Personnages
- Agamemnon
- Orestès
- Talthybios
- Eurybatès
- Le veilleur
- Klytaimnestra
- Elektra
- Kasandra
- Kallirhoé
- Ismène
- Un serviteur ; les Erinnyes ; Choeur des vieillards ; Choeur des Khoèphores ; Guerriers ; Matelots ; Captifs ; Captives ; Femmes de Klytaimnestra ; Peuple
Première partie - Klytaimnestra
Le portique extérieur du vieux palais de
Pélops. Architecture massive. Colonnes coniques,
trapues et sans base. Au fond, Argos, entre les colonnes. La
scène est sombre. Les Erinnyes, grandes, blêmes,
décharnées, vêtues de longues robes
blanches, les cheveux épars sur la face et sur le dos,
vont et viennent. Le jour se lève. Toutes
disparaissent.
Les vieillards argiens, appuyés sur de hautes crosses,
entrent par le fond, et se séparent en deux
demi-choeurs, à droite et à gauche. -
Talthybios et Eurybatès font quelques pas en avant,
l'un vers l'autre.
Scène 1
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Viens, lugubre troupeau des
exécrations,
Meute qui vas, hurlant sans relâche, et qui
lèches
Des antiques forfaits les traces toujours
fraîches !
Viens ! Viens ! Il va tomber sous la hache, et
crier
Son dernier cri, le roi des hommes, le guerrier
Brave et victorieux, sous qui s'est
écroulée
Ta muraille, Ilios, hautement crénelée
!
O mon peuple, ô mon père, ô mes
frères, voyez
Et réjouissez-vous : vos maux sont
expiés.
Ah ! Ah ! Le chef divin, le destructeur des
villes,
Il s'est pris au riant visage, aux ruses viles,
A la bouche qui flatte, à l'oeil faux, à
la main
Qui caresse et l'assomme inerte au fond du bain !
Eurybatès
Malheureuse ! Tais-toi ! Ta parole est terrible.
Talthybios
Passe, avant de parler, tes oracles au crible,
Divinatrice ! Ou clos ta bouche avec ton poing.
Kasandra
Misérables vieillards, ne m'écoutez donc
point.
Et toi ! Toi dont l'oeil d'or dans mes yeux se
reflète,
Reprends ton sceptre avec ta double bandelette,
Céleste archer !
Elle jette son sceptre et arrache ses
bandelettes.
Je
sens le souffle de la mort,
Et ma chair va frémir sous le couteau qui
mord,
Et dans l'Hadès fleuri de pâles
asphodèles
Les ombres des aïeux vont m'accueillir près
d'elles !
Mais, un jour, je serai vengée. Il
reviendra,
Celui qui but ton lait fatal, Klytaimnestra !
Le vagabond nourri d'inexpiables haines,
Le monstrueux enfant des races inhumaines,
Le tueur de sa mère, à lui-même
odieux,
Et toujours flagellé par la fureur des Dieux
!
Maintenant, qu'on me lie, et qu'un seul coup
m'achève !
Et que je dorme enfin !
Elle veut entrer dans le palais, et
recule.
Oh
! Le lugubre rêve !
Sentir l'airain me mordre à la gorge, et mon
sang
Ruisseler tout entier de mon corps frémissant
!
Je n'ose pas, vieillards ! J'ai peur ! Un noir
nuage
M'aveugle, et la sueur inonde mon visage.
Eurybatès
S'il est vrai, n'entre pas, malheureuse ! Va, fuis
!
Nous resterons muets. Fuis Argos !
Kasandra
Je
ne puis.
Il faut entrer, il faut que la chienne
adultère
Près du maître dompté me couche
contre terre.
C'est un suprême honneur, au seul lâche
interdit,
Que de braver la mort. Allons ! ... et sois
maudit,
Palais, antre fatal aux tiens, sombre repaire
De meurtres, où le fils tuera comme le
père,
Nid d'oiseaux carnassiers gorgés, mais non repus
!
Par la foi violée et les serments rompus,
Par l'affreuse vengeance et le festin impie,
Par les yeux vigilants de la ruse accroupie,
Par le morne royaume où roulent les
vivants,
Par la terreur des nuits, par le râle des
vents,
Par le gémissement qui monte de
l'abîme,
Par les Dieux haletants sur la piste du crime,
Par ma ville enflammée et mon peuple
abattu,
Sois éternellement maudit ! Maudit sois-tu
!
