Tragédie en cinq actes, représentée par les Comédiens du Roi,
sur le second Théâtre français, le samedi 23 octobre 1819

Acte III Acte V

Acte IV

Scène 1
Lorédan, Amélie

LOREDAN.
Vous daignez, par égard au malheur qui l'accable,
Accorder l'entretien que demande un coupable !
Un banni !...

AMELIE.
Quels regards ! ah ! vous m'épouvantez.
Laissez-moi m'éloigner, laissez-moi fuir...

LOREDAN.
Restez.
Contraint d'abandonner les lieux qui m'ont vu naître,
Je vous quitte, Amélie, et pour toujours peut-être ;
Sans cesse importuné de témoins odieux,
Faudra-t-il vous forcer d'entendre mes adieux ?
Un horrible soupçon me tourmente et me ronge ;
Délivrez-moi du trouble où ce doute me plonge :
Gardez de me tromper, songez que je vous vois,
Que je vais vous parler pour la dernière fois.

AMELIE.
Expliquez-vous, seigneur. (à part) Ah ! je frémis d'avance.

LOREDAN.
Je veux savoir de vous si la reconnaissance,
Si l'amour, les serments reçus par l'Eternel,
La ferveur qu'on étale au pied de son autel,
Si le respect profond des droits de la nature,
Ne sont qu'un jeu cruel, un piège, une imposture.

AMELIE.
Vos étranges discours redoublent mon effroi.

LOREDAN.
Vous pouvez sans remords lever les yeux sur moi ...
Une lettre en secret tantôt vous fut remise ...

AMELIE.
Il est vrai.

LOREDAN.
Dans vos mains on ne l'a pas surprise ?

AMELIE.
Non.

LOREDAN.
Qu'en avez-vous fait ?... Contiens-toi, malheureux.
Montrez-moi cet écrit... il le faut... je le veux !...

AMELIE.
Mes yeux s'ouvrent enfin, la raison m'est rendue,
Pour mesurer l'abîme où je suis descendue.
Accablez-moi, seigneur, je l'ai trop mérité.
Mes coupables transports, mes feux ont éclaté.
Montfort...

LOREDAN.
Perfide amante, épouse criminelle,
Quel nom laisse échapper votre bouche infidèle !
Lui seul il vous accuse ! Ah ! cette trahison
Est horrible, inouïe, indigne de pardon.
Pâle, vous attendez l'arrêt qui va la suivre...
Ne craignez point... vivez... je vous condamne à vivre,
A traîner dans les pleurs des jours empoisonnés
Par tous les noirs chagrins que vous m'avez donnés.
Puisse le digne objet d'une flamme si pure,
Volage comme vous et comme vous parjure,
Eveiller dans vos sens, de terreur dévorés,
Les jalouses fureurs dont vous me déchirez !
Puisse-t-il, méprisant vos larmes vengeresses,
Repousser d'un sourire et glacer vos tendresses !
Vous gémirez trop tard sur le sort d'un époux,
Si lâchement trompé, proscrit, chassé par vous...
O fatale beauté que j'aimai sans partage,
Qui t'honora jamais d'un plus constant hommage ?
Mon dévoûment pour toi te fut-il bien connu ?
Quel ordre, quel désir n'ai-je pas prévenu ?
Que ne me dois-tu pas, trop ingrate Amélie ?
Et tu m'as tout ravi : biens, honneur et patrie !

AMELIE.
Non, vous ne mourrez pas sur quelque bord lointain ;
Montfort va révoquer ce décret inhumain ;
Montfort contre mes pleurs ne pourra se défendre...
Non, je cours à ses pieds...

LOREDAN.
Eh ! qu'oses-tu prétendre ?
Tu peux en m'exilant payer tous mes bienfaits,
Me perdre, m'immoler ; mais m'avilir, jamais,
Mes maux sont ton ouvrage, ils seront ma vengeance ;
Toi, qui fus sans pitié, souffre sans espérance.
Je puis t'abandonner ; oui, je mourrai content,
J'ai corrompu ta joie et te laisse en partant
Ces remords assidus, cruels, inexorables,
Que l'Eternel attache au bonheur des coupables.
A mes yeux plus longtemps tremble de te montrer ;
J'ignore où la fureur me pourrait égarer !

AMELIE.
Réservée aux douleurs dont ma faute est suivie,
Je ne méritais pas qu'il m'arrachât la vie.

Scène 2
Lorédan

LOREDAN.
C'en est fait ! à la fuir je me suis condamné.
Ah ! peut-être un Français, Montfort, eût pardonné !
Eh quoi ! ne puis-je encor... moi, que je la rappelle !...
Périsse la perfide et Montfort avec elle.

