toujours je les ai faits.
Qu'il raconte les siens, qu'il en dise le nombre :
Personne ne les vit, il les cacha dans l'ombre.
Je demande beaucoup, oui ; mais un tel rival
Déshonore ce prix. Il serait sans égal ;
Mais Ulysse y prétend, ce n'est qu'un prix vulgaire.
Le sien est déjà sûr et doit le satisfaire ;
Même, après mon triomphe, il gardera l'honneur
De m'avoir disputé le prix de la valeur.
Si quelqu'un de mon bras contestait la puissance,
Je pourrais alléguer les droits de ma naissance.
Sous Alcide irrité, mon père Télamon
Sur ces bords triompha du roi Laomédon,
S'empara de Pergame ; et, sous ce même Alcide,
Argonaute parvint aux ports de la Colchide.
Mon aïeul Eacus, des morts silencieux
Interroge la vie en ces terribles lieux
Où Sisyphe d'un roc roule la lourde masse.
Fils du grand Jupiter, dans sa divine race,
Eacus m'établit au troisième degré.
Et cependant, ô Grecs! soumis à votre gré,
Je renonce à mon rang, si je n'ai l'avantage
D'avoir avec Achille un si noble partage.
Frère de ce héros, je dois en hériter.
Comment Achille et moi pouvons-nous mériter
Que le fils de Sisyphe, autant que lui perfide,
Vienne mêler son nom au grand nom d'Eacide
A moi qui, de moi-même, accourus le premier,
On irait préférer celui que le dernier
On traîna dans vos rangs ; qui, fuyant ce rivage,
Feignit d'un insensé les moeurs et le langage,
Quand moins fourbe que lui, mais plus ingénieux,
Le fils de Nauplius découvrit à vos yeux
De ce vil déserteur toute l'ignominie !
Des armes de mon frère ornez donc ce génie
Qui s'employait si bien pour n'en jamais porter,
Et dépouillez Ajax qui court les mériter !
Plût au ciel pour l'honneur de la Grèce assemblée
Que la raison du traître eût été bien troublée,
Ou du moins qu'on l'eût cru ! On ne gémirait pas
Des crimes que depuis il sema sous nos pas.
Noble fils de Péan, dans une île déserte,
Tu n'accuserais pas tous les Grecs de ta perte,
Toi dont les cris perdus dans des antres affreux
Touchent le roc sensible aux pleurs d'un malheureux :
Toi qui maudis surtout l'impitoyable Ulysse,
Attends, s'il est des Dieux, tu dois voir son supplice !
Et cependant ce prince, infortuné guerrier,
Des traits du grand Alcide inutile héritier,
Lui, qu'un serment commun attachait à nos armes,
Epuisé par sa plaie, abreuvé de ses larmes,
Se nourrissant d'oiseaux, vêtu de leurs débris,
Perd sur eux tous ces traits destinés à Paris.
Il vit du moins, il est loin du fils de Laërte !
Palamède voudrait dans une île déserte
Se voir seul, sans secours, il vivrait, ou du moins
Sa mort ne serait pas l'oeuvre de faux témoins.
Pour punir ce guerrier d'avoir trahi sa ruse,
D'avoir trahi les Grecs, Ulysse ici l'accuse :
Exhumant à vos yeux, par un crime inoui,
Le même or que, la veille, il avait enfoui.
Ainsi l'exil, la mort, qu'avec art il emploie,
Eclaircissent vos rangs et font triompher Troie.
C'est ainsi qu'il combat, qu'il se fait redouter.
Que sa voix sur Nestor parvienne à l'emporter,
Elle ne fera pas que ce ne soit un crime
D'avoir abandonné ce vieillard magnanime.
Sous son cheval blessé, ses efforts impuissants
D'Ulysse réclamaient les soins compatissants :
Mais Ulysse fuyait ! Et quand ma voix l'accuse,
Son ami sait trop bien si ma voix vous abuse.
Au milieu du combat, Diomède vingt fois
Rappela ce poltron qui fut sourd à sa voix ;
Vingt fois, mais vainement, il le traita de lâche.
Mais aux regards des Dieux nul forfait ne se cache.
Qui délaisse un vieillard, un jour est délaissé.
Ulysse (sur lui-même, il avait prononcé),
Implorait nos secours... Moi, je l'entends, j'arrive...
Il était étendu, pâle, la voix plaintive ;
Tout son corps frémissait par la peur de mourir.