Elle entre dans le palais.
Scène 8
Les précédents, le choeur des
vieillards
Talthybios
Puisse Zeus démentir ses paroles amères
!
Eurybatès
Hélas ! C'est le souci des hommes
éphémères
De suivre, en trébuchant dans l'ombre du
chemin,
La mourante lueur d'un jour sans lendemain !
Talthybios
Quel homme peut se dire heureux sous les nuées
?
Eurybatès
Comme les grandes eaux qui s'en vont
refluées
Et semblent disparaître à l'horizon
dormant,
Les biens qu'on croit saisir reculent
brusquement.
Talthybios
Nul ne peut retenir de ses mains inhabiles
Le tourbillon léger des phalènes
mobiles.
Eurybatès
Et nul aussi ne peut arrêter dans son cours
Le torrent déchaîné des lamentables
jours !
Agamemnôn, dans le palais
A moi ! Je suis frappé mortellement.
Infâme !
A moi !
Talthybios
Grands
Dieux ! Quel cri funèbre !
Agamemnôn
Arrête,
femme !
Je meurs.
Eurybatès
C'est
l'Atréide ! Un invincible effroi
Rompt mes membres. Courons ! On égorge le
roi.
Talthybios
Non ! Pour moi, chers vieillards, ce n'est point ma
pensée.
Sans armes, et si vieux ! La tâche est
insensée !
Et les bras les plus forts et les plus
résolus
Ne rendent point la vie à ceux qui ne sont
plus.
Eurybatès
O malédiction de la femme prophète !
Scène 9
Les précédents, Klytaimnestra
Klytaimnestra. Sa robe est tachée de sang. Elle tient une hache.
Moi, moi, je l'ai frappé ! C'est moi ! La
chose est faite.
Ah ! Ah ! J'ai très longtemps rêvé
cette heure-ci.
Que les jours de mon rêve étaient lents !
Me voici
Eveillée et debout ! Et j'ai goûté
la joie
De sentir palpiter et se tordre ma proie
Dans le riche filet que mes mains ont tissu.
Qui dira si, jamais, les Dieux mêmes ont su
De quelle haine immense, encore inassouvie,
Je haïssais cet homme, opprobre de ma vie !
Trois fois je l'ai frappé comme un boeuf
mugissant,
Et trois fois le flot tiède et rapide du
sang
A jailli sur ma robe, ineffable rosée !
Et plus douce à mon coeur qu'à la terre
épuisée
Ta fraîche pluie, ô Zeus, après un
jour d'été !
Talthybios
J'admire ton audace, et reste
épouvanté.
Klytaimnestra
Je l'atteste, louez ou blâmez, que m'importe
!
J'ai frappé sûrement, vieillards ! La
bête est morte.
Eurybatès
O femme, quel poison du noir Hadès venu,
Quel fruit maudit poussé hors d'un sol
âpre et nu,
Ont corrodé ta bouche et ton sang ? Quelle
rage
A soufflé dans ton coeur ce monstrueux
courage
D'égorger ton époux de ces mains que
voilà ?
Et qu'as-tu fait aux Dieux pour avoir fait cela ?
Klytaimnestra
Mes mains ont accompli l'action que j'ai dite.
Elle est bonne ! Et je m'en glorifie.
Talthybios
Ah
! Maudite !
Mais, au seul bruit du crime horrible où tu te
plais,
Tu seras loin d'Argos chassée, et sans
délais.
En exécration au peuple, vagabonde,
Et hurlante, semblable à quelque bête
immonde,
Tu fuiras sans repos, demain comme aujourd'hui,
Et ton chemin criera sur tes traces !
Klytaimnestra
Et
lui !
Et lui qui, plus féroce, hélas ! Qu'un
loup sauvage,
Du cher sang de ma fille a trempé le
rivage,
De celle que j'avais conçue, et que
j'aimais,
Aurore de mon coeur éteinte pour jamais,
Joie, honneur du foyer ! De ma fille
étendue
Sur l'autel, et criant vers sa mère
éperdue,
Tandis que l'égorgeur, impitoyablement,
Aux Dieux épouvantés offrait son coeur
fumant !
Lui, ce père, héritier de pères
fatidiques,
On ne l'a point chassé des demeures
antiques,
Les pierres du chemin n'ont pas maudit son nom !
Et j'aurais épargné cette tête ?
Non, non !
