Livre V, chapitre III - L'or, le fisc, les Templiers

«L'or, dit Christophe Colomb, est une chose excellente. Avec de l'or, on forme des trésors. Avec de l'or, on fait tout ce qu'on désire en ce monde. On fait même arriver les âmes en paradis (1)».

L'époque où nous sommes parvenus doit être considérée comme l'avènement de l'or. C'est le Dieu du monde nouveau où nous entrons. - Philippe le Bel, à peine monté sur le trône, exclut les prêtres de ses conseils, pour y faire entrer les banquiers (2).

Gardons-nous de dire du mal de l'or. Comparé à la propriété féodale, à la terre, l'or est une forme supérieure de la richesse. Petite chose, mobile, échangeable, divisible, facile à manier, facile à cacher, c'est la richesse subtilisée déjà ; j'allais dire spiritualisée. Tant que la richesse fut immobile, l'homme, rattaché par elle à la terre et comme enraciné, n'avait guère plus de locomotion que la glèbe sur laquelle il rampait. Le propriétaire était une dépendance du sol ; la terre emportait l'homme. Aujourd'hui, c'est tout le contraire : il enlève la terre, concentrée et résumée par l'or. Le docile métal sert toute transaction ; il suit facile et fluide, toute circulation commerciale, administrative. Le gouvernement, obligé d'agir au loin, rapidement, de mille manières, a pour principal moyen d'action les métaux précieux. La création soudaine d'un gouvernement, au commencement du XIVe siècle, crée un besoin subit, infini de l'argent et de l'or.

Sous Philippe le Bel, le fisc, ce monstre, ce géant, naît altéré, affamé, endenté. Il crie en naissant, comme le Gargantua de Rabelais : A manger, à boire ! L'enfant terrible, dont on ne peut soûler la faim atroce, mangera au besoin de la chair et boira du sang. C'est le cyclope, l'ogre, la gargouille dévorante de la Seine. La tête du monstre s'appelle grand conseil, ses longues griffes sont au Parlement, l'organe digestif est la chambre des comptes. Le seul aliment qui puisse l'apaiser, c'est celui que le peuple ne peut lui trouver. Fisc et peuple n'ont qu'un cri, c'est l'or.

Voyez, dans Aristophane, comment l'aveugle et inerte Plutus est tiraillé par ses adorateurs. Ils lui prouvent sans peine qu'il est le Dieu des Dieux. Et tous les Dieux lui cèdent. Jupiter avoue qu'il meurt de faim sans lui (3), Mercure quitte son métier de Dieu, se met au service de Plutus, tourne la broche et lave la vaisselle.

Cette intronisation de l'or à la place de Dieu se renouvelle au XIVe siècle. La difficulté est de tirer cet or paresseux des réduits obscurs où il dort. Ce serait une curieuse histoire que celle du thésaurus, depuis le temps où il se tenait tapi sous le dragon de Colchos, des Hespérides ou des Nibelungen, depuis son sommeil au temple de Delphes, au palais de Persépolis. Alexandre, Carthage, Rome, l'éveillent et le secouent (4). Au moyen âge, il est déjà rendormi dans les églises, où, pour mieux reposer, il prend forme sacrée, croix, chapes, reliquaires. Qui sera assez hardi pour le tirer de là, assez clairvoyant pour l'apercevoir dans la terre où il aime à s'enfouir ? Quel magicien évoquera, profanera cette chose sacrée qui vaut toutes choses, cette toute-puissance aveugle que donne la nature ?

Le moyen âge ne pouvait atteindre sitôt cette grande idée moderne : L'homme sait créer, la richesse ; il change une vile matière en objet précieux, lui donnant la richesse qu'il a en lui, celle de la forme, de l'art, celle d'une volonté intelligente. Il chercha d'abord la richesse moins dans la forme que dans la matière. Il s'acharna sur cette matière, tourmenta la nature d'un amour furieux, lui demanda ce qu'on demande à ce qu'on aime, la vie même, l'immortalité (5). Mais, malgré les merveilleuses fortunes des Lulle, des Flamel, l'or tant de fois trouvé n'apparaissait que pour fuir, laissant le souffleur hors d'haleine ; il fuyait, fondait impitoyablement, et avec lui la substance de l'homme, son âme, sa vie, mise au fond du creuset (6).

Alors l'infortuné, cessant d'espérer dans le pouvoir humain, se reniait lui-même, abdiquait tout bien, âme et Dieu. Il appelait le mal, le Diable. Roi des abîmes souterrains, le Diable était sans doute le monarque de l'or. Voyez à Notre-Dame de Paris, et sur tant d'autres églises, la triste représentation du pauvre homme qui donne son âme pour de l'or, qui s'inféode au Diable, s'agenouille devant la Bête, et baise la griffe velue...

Le Diable, persécuté avec les Manichéens et les Albigeois, chassé, comme eux, des villes, vivait alors au désert. Il cabalait sur la prairie avec les sorcières de Macbeth. La sorcellerie, débris des vieilles religions vaincues, avait pourtant cela d'être un appel, non pas seulement à la nature, comme l'alchimie, mais déjà à la volonté, à la volonté mauvaise, au Diable, il est vrai. C'était un mauvais industrialisme, qui, ne pouvant tirer de la volonté les trésors que contient son alliance avec la nature, essayait de gagner, par la violence et le crime, ce que le travail, la patience, l'intelligence, peuvent seuls donner.

Au moyen âge, celui qui sait où est l'or, le véritable alchimiste, le vrai sorcier, c'est le juif ; ou le demi-juif, le Lombard (7). Le juif, l'homme immonde, l'homme qui ne peut toucher ni denrée ni femme qu'on ne la brûle, l'homme d'outrage, sur lequel tout le monde crache (8), c'est à lui qu'il faut s'adresser.

Prolifique nation, qui par-dessus toutes les autres eut la force multipliante, la force qui engendre, qui féconde à volonté les brebis de Jacob ou les sequins de Shylock. Pendant tout le moyen âge, persécutés, chassés, rappelés, ils ont fait l'indispensable intermédiaire entre le fisc et la victime du fisc, entre l'agent et le patient, pompant l'or d'en bas, en le rendant au roi par en haut avec laide grimace (9)... Mais il leur en restait toujours quelque chose... Patients, indestructibles, ils ont vaincu par la durée (10). Ils ont résolu le problème de volatiliser la richesse ; affranchis par la lettre de change, ils sont maintenant libres, ils sont maîtres ; de soufflets en soufflets, les voilà au trône du monde (11).

Pour que le pauvre homme s'adresse au juif, pour qu'il approche de cette sombre petite maison, si mal famée, pour qu'il parle à cet homme qui, dit-on, crucifie les petits enfants, il ne faut pas moins que l'horrible pression du fisc. Entre le fisc qui veut sa moelle et son sang, et le Diable qui veut son âme, il prendra le juif pour milieu.

Quand donc il avait épuisé sa dernière ressource, quand son lit était vendu, quand sa femme et ses enfants, couchés à terre, tremblaient de fièvre ou criaient du pain, alors, tête basse et plus courbé que s'il eût porté sa charge de bois, il se dirigeait lentement vers l'odieuse maison, et il y restait longtemps à la porte avant de frapper. Le juif ayant ouvert avec précaution la petite grille, un dialogue s'engageait, étrange et difficile. Que disait le chrétien ? «Au nom de Dieu ! - Le juif l'a tué, ton Dieu ! - Par pitié! - Quel chrétien a jamais eu pitié du juif ? Ce ne sont pas des mots qu'il faut. Il faut un gage. - Que peut donner celui qui n'a rien ? Le juif lui dira doucement : Mon ami, conformément aux ordonnances du Roi, notre Sire, je ne prête ni sur habit sanglant, ni sur fer de charrue... Non, pour gage, je ne veux que vous-même. Je ne suis pas des vôtres, mon droit n'est pas le droit chrétien. C'est un droit plus antique (in partes secanto). Votre chair répondra. Sang pour or, comme vie pour vie. Une livre de votre chair, que je vais nourrir de mon argent, une livre seulement de votre belle chair (12)». L'or que prête le meurtrier du Fils de l'Homme, ne peut être qu'un or meurtrier, antidivin, ou, comme on disait dans ce temps-là Anti-Christ (13). Voilà l'or Anti-Christ, comme Aristophane nous montrait tout à l'heure dans Plutus l'Anti-Jupiter.

Cet Anti-Christ, cet antidieu, doit dépouiller Dieu, c'est-à-dire l'Eglise ; l'église séculière, les prêtres, le Pape ; l'église régulière, les moines, les Templiers.

La mort scandaleusement prompte de Benoît XI fit tomber l'Eglise dans la main de Philippe le Bel ; elle le mit à même de faire un pape, de tirer la papauté de Rome, de l'amener en France, pour, en cette geôle, la faire travailler à son profit, lui dicter des bulles lucratives, exploiter l'infaillibilité, constituer le Saint-Esprit comme scribe et percepteur pour la maison de France.