Mon bouclier le couvre au moment de périr ;
Il vécut !... Ce n'est point un exploit qui m'honore.
A lutter contre moi si tu prétends encore,
Infame ! suis mes pas, rappelle les Troyens,
Ta pâleur, ta blessure et ta lâcheté, viens !
Et sous mon bouclier ose bien me combattre.
Cette blessure, enfin, qui venait de l'abattre,
Dès que je l'ai sauvé, sur le champ disparaît,
Et loin de la mêlée il s'enfuit comme un trait.
Hector vient, il combat ; Jupiter le protège ;
Ulysse n'est pas seul que la frayeur assiège.
Devant le fier Hector les plus braves ont fui ;
C'est moi seul qui l'attends, je me présente à lui,
Je saisis un rocher et cette lourde masse
L'atteignant dans sa course, à vos yeux le terrasse.
Il ose défier le plus brave de nous :
Le sort devait nommer, et, d'accord avec vous,
C'est moi qu'il désigna. Sans lui faire un outrage,
Hector dans ce combat n'obtint pas l'avantage.
Portant sur nos vaisseaux et la flamme et le fer,
Arrivent les Troyens, conduits par Jupiter :
Où donc est maintenant cette voix éloquente ?
Moi, qui leur opposant ma poitrine puissante,
Conservai votre flotte et l'espoir du retour,
J'ose vous demander ces armes en retour.
Et, s'il faut l'avouer, c'est bien plutôt leur gloire
Que la mienne que doit proclamer ma victoire.
A moi, pour leur honneur, on doit avoir recours ;
Moi, je n'ai pas besoin d'invoquer leur secours.
Vous savez mes exploits : qu'Ulysse leur compare
Et Rhésus et Dolon, Pallas, dont il s'empare
En enlevant, la nuit, un prince phrygien.
Il ne fit rien le jour ; sans Diomède, rien.
Si des armes d'Achille à ce prix on hérite,
Qu'on en fasse deux parts, et suivant le mérite,
Admettez Diomède à l'honneur de choisir.
Des armes pour Ulysse ! Il prétend s'en couvrir !
Lui, qui loin d'en user pour frapper sa victime,
Toujours d'un ennemi triompha par un crime.
Ce casque d'or, qui jette un éclat radieux,
Trahirait, dans la nuit, ses complots odieux,
Son poids accablerait cette tête débile,
Et ce bras faiblirait sous la lance d'Achille.
Quoi ! cette oeuvre d'un Dieu, ce vaste bouclier,
Où fut représenté l'univers tout entier,
Couvrirait cette main instruite à la rapine !
Lâche ! Si tu revêts cette armure divine,
Elle va t'écraser. Dans leur aveuglement,
Si les Grecs t'accordaient ce sublime ornement,
Les Phrygiens, bien loin d'éprouver plus d'alarmes,
S'élanceraient sur toi pour t'enlever ces armes.
Tu comptes, je le sais, sur ton agilité
(Ce beau talent jamais ne te fut contesté).
Imprudent ! ton fardeau retarderait ta fuite !
Bien conservé d'ailleurs par ta lâche conduite,
Ton bouclier encor couvre son possesseur.
Le mien, criblé de coups, réclame un successeur.
Pourquoi plus de discours ! qu'à l'épreuve on nous mette !
Nous voulons tous les deux ces armes ? Qu'on les jette
Dans les rangs ennemis ! On les décernera
A celui de nous deux qui les rapportera.

 

HARANGUE D'ULYSSE
Traduite par Jacques Argiot, homme de lettres

Ajax s'était assis ; un murmure propice
Au loin de rang en rang circulait ; mais Ulysse
Est debout à son tour. Son modeste regard
Vers la terre baissé, sur les chefs avec art,
Se lève lentement. On écoute en silence ;
Beau de grâce éloquente, Ulysse ainsi commence :

Si vos voeux et les miens eussent touché le ciel,
La Grèce n'eut point vu ce débat solennel.
De ces armes paré, noble fils de Pélée,
Nous te verrions encor vaincre dans la mêlée.
Mais hélas ! A nos voeux les Dieux ont été sourds
(Là, comme si les pleurs arrêtaient ses discours,
Il essuya ses yeux d'une main hypocrite).
Puisqu'il nous est ravi, qui mieux que moi mérite
Ces armes, du héros, attributs glorieux,
Que moi qui vous conquis son bras victorieux ?