Et cet homme, chargé de gloire, les mains
pleines
De richesses, heureux, vénérable aux
Hellènes,
Vivant outrage aux pleurs amassés dans mes
yeux,
Eût coulé jusqu'au bout ses jours
victorieux,
Et, sous le large ciel, comme on fait d'un roi
juste,
Tout un peuple eût scellé dans l'or sa
cendre auguste ?
Non ! Que nul d'entre vous ne songe à le
coucher
Sur la pourpre funèbre, au sommet du
bûcher !
Point de libations, ni de larmes pieuses !
Qu'on jette ces deux corps aux bêtes
furieuses,
Aux aigles que l'odeur conduit des monts
lointains,
Aux chiens accoutumés à de moins vils
festins !
Oui ! Je le veux ainsi ; que rien ne les
sépare,
Le dompteur d'Ilios et la femme barbare,
Elle, la prophétesse, et lui, l'amant
royal,
Et que le sol fangeux soit leur lit nuptial !
Eurybatès
Tu l'as tuée aussi !
Klytaimnestra
Penses-tu
que j'hésite ?
J'ai tranché le blé mûr et l'herbe
parasite.
Quant à ses compagnons, complices ou
témoins
De son crime, ils sont morts. Mais de plus nobles
soins
Que la vaine terreur d'une foule insensée,
Désormais, ô vieillards, agitent ma
pensée.
Allez ! Dites au peuple assemblé tout
entier
Que le sceptre est aux mains d'un vaillant
héritier,
Du fils de Thyestès, que j'aime !
Talthybios
ô
Dieux ! ô terre !
Nous, vivre sous les pieds de ce lâche
adultère ?
Est-ce à la sainte Argos qu'un tel opprobre est
dû,
Femme ?
Eurybatès
Mais
le jeune homme indignement vendu,
L'enfant d'un noble père et d'une mère
impie,
Orestès est vivant !
Klytaimnestra
Qu'il
vive, et qu'il expie
La honte d'être né de ce sang odieux
!
Je consens qu'il grandisse, éloigné de
mes yeux,
Sans patrie et sans nom. C'est assez qu'il
respire.
L'exil est dur ? La mort irrévocable est
pire.
Talthybios
Grands Dieux ! Ton fils aussi, femme, tu le tuerais
?
Klytaimnestra
Son père a bien tué ma fille ! Je le
hais.
Je hais tout ce qu'aima, vivant, ce roi, cet
homme,
Ce spectre : Hellas, Argos, la bouche qui le
nomme,
Le soleil qui l'a vu, l'air qu'il a
respiré,
Ces murs que souille encor son cadavre
exécré,
Ces dalles que ses pieds funestes ont
touchées,
Les armes des héros par ses mains
arrachées,
Et les trésors conquis dans les remparts
fumants,
Et ce que j'ai conçu de ses embrassements
!
Eurybatès
Courons ! Crions la mort du roi. Qu'Argos se
lève !
Talthybios
Il faut saisir la hache et dégaîner le
glaive,
Et traîner le tyran par les pieds hors des murs
!
Les actes les plus prompts, amis, sont les plus
sûrs.
Eurybatès
Certes ! Allons ! Il faut que la foule accourue
Dans ce palais fatal, furieuse, se rue.
Hâtons-nous !
Klytaimnestra
C'est
assez, vieillards, et tout est bien.
L'épouvante est au seuil de chaque
citoyen.
Le fils de Thyestès, de l'éclair de sa
lance,
Sur toute bouche ouverte a cloué le
silence.
Faites ainsi. Sinon, par l'homme
châtié
Qui gît là ! Par les noirs Daimones ! Sans
pitié
Pour votre barbe blanche et pour vos larmes
vaines,
L'inexorable airain épuisera vos veines :
Vous mourrez tous, vieillards ! J'en jure un grand
serment.
Talthybios
Reine Klytaimnestra, tu parles hardiment.
Nous remettons aux Dieux la vengeance prochaine !
Eurybatès
Mais si la foudre, un jour, sur ton front se
déchaîne,
Si l'expiation se mesure au forfait,
Souviens-toi, femme !
Klytaimnestra
Soit
! J'en subirai l'effet.
Quittez ce vain souci dont votre âme est
chargée.
Allez !
Les vieillards sortent.
Scène 10
Klytaimnestra, seule
J'aime,
je règne ! Et ma fille est vengée !
Maintenant, que la foudre éclate au fond des
cieux :
Je l'attends, tête haute, et sans baisser les
yeux !
