Chapitre 43

Où l'on raconte quelle fut la cause qui fit révolter l'île de Sicile contre le roi Charles ; comment ledit roi assiégea Messine ; et comment Boaps s'insurgea contre son frère Mira-Busach, et se fit couronner roi de Bugia.

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Etant plein de ces hautes pensées, il avait placé dans toute l'île des officiers qui ne faisaient et disaient que tout mal et tout orgueil. Il ne leur semblait pas qu'il y eut au monde d'autre Dieu que le roi Charles, de sorte qu'ils ne respectaient ni Dieu ni homme ; et ils faisaient tant et tant que c'était une merveille que les Siciliens ne les égorgeassent, plutôt que de souffrir tout ce que leur faisaient ces Français. Entre autres méfaits il arriva le suivant : Il y a à Palerme, auprès du pont de l'Amiral, une église dans laquelle, à toutes les fêtes de Pâques, se rendent pour la bénédiction toute la ville et principalement toutes les femmes de Palerme. Un jour de Pâques donc (1), il se trouva qu'avec les autres femmes y allèrent plusieurs nobles dames qui étaient fort belles. Les sergents français sortirent et trouvèrent ces belles dames qui arrivaient, accompagnées de nobles jeunes gens, leurs parents. Les Français, pour avoir un prétexte de mettre la main où ils voudraient à ces belles dames, prétendirent que les jeunes gens portaient des armes, et ils les visitèrent. Voyant qu'ils n'en avaient pas, ils les accusèrent de les avoir confiées aux dames, et, comme pour s'en assurer, ils mirent la main sur elles et leur prirent la gorge et touchèrent partout. D'autres hommes, qui étaient avec d'autres femmes, virent ce qui se passait et aussi que les Français frappaient ces jeunes gens de nerfs de boeuf, et que ceux-ci prenaient la fuite, et ils s'écrièrent : «Ah ! Dieu le Père ! qui pourrait supporter tant d'insolence ?» Ces clameurs parvinrent à Dieu, et il voulut que vengeance fût tirée de cette action et de tant d'autres, si bien qu'il enflamma le courage de ceux qui étaient présents à cet acte d'orgueil, et ils s'écrièrent : «Qu'ils meurent ! qu'ils meurent !» A peine ce cri eut-il été poussé que tous, à coups de pierre, se ruèrent sur les sergents français et les tuèrent. Après les avoir tués, les Siciliens rentrent dans Palerme en s'écriant, hommes et femmes : «Mort aux Français !» Tout le monde courut aussitôt aux armes, et tous les Français trouvés dans Palerme furent mis à mort. Les gens de Palerme désignèrent alors pour leur capitaine messire Aleynep, qui était un des hommes les plus honorés parmi les riches-hommes de Sicile ; après quoi, ayant formé un corps d'armée, ils parcoururent tous les lieux où ils savaient qu'il y eût des Français, et visitèrent toute la Sicile ; et tant qu'on trouva des Français il en fut tué.

Que vous dirai-je ? toute la Sicile se souleva contre le roi Charles ; on tua tous les Français qu'on put rencontrer ; il n'en échappa pas un de ceux qui étaient en Sicile (2). Cela advint par la miséricorde de Dieu qui souffre bien pendant un temps le pécheur, mais qui fait tomber le glaive de sa justice sur les méchants qui ne veulent point s'amender. C'est ainsi qu'il en frappa ces maudits orgueilleux qui dévoraient le peuple de Sicile, peuple toujours bon et soumis envers Dieu et envers ses seigneurs ; ce qu'il est aujourd'hui, car il n'est pas au monde de peuple qui ait été, soit, et, s'il plaît à Dieu, sera toujours plus loyal envers les seigneurs qu'il a eus depuis ce temps, ainsi que vous l'apprendrez.

Quand le roi Charles fut instruit du dommage qu'il venait d'éprouver, il fut violemment courroucé. Il réunit aussitôt une grande armée, et vint assiéger Messine par terre et par mer (3) ; et cette armée était si nombreuse qu'il y avait quinze mille hommes de cavalerie, de l'infanterie sans nombre, et cent galères ; et cela contre une cité qui alors n'était point murée ; il semblait donc qu'elle dût être prise à l'instant, vu son peu de défense ; mais ce pouvoir n'était rien, comparé au pouvoir de Dieu, qui gardait et protégeait les Siciliens dans leur bon droit.

Je laisse le roi Charles assiégeant Messine, et vais parler de la maison de Tunis et de ce qui s'y passa.

Mira-Busach ayant été fait, comme vous l'avez vu plus haut, roi par les mains du roi En Pierre d'Aragon, son frère Boap s'en alla à Bugia et à Constantine, et, avec l'appui de ces deux villes, il s'éleva contre son frère Mira-Busach et se fit couronner roi de Bugia. Chacun des deux frères resta en son royaume ; et plus tard quand Boaps, roi de Bugia et de Constantine, mourut, il laissa pour roi de Bugia son fils ainé, Mira-Bosecri, et pour seigneur de Constantine son second fils, Bugron.


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(1) Le 30 mars 1282, lendemain de Pâques, eut lieu le soulèvement de Palerme qui fut suivi bientôt de l'insurrection générale des Siciliens contre les Français. Le massacre presque général qui en fut fait est connu sous le nom de Vêpres Siciliennes.

(2) Un seul gentilhomme français fort estimé, nommé Porcelet, fut épargné au milieu des massacres. Voyez aussi la Chronique de Procida.

(3) Charles arriva le 16 juillet 1282 devant Messine.