Rude en ses moeurs, Ajax est rude en son langage,
Que pour lui du succès il ne soit point le gage ;
C'est là mon seul désir, et, si ma faible voix
Fit réussir vos voeux et respecter vos droits,
Pour défendre les miens quand cette voix s'exprime,
Veuillez de ses succès ne pas me faire un crime.
Que chacun de ses dons se pare, rien de mieux ;
Quant à tous ces grands mots, titres, naissance, aïeux,
Ils sont l'oeuvre du sort plus que l'oeuvre de l'homme,
Mais enfin, puisque Ajax avec orgueil se nomme
Le sang de Jupiter, n'en suis-je pas le sang ?
Nos degrés sont égaux, égal est notre rang.
Laërte, Arcésius, Jupiter de ma race
Voilà les grands noms ! Là, rien ne demande grâce.
Point de ces meurtriers que l'exil doit punir.
Que dis-je ? Un double tronc aux dieux semble m'unir ;
Par son aïeul ma mère à Mercure remonte.
De ce lustre nouveau qu'on ne tienne aucun compte ;
Si Télamon d'un frère osa percer le sein,
Je ne m'en prévaus point. Votre arrêt souverain
Sur nos mérites seuls doit régler sa justice.
Mais aussi, si le sort, dans un jour de caprice,
Fit naître d'un seul lit Pélée et Télamon,
Qu'Ajax n'y gagne rien ; que notre ambition
Sur nos services seuls en ce grand jour s'appuie
0u, si des droits du sang la règle ici suivie
Décerne cette armure au légal héritier,
Ajax n'y peut prétendre... Ose-t-il le nier ?
Pélée en Thessalie achève sa vieillesse ;
A Scyros de Pyrrhus on forme la jeunesse.
Faudra-t-il envoyer les armes du héros
Aux champs de Thessalie, aux rives de Scyros ?
D'Achille Ajax se dit le frère ; il exagère ;
Mais encore Teuxuer en est-il moins le frère ?
Il ne demande rien pourtant. Teucer se tait ;
Obtiendrait-il le prix, s'il nous le disputait ?
Ainsi donc, Grecs, témoins d'une lutte si belle
Dans nos services seuls renfermez la querelle.
Si je voulais des miens vous retracer le cours,
Trop longtemps je devrais prolonger ce discours.
Je l'essaierai pourtant. Remontant notre histoire,
Je dirai ce qu'a pu retenir ma mémoire.
Achille vient au jour ; et sa mère Thétis
Sait qu'une prompte mort est promise à son fils :
Un menteur vêtement, innocent stratagème
A trompé tous les yeux et ceux d'Ajax lui-même.
Comme une fille Achille à Scyros élevé
A l'amour de Thétis peut être conservé.
Moi, j'arrive à Scyros ; marchand par circonstance,
Je présente à la Cour des bigoux, une lance,
De précieux tissus, un casque, un bouclier,
Dont l'aspect devait seul trahir un coeur guerrier.
Achille a tressailli sous sa fausse tunique ;
A peine saisit-il et le casque et la pique,
Fils des Dieux, ai-je dit, le céleste courroux
A condamné Pergame à périr sous vos coups.
Dites, ferez-vous grâce à la superbe Troie ;
Trahirez-vous les Dieux ? Et, sans lâcher ma proie,
Je rends le noble Achille à ses nobles destins.
A moi donc les exploits de ses vaillantes mains !
De Télèphe c'est moi qui châtiai l'audace,
Et, touché de ses pleurs, réparai sa disgrâce.
Si Thèbe a succombé, si fume encor Lesbos,
Murs chéris d'Apollon, si Chryse et Ténédos
Et Scyros et Sylla nous ouvrirent leurs portes ;
Lyrnesse aux hautes tours, aux murailles si fortes,
De tes vastes débris si tu couvres les champs,
C'est à moi que sont dus ces succès éclatants.
Abrégeons ce récit. Aux dépens de ma gloire,
La Grèce demandait une grande victoire ;
Dans nos rangs tous les jours Hector portait la mort ;
Je vous amène Achille, et sous lui tombe Hector,
Ou plutôt c'est par moi qu'il mordit la poussière.
Eh bien, Grecs ! en retour de l'armure première
Qui d'Achille ignoré révéla la valeur,
Saint dépôt, confié jadis à son grand coeur.