Deuxième partie - Orestès
A gauche, le palais de Pélops. A droite,
arbres et rochers. Au fond de la scène, un
tertre nu, et, au delà, la plaine d'Argos.
Les Khoèphores, portant les coupes des libations
et les guirlandes funéraires, sortent du palais,
et se rangent en deux demi-choeurs de chaque
côté du tertre.
Scène 1
Kallirhoè, Ismèna, le choeur des
Khoèphores
Kallirhoè
Femmes, sur ce tombeau cher aux peuples
hellènes,
Posons ces tristes fleurs auprès des coupes
pleines.
L'offrande funéraire est douce à qui
n'est plus.
Elles posent les coupes et les guirlandes.
Il convient, selon l'ordre et le rite voulus,
Que l'illustre Elektra, la tempe deux fois
ceinte,
Verse au mort bien aimé la libation
sainte,
Et l'appelle du fond de l'Hadès
souterrain.
Ainsi le veut la femme impie, au coeur d'airain.
De sombres visions brusquement l'ont hantée
:
On dit que de l'époux la face
ensanglantée,
Quand vient la nuit divine, habite dans ses yeux,
Et qu'on entend parfois des cris
mystérieux
Et d'horribles sanglots à travers la demeure
!
Ismèna
Puisse l'Hadès aussi l'entendre ! Et qu'elle
meure !
Kallirhoè
Assurément, son âme est en proie aux
remords.
La mâchoire du feu mange la chair des morts
;
Mais l'invincible esprit jaillit de leur
poussière.
Ismèna
Quand le meurtre a rougi la terre
nourricière,
Quel fleuve, ou quelle mer, a jamais
effacé
La souillure du sang aux mains qui l'ont versé
?
Elle tremble aujourd'hui, cette louve
traquée,
De voir enfin surgir la vengeance embusquée
;
Car les divinateurs ont révélé
ceci,
Que le châtiment veille, et n'est pas loin
d'ici.
Ils savent le secret des songes et des charmes.
Kallirhoè
Pour nous, à qui les Dieux ont tout pris, sauf
les larmes,
Soumises au destin de maîtres malheureux,
Laissons notre misère et gémissons sur
eux.
Ismèna
Va ! Sur la noble proie, inerte et chaude encore,
La meute aux yeux ardents hurle et
s'entre-dévore !
Nos temples, nos foyers, nos pères d'ans
chargés,
Nos frères, nos époux, nos enfants sont
vengés :
Troie est morte ! Qu'Hellas meure de sa victoire
!
Kallirhoè
O femmes, laissons faire au sort expiatoire :
Gardons-nous d'ajouter à ces
calamités
Par le contentement de nos coeurs irrités.
La bienveillance sied à l'esclave
lui-même.
Ismèna
Nous aimons la divine Elektra qui nous aime.
Innocente des maux que nous avons soufferts,
Toujours ses belles mains ont allégé nos
fers.
La voici. Que pour elle un jour meilleur renaisse !
Scène 2
Les précédentes, Elektra
Elektra
Femmes de la maison, douces à ma jeunesse,
Conseillez mon cher coeur amèrement
troublé.
Sur ce tertre où mes pleurs ont tant de fois
coulé,
Où gît sans gloire, hélas ! Celui
que je révère,
Que faut-il que je dise à son ombre
sévère ?
Que l'épouse m'envoie à l'époux ?
Ah ! Grands Dieux !
Ou faut-il que, muette et détournant les
yeux,
Ayant versé trois fois la libation due,
De ce funèbre lieu je m'enfuie éperdue
?
Ne m'abandonnez pas en cet ennui mortel.
Kallirhoè
Approche du tombeau comme d'un saint autel,
Et prie, en répandant la coupe
funéraire,
L'ombre auguste du chef pour Orestès, ton
frère.
Ismèna
Elektra ! Que mon coeur chérit pour ta
bonté,
Vers celui que la haine et la ruse ont
dompté
Hausse tes blanches mains de vierge, et le
supplie,
Afin que toute chose un jour soit accomplie,
Que la justice éclate, et qu'il arrive
enfin,
L'enfant prédestiné, le jeune homme
divin,
L'irréprochable fils d'une effrayante
mère.
Kallirhoè
Pour tous ceux qu'il aima dans la vie
éphémère,
Prie, ô noble Elektra, ton père
vénéré ;
Et les Dieux entendront ton appel
éploré.