Après la mort de Benoît, les cardinaux s'étaient enfermés en conclave à Pérouse. Mais les deux partis, le français et l'antifrançais, se balançaient si bien qu'il n'y avait pas moyen d'en finir. Les gens de la ville, dans leur impatience, dans leur furie italienne de voir un pape fait à Pérouse, n'y trouvèrent autre remède que d'affamer les cardinaux. Ceux-ci convinrent qu'un des deux partis désignerait trois candidats, et que l'autre parti choisirait. Ce fut au parti français à choisir, et il désigna un Gascon, Bertrand de Gott, archevêque de Bordeaux. Bertrand s'était montré jusque-là ennemi du roi, mais on savait qu'il était avant tout ami de son intérêt, et l'on espérait bien le convertir.

Philippe, instruit par ses cardinaux et muni de leurs lettres, donne rendez-vous au futur élu près de Saint-Jean-d'Angély, dans une forêt. Bertrand y court plein d'espérance. Villani parle de cette entrevue secrète, comme s'il y était. Il faut lire ce récit d'une maligne naïveté :

«Ils entendirent ensemble la messe, et se jurèrent le secret. Alors le roi commença à parlementer en belles paroles, pour le réconcilier avec Charles de Valois. Ensuite il lui dit : «Vois, archevêque, j'ai en mon pouvoir de te faire pape, si je veux ; c'est pour cela que je suis venu vers toi ; car, si tu me promets de me faire six grâces que je te demanderai, je t'assurerai cette dignité, et voici qui te prouvera que j'en ai le pouvoir.» Alors il lui montra les lettres et délégations de l'un et de l'autre collège. Le Gascon, plein de convoitise, voyant ainsi tout à coup qu'il dépendait entièrement du roi de le faire pape, se jeta, comme éperdu de joie, aux pieds de Philippe, et dit : «Monseigneur, c'est à présent que je vois que tu m'aimes plus qu'homme qui vive, et que tu veux me rendre le bien pour le mal. Tu dois commander, moi obéir, et toujours j'y serai disposé.» Le roi le releva, le baisa à la bouche, et lui dit : «Les six grâces spéciales que je te demande sont les suivantes : La première, que tu me réconcilies parfaitement avec l'Eglise, et me fasses pardonner le méfait que j'ai commis en arrêtant le pape Boniface ; la seconde, que tu rendes la communion à moi et à tous les miens ; la troisième, que tu m'accordes les décimes du clergé dans mon royaume pour cinq ans, afin d'aider aux dépenses faites en la guerre de Flandre ; la quatrième, que tu détruises et annules la mémoire du pape Boniface ; la cinquième, que tu rendes la dignité de cardinal à messer Jacobo et messer Piero de la Colonne, que tu les remettes en leur état, et qu'avec eux tu fasses cardinaux certains miens amis. Pour la sixième grâce et promesse, je me réserve d'en parler en temps et lieu : car c'est chose grande et secrète.» L'archevêque promit tout par serment sur ïe Corpus Domini, et de plus il donna pour otages son frère et deux de ses neveux. Le roi, de son côté, promit et jura qu'il le ferait élire pape (14)

Le pape de Philippe le Bel, avouant hautement sa dépendance, déclara qu'il voulait être couronné à Lyon (14 nov. 1305). Ce couronnement, qui commençait la captivité de l'Eglise, fut dignement solennisé. Au moment où le cortège passait, un mur chargé de spectateurs s'écroule, blesse le roi et tue le duc de Bretagne. Le pape fut renversé, la tiare tomba. Huit jours après, dans un banquet du pape, ses gens et ceux des cardinaux prennent querelle, un frère du pape est tué.

Cependant la honte du marché devenait publique. Clément payait comptant. Il donnait en payement ce qui n'était pas à lui, en exigeant des décimes du clergé : décimes au roi de France, décimes au comte de Flandre pour qu'il s'acquitte envers le roi, décimes à Charles de Valois pour une croisade contre l'empire grec. Le motif de la croisade était étrange ; ce pauvre empire, au dire du pape, était faible, et ne rassurait pas assez la chrétienté contre les infidèles.

Clément, ayant payé, croyait être quitte et n'avoir plus qu'à jouir en acquéreur et propriétaire, à user et abuser. Comme un baron faisait chevauchée autour de sa terre pour exercer son droit de gîte et de pourvoirie, Clément se mit à voyager à travers l'Eglise de France. De Lyon, il s'achemina vers Bordeaux, mais par Mâcon, Bourges et Limoges, afin de ravager plus de pays. Il allait, prenant et dévorant, d'évêché en évêché, avec une armée de familiers et de serviteurs. Partout où s'abattait cette nuée de sauterelles, la place restait nette. Ancien archevêque de Bordeaux, le rancuneux pontifie ôta à Bourges sa primatie sur la capitale de la Guyenne. Il s'établit chez son ennemi, l'archevêque de Bourges, comme un garnisaire ou mangeur d'office (15), et il s'y hébergea de telle sorte, qu'il le laissa ruiné de fond en comble ; ce primat des Acquitaines serait mort de faim, s'il n'était venu à la cathédrale, parmi ses chanoines, recevoir aux distributions ecclésiastiques la portion congrue (16).

Dans les vols de Clément, le meilleur était pour une femme qui rançonnait le pape, comme lui l'Eglise. C'était la véritable Jérusalem où allait l'argent de la croisade. La belle Brunissende Talleyrand de Périgord lui coûtait, dit-on, plus que la Terre sainte.

Clément allait être bientôt cruellement troublé dans cette douce jouissance des biens de l'Eglise. Les décimes en perspective ne répondaient pas aux besoins actuels du fisc royal. Le pape gagna du temps en lui donnant les juifs, en autorisant le roi à les saisir. L'opération se fit en un même jour avec un secret et une promptitude qui font honneur aux gens du roi. Pas un juif, dit-on, n'échappa. Non content de vendre leurs biens, le roi se chargea de poursuivre leurs débiteurs, déclarant que leurs écritures suffisaient pour titres de créances, quel'écrit d'un juif faisait foi pour lui.

Le juif ne rendant pas assez, il retomba sur le chrétien. Il altéra encore les monnaies, augmentant le titre et diminuant le poids; avec deux livres il en payait huit. Mais quand il s'agissait de recevoir, il ne voulait de sa monnaie que pour un tiers ; deux banqueroutes en sens inverse. Tous les débiteurs profitèrent de l'occasion. Ces monnaies de diverse valeur sous même titre faisaient naître des querelles sans nombre. On ne s'entendait pas : c'était une Babel. La seule chose à quoi le peuple s'accorda (voilà donc qu'il y a un peuple), ce fut à se révolter. Le roi s'était sauvé au Temple. Ils l'y auraient suivi, si on ne les eût amusés en chemin à piller la maison d'Etienne Barbet, un financier à qui l'on attribuait l'altération des monnaies. L'émeute finit ainsi. Le roi fit pendre des centaines d'hommes aux arbres des routes autour de Paris. L'effroi le rapprocha des nobles. Il leur rendit le combat judiciaire, autrement dit l'impunité. C'était une défaite pour le gouvernement royal. Le roi des légistes abdiquait la loi, pour reconnaître les décisions de la force. Triste et douteuse position, en législation comme en finances. Repoussé de l'Eglise aux juifs, de ceux-ci aux communes, des communes flamandes il retombait sur le clergé.

Le plus net des trésors de Philippe, son patrimoine à exploiter, le fonds sur lequel il comptait, s'était son pape. S'il l'avait acheté, ce pape, s'il l'engraissait de vols et de pillages, ce n'était point pour ne s'en pas servir, mais bien pour en tirer parti, pour lui lever, comme le juif, une livre de chair sur tel membre qu'il voudrait.

Il avait un moyen infaillible de presser et pressurer le pape, un tout-puissant épouvantail, savoir, le procès de Boniface VIII. Ce qu'il demandait à Clément, c'était précisément le suicide de la papauté. Si Boniface était hérétique et faux pape, les cardinaux qu'il avait faits étaient de faux cardinaux. Benoît XI et Clément, élus par eux, étaient à leur tour faux papes et sans droit, et non seulement eux, mais tous ceux qu'ils avaient choisis ou confirmés dans les dignités ecclésiastiques ; non seulement leurs choix, mais leurs actes de toute espèce. L'Eglise se trouvait enlacée dans une illégalité sans fin. D'autre part, si Boniface avait été vrai pape, comme tel il était infaillible, ses sentences subsistaient, Philippe le Bel restait condamné.

A peine intronisé, Clément eut à entendre l'aigre et impérieuse requête de Nogaret, qui lui enjoignait de poursuivre son prédécesseur. Le marché à peine conclu, le Diable demandait son payement. Le servage de l'homme vendu commençait ; cette âme, une fois garrottée des liens de l'injustice, ayant reçu le mors et le frein, devait être misérablement chevauchée jusqu'à la damnation.

Plutôt que de tuer ainsi la papauté en droit, Clément avait mieux aimé la livrer en fait. Il avait créé d'un coup douze cardinaux dévoués au roi, les deux Colonna, et dix Français ou Gascons. Ces douze, joints à ce qui restait des douze du même parti, dont on avait surpris la nomination à Célestin, assuraient à jamais au roi l'élection des papes futurs. Clément constituait ainsi la papauté entre les mains de Philippe ; concession énorme, et qui pourtant ne suffit point.