Scène 3
Lorédan, Procida

PROCIDA.
Oh ! que l'incertitude est un affreux tourment,
Et qu'une heure d'attente expire lentement !
Nos conjurés, mon fils tardent bien à paraître.

LOREDAN.
Ils viendront assez tôt pour fléchir sous un maître.
Nous allons de Montfort embrasser les genoux !

PROCIDA.
Peut-être...

LOREDAN.
Contre lui que peut notre courroux ?
Gaston veille en ces lieux ; le tromper, le séduire,
Vous ne l'espérez pas.

PROCIDA.
Il ne peut plus me nuire.

LOREDAN.
Comment ?...

PROCIDA.
Nous parcourions ces portiques déserts,
Qui des murs du palais dominent sur les mers.
J'observe, il était seul. Soudain je prends ce glaive,
Je me retourne et frappe ; il tombe, je l'enlève,
L'abîme l'engloutit, et sa mourante voix
M'accuse au sein des flots pour la dernière fois.

LOREDAN.
Mais ne craignez-vous pas que bientôt son absence ?...

PROCIDA.
Il est de ces instants où l'audace est prudence...
Montfort pour reposer vient d'éloigner sa cour ;
Il sommeille, accablé par la chaleur du jour...

LOREDAN.
Qu'osez-vous méditer ?

PROCIDA.
Nos amis vont m'entendre.
Malheur à l'imprudent qui nous viendrait surprendre !
(Il descend au fond du théâtre, d'où l'on découvre
la cathédrale et les principaux monuments de Palerme
.)
O berceau d'un grand peuple ! ô cité que mes yeux
Ont vu libre en s'ouvrant à la clarté des cieux !
Dans tes remparts sacrés j'ai reçu la naissance ;
Reçois la liberté de ma reconnaissance !

LOREDAN.
Vous me rendez l'espoir.

PROCIDA.
Toi, qui nous as trahis,
Je te crois digne encor de sauver ton pays.
Ta faute inspire à tous un mépris légitime ;
Choisis pour l'expier quelque grande victime.
Ils viennent, je les vois.

Scène 4
Les précédents, Salviati, Fondi, Philippe d'Aquila, Oddo,
Borella, Loricelli, Selva, etc, conjurés

SALVIATI.
Nous voici rassemblés.
La mort plane sur nous, le temps presse, parlez.

PROCIDA.
Selva, Loricelli, veillez sous ces portiques.
(Aux conjurés.)
Ministres généreux des vengeances publiques,
Vous dont trois ans d'attente ont éprouvé la foi,
Je vous connus toujours incapables d'effroi ;
Votre dessein m'étonne, amis, et je dois croire
Qu'un parti si honteux révolte votre gloire.
Je ne vous blâme point : l'impuissance d'agir
Le commandait peut-être, et défend d'en rougir ;
Mais au glaive étranger avant d'offrir ma tête,
J'ai voulu vous soumettre un doute qui m'arrête :
Nos torts par un aveu seront-ils expiés ?
Quand ces fiers ennemis nous tiendront à leurs pieds,
Qui peut vous assurer que leur reconnaissance
Vous accorde un pardon que vous payez d'avance ?

SALVIATI.
Il serait dangereux d'oser nous punir tous.

PROCIDA.
Eh ! qui choisiront-ils ? prêt à mourir pour vous,
S'ils ne frappent que moi, je bénis mon supplice ;
Mais je crains leur clémence autant que leur justice.
L'intérêt pour un temps peut détourner leurs traits ;
On saura tôt ou tard vous créer des forfaits ;
Et, brisant par degrés le noeud qui vous rassemble,
Punir séparément ceux qu'on épargne ensemble.
Est-il un seul de vous qui ne tremble pour lui ?
Demain il périra s'il échappe aujourd'hui.
Oui, vous périrez tous. Vous demandez la vie...
Ah ! souhaitez plutôt qu'elle vous soit ravie.
De leur bonté superbe il faudrait l'acheter
Au prix de tous les biens qui la font regretter.
Descendez de ce rang que la gloire environne ;
Les vainqueurs sont jaloux du pouvoir qu'il vous donne ;
Ils ne pardonneront qu'en vous affaiblissant :
Tant qu'on est redoutable on n'est point innocent.
Vous espérez en paix jouir de vos richesses ?
Ne vous en flattez pas, ils craindraient vos largesses,
Ces noms que huit cents ans Palerme a révérés,
Ils vous resteront seuls, vous les déshonorez.
Insensés ! vous payez de votre ignominie
Les tourments mérités d'une lente agonie.
Est-ce donc vivre, ciel! que trembler de mourir,
Que d'obéir toujours, que de toujours souffrir,
Ou, nourris des bienfaits d'une cour étrangère,
D'y cacher de son sort l'opprobre et la misère ?
Hélas ! si vous fuyez, par vous abandonné,
A quel sceptre pesant ce peuple est enchaîné !
Dans ses maux à venir contemplez votre ouvrage ;
De ses persécuteurs vous irritez la rage ;
Tout deviendra suspect à leur autorité :
L'effroi chez les tyrans se tourne en cruauté.
Ils vont, sous les couleurs d'une feinte prudence,
Par des pleurs et du sang cimenter leur puissance,
Sur des débris nouveaux l'affermir, l'élever.
J'ai perdu la Sicile en voulant la sauver.