Elektra prend une coupe et s'approche du
tombeau.
Hermès ! Prompt messager qui montes d'un coup
d'aile
De la pâle prairie où germe
l'asphodèle
Jusques au pavé d'or des princes de
l'Aithèr,
A toi d'abord, Hermès, le vin pur du
Kratèr !
Elle verse la libation.
Daimones très puissants, rois de la terre
antique,
Qui siégez côte à côte en son
ombre mystique,
Toi, dieu terrible, et toi qui fais germer les
fleurs,
O déesse ! écoutez le cri de mes douleurs
:
Faites que l'Atréide, errant dans l'Hadès
blême,
Exauce le désir de son enfant qui l'aime !
Elle verse la seconde libation.
Maintenant, ô mon père, entends aussi ma
voix,
Et, du fond de la nuit irrévocable, vois !
Je gémis, opprimée, et ton fils est
esclave !
Ta demeure est aux mains d'un lâche qui te
brave,
Qui tient ton lit, ton sceptre, et dévore tes
biens.
O vénérable, entends mes prières !
Oh ! Viens,
Viens ! Se glorifiant du meurtre qui la souille,
Celle qui t'égorgea nous hait et nous
dépouille.
Chère ombre ! Sois terrible à ce couple
pervers,
Et dresse le vengeur promis à nos revers !
Elle verse la troisième libation. -
Orestès sort du milieu des rochers.
Scène 3
Les précédentes, Orestès
Orestès
Les Dieux accompliront tes voeux, ô noble fille
!
La nuée est déjà moins sombre
où l'aube brille,
Et la mer est moins haute, et moins rude le vent.
Elektra
Que nous veut l'étranger ?
Orestès
Orestès
est vivant.
Il approche, il est là. - si tu l'aimes, silence
!
Ne crois pas qu'il recule ou que son coeur balance
:
Il vengera d'un coup son père avec sa
soeur.
Elektra
ô parole sacrée et pleine de douceur
!
Orestès est vivant ?
Orestès
Femme,
il vit. Je l'atteste.
Elektra
O dieux, cachez-le bien à ce couple funeste
!
Mais, étranger, d'où vient que tu parles
ainsi ?
Dis-tu vrai ? Mon coeur bat, mon oeil est
obscurci.
Ne me trompes-tu pas ? As-tu suivi sa trace ?
Orestès ! Lui ! L'espoir unique de sa race
!
Il respire ? ô mes yeux, de larmes
consumés !
Que je le voie, et meure entre ses bras aimés
!
Orestès
Chère Elektra, c'est moi ! Je suis ton
frère. écoute !
Qu'il n'y ait dans ton sein ni tremblement ni doute
:
Reconnais-moi, je suis ton frère ! Oui, par les
Dieux !
Crois-en les pleurs de joie échappés de
mes yeux,
Et le cri de ton coeur. Je suis ton sang
lui-même,
Ton souci, ton regret, et ton espoir. Je t'aime !
O princes, qui siégez dans la hauteur du
ciel,
Soyez témoins ! Et toi, sépulcre, saint
autel,
Et toi, vieille maison des aïeux ! Rochers
sombres,
Feuillages qui m'avez abrité de vos
ombres,
Terre de la patrie, ô sol trois fois
sacré,
Parlez tous ! Soyez tous témoins que je dis
vrai,
Qu'Orestès est vivant, et que je suis cet homme
!
Elektra
Oui, c'est toi, douce tête ! Oui, tout mon coeur
te nomme !
O rêve de mes nuits, cher désir de mes
jours,
Que je n'attendais plus, que j'espérais toujours
!
Oui, je te reconnais, ô mon unique envie !
Mon âme en te voyant se reprend à la
vie,
Ami longtemps pleuré ! Tu dis vrai, je te crois
:
Tous mes maux sont finis. Tu seras à la
fois
Mon père qui n'est plus, ma soeur des Dieux
trahie,
Et cette mère, hélas ! De qui je suis
haïe.
Viens, et, me consolant de tous ceux que
j'aimais,
O mon frère, sois-moi fidèle pour jamais
!
Orestès
Rien ne brisera plus cet amour qui nous lie :
Que l'Hadès m'engloutisse avant que je t'oublie
!
Elektra
Mais du fond de l'exil, ami, dis-moi, quel dieu,
Quel oracle te pousse en ce sinistre lieu ?