Il crut qu'il fléchirait son maître en faisant un pas de plus. Il révoqua une bulle de Boniface, la bulle Clericis laïcos, qui fermait au roi la bourse du clergé. La bulle Unam sanctam contenait l'expression de la suprématie pontificale. Clément la sacrifia, et ce ne fut pas assez encore.

Il était à Poitiers, inquiet et malade de corps et d'esprit. Philippe le Bel vint l'y trouver avec de nouvelles exigences. Il lui fallait une grande confiscation, celle du plus riche des ordres religieux, de l'ordre du Temple. Le pape, serré entre deux périls, essaya de donner le change à Philippe en le comblant de toutes les faveurs qui étaient au pouvoir du saint-siège. Il aida son fils Louis Hutin à s'établir en Navarre ; il déclara son frère Charles de Valois chef de la croisade. Il tâcha enfin de s'assurer la protection de la maison d'Anjou, déchargeant le roi de Naples d'une dette énorme envers l'Eglise, canonisant un de ses fils, adjugeant à l'autre le trône de Hongrie.

Philippe recevait toujours, mais il ne lâchait pas prise. Il entourait le pape d'accusations contre le Temple. Il trouva dans la maison même de Clément un Templier qui accusait l'ordre. En 1306, le roi voulant lui envoyer des commissaires pour obtenir une décision, le malheureux pape donne, pour ne pas le recevoir, la plus ridicule excuse : «De l'avis des médecins, nous allons au commencement de septembre, prendre quelques drogues préparatives, et ensuite une médecine qui, selon les susdits médecins, doit, avec l'aide de Dieu, nous être fort utile (17)

Ces pitoyables tergiversations durèrent longtemps. Elles auraient duré toujours, si le pape n'eût appris tout à coup que le roi faisait prêter partout les Templiers, et que son confesseur, moine dominicain et grand inquisiteur de France, procédait contre eux sans attendre d'autorisation.

Qu'était-ce donc que le Temple ? Essayons de le dire en peu de mots :

A Paris, l'enceinte du Temple comprenait tout le grand quartier, triste et mal peuplé, qui en a conservé le nom (18). C'était un tiers du Paris d'alors. A l'ombre du Temple et sous sa puissante protection vivait une foule de serviteurs, de familiers, d'affiliés, et aussi de gens condamnés ; les maisons de l'ordre avaient droit d'asile. Philippe le Bel lui-même en avait profité en 1306, lorsqu'il était poursuivi par le peuple soulevé. Il restait encore, à l'époque de la Révolution, un monument de cette ingratitude royale, la grosse tour à quatre tourelles, bâtie en 1222. Elle servit de prison à Louis XVI.

Le Temple de Paris était le centre de l'ordre, son trésor ; les chapitres généraux s'y tenaient. De cette maison dépendaient toutes les provinces de l'ordre : Portugal, Castille et Léon, Aragon, Majorque, Allemagne, Italie, Pouille et Sicile, Angleterre et Irlande. Dans le nord, l'ordre teutonique était sorti du Temple, comme en Espagne d'autres ordres militaires se formèrent de ses débris. L'immense majorité des Templiers étaient Français, particulièrement les grands maîtres. Dans plusieurs langues, on désignait les chevaliers par leur nom français : Frieri del Tempio, frerioi tou Templou.

Le Temple, comme tous les ordres militaires, dérivait de Cîteaux. Le réformateur de Cîteaux, saint Bernard, de la même plume qui commentait le Cantique des Cantiques, donna aux chevaliers leur règle enthousiaste et austère. Cette règle, c'était l'exil et la guerre sainte jusqu'à la mort. Les Templiers devaient toujours accepter le combat, fût-ce d'un contre trois, ne jamais demander quartier, ne point donner de rançon, pas un pan de mur, pas un pouce de terre. Ils n'avaient pas de repos à espérer. On ne leur permettait pas de passer dans des ordres moins austères.

«Allez heureux, allez paisibles, leur dit saint Bernard ; chassez d'un coeur intrépide les ennemis de la croix de Christ, bien sûrs que ni la vie ni la mort ne pourront vous mettre hors de l'amour de Dieu qui est en Jésus. En tout péril, redites-vous la parole : Vivants ou morts, nous sommes au Seigneur... Glorieux les vainqueurs, heureux les martyrs !»

Voici la rude esquisse qu'il nous donne de la figure du Templier : «Cheveux tondus, poil hérissé, souillé de poussière ; noir de fer, noir de hâle et de soleil... Ils aiment les chevaux ardents et rapides, mais non parés, bigarrés, caparaçonnés... Ce qui charme dans cette foule, dans ce torrent qui coule à la Terre sainte, c'est que vous n'y voyez que des scélérats et des impies. Christ d'un ennemi se fait un champion ; du persécuteur Saul, il fait un saint Paul...» Puis, dans un éloquent itinéraire, il conduit les guerriers pénitents de Bethléem au Calvaire, de Nazareth au Saint-Sépulcre.

Le soldat a la gloire, le moine le repos. Le Templier abjurait l'un et l'autre. Il réunissait ce que les deux vies ont de plus dur, les périls et les abstinences. La grande affaire du moyen âge fut longtemps la guerre sainte, la croisade ; l'idéal de la croisade semblait réalisé dans l'ordre du Temple. C'était la croisade devenue fixe et permanente.

Associés aux Hospitaliers dans la défense des saints lieux, ils en différaient en ce que la guerre était plus particulièrement le but de leur institution. Les uns et les autres rendaient les plus grands services. Quel bonheur n'était-ce pas pour le pèlerin qui voyageait sur la roule poudreuse de Jaffa à Jérusalem, et qui croyait à tout moment voir fondre sur lui les brigands arabes, de rencontrer un chevalier, de reconnaître la secourable croix rouge sur le manteau blanc de l'ordre du Temple ! En bataille, les deux ordres fournissaient alternativement l'avant-garde et l'arrière-garde. On mettait au milieu les croisés nouveaux venus et peu habitués aux guerres d'Asie. Les chevaliers les entouraient, les protégeaient, dit fièrement un des leurs, comme une mère son enfant ! (19). Ces auxiliaires passagers reconnaissaient ordinairement assez mal ce dévouement. Ils servaient moins les chevaliers qu'ils ne les embarrassaient. Orgueilleux et fervents à leur arrivée, bien sûrs qu'un miracle allait se faire exprès pour eux, ils ne manquaient pas de rompre les trêves ; ils entraînaient les chevaliers dans des périls inutiles, se faisaient battre, et partaient, leur laissant le poids de la guerre et les accusant de les avoir mal soutenus. Les Templiers formaient l'avant-garde à Mansourah, lorsque ce jeune fou de comte d'Artois s'obstina à la poursuite, malgré leur conseil, et se jeta dans la ville : ils le suivirent par honneur et furent tous tués.

On avait cru avec raison ne pouvoir jamais faire assez pour un ordre si dévoué et si utile. Les privilèges les plus magnifiques furent accordés. D'abord ils ne pouvaient être jugés que par le pape ; mais un juge placé si loin et si haut n'était guère réclamé ; ainsi les Templiers étaient juges dans leurs causes. Ils pouvaient encore y être témoins, tant on avait foi dans leur loyauté ! Il leur était défendu d'accorder aucune de leurs commanderies à la sollicitation des grands ou des rois. Ils ne pouvaient payer ni droit, ni tribut, ni péage.

Chacun désirait naturellement participer à de tels privilèges. Innocent III lui-même voulut être affilié à l'ordre ; Philippe le Bel le demanda en vain.

Mais quand cet ordre n'eût pas eu ces grands et magnifiques privilèges, on s'y serait présenté en foule. Le Temple avait pour les imaginations un attrait de mystère et de vague terreur. Les réceptions avaient lieu dans les églises de l'ordre, la nuit et portes fermées. Les membres inférieurs en étaient exclus. On disait que si le roi de France lui-même y eût pénétré, il n'en serait pas sorti.

La forme de réception était empruntée aux rites dramatiques et bizarres, aux mystères dont l'église antique ne craignait pas d'entourer les choses saintes. Le récipiendaire était présenté d'abord comme un pécheur, un mauvais chrétien, un renégat. Il reniait, à l'exemple de saint Pierre ; le reniement, dans cette pantomime, s'exprimait par un acte (20), cracher sur la croix. L'ordre se chargeait de réhabiliter ce renégat, de l'élever d'autant plus que sa chute était plus profonde. Ainsi dans la fête des fols ou idiots (fatuorum), l'homme offrait l'hommage même de son imbécillité, de son infamie, à l'Eglise qui devait le régénérer. Ces comédies sacrées, chaque jour moins comprises, étaient de plus en plus dangereuses, plus capables de scandaliser un âge prosaïque, qui ne voyait que la lettre et perdait le sens du symbole.