LOREDAN.
Qu'ai-je fait, misérable ?

SALVIATI.
O trop funeste image !

PHILIPPE D'AQUILA.
De nos tristes enfants voilà donc l'héritage !

PROCIDA.
Grand Dieu ! si la fortune eût servi nos efforts,
L'équité renaissait pour consoler ces bords :
Les lois de nos aïeux, auprès du trône assises,
Resserraient du pouvoir les bornes indécises.
Don Pèdre commandait ; par vos mains couronné,
Amis, c'est par vos mains qu'il aurait gouverné.
Vous marchiez après lui les premiers de l'empire.
Instruit du noble but où votre espoir aspire,
Je n'entreprendrai point de surprendre vos coeurs
A tous ces vains appâts des trésors, des faveurs,
Des hautes dignités dont sa prompte justice
Voulait récompenser un si rare service.
Ces honneurs séduisants ne vous ont point tentés ;
Je le sais, j'en suis fier, mais vous les méritez.
Qu'au timon de l'état votre roi vous rappelle,
Borella, c'est un prix qu'il doit à votre zèle.
Oddo, vous pouviez seul, réparant nos revers,
Des flottes d'un brigand balayer nos deux mers.
O brave d'Aquila ! pleurez sur votre gloire :
Vous choisissant pour guide aux champs de la victoire
Don Pèdre aurait fixé le destin des combats,
Et le nom d'un tel chef eût créé des soldats.
Que le nouveau monarque élu par la Sicile
Aux talents, aux vertus ouvrait un champ fertile !
Ouel destin pour vous tous, vous, son plus ferme appui.
De verser ses bienfaits ou de vaincre pour lui,
De partager ces soins de la grandeur suprême,
Qui font chérir un prince à des sujets qu'il aime,
D'entendre un peuple entier vous nommer ses sauveurs !
Voilà les titres vrais, les immortels honneurs ;
C'est là l'ambition qui trouble une grande âme,
Celle que j'aime en vous, la seule qui m'enflamme !
Ah ! s'il n'est point d'exploit plus beau pour notre orgueil,
Que de ressusciter la patrie au cercueil,
Est-il un prix plus doux et plus digne d'envie,
Que de la rendre heureuse après l'avoir servie ?

PHILIPPE D'AQUILA.
Pourquoi nous déchirer de regrets superflus ?

SALVIATI.
A quel parti fixer nos voeux irrésolus ?

ODDO.
N'est-il donc plus d'espoir ?

SALVIATI.
Resterons-nous esclaves ?

LOREDAN.
C'est trop d'incertitude ; il faut mourir en braves !