Le sais-tu ? C'est ici qu'un homme lâche et
sombre
Se repaît de nos pleurs et de nos biens sans
nombre,
De l'épouse perfide et d'un peuple
opprimé !
Aigisthe est là, prends garde ! - ô
frère bien aimé,
Sais-tu l'enchaînement des noires
destinées,
Le meurtre de ton père après les dix
années,
Et la femme sanglante, et l'impudique amant ?
Orestès
J'ai vécu dans l'opprobre et
l'asservissement,
Ployant mon cou rebelle au joug d'un maître rude
;
Mais d'anciens souvenirs hantaient ma solitude,
Mille images : un homme aux yeux fiers, calme et
grand
Comme un dieu ; puis, sans cesse, un peuple
murmurant
De serviteurs joyeux empressés à me
plaire ;
Des femmes, un autel, la maison séculaire,
Et les jeux de l'enfance, et l'aurore, et la nuit
;
Puis, dans l'ombre, un grand char qui m'emporte et
s'enfuit
Et l'injure, et les coups, et le haillon servile,
L'eau de la pluie après la nourriture vile
;
Et toujours ce long rêve en mon coeur
indompté,
Que je sortais d'un sang fait pour la liberté
!
Et j'ai grandi, j'ai su les actions
célèbres :
Ilios enflammée au milieu des
ténèbres,
La gloire du retour, le meurtre forcené,
Et le nom de mon père, et de qui j'étais
né !
Oh ! Quel torrent de joie a coulé dans mes
veines !
Comme j'ai secoué mon joug, brisé mes
chaînes,
Et, poussant des clameurs d'ivresse aux cieux
profonds,
Vers la divine Argos précipité mes bonds
!
Elektra
O fils d'un héros mort, crains ta mère
inhumaine !
Pour ses enfants, hélas ! Elle est chaude de
haine.
Malgré mes pleurs, mes cris, l'étreinte
de mes bras,
A peine reconnu, mon frère, tu mourras !
Orestès
Rassure ton cher coeur. Va ! Le dieu qui m'envoie
Saura bien aveugler ces deux bêtes de
proie.
Je l'envelopperai sûrement du filet
De la ruse, tout lâche et défiant qu'il
est ;
Et, si Zeus justicier m'approuve et me seconde,
Je le tuerai comme on égorge un porc immonde
!
Pour ma mère, les Dieux justes
m'inspireront.
Puisque l'heure est venue, il convient d'être
prompt ;
La soif du sang me brûle, et le destin
m'entraîne.
Femmes, qu'une de vous se hâte vers la
reine,
Et dise : «Un voyageur qui nous est
inconnu,
O fille de Léda, dans Argos est venu.
Il annonce - que Zeus fasse mentir sa bouche ! -
Qu'Orestès est couché sur la
funèbre couche».
Elle viendra joyeuse !
A Elektra.
Et
toi, ma soeur, gémis ;
Accuse hautement les destins ennemis ;
Sur le père et le fils, sur notre race
éteinte,
Répands toute ton âme en une ardente
plainte ;
Lamente-toi, ma soeur ! Lève les bras aux cieux
!
Pleure ma mort enfin, et laisse agir les dieux.
Une des femmes rentre dans le palais. Orestès
prend une coupe et s'approche du tombeau.
Père, père ! Entends-moi dans l'argile
trempée
De larmes. Tu n'as point, par la lance et
l'épée,
Rendu l'âme au milieu des hommes, ô
guerrier !
Comme il sied, le front haut et le coeur tout
entier.
Un bûcher glorieux de grands pins et
d'érables
N'a point brûlé ta chair et tes os
vénérables ;
Et ta cendre héroïque, aux longs bruits de
la mer,
Ne dort point sous un tertre immense et noir dans
l'air.
Non ! Comme un boeuf inerte et lié par les
cornes,
Et qui saigne du mufle en roulant des yeux
mornes,
Le porte-sceptre est mort lâchement
égorgé !
Père, console-toi : tu vas être
vengé !
Il verse la libation.
Kallirhoè
La clémence est semblable à la neige des
cimes :
Immortellement pure en ses blancheurs sublimes,
Elle rayonne au coeur des sages, ses élus
;
Mais quand le sang la touche, il n'en disparaît
plus :
La souillure grandit sans cesse, ronge, creuse,
Et la neige s'écroule en une fange
affreuse.
O jeune homme irrité, laisse aux Dieux de punir
!
