Acte IV

Acte IIIActe V

Scène 1
La reine, le connétable

 

LE CONNETABLE
Pour mes dignes amis combien nous devons craindre !
Tel les croit innocents qui n'oserait les plaindre.
De leur sort malheureux justement révolté,
J'ai fait devant le roi parler la vérité,
Et ce n'est point en vain ; j'obtiens que le grand-maître
Aux regards du monarque enfin puisse paraître.
Les ordres sont donnés pour l'entendre à l'instant.
Mais dans l'inquisiteur quel orgueil insultant ?
Ah ! j'en suis indigné ; vainement on espère
De ce prêtre inhumain désarmer la colère.
Quoi ! lorsqu'autour de nous des prêtres révérés,
Entre l'homme et le ciel médiateurs sacrés,
Offrent dans leurs vertus, dans leur honte touchante,
Du Dieu qu'ils font chérir l'image consolante,
L'altier inquisiteur, qui s'élève en un jour
Des intrigues du cloître aux honneurs de la cour
Se présente toujours prêt à lancer la foudre !
On craint de condamner, lui frémirait d'absoudre.
Il m'écoutait d'un air distrait et menaçant :
Il peut faire le mal, il se croit tout-puissant.

LA REINE
A ce prêtre orgueilleux je parlerai moi-même.
Lui seul ne dicte pas la sentence suprême ;
D'autres juges encor partagent son pouvoir.

LE CONNETABLE
Je me rends auprès d'eux et m'en fais un devoir.
Renonçant en ce jour à ma fierté guerrière,
Je sais pour des amis descendre à la prière.
Pour les sauver, faut-il supplier ? J'y consens :
Rien ne coûte à mon coeur puisqu'ils sont innocents.

LA REINE
J'attends le roi. Bientôt mon zèle et ma présence
S'uniront à vos soins... Mais c'est lui qui s'avance.

(Le connétable se retire en voyant arriver le roi.)

 

Scène 2
Le roi, la reine

 

LA REINE
Sire, de votre hymen quand j'acceptai l'honneur,
Je voulus, j'espérai mériter mon bonheur.
Fidèle à votre gloire, à votre renommée,
J'osai par mon exemple encourager l'armée,
Dans ses nobles travaux seconder mon époux,
Et quelquefois mes soins furent dignes de vous.
J'obtins des droits sacrés à votre confiance ;
Je veillais avec vous au bonheur de la France ;
Vous appeliez sur moi l'amour de vos sujets,
Et toujours ma présence annonçait vos bienfaits.
Quel changement subit ! qu'il m'afflige et m'étonne !
Quand la foudre en grondant vole du haut du trône,
Quand ses coups imprévus jettent dans le malheur
Des guerriers qu'illustraient le rang et la valeur,
Lorsqu'on les abandonne aux complots de la haine,
Quoi ! la douleur publique en avertit la reine !
Quoi ! sire, vos projets se cachaient devant moi !
Je me plains à l'époux du silence du roi.
Du moins contre l'erreur de la toute puissance,
Ne puis-je réclamer les droits de l'innocence ?
Si je prends le parti de tant de malheureux,
J'agis pour votre gloire encor plus que pour eux.
Vous livrez ces guerriers à ce juge implacable
Qui force l'innocent à s'avouer coupable ;
Qui se dit convaincu dès qu'il peut soupçonner,
Et commence à punir avant de condamner.
Le ministre d'un Dieu de paix et de clémence,
Sur un saint tribunal fait asseoir la vengeance !
Devant lui l'accusé se trouble et se confond :
La torture interroge, et la douleur répond *.
Partout l'inquisiteur s'empare des victimes.
On connaît leurs malheurs, on ignore leurs crimes.
Sire, écoutez mes voeux : que ces infortunés,
Déjà dans votre cour hautement condamnés,
Sortent de la prison et de l'ignominie,
Mes états aujourd'hui deviendront leur patrie ;
Je veillerai sur eux. Nommons un tribunal
Digne de les juger, auguste, impartial ;
Si ces guerriers alors sont déclarés coupables,
Nos coeurs, comme les lois, seront inexorables ;
Si l'arrêt les absout, c'est à votre équité
Qu'ils auront dû l'honneur, leurs jours, leur liberté.
Pardonnez à mon zèle ; oui, sire, j'ose croire
Que votre erreur encor peut servir votre gloire :
Reconnaître, et surtout réparer son erreur,
C'est agir en vrai roi, c'est régner sur son coeur.































* Il est prouvé par les instructions de l'inquisiteur, par les procès-verbaux des interrogats, par les défenses des templiers, par les récits des historiens, que, quand les chevaliers refusaient l'aveu des crimes qu'on leur imputait, ils étaient mis de suite à la torture.