Aujourd'hui qu'il n'est plus, souffrez que je réclame
Ces armes dont naguère il effrayait Pergame.
Ulysse, je le sens, ne les dépare pas.
Je poursuis : Partageant l'affront de Ménélas,
La Grèce veut punir un ravisseur perfide.
Déjà mille vaisseaux couvrent les ports d'Aulide.
Nous appelons le vent ; mais le vent obstiné,
Ou dort, ou lance aux cieux l'Océan mutiné.
Le Ciel veut qu'à Diane, Atride sacrifie
Sa fille, doux trésor, l'aimable Iphigénie.
A cet ordre odieux, Atride révolté,
Gémit, pleure et des Dieux maudit la cruauté ;
Car, dans le sein du roi battait un coeur de père.
Mes soins ont par degrés consolé sa misère :
Je fis parler le Ciel, la patrie et l'honneur.
Ici je J'avouerai, non sans quelque pudeur,
(Pour vous Agamemnon, pardonnez ma franchise,)
Dans cette ingrate cause à mon zèle commise,
Longtemps le cri du sang couvrit leur grande voix.
Atride n'est plus père ; enfin le Roi des Rois
A la gloire, à la Grèce immolera sa fille ;
Mais cette fille absente, orgueil de sa famille,
D'une mère est l'idole : il la lui faut ravir ;
A ce meurtre pieux la faire consentir :
Qui pourrait s'en flatter ? A tromper sa tendresse
Il faut qu'un homme habile applique son adresse.
Qu'Ajax s'en fut chargé, nos mâts impatients
Accuseraient encor le silence des vents.
Plus sage, Agamemnon, vous en chargez Ulysse,
Et Clytemnestre accuse encor mon artifice.
Nous arrivons ; Pergame alors dans sa splendeur
A reçu dans ses murs un député sans peur :
Ulysse. On le voulait, notre cause était juste ;
J'osai franchir le seuil de ce Sénat auguste.
Je l'ai vu. Mille chefs, par la guerre illustrés,
De cette enceinte encore assiégeaient les degrés.
Occupé de nous seuls, insensible à la crainte,
J'expose avec chaleur notre commune plainte ;
Je redemande Hélène et j'accuse Pâris.
D'Anténor, de Priam, j'ai gagné les esprits ;
A nos justes désirs tous deux semblent propices ;
Mais l'infâme Pâris, ses frères, ses complices,
Ont juré que ces voeux ne s'accompliront pas.
Déjà leurs bras levés... Généreux Ménélas,
Vous en fûtes témoin ; car, dans cette journée,
A vos périls déjà s'unit ma destinée.
Ici je pourrais bien rappeler à la fois
Et mes sages conseils et mes brillants exploits,
Quand un siège trop long lassait notre espérance,
Mais ce serait aussi lasser votre indulgence.
Après de vains combats, fuyant le champ de Mars,
Où s'apprêtaient pour lui de périlleux hasards,
L'ennemi s'enferma dans ses hautes murailles.
Durant neuf mois entiers le clairon des batailles
Resta muet. Ajax, que faisiez-vous alors ?
Ce courage brutal et ces muscles si forts,
Que nous en revient-il ? Moi, toujours à la peine,
J'essayais d'attirer l'ennemi dans la plaine,
J'épiais ses convois, j'ordonnais des travaux,
D'un fossé protecteur j'entourais nos vaisseaux.
Quand tous désespéraient, moi seul actif et ferme,
D'un siège aux longs ennuis je vous montrais le terme ;
Je consolais l'armée, et mes habiles soins
Ont, en dépit des mers, prévenu ses besoins.
Messager empressé, partout où l'on m'envoie,
Avec succès pour vous mon zèle se déploie.
Voilà ce que j'ai fait. - Du grand Agamemnon
Un songe menaçant abuse la raison :
Ilion est sauvé ! Jupiter le protège.
Atride fait cesser les vains apprêts du siège,
Il veut, il peut partir. La voix de Jupiter
Le justifie assez ; mais cet Ajax si fier
Le peut-il ? A grands cris qu'il demande Pergame,
Des mains du matelot qu'il arrache la rame,
Et, puisqu'enfin Ajax n'est propre qu'aux combats,
Qu'il s'arme ! qu'il combatte ! A nos pâles soldats
Qu'à force de valeur il rende le courage !