Elles avaient ici un autre danger. L'orgueil du Temple pouvait laisser dans ses formes une équivoque impie. Le récipiendaire pouvait croire qu'au delà du christianisme vulgaire, l'ordre allait lui révéler une religion plus haute, lui ouvrir un sanctuaire derrière le sanctuaire. Ce nom du Temple n'était pas sacré pour les seuls chrétiens. S'il exprimait pour eux le Saint-Sépulcre, il rappelait aux juifs, aux musulmans, le temple de Salomon (21). L'idée du Temple, plus haute et plus générale que celle même de l'Eglise, planait en quelque sorte par-dessus toute religion. L'Eglise datait, et le Temple ne datait pas. Contemporain de tous les âges, c'était comme un symbole de la perpétuité religieuse. Même après la ruine des Templiers, le Temple subsiste, au moins comme tradition, dans les enseignements d'une foule de sociétés secrètes, jusqu'aux Rose-Croix, jusqu'aux Francs-Maçons (22).

L'Eglise est la maison du Christ, le Temple celle du Saint-Esprit. Les gnostiques prenaient, pour leur grande fête, non pas Noël ou Pâques, mais la Pentecôte, le jour où l'Esprit descendit. Jusqu'à quel point ces vieilles sectes subsistèrent-elles au moyen âge ? Les Templiers y furent-ils affiliés ? De telles questions, malgré les ingénieuses conjectures des modernes, resteront toujours obscures dans l'insuffisance des monuments (23).

Ces doctrines intérieures du Temple semblent tout à la fois vouloir se montrer et se cacher. On croit les reconnaître, soit dans les emblèmes étranges, sculptés au portail de quelques églises, soit dans le dernier cycle épique du moyen âge, dans ces poèmes où la chevalerie épurée n'est plus qu'une odyssée, un voyage héroïque et pieux à la recherche du Graal. On appelait ainsi la sainte coupe qui reçut le sang du Sauveur. La simple vue de cette coupe prolonge la vie de cinq cents années. Les enfants seuls peuvent en approcher sans mourir. Autour du Temple qui la contient, veillent en armes les Templistes, ou chevaliers du Graal (24).

Cette chevalerie plus qu'ecclésiastique, ce froid et trop pur idéal, qui fut la fin du moyen âge et sa dernière rêverie, se trouvait, par sa hauteur même, étranger à toute réalité, inaccessible à toute pratique. Le templiste resta dans les poëmes, figure nuageuse et quasi-divine. Le Templier s'enfonça dans la brutalité.

Je ne voudrais pas m'associer aux persécuteurs de ce grand ordre. L'ennemi des Templiers les a lavés sans le vouloir ; les tortures par lesquelles il leur arracha de honteux aveux semblent une présomption d'innocence. On est tenté de ne pas croire des malheureux qui s'accusent dans les gênes. S'il y eut des souillures, on est tenté de ne plus les voir, effacées qu'elles furent dans la flamme des bûchers.

Il subsiste cependant de graves aveux, obtenus hors de la question et des tortures. Les points mêmes qui ne furent pas prouvés n'en sont pas moins vraisemblables pour qui connaît la nature humaine, pour qui considère sérieusement la situation de l'ordre dans ces derniers temps.

Il était naturel que le relâchement s'introduisît parmi des moines guerriers, des cadets de la noblesse, qui couraient les aventures loin de la chrétienté, souvent loin des yeux de leurs chefs, entre les périls d'une guerre à mort et les tentations d'un climat brûlant, d'un pays d'esclaves, de la luxurieuse Syrie. L'orgueil et l'honneur les soutinrent tant qu'il y eut espoir pour la Terre sainte. Sachons-leur gré d'avoir résisté si longtemps, lorsqu'à chaque croisade leur attente était si tristement déçue, lorsque toute prédiction mentait, que les miracles promis s'ajournaient toujours. Il n'y avait pas de semaine que la cloche de Jérusalem ne sonnât l'apparition des Arabes dans la plaine désolée. C'était toujours aux Templiers, aux Hospitaliers à monter à cheval, à sortir des murs... Enfin ils perdirent Jérusalem, puis Saint-Jean-d'Acre. Soldats délaissés, sentinelles perdues, faut-il s'étonner si, au soir de cette bataille de deux siècles, les bras leur tombèrent ?

La chute est grave après les grands efforts. L'âme montée si haut dans l'héroïsme et la sainteté tombe bien lourde en terre... Malade et aigrie, elle se plonge dans le mal avec une faim sauvage, comme pour se venger d'avoir cru.

Telle paraît avoir été la chute du Temple. Tout ce qu'il y avait eu de saint en l'ordre devint péché et souillure. Après avoir tendu de l'homme à Dieu, il tourna de Dieu (25) à la Bête. Les pieuses agapes, les fraternités héroïques, couvrirent de sales amours de moines (26). Ils cachèrent l'infamie en s'y mettant plus avant. Et l'orgueil y trouvait encore son compte ; ce peuple éternel, sans famille ni génération charnelle, recruté par l'élection et l'esprit, faisait montre de son mépris pour la femme (27), se suffisant à lui-même et n'aimant rien hors de soi. Comme ils se passaient de femmes, ils se passaient aussi de prêtres, péchant et se confessant entre eux (28). Et ils se passèrent de Dieu encore. Ils essayèrent des superstitions orientales, de la magie sarrasine. D'abord symbolique, le reniement devint réel; ils abjurèrent un Dieu qui ne donnait pas la victoire ; ils le traitèrent comme un Dieu infidèle qui les trahissait, l'outragèrent, crachèrent sur la croix.

Leur vrai Dieu, ce semble, devint l'ordre même. Ils adorèrent le Temple et les Templiers, leurs chefs, comme Temples vivants. Ils symbolisèrent par les cérémonies les plus sales et les plus repoussantes le dévouement aveugle, l'abandon complet de la volonté. L'ordre, se serrant ainsi, tomba dans une farouche religion de soi-même, dans un satanique égoïsme. Ce qu'il y a de souverainement diabolique dans le Diable, c'est de s'adorer.

Voilà, dira-t-on, des conjectures. Mais elles ressortent trop naturellement d'un grand nombre d'aveux obtenus sans avoir recours à la torture, particulièrement en Angleterre (29).

Que tel ait été d'ailleurs le caractère général de l'ordre, que les statuts soient devenus expressément honteux et impies, c'est ce que je suis loin d'affirmer. De telles choses ne s'écrivent pas. La corruption entre dans un ordre par connivence mutuelle et tacite. Les formes subsistent, changeant de sens, et perverties par une mauvaise interprétation que personne n'avoue tout haut.

Mais quand même ces infamies, ces impiétés auraient été universelles dans l'ordre, elles n'auraient pas suffi pour entraîner sa destruction. Le clergé les aurait couvertes et étouffées (30), comme tant d'autres désordres ecclésiastiques. La cause de la ruine du Temple, c'est qu'il était trop riche et trop puissant. Il y eut une autre cause plus intime, mais je la dirai tout à l'heure.

A mesure que la ferveur des guerres saintes diminuait en Europe, à mesure qu'on allait moins à la croisade, on donnait davantage au Temple, pour s'en dispenser. Les affiliés de l'ordre étaient innombrables. Il suffisait de payer deux ou trois deniers par an. Beaucoup de gens offraient tous leurs biens, leurs personnes même. Deux comtes de Provence se donnèrent ainsi. Un roi d'Aragon légua son royaume (Alphonse le Batailleur, 1131-1132) ; mais le royaume n'y consentit pas.

On peut juger du nombre prodigieux des possessions des Templiers par celui des terres, des fermes, des forts ruinés qui, dans nos villes ou nos campagnes, portent encore le nom du Temple. Ils possédaient, dit-on, plus de neuf mille manoirs dans la chrétienté (31). Dans une seule province d'Espagne, au royaume de Valence, ils avaient dix-sept places fortes. Ils achetèrent argent comptant le royaume de Chypre, qu'ils ne purent, il est vrai, garder.

Avec de tels privilèges, de telles richesses, de telles possessions, il était bien difficile de rester humbles (32). Richard Coeur-de-Lion disait en mourant : «Je laisse mon avarice aux moines de Cîteaux, ma luxure aux moines gris, ma superbe aux Templiers.»

Au défaut de musulmans, cette milice inquiète et indomptable guerroyait contre les chrétiens. Ils firent la guerre au roi de Chypre et au prince d'Antioche. Ils détrônèrent le roi de Jérusalem Henri II et le duc de Croatie. Ils ravagèrent la Thrace et la Grèce. Tous les croisés qui revenaient de Syrie ne parlaient que des trahisons des Templiers, de leurs liaisons avec les infidèles (33). Ils étaient notoirement en rapport avec les Assassins de Syrie (34) ; le peuple remarquait avec effroi l'analogie de leur costume avec celui des sectateurs du Vieux de la Montagne. Ils avaient accueilli le Soudan, dans leurs maisons, permis le culte mahométan, averti les infidèles de l'arrivée de Frédéric II (35). Dans leurs rivalités furieuses contre les Hospitaliers, ils avaient été jusqu'à lancer des flèches dans le Saint-Sépulcre (36). On assurait qu'ils avaient tué un chef musulman, qui voulait se faire chrétien pour ne plus leur payer tribut.

La maison de France particulièrement croyait avoir à se plaindre des Templiers. Ils avaient tué Robert de Brienne à Athènes. Ils avaient refusé d'aider à la rançon de Saint-Louis (37). En dernier lieu ils s'étaient déclarés pour la maison d'Aragon contre celle d'Anjou.