LE ROI
Saisir les chevaliers, et surtout le grand-maître,
C'était sauver l'état et nous-mêmes peut-être ;
Je n'avais qu'un instant : en de pareils projets,
Qui délibère trop hasarde le succès.
Ces guerriers me bravaient ; contre leur résistance
J'ai déployé soudain les droits dé ma puissance.
Quand je réglais leur sort, pourquoi désobéir ?
Résister à son roi n'est-ce pas le trahir ?
Et devais-je laisser tant d'audace impunie ?
Non, la sévérité n'est pas la tyrannie.
Ils profanaient l'autel qu'ils auraient dû venger,
L'inquisiteur lui seul a droit de les juger.
Devant son tribunal plus d'un témoin assure
Que leur zèle apparent n'était qu'une imposture.
Sous ces dehors pieux qu'ils affectent toujours,
Quand ils sont dans les camps et surtout dans les cours,
Ils ont l'art d'imposer au crédule vulgaire ;
Mais leurs impiétés souillent le sanctuaire.

LA REINE
Sire, votre courroux...

LE ROI
                     Ne me soupçonnez pas
Se vouloir lâchement leur honte et leur trépas ;
Chacun peut à son gré, sans que je m'en offense,
Parler en leur faveur et prendre leur défense.
J'ai le droit d'accuser, c'est même mon devoir.
Mais de leur pardonner je retiens le pouvoir.
Quel que soit leur destin, recevez l'assurance,
Que toujours leurs regrets obtiendront ma clémence.
Le grand-maître à l'instant paraîtra devant moi.
Puisse-t-il trouver grâce aux regards de son roi !
Certes, s'il se repent, ou s'il se justifie,
Cet instant deviendra le plus beau de ma vie.
Je dois lui parler seul. Croyez que votre époux
S'impose le devoir d'être digne de vous.

LA REINE
Du grand-maître surtout j'atteste l'innocence.
Vous avez estimé ses vertus, sa prudence ;
Il combattit pour vous et fut toujours vainqueur ;
Sire, je le confie à votre propre coeur ;
C'est à vous de juger... Il vient, je me retire.

 

Scène 3
Le roi, le grand-maître

 

LE ROI
Approchez, je suis prêt à vous entendre.

LE GRAND-MAITRE
                     Sire,
Lorsque me distinguant parmi tous vos sujets,
Vous répandiez sur moi d'honorables bienfaits ;
Le jour où j'obtenais l'illustre préférence
De nommer de mon nom le fils du roi de France *,
Aurai-je pu m'attendre à l'affront solennel
De paraître à vos yeux comme un vil criminel ?
Sire, votre vengeance est partout redoutée,
Mon seul malheur serait de l'avoir méritée.
La haine nous a peints comme vos ennemis,
Nous, fidèles guerriers et citoyens soumis.
Sire, nommerez-vous conspirateurs ou traîtres
Ceux qui mettent leur gloire à mourir pour leurs maîtres ;
Qui, pouvant conquérir ou fonder des états,
Descendaient noblement au rang de vos soldats ?
En tous lieux notre sang a payé votre gloire.
Lorsqu'aux plaines de Mons vous fixiez la victoire,
J'eus l'honneur de combattre à côte de mon roi.
On daigna distinguer mes chevaliers et moi ;
Vous en vîtes plusieurs, ardents à vous défendre,
Prodigues de leur sang, heureux de le répandre,
Succomber avec gloire, en repoussant les coups
Que le glaive ennemi dirigeait jusqu'à vous.
Pour leur roi, pour leur maître ils donnèrent leur vie.
Témoins de leurs hauts faits, nous leur portions envie ;
Chacun de nous voyant le péril sans effroi,
Croyait servir son Dieu quand il vengeait son roi.
De tous nos chevaliers telles sont les maximes ;
C'est la religion qui les rend magnanimes ;
Deux nobles sentiments assurent leurs succès,
Le zèle du chrétien, la valeur du Français.
Interrogez leur sang ; oui, sire, il fume encore ;
Et c'est nous que la haine accuse et déshonore !






* Il était parrain de Robert, quatrième fils du roî. Robert mourut très jeune au mois d'août 1308. Il paraît qu'il avait été fiancé en 1306 avec Constance, fille de Frédéric III roi de Sicile.