PROCIDA.
Non pas mourir, mais vaincre et venger à la lois
Votre Dieu, vos foyers, et le sang de vos rois.
De vos projets, dit-on, la trame est découverte :
On vous trompe, et vous seuls méditez votre perte.
Croyez-moi, vos tyrans, loin de vous redouter,
Semblent s'offrir aux coups que vous n'osez porter.
Un fort mieux défendu trompe votre espérance :
Accusez le hasard et non leur prévoyance.
Ce soin reste sans but, si tout est ignoré ;
Il est insuffisant, s'ils ont tout pénétré.
N'ont-ils que des soupçons ? gardez qu'ils s'éclaircissent !
Le choix nous reste encor ; mourons ou qu'ils périssent !
L'absence de Fondi m'a troublé comme vous ;
Quelle était notre erreur ? je le vois parmi nous.
Choisi pour présider aux plaisirs d'une fête,
Il dirigeait ces jeux dont la pompe s'apprête.
La mer nous interdit tous secours étrangers :
L'audace vaut le nombre et croît par les dangers.
Le retour des proscrits couronnait l'entreprise :
Qui la décidait ? nous ; l'instant nous favorise.
Déjà, par la prière aux autels rappelé,
Le peuple dans le temple en foule est assemblé.
Offrons un sacrifice affreux, mais nécessaire,
Apparaissons soudain au pied du sanctuaire ;
Courons le glaive nu, le bras ensanglanté,
En proférant ces mots : Vengeance et liberté !
Que cette multitude, au carnage animée,
Se lève devant nous et devienne une armée.
Soutenons la valeur de ces soldats nouveaux,
Par nos deux cents guerriers vieillis sous les drapeaux.
Pour arrêter mes pas quelques faibles cohortes
Du palais à la hâte ont occupé les portes ;
Prévenons leur défense, et le fer à la main,
Dans leurs rangs dispersés ouvrons-nous un chemin...
Ecoutez... l'airain sonne, il m'appelle, il vous crie
Que l'instant est venu de sauver la patrie.
Vous frémissez, amis, d'un généreux transport ;
Je le vois, ce signal est un arrêt de mort.
Venez, le coeur rempli d'une sainte assurance,
Reconquérir vos droits et votre indépendance ;
Venez, allons venger nos femmes et nos soeurs :
Que Palerme se plonge au sang des oppresseurs.
Frappons, et de leur tête arrachons la couronne.
A ces profanateurs, que Dieu nous abandonne,
Rendons guerre pour guerre et fureur pour fureur :
Dieu les terrassera d'une invincible horreur...
Il promet à vos mains la victoire et l'empire...
Venez, marchons, c'est lui, c'est Dieu qui nous inspire !

SALVIATI.
Que Montfort sous nos coups succombe le premier !

LOREDAN.
Montfort !

PROCIDA.
Ne tardons pas...

LOREDAN.
Tous contre un seul guerrier
Plongé dans le sommeil... mais un bras doit suffire :

PROCIDA.
Eh ! qui le frappera ?

LOREDAN. Moi !

SALVIATI.
Vous ! qu'osez-vous dire ?

PROCIDA.
L'honneur du premier coup sans doute m'appartient.
J'ai droit de le céder, et c'est lui qui l'obtient.
Va, redeviens mon fils. Vous lui faites outrage :
Pour garant de sa foi, je me livre en otage.
Mes jours sont dans tes mains, marchons.

Scène 5
Lorédan

LOREDAN.
Je l'ai juré,
Il mourra. Voilà donc l'instant si désiré
D'éteindre dans son sang la soif qui me dévore !
Oui, je le punirai, ce rival que j'abhorre.
Mais, loin de me flétrir par un assassinat,
Je lui dirai : Montfort, je t'appelle au combat.
Il vient... il va périr... Que vois-je ? il est sans armes !

Scène 6
Lorédan, Montfort

MONTFORT.
Lorédan, mon ami, pourquoi ces cris d'alarmes ?
Quel tumulte a chassé le sommeil de mes yeux ?
J'appelle en vain Gaston... quelques séditieux
Peut-être à les punir ont forcé son courage.

LOREDAN.
Que viens-tu faire ici ?

MONTFORT.
Quel étonnant langage ?
Tu trembles, tu pâlis...

LOREDAN.
Cherches-tu le trépas ?

MONTFORT.
Que me dis-tu ?

LOREDAN.
Va-t'en, et ne m'approche pas.

MONTFORT.
Moi, te fuir !

LOREDAN.
Il le faut... fuis... mon devoir m'ordonne...

MONTFORT.
Eh bien ?

LOREDAN.
De t'immoler.

MONTFORT.
Frappe donc !

LOREDAN.
Je frissonne...,
Je croyais te haïr... Ciel ! où porter tes pas ?
Le peuple mutiné massacre tes soldats.

MONTFORT.
Il frémira de crainte à ma seule présence.

LOREDAN.
Téméraire, où vas-tu ? désarmé, sans défense,
Arrête... avec ce fer tu m'as fait chevalier,
Tiens, prends, prends... défends-toi ; meurs du moins en guerrier !

MONTFORT.
Ce fer va châtier leur insolente audace.

LOREDAN, l'arrêtant au fond du théâtre.
Pour la dernière fois, que ton ami t'embrasse !

MONTFORT, se jetant dans ses bras.
Lorédan !

LOREDAN.
C'en est fait !... Nous sommes ennemis :
Va mourir pour ton maître, et moi, pour mon pays !
(Il sort d'un côté et Montfort de l'autre.)


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