Cependant la Terre sainte avait été définitivement perdue en 1191 [1291 corr] , et la croisade terminée. Les chevaliers revenaient inutiles, formidables, odieux. Ils rapportaient au milieu de ce royaume épuisé, et sous les yeux d'un roi famélique, un monstrueux trésor de cent cinquante mille florins d'or, et en argent la charge de dix mulets (38). Qu'allaient-ils faire en pleine paix de tant de forces et de richesses? Ne seraient-ils pas tentés de se créer une souveraineté dans l'Occident, comme les chevaliers Teutoniques l'ont fait en Prusse, les Hospitaliers dans les îles de la Méditerranée, et les Jésuites au Paraguay (39). S'ils étaient unis aux Hospitaliers, aucun roi du monde n'eût pu leur résister (40). Il n'était point d'Etat où ils n'eussent des places fortes. Ils tenaient à toutes les familles nobles. Ils n'étaient guère en tout, il est vrai, plus de quinze mille chevaliers ; mais c'étaient des hommes aguerris, au milieu d'un peuple qui ne l'était plus, depuis la cessation des guerres des seigneurs. C'étaient d'admirables cavaliers, les rivaux des Mameluks, aussi intelligents, lestes et rapides, que la pesante cavalerie féodale était lourde et inerte. On les voyait partout orgueilleusement chevaucher sur leurs admirables chevaux arabes, suivis chacun d'un écuyer, d'un servant d'armes, sans compter les esclaves noirs. Ils ne pouvaient varier leurs vêtements, mais ils avaient de précieuses armes orientales, d'un acier de fine trempe et damasquinées richement.

Ils sentaient bien leurs forces. Les Templiers d'Angleterre avaient osé dire au roi Henri III : «Vous serez roi tant que vous serez juste.» Dans leur bouche, ce mot était une menace. Tout cela donnait à penser à Philippe le Bel.

Il en voulait à plusieurs d'entre eux de n'avoir souscrit l'appel contre Boniface qu'avec réserve, sub protestationibus. Ils avaient refusé d'admettre le roi dans l'ordre. Ils l'avaient refusé, et ils l'avaient servi, double humiliation. Il leur devait de l'argent (41) ; le Temple était une sorte de banque, comme l'ont été souvent les temples de l'antiquité (42). Lorsque en 1306, il trouva un asile chez eux contre le peuple soulevé, ce fut sans doute pour lui une occasion d'admirer ces trésors de l'ordre ; les chevaliers étaient trop confiants, trop fiers pour lui rien cacher.

La tentation était forte pour le roi (43). Sa victoire de Mons-en-Puelle l'avait ruiné. Déjà contraint de rendre la Guyenne, il l'avait été encore de lâcher la Flandre flamande. Sa détresse pécuniaire était extrême, et pourtant il lui fallut révoquer un impôt contre lequel la Normandie s'était soulevée. Le peuple était si ému, qu'on défendit les rassemblements de plus de cinq personnes. Le roi ne pouvait sortir de cette situation désespérée que par quelque grande confiscation. Or, les juifs ayant été chassés, le coup ne pouvait frapper que sur les prêtres ou sur les nobles, ou bien sur un ordre qui appartenait aux uns ou aux autres, mais qui, par cela même, n'appartenant exclusivement ni à ceux-ci, ni à ceux-là, ne serait défendu par personne. Loin d'être défendus, les Templiers furent plutôt attaqués par leurs défenseurs naturels. Les moines les poursuivirent. Les nobles, les plus grands seigneurs de France, donnèrent par écrit leur adhésion au procès.

Philippe le Bel avait été élevé par un dominicain. Il avait pour confesseur un dominicain. Longtemps ces moines avaient été amis des Templiers, au point même qu'ils s'étaient engagés à solliciter de chaque mourant qu'ils confesseraient un legs pour le Temple (44). Mais peu à peu les deux ordres étaient devenus rivaux. Les dominicains avaient un ordre militaire à eux (45), les Cavalieri gaudenti, qui ne prit pas grand essor. A cette rivalité accidentelle il faut ajouter une cause fondamentale de haine. Les Templiers étaient nobles ; les dominicains, les Mendiants, étaient en grande partie roturiers, quoique dans le tiers-ordre ils comptassent des laïcs illustres et même des rois.

Dans les Mendiants, comme dans les légistes conseillers de Philippe le Bel, il y avait contre les nobles, les hommes d'armes, les chevaliers, un fonds commun de malveillance, un levain de haine niveleuse. Les légistes devaient haïr les Templiers comme moines ; les dominicains les détestaient comme gens d'armes, comme moines mondains, qui réunissaient les profits de la sainteté et l'orgueil de la vie militaire. L'ordre de saint Dominique, inquisiteur dès sa naissance, pouvait se croire obligé en conscience de perdre en ses rivaux des mécréants doublement dangereux, et par l'importation des superstitions sarrasines, et par leurs liaisons avec les mystiques occidentaux, qui ne voulaient plus adorer que le Saint-Esprit.

Le coup ne fut pas imprévu, comme on l'a dit. Les Templiers eurent le temps de le voir venir (46). Mais l'orgueil les perdit ; ils crurent toujours qu'on n'oserait.

Le roi hésitait en effet. Il avait d'abord essayé des moyens indirects. Par exemple, il avait demandé à être admis dans l'ordre. S'il eût réussi, il se serait probablement fait grand maître, comme fit Ferdinand le Catholique pour les ordres militaires d'Espagne. Il aurait appliqué les biens du Temple à son usage, et l'ordre eût été conservé.

Depuis la perte de la Terre sainte, et même antérieurement, on avait fait entendre aux Templiers qu'il serait urgent de les réunir aux Hospitaliers (47). Réuni à un ordre plus docile, le Temple eût présenté peu de résistance au roi.

Ils ne voulurent point entendre à cela. Le grand maître, Jacques Molay, pauvre chevalier de Bourgogne, mais vieux et brave soldat qui venait de s'honorer en Orient par les derniers combats qu'y rendirent les chrétiens, répondit que saint Louis avait, il est vrai, proposé autrefois la réunion des deux ordres, mais que le roi d'Espagne n'y avait point consenti ; que pour que les Hospitaliers fussent réunis aux Templiers, il faudrait qu'ils s'amendassent fort ; que les Templiers étaient plus exclusivement fondés pour la guerre (48). Il finissait par ces paroles hautaines : «On trouve beaucoup de gens qui voudraient ôter aux religieux leurs biens plutôt que de leur en donner... Mais si l'on fait cette union des deux ordres, cette Religion sera si forte et si puissante, qu'elle pourra bien défendre ses droits contre toute personne au monde.»

Pendant que les Templiers résistaient si fièrement à toute concession, les mauvais bruits allaient se fortifiant. Eux-mêmes y contribuaient. Un chevalier disait à Raoul de Presles, l'un des hommes les plus graves du temps, «que dans le chapitre général de l'ordre, il y avait une chose si secrète, que si pour son malheur quelqu'un la voyait, fût-ce le roi de France, nulle crainte de tourment n'empêcherait ceux du chapitre de le tuer, selon leur pouvoir (49)».

Un Templier nouvellement reçu avait protesté contre la forme de réception devant l'offlcial de Paris (50). Un autre s'en était confessé à un cordelier, qui lui donna pour pénitence de jeûner tous les vendredis un an durant sans chemise. Un autre enfin, qui était de la maison du pape, «lui avait ingénument confessé tout le mal qu'il avait reconnu en son ordre, en présence d'un cardinal, son cousin, qui écrivit à l'instant cette déposition.»

On faisait en même temps courir des bruits sinistres sur les prisons terribles où les chefs de l'ordre plongeaient les membres récalcitrants. Un des chevaliers déclara «qu'un de ses oncles était entré dans l'ordre sain et gai, avec chiens et faucons ; au bout de trois jours, il était mort.»

Le peuple accueillait avidement ces bruits, il trouvait les Templiers trop riches (51) et peu généreux. Quoique le grand maître dans ses interrogatoires vante la munificence de l'ordre, un des griefs portés contre cette opulente corporation, c'est «que les aumônes ne s'y faisaient pas comme il convenait (52)

Les choses étaient mûres. Le roi appela à Paris le grand maître et les chefs ; il les caressa, les combla, les endormit. Ils vinrent se faire prendre au filet comme les protestants à la Saint-Barthélemy.

Il venait d'augmenter leurs privilèges (53). Il avait prié le grand maître d'être le parrain d'un de ses enfants. Le 12 octobre, Jacques Molay, désigné par lui avec d'autres grands personnages, avait tenu le poêle à l'enterrement de la belle-soeur de Philippe. Le 13, il fut arrêté avec les cent quarante Templiers qui étaient à Paris.

Le même jour, soixante le furent à Beaucaire, puis une foule d'autres par toute la France.