LE ROI
De tous vos chevaliers je connais les hauts faits ;
Mais ont-ils surpassé ceux des guerriers français ?
Ces guerriers à leurs fils transmettent d'âge en âge
Le dépôt de l'honneur, l'exemple du courage ;
Tous avec dévoûment ont toujours combattu ;
Ce sont d'autres soldats, c'est la même vertu.
Quand mes propres exploits assuraient la victoire,
Vous marchiez dans nos rangs, et ce fut votre gloire.
Guerriers, il fallait vaincre, et sujets, obéir.
Mais tel combat pour nous qui pense à nous trahir,
Ou prépare de loin les discordes civiles :
L'art des ambitieux est de se rendre utiles,
De feindre des vertus jusqu'au fatal moment,
Où le projet du crime éclate impunément.
De vos justes revers n'accusez que vous-mêmes !
Vous résistez encore à mes ordres suprêmes.
Du moins si vous n'aviez offensé que le roi !...
Mais la religion... mais notre auguste foi...

LE GRAND-MAITRE
L'ai-je bien entendu ? Ces viles calomnies
Que votre autorité devrait avoir punies,
Ces mensonges grossiers, hasardés contre nous,
Auraient donc excité votre injuste courroux !
Quoi ! sire, un seul instant auriez-vous pu les croire ?
Faut-il de vos soupçons défendre notre gloire ?
Ah ! si jusqu à ce point je dois m'humilier,
Je préfère mourir à me justifier.
A la religion notre ordre est infidèle !
Dit-on : mais nous vivons et nous mourons pour elle.
L'hypocrite ose-t-il affronter le trépas ?
Il ment, trompe, séduit ; mais, sire, il ne meurt pas.
On a calomnié notre sainte croyance !
Le sang des chevaliers versé pour sa défense,
Ne réfute-t-il pas des doutes imposteurs ?
Ce sang parle plus haut que nos accusateurs.
Villars, Montmorency, Villeneuve, Chevreuse,
Baufremont, Laigneville, ô troupe généreuse !
O pieux chevaliers, vrais soldats de la foi !
Vos noms et vos vertus répondent mieux que moi.
Ah ! sire, vous pouvez souffrir ces injustices !...

LE ROI
Je puis vous annoncer l'aveu de vos complices.

LE GRAND-MAITRE
Quoi ! tous à leurs malheurs n'auraient pas résisté !
Quoi ! tous dans leurs vertus n'auraient pas persisté !
Leur aveu, dites-vous...

LE ROI
                     Vous en doutez encore !

LE GRAND-MAITRE
J'aurais droit d'en douter, puisqu'il les déshonore.
A nos malheurs, grand Dieu ! joindrais-tu ce malheur ?

LE ROI
Un chevalier longtemps fameux par sa valeur,
Et qui s'enorgueillit de votre haute estime,
Aux juges a déjà révélé plus d'un crime.
C'est votre ami.

LE GRAND-MAITRE
                     Daignez ne pas me le nommer.

LE ROI
Pourquoi ?

LE GRAND-MAITRE
Vous m'ayez dit que j'ai pu l'estimer.
Que j'ignore toujours...

LE ROI (il donne bas un ordre à l'un de ses officiers)
                     au grand-maître.
                     Je veux que sa présence
Confonde votre orgueil et votre défiance.
Oui, qu'il vienne.

LE GRAND-MAITRE
                     De grâce, épargnez-moi.

LE ROI
                                        Non, Non.
J'espère devant tous accorder son pardon.
Ses aveux, ses regrets méritent ma clémence ?
Tous pourraient, comme lui, désarmer la vengeance.

 

Scène 4
Les mêmes, Laigneville

 

LE GRAND-MAITRE
Quoi ! Laigneville ! ô ciel !

LE ROI
                     Vous êtes étonné.

LE GRAND-MAITRE
Cest celui que mon coeur eût le moins soupçonné !
Laigneville, est-il vrai ? non, je ne saurais croire
Que, cédant avec honte une indigne victoire,
L'un de mes chevaliers ait eu la lâcheté
De trahir son devoir, 1'honneur, la vérité.
Nous devions préférer une mort honorable.

LAIGNEVILLE
Mon coeur est innocent, mais ma langue est coupable.
J'ai fait de faux aveux, et j'en suis indigné.
Des pleurs du repentir mon visage est baigné.
Vos regards m'ont instruit de l'excès de mon crime.
Mais aurais-je perdu tout droit à votre estime ?
Hélas ! je n'ai pas eu la force de souffrir ;
Je puis tout réparer, je puis encor mourir.
De mon funeste exemple ô suites déplorables !
Plusieurs autres guerriers, encore irréprochables,
Témoins de ma faiblesse, ont soudain hésité.
Enfin, ils ont trahi l'honneur, la vérité.
Vaincus par la douleur, et gémissant de l'être,
L'un de nos chevaliers a nommé le grand-maître ;
A peine il prononçait votre nom glorieux,
Les larmes du remords ont coulé de nos yeux.
«Soyons dignes de lui, chacun de nous s'écrie,
Reprenons notre honneur, en cédant notre vie».
Devant l'inquisiteur tous se sont présentés,
Pleurant sur leurs aveux, tous les ont rétractés *.
Comptez sur leur vertu.