Certes pour un guerrier, si vain dans son langage,
L'effort était vulgaire. Eh bien ! Ajax a fui.
Je l'ai vu de mes yeux, et j'en rougis pour lui ;
Ajax, le grand Ajax fuit perdu dans la foule ;
Au vent sa lâche voile à sa voix se déroule.
Mais moi : «Que faites-vous, criai-je, mes amis ?
Quel funeste vertige égare vos esprits ?
Quoi ! vous aurez vieilli sous les murs de Pergame !
Pergame va tomber ; de son impure flamme
Pâris, Pâris enfin va recevoir le prix,
Et vous abandonnez et Pergame et Pâris !
Après dix ans d'exil, de travaux, de souffrance,
Nous aurons donc la honte, ô Ciel ! pour récompense !»
A ma douleur ainsi ma voix donnait l'essor.
Ces reproches amers, d'autres plus vifs encor,
Des vaisseaux prêts à fuir ont ramené l'armée.
Atride dans sa tente, au vulgaire fermée,
A rassemblé les chefs, pâles, tremblants d'effroi ;
Ajax y vient ; là-même il est muet. Eh quoi !
Pas un mot ! Vous n'osez conseiller le courage !
Et pourtant à nos lois s'il faut verser l'outrage,
Il se trouve en Thersite ! (Ah ! je l'en sus punir !)
Je parle haut : ma voix les a tous fait rougir ;
Ma voix ranime en eux la confiance éteinte.
Plus de départ ; non, non. C'en est fait, plus de crainte.
C'est aux ennemis seuls à trembler désormais.
Ainsi, depuis ce jour, ô Grecs, tous les hauts faits
Qui d'Ajax repentant ont signalé l'audace ;
Ces hauts faits sont à moi de qui la main se lasse,
Quand il fuit lâchement, à le traîner ici.
Aussi, dites, a-t-il parmi nous un ami ?
Qui le vante ou le cherche ? Au lieu qu'à Diomède
Souvent, vous le savez, ma valeur fut en aide.
Diomède m'estime ; il compte sur ma foi ;
S'il veut dans les dangers un compagnon, c'est moi ;
Entre tous c'est moi seul dont cette préférence
A naguère honoré le bras et la prudence.
Elu de Diomède ! Ajax, n'est-ce donc rien
Que ce nom glorieux ! A mes yeux il vaut bien
L'aveugle loi du sort dont votre orgueil se pare.
Je pars donc, fier du choix qui pour moi se déclare.
Double danger : la nuit, un ennemi nombreux,
N'ont point fait reculer mon zèle généreux.
Un Phrygien, Dolon, eut le même courage ;
Mais mon bras l'a saisi, sur son obscur message,
Des desseins de Pergame et de tous ses apprêts,
Je le force à parler. Il livre ses secrets,
Et soudain à mes pieds je terrasse le traître.
Je sais tout. Rentrerai-je ? 0h ! j'en étais bien maître.
Je pouvais, sans péril, rejoignant mes amis,
Recevoir les honneurs que je m'étais promis.
Nais ce premier succès remplit mal mon attente.
Du farouche Rhésus j'apercevais la tente ;
J'y cours, j'entre en vainqueur, et bientôt ce Rhésus
Meurt avec ses amis sous mes coups imprévus,
Et ses armes, son char, ses coursiers, ses cavales
Prêtent à mon retour leurs pompes triomphales.
Pour sa nuit, s'il vivait, noble Achille, un Dolon
De ses divins coursiers espérerait le don.
Peut-on me refuser les armes, noble Achille ?
Et dira-t-on qu'Ajax plus qu'Ulysse est utile,
Qu'il sert mieux la patrie et les mérite mieux ?
Dirai-je les exploits de mon bras furieux,
Lorsque de Sarpédon j'enfonçai la phalange,
Et couvris les sillons d'une sanglante fange ?
Dirai-je Noémon, Iphitide, Halius,
Alcandre, Prytanis, Alastor, Chromius,
Grands guerriers dont mon glaive a moissonné la vie ?
Eunomus que du sort persécute l'envie,
Vaillant Cheridamas, impétueux Thoon,
Choerops, et vous, guerriers de moins illustre nom,
Qu'au devant de mes pas votre malheur envoie,
Dirai-je de quels coups sous les remparts de Troie
Vous tombâtes alors mortellement atteints ?
Souvent même ces lieux de mon sang furent teints.