On s'assura de l'assentiment du peuple et de l'Université (54). Le jour même de l'arrestation, les bourgeois furent appelés par paroisses et par confréries au jardin du roi dans la Cité ; des moines y prêchèrent. On peut juger de la violence de ces prédications populaires par celle de la lettre royale, qui courut par toute la France : «Une chose amère, une chose déplorable, une chose horrible à penser, terrible à entendre ! chose exécrable de scélératesse, détestable d'infamie !... Un esprit, doué de raison, compatit et se trouble dans sa compassion, en voyant une nature qui s'exile elle-même hors des bornes de la nature, qui oublie son principe, qui méconnaît sa dignité, qui prodigue de soi, s'assimile aux bêtes dépourvues de sens ; que dis-je ? qui dépasse la brutalité des bêtes elles-mêmes !...» On juge de la terreur et du saisissement avec lesquels une telle lettre fut reçue de toute âme chrétienne. C'était comme un coup de trompette du jugement dernier.

Suivant l'indication sommaire des accusations : reniement, trahison de la chrétienté au profit des infidèles, initiation dégoûtante, prostitution mutuelle; enfin, le comble de l'horreur, cracher sur la croix (55) !

Tout cela avait été dénoncé par des Templiers. Deux chevaliers, un Gascon et un Italien, en prison pour leurs méfaits, avaient, disait-on, révélé tous les secrets de l'ordre.

Ce qui frappait le plus l'imagination, c'étaient les bruits qui couraient sur une idole qu'auraient adorée les Templiers.

Les rapports variaient. Selon les uns, c'était une tête barbue; d'autres disaient une tête à trois faces. Elle avait, disait-on encore, des yeux étincelants. Selon quelques-uns, c'était un crâne d'homme. D'autres y substituaient un chat (56).

Quoi qu'il en fût de ces bruits, Philippe le Bel n'avait pas perdu de temps. Le jour même de l'arrestation, il vint de sa personne s'établir au Temple avec son trésor et son Trésor des chartes, avec une armée de gens de loi, pour instrumenter, inventorier. Cette belle saisie l'avait fait riche tout d'un coup.


(1)  Lettre de Christophe Colomb à Ferdinand et Isabelle, après son quatrième voyage (Navarette);

(2)  Philippe le Bel emploie pendant tout son règne, comme ministres, les deux banquiers florentins Biccio et Musciato, fils de Guido Franzesi.
(3)  Af ou gar o PloutoV outoV hrxato blepein / Apolwl upo limou...
Aristoph., Plut., v. 1174. Voyez aussi les vers 129, 133, 1152 et 1168-9.

(4)  Chacune des grandes révolutions du monde est aussi l'époque des grandes apparitions de l'or. Les Phocéens le font sortir de Delphes, Alexandre de Persépolis ; Rome le tire des mains du dernier successeur d'Alexandre ; Cortès l'enlève de l'Amérique. Chacun de ces moments est marqué par un changement subit, non seulement dans les prix des denrées, mais aussi dans les idées et dans les moeurs.

(5)  Le dernier but de l'alchimie n'était pas tant de trouver l'or que d'obtenir l'or pur, l'or potable, le breuvage d'immortalité. On racontait la merveilleuse histoire d'un bouvier de Sicile du temps du roi Guillaume, qui, ayant trouvé dans la terre un flacon d'or, but la liqueur qu'il renfermait et revint à la jeunesse. (Roger Bacon. Opus majus).

(6)  Quelques-uns se vantèrent de n'avoir point soufflé pour rien. Raymond Lulle, dans leurs traditions, passe en Angleterre, et, pour encourager le roi à la croisade, lui fabrique dans la Tour de Londres pour six millions d'or. On en fit des Nobles à la rose, qu'on appelle encore aujourd'hui Nobles de Raymond. Il est dit dans l'Ultimum Testamentum, mis sous son nom, qu'en une fois il convertit en or cinquante milliers pesant de mercure, de plomb et d'étain. - Le pape Jean XXII, à qui Pagi attribue un traité sur L'art transmutatoire, y disait qu'il avait transmuté à Avignon deux cents lingots pesant chacun un quintal, c'est-à-dire vingt mille livres d'or. Etait-ce une manière de rendre compte des énormes richesses entassées dans ses caves ? - Au reste, ils étaient forcés de convenir entre eux que cet or qu'ils obtenaient par quintaux n'avait de l'or que la couleur.

(7)  Dans l'usure, les juifs, dit-on, ne faisaient qu'imiter les Lombards, leurs prédécesseurs (Muratori).

(8)  A Toulouse, on les souffletait trois fois par an, pour les punir d'avoir autrefois livré la ville aux Sarrasins ; sous Charles le Chauve, ils réclamèrent inutilement. - A Béziers, on les chassait à coups de pierres pendant toute la Semaine sainte. Ils s'en rachetèrent en 1160. - Ils commencèrent sous le règne de Philippe Auguste à porter la rouelle jaune, et le concile de Latran en fit une loi à tous les Juifs de la chrétienté (canon 68).

(9)  Souvent ils firent l'objet de traités entre les seigneurs. Dans l'ordonnance de 1230, il est dit : «que personne dans notre royaume ne retienne le juif d'un autre seigneur ; partout où quelqu'un retrouvera son juif, il pourra le reprendre comme son esclave (tanquam proprium servum), quelque long séjour qu'il ait fait sur les terres d'un autre seigneur.» On voit en effet dans les Etablissements que les meubles des juifs appartenaient aux barons. Peu à peu le juif passa au roi, comme la monnaie et les autres droits fiscaux.

(10)  Patiens, quia aeternus... - C'est l'usage que les juifs se tiennent sur le passage de chaque nouveau pape, et lui présentent leur loi. Est-ce un hommage ou un reproche de la vieille loi à la nouvelle, de la mère à la fille ?... - «Le jour de son couronnement, le pape Jean XXIII chevaucha avec sa mitre papale de rue en rue dans la ville de Boulogne la Grasse, faisant le signe de la croix jusques en la rue où demeuraient les Juifs, lesquels offrirent par écrit leur loi, laquelle de sa propre main il prit et reçut, et puis la regarda, et tantôt la jeta derrière lui, en disant : «Votre loi est bonne, mais d'icelle la nôtre est meilleure.» Et lui parti de là, les juifs le suivoient le cuidant atteindre, et fut toute la couverture de son cheval déchirée ; et le pape jetoit, par toutes les rues où il passoit, monnoie, c'est à savoir deniers qu'on appelle quatrins et mailles de Florence ; et y avoit devant lui et derrière lui deux cents hommes d'armes, et avoit chacun en sa main une masse de cuir dont ils frappoient les juifs, tellement que c'étoit grand'joie à voir.» Monstrelet.

(11)  Je lisais le... octobre 1834, dans un journal anglais : «Aujourd'hui, peu d'affaires à la bourse ; c'est jour férié pour les juifs.» - Mais ils n'ont pas seulement la supériorité de richesses. On serait tenté de leur en accorder une autre lorsqu'on voit que la plupart des hommes qui font aujourd'hui le plus d'honneur à l'Allemagne sont des juifs (1837). - J'ai parlé dans les notes de la Renaissance de tant de Juifs illustres, nos contemporains (1860).

(12)  Shakespeare, The Merchant of Venice, acte I, sc.3 : «Let the forfeit be nominated for an equal pound of your fair flesh, to be cut and taken, in what part of your body pleaseath me.» Sir Thomas Mungo acquit à Calcutta, il y a trente ans, un ms. où se trouve l'histoire originale de la livre de chair, etc. Seulement, au lieu d'un chrétien, c'est un musulman que le juif veut dépecer. V. Asiatic Journal. - Orig. du droit, t. IV, c. XIII : L'atrocité de la loi des Douze Tables, déjà repoussée par les Romains eux-mêmes, ne pouvait, à plus forte raison, prévaloir chez les nations chrétiennes. Voyez cependant le droit norvégien. Grimm, 617. Dans les traditions populaires, le juif stipule une livre de chair à couper sur le corps de son débiteur, mais le juge le prévient que s'il coupe plus ou moins, il sera lui-même mis à mort. - V. le Pecorone (écrit vers 1378), les Gesta Romanorum dans la forme allemande. - Voir aussi mon Histoire romaine.

(13)  J'insiste avec M. Beugnot sur ce point important : les juifs ne connurent pas l'usure aux Xe et XIe siècles, c'est-à-dire aux époques où on leur permit l'industrie (1860).

(14)  G. Villani, l.VIII, c. LXXX, p. 417. - L'opinion du temps est bien représentée dans les vers burlesques cités par Walsingham :
Ecclesiae navis titubat, regni quia clavis
Errat, Rex, Papa, facti sunt una cappa.
Hoc faciunt do, des, Pilatus hic, alter Herodes.
Walsingh., p. 456, ann. 1306.

(15)  Ces mots sont synonymes dans la langue de ce temps.

(16)  Contin. Gr. de Nangis.

(17)  Baluze, Acta vet. ad Pap. Av., p. 75-6... «Quadam praeparatoria sumere, et postmodum purgationem accipere, quae secundum praedictorum physicorum judicium, auctore Domino, valde utilis nobis erit.»

(18)  La Coulture du Temple, contiguë à celle de Saint-Gervais, comprenait presque tout le domaine des Templiers, qui s'étendait le long de la rue du Temple, depuis la rue Sainte-Croix ou les environs de la rue de la Verrerie jusqu'au delà des murs, des fossés et de la porte du Temple. (Sauval).