LE GRAND-MAITRE
                     Dieu permet que j'y compte !
Je retrouve la gloire où je craignais la honte !
J'admire et je bénis ce généreux remords ;
Vous pouvez désormais vous offrir à la mort.
O ciel ! jusqu'à la fin soutiens notre constance.
Sire, vous l'entendez.

LE ROI, avec vivacité
                     Sortez de ma présence.

(Tout à coup se reprenant, et avec calme.)

Sortez.

 











* Ces chevaliers avaient déjà subi la honte d'un aveu. Le sentiment de la vertu et de la vérité, et un noble repentir, pouvaient seuls les décider à préférer la mort sur un échafaud, à la vie rachetée par l'ignominie et le mensonge, et tous le firent ; tous moururent dans leur rétractation, sans que l'aspect de la mort, sans que la douleur du supplice en ébranlât un seul. On ne trouve dans aucune histoire ni ancienne ni moderne, l'exemple d'une aussi courageuse résolution, ennoblie par des motifs aussi purs et aussi désintéressés.

Scène 5
Le roi

 

LE ROI, seul
                     Ah ! mon courroux n'a pu se contenir ;
Ils me réduisent donc au malheur de punir.
Avec quelle fureur leur faux zèle s'exprime !
Je reconnais enfin l'esprit qui les anime.
D'un chef ambitieux fanatiques soldats,
Au seul nom du grand-maître ils courent au trépas ;
Quel triste aveuglement ! quelle coupable audace !
Touché de leurs aveux, fier d'accorder leur grâce,
A leurs premiers regrets j'étais prêt à l'offrir.
Un regard du grand-maître ordonne de mourir ;
Et déjà Laigneville, affrontant la vengeance,
Victime volontaire, échappe à ma clémence !
Quel est donc ce pouvoir terrible et dangereux ?
Du fond de sa prison leur chef règne sur eux !
Que la voix de ce chef désigne une victime,
Tous seront glorieux de commettre un grand crime,
Tous oseront s'armer, conspirer contre moi,
Et sur le trône même assassiner un roi.

 

Scène 6
Le roi, le chancelier

 

LE CHANCELIER
Sire, je viens remplir un triste ministère,
Mais le devoir l'exige, et je ne puis me taire ;
L'oeil de l'inquisiteur, son zèle rigoureux
Poursuit des accusés les complices nombreux.
Partout des templiers les trames criminelles
Séduisaient vos sujets, même les plus fidèles.
Aurait-on pu le croire ? au milieu de la cour,
Près de vous, sous vos yeux, vous aviez chaque jour,
Un templier caché, qui, secondant peut-être
Les intérêts, l'espoir, les desseins du grand-maître,
Nous dérobait à tous ce funeste secret :
Le jeune Marigni... je le nomme à regret.

LE ROI
Se peut-il ?... Quel soupçon et m'indigne, et m'éclaire !

LE CHANCELIER
Quand j'accuse le fils, je rends justice au père.
Oui, le père ignorait cet horrible malheur.
Il me suit : vous verrez sa honte et sa douleur.
Sire, son dévoûment à son maître, à la France,
Du monarque et des lois mérite l'indulgence.

 

Scène 7
Les mêmes, le ministre

 

LE MINISTRE
Sire, sauvez mon fils : on l'arrête à l'instant ;
L'inquisiteur le juge, et l'échafaud l'attend.
Je frémis de son sort, de mon ignominie :
Dans l'ardeur de venger mon prince et la patrie,
Hélas ! j'ai prononcé ces terribles accents :
«Quand les coups tomberaient même sur nos enfants,
L'intérêt de l'état commande qu'on punisse...»
Mais des crimes des chefs mon fils n'est pas complice.
Vous aviez distingué son zèle et ses vertus.
Ces traîtres l'ont séduit, c'est un crime de plus.

LE ROI
Je respecte le titre et le malheur d'un père,
Il m'en coûterait trop de me montrer sévère.
Tous le savez. Du crime ou de l'erreur du fils,
Que son serment engage avec mes ennemis,
Je ne rendrai jamais le père responsable.
Il est trop malheureux quand son fils est coupable.
L'opprobre pourrait-il vous atteindre aujourd'hui ?
Qu'il frappe le coupable et ne frappe que lui.
Vous conservez vos droits à toute mon estime.
Instruisez votre fils à réparer son crime.
A vos sages avis, s'il ose résister,
Ce n'est plus Marigni que je dois consulter.
                    (au chancelier)
Mais comptez sur mon coeur. Les amis du grand-maître
Cachés autour de moi, nous menacent peut-être.
Voyons l'inquisiteur ; je veux l'interroger,
Et par mes propres soins veiller sur le danger.

 


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