Oui, Grecs, pour proclamer ses glorieux services
Ulysse peut montrer de nobles cicatrices,
Mais ne l'en croyez pas ; n'en croyez que vos yeux.
Regardez ; le voilà, Grecs, ce sein généreux,
(Et sa main aussitôt à leurs regards l'expose)
Ce sein, qui s'oubliait pour la commune cause,
Porte de ma valeur les éclatants témoins ;
Mais Ajax, lui, pour vous il se prodigue moins ;
De son précieux sang il fut toujours avare ;
Son sein est vierge encor des flèches du barbare.
Mais les Troyens, par Jupiter conduits,
Menaçaient vos vaisseaux. Les Grecs s'étaient enfuis :
Ajax seul en ce jour fut ce qu'il devait être ;
Il le fut ; devant lui j'aime à le reconnaître.
On ne me vit jamais bassement envieux,
Rabaisser d'un rival les succès glorieux ;
Mais encore qu'Ajax mesure son langage :
D'autres dans cette gloire ont des droits en partage
Et l'orgueilleux Ajax veut seul la part de tous.
Peut-être aurait-il dû se souvenir de vous,
Rendre au moins quelque honneur, Grecs, à votre assistance,
De Patrocle surtout rappeler la vaillance,
Qui, lorsque avec Ajax nos vaisseaux assaillis
Allaient tous s'embraser aux yeux des ennemis,
Accourant plein d'ardeur sous les armes d'Achille,
Refoula les Troyens des vaisseaux vers la ville.
Ecoulez donc Ajax : Ajax vous dit encor
Qu'il osa seul répondre aux fiers défis d'Hector.
Atrides, Mérion, Diomède, moi-même ;
Pas un seul mot pour nous, lui s'offre le neuvième.
C'est au stupide sort qu'il dut le premier rang,
Et d'Hector il se dit l'unique concurrent !
Mais au moins contre lui que votre ardeur se montre :
Répondez, grand guerrier ; dites, cette rencontre,
Quel en fut le succès? Vous menacez en vain ;
Hector vous lasse ; il rentre et tout son corps est sain ;
Hector ne fut pas même effleuré par vos armes.
Je dois donc l'invoquer ce jour d'amères larmes
Qui vit tomber, frappé d'un sacrilège dard,
Cet Achille, des Grecs le plus ferme rempart !
Regrets, larmes, dangers, de mon coeur magnanime
Rien ne put arrêter l'emportement sublime.
J'accours, et de ces bras, oui, de ces bras pieux,
De ces bras que naguère un rival envieux
N'a pas craint d'outrager par d'amères paroles,
Je chargeai, sans fléchir, mes robustes épaules,
Et de la noble armure et de l'illustre mort ;
Et je vins vous les rendre. Eh bien ! suis-je assez fort ?
Si je dois la porter encor, le bras d'Ulysse,
Allez, saura suffire à ce rude service ;
Son coeur, son coeur surtout, de ce prix honoré,
N'en sera pas, ô Grecs, vainement décoré.
Quoi ! chef-d'oeuvre de l'art, cette savante armure
D'un stupide soldat deviendrait la parure !
Pour une mère en pleurs l'industrieux Vulcain
Se plut à l'enrichir des travaux de sa main.
Pourquoi ? Pour que d'Ajax l'épaisse intelligence
Pût y trouver un jour le prix de l'ignorance !
Car ces jeux merveilleux du butin immortel,
La terre, ses cités et la voûte du ciel,
Et le vaste Océan et les tristes hyades,
Le glaive d'Orion, les brillantes pléiades,
L'Ourse au-dessus des mers perpétuant son cours,
Sont de trop hauts secrets pour ses esprits trop lourds.
A cette noble armure Ajax ose prétendre !
Obtiendra-t-il de vous ce qu'il ne peut comprendre !
De la guerre, dit-il, j'évite les hasards ;
Lorsque vous combattiez déjà sur ces remparts,
Ma tardive arrivée indigna sa grande âme.
Le simple ! il ne voit pas qu'en m'appelant infâme,
Au magnanime Achille il lance ces affronts.
Mais quel fut donc enfin mon crime, Ajax ! Voyons.
Ma feinte ? Je feignis, oui ; mais avec Achille.
Mes retards ? Ma défense ici sera facile :
Avant Achille au camp Ulysse fut rendu.
Une épouse fidèle, oui, m'avait retenu ;
Tendre mère, Thétis, retenait son Achille.