(19)  «Sicut mater infantem.» Lettre de Jacques Molay.

(20)  Voyez plus loin les motifs qui nous ont décidé à regarder ce point comme hors de doute. - Le XIVe siècle ne voyait probablement qu'une singularité suspecte dans la fidélité des Templiers aux anciennes traditions symboliques de l'Eglise, par exemple dans leur prédilection pour le nombre trois. On interrogeait trois fois le récipiendaire avant de l'introduire dans le chapitre. Il demandait par trois fois le pain et l'eau, et la société de l'ordre. Il faisait trois voeux. Les chevaliers observaient trois grands jeûnes. Ils communiaient trois fois l'an. L'aumône se faisait dans toutes les maisons de l'ordre trois fois la semaine. Chacun des chevaliers devait avoir trois chevaux. On leur disait la messe trois fois la semaine. Ils mangeaient de la viande trois jours de la semaine seulement. Dans les jours d'abstinence, on pouvait leur servir trois mets différents. Ils adoraient la croix solennellement à trois époques de l'année. Ils juraient de ne pas fuir en présence de trois ennemis. On flagellait par trois fois en plein chapitre ceux qui avaient mérité cette correction, etc., etc. Même remarque pour les accusations dont ils furent l'objet. On leur reprocha de renier trois fois, de cracher trois fois sur la croix. «Ter abnegabant, et horribili crudelitate ter in faciem spuebant ejus.» Circul. de Philippe le Bel, du 14 septembre 1307. «Et li fait renier par trois fois le prophète et par trois fois crachier sur la croix.» Instruct. de l'inquisiteur Guillaume de Paris. Rayn., p. 4.

(21)  Dans quelques monuments anglais, l'ordre du Temple est appelé Militia Templi Salomonis. (Ms. Biblioth. Cottontana et Bodleianae.) Ils sont aussi nommés Fratres militia Salomonis, dans une charte de 1197. Ducange. Rayn., p. 2.

(22)  Il est possible que les Templiers qui échappèrent se soient fondus dans des sociétés secrètes. En Ecosse, ils disparaissent tous, excepté deux. Or, on a remarqué que les plus secrets mystères de la franc-maçonnerie sont réputés émanés d'Ecosse, et que les hauts grades y sont nommés Ecossais. V. Grouvelle et les écrivains qu'il a suivis, Munter, Moldenhawer, Nicolaï, etc.

(23)  Voyez Hammer, Mémoire sur deux coffrets gnostiques, p. 7. V. aussi le mémoire du même dans les Mines d'Orient, et la réponse de M. Raynouard. (Michaud, Hist. des croisades, éd. 1828, t. V. p. 872.)

(24)  Voyez mon Histoire de France, t. III, chapitre VIII.

(25)  Sans parler de notre dicton populaire «Boire comme un Templier», les Anglais en avaient un autre : «Dum erat juvenis saecularis, omnes pueri clamabant publice et vulgariter unus ad alterum : Custodiatis vobis ab osculo Templariorum». Conc. Britann.

(26)  La règle austère que l'ordre reçut à son origine semble à sa chute un acte d'accusation terrible : «Domus hospitis non careat lumine, ne tenebrosus hostis... Vestiti autem camisiis dormiant, et cum femoralibus dormiant. Dormientibus itaque fratribus usque mane nunquam deerit lucerna...» Actes du concile de Troyes, 1128. Ap. Dup. Templ. 92-102.

(27)  Voyez cependant Processus contra Templarios, ms. de la Biblioth. royale. Ce qu'on y lit dans les Articles de l'interrogatoire sur leurs relations avec les femmes (Item, les maîtres fesoient frères et suers du Temple... Proc. ms. folio 10-11) doit s'entendre des affiliés de l'ordre ; il y en avait des deux sexes (V. Dup. 99, 102), mais il ne me souvient pas d'avoir lu aucun aveu sur ce point, même dans les dépositions les plus contraires à l'ordre. Ils avouent plutôt une autre infamie bien plus honteuse (1837). - Depuis j'ai publié les deux premiers volumes des pièces du procès des Templiers, avec une introduction, 1841-1831. J'y renvoie le lecteur (1860).

(28)  «La manere de tenir chapitre et d'assoudre. Après chapitre dira le mestre ou cely que tendra le chapitre : Beaux seigneurs frères, le pardon de nostre chapitre est tiels, que cil qui ostast les almones de la meson à toute male resoun, ou tenist aucune chose en noun de propre, ne prendreit u tens ou pardon de nostre chapitre. Mes toutes les choses qe vous lessez à dire pour hounte de la char, ou poor de la justice de la mesoun, qe lein ne la prenge requer Dieu pour la requestre de la sue douce Mère le vous pardoint.» Conciles d'Angleterre, édit. 1737, t. II, p. 383.

(29)  Les dépositions les plus sales, et qui paraîtraient avec le plus de vraisemblance dictées par la question, sont celles des témoins anglais, qui pourtant n'y furent pas soumis. «Post redditas gratias capellanus ordinis Templi increpavit fratres, dicens : «Diabolus comburet vos» vel similia verba... Et vidit braccias unius fratrum Templi et ipsum tenentem faciem versus occidentem et posteriora versus altare...» 359, «Ostendebatur imago crucifixi et dicebatur ei, quod sicut antea honoraverat ipsum sic modo vituperaret, et conspueret in eum : quod et fecit. Item dictum fuit ei quod, depositis bracciis, verteret dorsum ad crucifixum : quod lacrymando fecit..» Ibidem, 369.

(30)  V. entre autres le tome XII de cette histoire, ch. XVI, XIX, XX, et le tome XIII, ch. IX.

(31)  «Habent Templarii in christianitate novem millia maneriorum...» Math. Paris, p. 417. Plus tard la chronique de Flandre leur attribue 10,300 manoirs. Dans la sénéchaussée de Beaucaire, l'ordre avait acheté en quarante ans pour 10,000 livres de rentes. - Le seul prieuré de Saint-Gilles avait 54 commanderies, Grouvelle, p. 196.

(32)  Dans leurs anciens statuts on lit : «Regula pauperum commilitonum templi Salomonis.»

(33)  «Et Acre une cité trahirent-ils par leur grand mesprison», Chron. de S. Denys.

(34)  Voyez Hammer.

(35)  Dupuy.

(36)  En 1259, l'animosité fut poussée à un tel excès, qu'ils se livrèrent une bataille dans laquelle les Templiers furent taillés en pièces. Les historiens disent qu'il n'en échappa qu'un seul.

(37)  Joinville, p. 81, ap. Dup., Pr., p. 163-164. - Lorsqu'on effectuait le payement de la rançon, il manquait 30,000 livres. Joinville pria les Templiers de les prêter au roi. Ils refusèrent et dirent : «Vous savez que nous recevons les commandes en tel manière que par nos serements nous ne les poons délivrer, mes que à ceulz qui les nous baillent». «Cependant ils dirent qu'on pouvait leur prendre cet argent de force, que l'ordre avait dans la ville d'Acre de quoi se dédommager. Joinville se rendit alors sur leur «mestre galie», et, descendu dans la cale, demanda les clefs d'un coffre qu'il voyait devant lui. On les lui refusa, il prit une cognée, la leva et menaça de faire la clef le roy. Alors le maréchal du Temple le prit à témoin qu'il lui faisait violence, et lui donna la clef.» Joinville, p. 81, éd. 1761.

(38)  Arch. du Vatican, Rayn.

(39)  Ces ordres également puissants furent également attaqués. Les évêques livoniens portèrent contre les chevaliers Teutoniques des accusations non moins graves. De Jean XXII à Innocent VI, les Hospitaliers eurent à soutenir les mêmes attaques. Les Jésuites y succombèrent.

(40)  En Castille, les Templiers, les Hospitaliers et les chevaliers de Saint-Jacques avaient un traité de garantie contre le roi même.

(41)  «Is magistrum ordinis exosum habuit, propter importunam pecuniae exactionem, quam, in nuptiis filiae suae Isabellae, ei mutua dederat.» Thomas de la Moor, in Vita Eduardi, apud Baluze, Pap. Aven., notae, p. 189. - Le Temple avait, à diverses époques, servi de dépôt aux trésors du roi. Philippe-Auguste (1190) ordonne que tous ses revenus, pendant son voyage d'outre-mer, soient portés au Temple et enfermés dans des coffres, dont ses agents auront une clef et les Templiers une autre. Philippe le Hardi ordonne qu'on y dépose les épargnes publiques. - Le trésorier des Templiers s'intitulait Trésorier du Temple et du Roi, et même Trésorier du Roi au Temple. Sauvai, II, 37.

(42)  Mitford.

(43)  V. dans Dupuy un pamphlet que Philippe le Bel se fit probablement adresser : «Opinio cujusdam prudentis regi Philippo, ut regnum Hieros, et Cypri acquireret pro altero filiorum suorum, ac de invasione regni Aegypti et de dispositione bonorum ordinis Templariorum.» - V. aussi Walsingham. - L'idée d'appliquer leurs biens au service de la Terre sainte aurait été de Raymond Lulle, Baluz. Pap. Aven.

