Chapitre 38

Comment le roi En Pierre se tint pour assuré du roi de France ; comment le seigneur roi de Majorque se plaignit à son frère le roi En Pierre de certains torts que le roi de France lui faisait à Montpellier ; et comment, à ce sujet, les trois rois se virent à Toulouse avec le prince de Tarente ; et des conventions qui eurent lieu entre eux.

Chapitre 37 Sommaire Chapitre 39

Je cesserai de parler de cet objet, et reviendrai à vous entretenir des affaires qui survinrent au roi d'Aragon, il se rappela donc les accords et les serments entre lui et le roi de France, et il lui sembla qu'il devait se tenir pour bien assuré de la maison de France et que rien ne pouvait lui advenir de mal de ce côté, à cause de la foi du serment, et ensuite à cause de leurs obligations réciproques ; car il avait des fils déjà grands qui étaient les neveux de ce roi. Il se tint donc comme bien assuré de la maison de France. Au moment où il était occupé de toutes ces idées, le roi de Majorque vint le voir et se plaignit des grands dommages et nouveautés que faisait le roi de France à Montpellier et dans cette baronnie. Ils envoyèrent leurs messagers à ce sujet au roi de France (1), et le roi de France, qui désirait beaucoup les voir, et surtout le roi En Pierre d'Aragon, leur répondit : qu'il irait à Toulouse ; qu'ils n'eussent qu'à s'y rendre et que là ils se verraient ; que si toutefois ils désiraient qu'ils se transportât à Perpignan ou à Barcelone, il le ferait volontiers.

Couronnement de Philippe III le Hardi
BNF ms Français 73 , Fol. 298v
Grandes Chroniques de France
XIVe-XVe siècles

Les deux rois frères furent très satisfaits de cette réponse, et lui firent dire que l'entrevue aurait lieu à Toulouse. Chacun se disposa donc à s'y rendre. Le roi Charles, qui devait assister à cette réunion, envoya au roi de France son fils, qui était alors prince de Tarente (2) et devint roi à la mort de son père, et il pria le roi de France de l'amener avec lui à cette entrevue. Il fit cela, parce qu'il n'y avait personne au monde dont il se défiât comme du roi En Pierre d'Aragon. Il fit prier le roi de France, qui était son neveu, de prendre des mesures telles, dans cette réunion, qu'il n'eût rien à craindre du roi d'Aragon. Il agissait surtout ainsi parce qu'il avait dessein d'aller en Romanie, attaquer l'empereur Paléologue (3), qui s'était emparé de l'empire de Constantinople contre toute justice, puis que l'empire appartenait de droit aux enfants de l'empereur Baudoin, neveux du roi Charles ; mais il craignait que pendant son absence le roi d'Aragon ne s'emparât de son royaume. Que vous dirai-je ? A cette entrevue (4) se rendirent ces trois rois et ledit prince. Et si jamais rois se fêtèrent et se réjouirent entre eux, ce fut bien ceux-là ; mais le prince ne reçut point un bon accueil de la part du roi En Pierre d'Aragon, qui se montra au contraire fort sauvage et fort rude envers lui, de sorte que le roi de France et celui de Majorque prirent un jour le roi d'Aragon à part dans sa chambre, et lui demandèrent comment il se faisait qu'il ne parlât jamais au prince, et qu'il devait bien savoir ce que ce jeune homme était son proche parent, étant fils de sa cousine, fille du comte de Provence, qu'il avait pour femme sa proche parente, fille du roi de Hongrie (5), et qu'il y avait ainsi entre eux beaucoup de liens ; mais malgré tous leurs efforts ils ne purent rien obtenir.

Le prince convia les rois de France, d'Aragon et de Majorque ; mais le roi En Pierre ne voulant pas accepter, il fallut renoncer au festin. Toutefois le roi de Majorque traitait le prince honorablement, et le prince lui rendait la pareille. Quand leurs conférences furent closes, le prince s'en alla avec le roi de Majorque, et je les vis entrer ensemble à Perpignan. Là on leur fit de grandes fêtes, et le roi de Majorque l'y retint pendant huit jours. Je laisse le prince et reviens aux conférences.

Après quinze jours de fêtes on songea aux affaires. Enfin le roi de France promit et jura aux rois d'Aragon et de Majorque ; que, dans aucun temps, ni par échange, ni autrement, il ne songerait à faire aucun échange avec l'évêché de Maguelonne, et qu'il ne se mêlerait nullement des affaires de Montpellier ; il confirma de plus la bonne amitié qui régnait entre le roi de Majorque et lui, amitié formée lors du voyage en France du roi d'Aragon lorsqu'il était encore infant. Cet arrangement, et plusieurs autres bonnes conventions étant terminées, ils se séparèrent. Le roi de France s'en alla par Cahors et Figeac en France ; le roi En Pierre retourna en Catalogne ; et le roi de Majorque se rendit, comme je vous l'ai dit, à Perpignan avec le Prince.


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(1) Philippe-le-Hardi, qui avait succédé à saint Louis, son père, en 1270.

(2) Charles, prince de Tarente, fit véritablement un voyage en France en 1280 ; mais, suivant Nangis (Chron. de Philippe III) il était retourné au-delà des Alpes, au moment de la conférence de Toulouse.

(3) Michel Paléologue s'était emparé, le 25 juillet 1261, de la ville de Constantinople, conquise en 1204 par les Francs. Charles d'Anjou, en 1280, avait préparé une expédition contre lui ; et ce fut pour l'éloigner de tout projet sur Constantinople et le retenir dans son pays par les nouveaux embarras qu'il y retrouverait, que Paléologue encouragea Jean de Procida qui était venu le voir à sa cour. Les vêpres siciliennes furent dues en partie aux encouragements de Paléologue.

(4) Elle eut lieu au mois de septembre 1280.

(5) Marie, fille d'Etienne V, roi de Hongrie.