Une épouse! une mère ! Ah ! leur tendresse habile
A su nous dérober quelques instants bien courts !
Mais depuis lors nos bras vous ont servis toujours.
Bien loin que de ce tort, Grecs, je me justifie,
Coupable avec Achille, ah ! je m'en glorifie.
Vous, loin de me flétrir, sachez-moi quelque gré ;
Ce fut par moi qu'Achille ici vous fut livré.
Dites : quand on cessa d'accuser mon absence,
Est-ce Ajax que nommait votre reconnaissance ?
Mais d'un instinct brutal quand il subit la loi,
Que ses grossiers propos s'acharnent contre moi.
Faut-il s'en étonner ? Eh ! nobles chefs, sa rage,
A vous-mêmes ici n'épargne point l'outrage.
Pour son crime à la mort Palamède est traîné ;
Ulysse l'accusait ; vous l'avez condamné.
Si je fus criminel, n'étes-vous pas coupables ?
Ah! d'un crime trop vrai, signes irrécusables,
Mes trésors enfouis parlèrent à vos yeux.
Vous le vîtes alors ce larcin odieux.
Etonné, confondu, l'avide Palamède,
Contre la vérité, qui le presse et l'obsède,
Se consume sans fruit dans un dernier effort.
Non ce n'est point sur nous que retombe sa mort.
Seul au trépas son crime a dévoué sa tête.
Qu'on ne me parle pas non plus de Philoctète.
Aux rives de Lemnos s'il vit abandonné,
Défendez-vous, ô Grecs, vous l'avez ordonné.
Ce que j'ai fait, ici je l'avouerai sans peine :
Les travaux de la guerre, une course lointaine,
Devaient de sa blessure irriter les douleurs.
Ami de Philoctète, ému de ses malheurs :
«Infortuné, lui dis-je, arrêtez-vous dans l'île,
Essayez du repos l'influence tranquille :
Par la fatigue, ami, votre douleur s'aigrit».
Philoctète me crut, et Philoctète vit.
L'avis que je donnai fut un avis sincère ;
Cet avis au mourant fut aussi salutaire,
Et le succès répond de sa sincérité.
Puisqu'aujourd'hui Calchas, par vos soins consulté,
A détruire Pergame appelle Philoctète ;
S'il faut qu'à l'amener l'un de nous deux s'apprête,
Ne songez point à moi, Grecs, Ajax saura mieux
Comment on peut fléchir ce héros furieux.
Oui, oui, d'Ajax l'adresse et la douce éloquence
Sauront mieux endormir sa haine et sa souffrance.
Vraiment le Simoïs remontera son cours,
A Pergame la Grèce offrira ses secours,
La cime de l'Ida perdra son frais ombrage,
Avant que votre esprit, votre grossier langage,
A la patrie, Ajax, vaillent quelque succès,
S'il arrivait qu'un jour ses droits, ses intérêts
N'eussent plus dans Ulysse un défenseur fidèle.
Philoctète, écoutez : Votre haine mortelle
Pour les Grecs, pour moi-même et pour Agamemnon
N'a pu trouver encor d'assez infâme nom.
Eh bien ! aux Dieux d'enfer, ou dévouez ma tête,
Souhaitez dans vos maux qu'aux mains de Philoctète
Un Dieu réparateur livre Ulysse vivant,
Que vos lèvres un jour s'abreuvent de mon sang ;
Préparez de vos mains le plus cruel supplice
Qui puisse vous venger des cruautés d'Ulysse.
Quels que soient cette haine et cet ardent courroux,
Si la Grèce l'ordonne, Ulysse ira vers vous ;
Ulysse apaisera votre douleur profonde,
Et si des immortels la faveur le seconde,
Vos flèches, que de Troie appellent les destins,
Soumises à ma voix, tomberont de vos mains.
Grecs ! cet oracle est sûr. Acceptez-le d'avance ;
Oui, je saurai répondre à votre confiance.
Comme je sus pour vous enlever Hélénus,
Dépositaire saint de secrets inconnus,
De promesses du Ciel qui protégeaient Pergame,
Comme de ses destins je découvris la trame ;
Comme à travers les rangs des bataillons troyens,
Trompant l'oeil attentif de ses nombreux gardiens,
Je parvins jusqu'au fond du sacré sanctuaire
Et ravis de Pallas l'image tutélaire.