(44)  Statuts du chapitre général des dominicains en 1243.

(45)  Voyez l'histoire de cet ordre, par le dominicain Federici, 1787. Ils profitèrent pourtant des biens du Temple ; plusieurs Templiers passèrent dans leur ordre.

(46)  Ils avaient de sombres pressentiments. Un Templier anglais rencontrant un chevalier nouvellement reçu : «Esne frater noster receptus in ordine ? Gui respondens, ita. Et ille : Si sederes super campanile Sancti Pauli Londini, non posses videre majora infortunia quam tibi contingent antequam moriaris.» Concil. Brit.

(47)  Le concile de Saltzbourg, tenu en 1272, et plusieurs autres assemblées ecclésiastiques, avaient proposé cette réunion.

(48)  «Si unio fleret, multum oporteret quod Templarii lararentur, vel Hospitalarii restringerentur in pluribus. Et ex, hoc possent animarum pericula provenire... Religio hospitalariorum super hospitalitate fundata est. Templarii vero super militia proprie sunt fundati.» Dupuy, Pr., p. 180.

(49)  Dupuy. Un autre disait : «Esto quod esses pater meus et posses fleri summus magister totius ordinis, nollem quod intrares, quia habemus tres articulos inter nos in ordine nostro quos nunquam aliquis sciet nisi Deus et diabolus, et nos, fratres illius ordinis» (51 test., p. 361). - V. les histoires qui couraient sur des gens qui auraient été tués pour avoir vu les cérémonies secrètes du Temple. Concil. Brit., II, 361.

(50)  C'est le premier des cent quarante déposants. Dupuy a tronqué le passage. V. le ms. aux archives du royaume. K. 413.

(51)  «Tosjors achetaient sans vendre.../Tant va pot à eau qu'il brise». Chron. en vers, citée par Rayn.

(52)  En Ecosse, on leur reprochait, outre leur cupidité, de n'être pas hospitaliers. «Item dixerunt quod pauperes ad hospitalitatem libenter non recipiebant, sed, timoris causa, divites et potentes solos ; et quod multum erant cupidi aliena bona per fas et nefas pro suo ordine adquirere.» Concil. Brit., 40e témoin d'Ecosse, p. 382.

(53)  Il est curieux de voir par quelle prodigalité d'éloges et de faveurs il les attirait dans son royaume dès 1304 : «Philippus, Dei gratia Francorum Rex, opera misericordiae, magnifica plenitudo quae in sancta domo militiae Templi, divinitus instituta, longe lateque per orbem terrarum exercentur... merito nos inducunt ut dictas domui Templi et fratribus ejusdem in regno nostro ubilibet constitutis, quos sincere diligimus et prosequi favore cupimus speciali, regiam liberalitatis dextram extendimus.» Rayn., p. 44.

(54)  Le roi s'étudia toujours à lui faire partager l'examen et aussi la responsabilité de cette affaire. Nogaret lut l'acte d'accusation devant la première assemblée de l'Université, tenue dès le lendemain de l'arrestation. Une autre assemblée de tous les maîtres et de tous les écoliers de chaque faculté fut tenue au Temple : on y interrogea le grand maître et quelques autres. Ils le furent encore dans une seconde assemblée.

(55)  Voyez les nombreux articles de l'acte d'accusation (Dup.). Il est curieux de le comparer à une autre pièce du même genre, à la bulle du pape Grégoire IX aux électeurs d'Hildesheim, Lubeck, etc., contre les Stadhinghiens (Rayn., ann. 1234, XIII, p. 446-7). C'est avec plus d'ensemble l'accusation contre les Templiers. Cette conformité prouverait-elle, comme le veut M. de Hammer, l'affiliation des Templiers à ces sectaires ?

(56)  Selon les plus nombreux témoignages, c'était une tête effrayante à la longue barbe blanche, aux yeux étincelants (Rayn., p. 261) qu'on les accusait d'adorer. Dans les instructions que Guillaume de Paris envoyait aux provinces, il ordonnait de les interroger sur «une ydole qui est en forme d'une teste d'homme à grant barbe.» Et l'acte d'accusation que publia la cour de Rome portait, art. 16 : «Que dans toutes les provinces ils avaient des idoles, c'est-à-dire des têtes dont quelques-unes avaient trois faces et d'autres une seule et qu'il s'en trouvait qui avaient un crâne d'homme.» Art. 47 et suivants : «Que dans les assemblées et surtout dans les grands chapitres, ils adoraient l'idole comme un Dieu, comme leur sauveur, disant que cette tête pouvait les sauver, qu'elle accordait à l'ordre toutes les richesses et qu'elle faisait fleurir les arbres et germer les plantes de la terre.» Rayn. p. 287. Les nombreuses dépositions des Templiers en France, en Italie, plusieurs témoignages indirects en Angleterre, répondirent à ce chef d'accusation et ajoutèrent quelques circonstances. On adorait cette tête comme celle d'un Sauveur, «quoddam caput cum barba, quod adorant et vocant Salvatorem suum.» (Rayn., p. 288.) Deodat Jaffet, reçu à Pedenat, dépose que celui qui le recevait lui montra une tête ou idole qui lui parut avoir trois faces, en lui disant : Tu dois l'adorer comme ton Sauveur et le Sauveur de l'ordre du Temple, et que lui témoin adora l'idole disant : «Béni soit celui qui sauvera mon âme.» (p. 247 et 293.) Gettus Ragonis, reçu à Rome dans une chambre du palais de Latran, dépose qu'on lui dit en lui montrant l'idole : Recommande-toi à elle, et prie-la qu'elle te donne la santé (p. 295). Selon le premier témoin de Florence, les frères lui disaient les paroles chrétiennes : «Deus, adjuva me.» Et il ajoutait que cette adoration était un rite observé dans tout l'ordre (p. 294). Et en effet en Angleterre un frère mineur dépose avoir appris d'un Templier anglais qu'il y existait quatre principales idoles, une dans la sacristie du temple de Londres, une à Bristelham, la troisième apud Brueriam et la quatrième au delà de l'Humber (p. 297). Le second témoin de Florence ajoute une circonstance nouvelle ; il déclare que dans un chapitre un frère dit aux autres : «Adorez cette tête... Istud caput vester Deus est, et vester Mahumet» (p. 295). Gauserand de Montpesant dit qu'elle était faite in figuram Baffometi, et Raymond Rubei déposant qu'on lui avait montré une tête de bois où était peinte figura Baphometi, ajoute : «Et illam adoravit obsculando sibi pedes, dicens yalla, verbum Saracenorum.»
M. Raynouard (p. 301) regarde le mot Baphomet, dans ces deux dépositions, comme une altération du mot Mahomet donné par le premier témoin ; il y voit une tendance des inquisiteurs à confirmer ces accusations de bonne intelligence avec les Sarrasins, si répandues contre les Templiers. Alors il faudrait admettre que toutes ces dépositions sont complètement fausses et arrachées par les tortures, car rien de plus absurde sans doute que de faire les Templiers plus mahométans que les mahométans, qui n'adorent point Mahomet. Mais ces témoignages sont trop nombreux, trop unanimes et trop divers à la fois (Rayn., p. 232, 337 et 286-302). D'ailleurs ils sont loin d'être accablants pour l'ordre. Tout ce que les Templiers disent de plus grave, c'est qu'ils ont eu peur, c'est qu'ils ont cru y voir une tête de diable, de mauffe (p. 290), c'est qu'ils ont vu le diable lui-même dans ces cérémonies, sous la figure d'un chat ou d'une femme (p. 293-294). Sans vouloir faire des Templiers en tout point un secte de gnostiques, j'aimerais mieux voir ici avec M. de Hammer une influence de ces doctrines orientales. Baphomet, en grec (selon une étymologie, il est vrai, assez douteuse), c'est le dieu qui baptise l'esprit, celui dont il est écrit : Ipse vos baptizavit in Spiritu Sancto et igni (Math., 3, 11), etc. C'était pour les gnostiques le Paraclet descendu sur les apôtres en forme de langues de feu. Le baptême gnostique était en effet un baptême de feu. Peut-être faut-il voir une allusion à quelque cérémonie de ce genre dans ces bruits qui couraient dans le peuple contre les Templiers «qu'un enfant nouveau engendré d'un Templier et une pucelle estoit cuit et rosty au feu, et toute la graisse ostée et de celle estoit sacrée et ointe leur idole» (Chron. de Saint-Denis, p. 28). Cette prétendue idole ne serait-elle pas une représentation du Paraclet dont la fête (la Pentecôte) était la plus grande solennité du Temple ? Ces têtes, dont une devait se trouver dans chaque chapitre, ne furent point retrouvées, il est vrai, sauf une seule, mais elle portait l'inscription LIII. La publicité et l'importance qu'on donnait à ce chef d'accusation décidèrent sans doute les Templiers à en faire au plus tôt disparaître la preuve. Quant à la tête saisie au chapitre de Paris, ils la firent passer pour un reliquaire, la tête de l'une des onze mille vierges (Rayn. p. 299). - Elle avait une grande barbe d'argent.