Ainsi donc c'est Ajax qui se compare à moi.
Des destins, il le sait, l'inexorable loi,
De Pergame à jamais nous interdit l'entrée,
Si nous ne possédions l'image révérée.
Où donc était alors Ajax, ce grand héros ?
Le vit-on se répandre en superbes propos ?
D'où vient donc son effroi ? Pourquoi faut-il qu'Ulysse
Se livrant à la nuit vers Ilion se glisse ;
Qu'il échappe aux regards des gardes vigilants ;
Que sans peur, au milieu des glaives menaçants,
Il gravisse les murs, la haute citadelle,
Qu'il s'introduise au temple où siège l'immortelle,
L'enlève, et revenant entouré d'ennemis,
Dépose sa conquête aux mains des Grecs ravis.
Si j'eusse alors d'Ajax imité la prudence,
En vain s'agiterait son bouclier immense.
Dans cette nuit, de Troie Ulysse fut vainqueur ;
Car c'était l'être, ô Grecs, que d'être possesseur
Du céleste présent qui la fit invincible.
Allez, je vous entends, rival trop irascible ;
Vous murmurez ! Vos yeux, par la haine troublés,
Désignent Diomède aux juges assemblés.
Diomède a tout fait, si l'on doit vous en croire ;
Sans doute Diomède aura sa part de gloire,
Car seul à ce haut fait il vint s'associer ;
Mais vous, étiez-vous seul quand votre bouclier
Protégea noblement notre flotte alarmée ?
Avec moi vint un homme, avec vous fut l'armée.
Diomède sait bien que dans ces grands débats
On ne doit pas le prix à la vigueur des bras ;
Que devant la raison le courage s'abaisse ;
Car, sans ce haut respect qu'inspire la sagesse,
Diomède lui-même et le fils d'Andrémon,
Le noble Idoménée et le fier Mérion,
Le puissant Ménélas et l'ardent Eurypile
Brigueraient à l'envi l'héritage d'Achille,
Car eux aussi sont forts, ces illustres héros !
Aux jeux sanglants de Mars ils sont tous vos égaux ;
Mais aussi du génie ils connaissent l'empire :
Qu'Ulysse se présente et chacun se retire.
Vous portez à la guerre un bras plein de vigueur ;
Moi, la raison qui sait en modérer l'ardeur.
A votre corps de fer, ce qui manque, c'est l'âme ;
Moi, je me voue aux soins que l'avenir réclame.
Vous combattez, Ajax ; moi, plus chef que soldat,
J'indique à notre chef le moment du combat.
Vous servez par le corps, moi par l'intelligence.
Autant du nautonnier la mûre expérience
L'emporte sur l'effort de l'ignorant rameur ;
Autant sur le soldat à la brute valeur,
L'emporte un général au prévoyant génie ;
Autant par la prudence à la valeur unie
Sur vous, Ajax, l'emporte Ulysse aux yeux de tous.
Certes, ma main aussi frappe de rudes coups ;
Mais l'esprit qu'elle sert est plus puissant encore.
C'est ce puissant esprit dont surtout je m'honore.
Toute force est en lui ; seul il fait ma valeur.
Vous, par ce noble prix, chefs, sachez rendre honneur
Au gardien vigilant des droits de la patrie ;
Si pour vous dans les soins je consume ma vie
Ah ! d'un titre éclatant couronnez mes bienfaits.
De nos rudes travaux enfin le terme est près ;
Des destins j'ai forcé la puissance invisible.
De Pergame en rendant la ruine possible,
C'est moi qui renversai ses remparts odieux.
Par cet espoir prochain qui sourit à nos voeux,
Par ces murs d'Ilion dont la chute s'apprête,
Par ces Dieux d'Ilion devenus ma conquête,
Par les nouveaux efforts réservés à ma main,
S'il faut que d'Ilion le rebelle destin
De ma sagesse encore exerce la puissance,
Vous rappelant, ô Grecs, mon zèle et ma constance,
Qui peuvent vous servir en des périls nouveaux,
Accordez cette armure à mes nobles travaux.
Ou, sinon, qu'à Pallas votre arrêt la réserve !»
Il dit, et de la main, il désigne Minerve.

Ces deux traductions de Louis Fabre et Jacques Argiot ont été publiées dans le XVIIIe bulletin de la Société Agricole, Scientifique et Littéraire des Pyrénées Orientales, pp.476-496, Perpignan (1870)