Ismèna
Non ! C'est dans le passé que germe l'avenir
;
C'est la loi qui commande à la race
perverse
Qu'un sang nouveau, toujours, paye le sang qu'on verse
;
L'inévitable mal revient à qui l'a
fait,
Et chaque crime engendre un plus sombre forfait.
Qu'importe la clémence à la justice
auguste ?
Venge ton père, ami ! Car cela seul est
juste.
Elektra
Une vague terreur fait trembler mes genoux !
Du fond de ce tombeau, mon père, inspire-nous
!
Orestès
L'infaillible a pesé ceux-ci dans sa
balance.
Ce qui sera, sera. Tout est dit.
Klytaimnestra paraît sous le portique.
Orestès l'aperçoit.
Ah
! Silence !
Quelqu'un vient. Dis-moi, soeur ! Cette femme qui
sort
Du palais, grande et blanche, et pareille à la
mort,
Quelle est-elle ? Quel est son nom ? Toi qui m'es
chère,
Réponds-moi. Tout mon coeur a
frémi.
Elektra
C'est
ta mère !
Scène 4
Les précédents, Klytaimnestra
Klytaimnestra à Elektra
Est-ce l'homme ?
Elektra
C'est
lui.
Klytaimnestra
Certes,
j'ai vu ces yeux
Dans mes songes ! Cet homme a le front soucieux.
C'est quelque mendiant vagabond, plein de honte
Ou de frayeur. - Approche, étranger. On
raconte
Que tu nous portes un bruit de mort. Est-il vrai
?
Je suis Klytaimnestra. Parle ! Je t'entendrai.
Orestès
Noble femme, il est dur, et sans doute peu sage,
D'apporter brusquement un funèbre message,
Et c'est répondre mal au bienveillant
accueil
Que de parler de mort sur les marches du seuil ;
Mais je pense que, si la nouvelle est mauvaise,
Elle est d'un intérêt trop grand pour
qu'on la taise.
Klytaimnestra
Tu penses prudemment. Rassure tes esprits :
Par quelque autre, plus tard, nous aurions tout
appris.
Notre hospitalité ne t'en est pas moins
due.
Orestès
Reine, je cheminais dans la montagne ardue,
En Phocide, et non loin de Daulis. Vers le soir,
Près de moi, sur la route, un homme vint
s'asseoir,
Déjà vieux, et courbé sur un
bâton d'érable.
Nous causions. Il me dit : «Un dieu m'est
favorable,
Ami, puisque tu vas au pays argien.
Mon nom est Strophios, de Daulis. Garde bien
Ce nom dans ton oreille, afin que l'on te croie ;
Car, souvent, qui se fie en aveugle est la proie
De la ruse, et les soins tardifs sont superflus.
Va donc. Dis aux parents d'Orestès qu'il n'est
plus,
Que dans l'urne d'airain sa cendre est enfermée
;
Et sache de sa mère auguste et bien
aimée
S'il faut que je la rende, ou la garde en ces
lieux.
Ce qu'elle ordonnera serait fait pour le
mieux».
Reine, ainsi m'a parlé le vieil homme.
J'ignore
Le reste. Mais, demain, dès la première
aurore,
Je retourne à Daulis. Que dirai-je en ton nom
?
Veux-tu qu'il rende l'urne où sont les cendres
?
Klytaimnestra
Non.
Tu diras qu'il la garde, et qu'il l'ensevelisse.
Elektra
O race misérable et vouée au supplice
!
Mon frère, ma dernière espérance !
Je meurs.
Klytaimnestra
A quoi sert de pleurer ? à quoi bon ces clameurs
?
Les cris n'éveillent point les morts.
Elektra
O
chère tête !
Les Dieux ont englouti dans la même
tempête
le père plein de gloire et le fils
malheureux.
Tu n'es plus, frère !
Klytaimnestra
Assez
tant larmoyer sur eux !
Crains plutôt de gémir sur toi-même,
insensée !
Elektra
Sombre exécration, sur nos fronts
amassée,
Est-ce ton dernier coup ?
Klytaimnestra
Non,
si tu n'obéis.
Elektra
Vivant ou mort, toujours chassé de ton
pays,
Frère, tu dormiras dans la terre
éloignée :
Ta cendre de mes pleurs ne sera point baignée
!
Klytaimnestra
Les ordres que je t'ai donnés,
médite-les.
Tu feras sagement. - Suis-moi dans le palais,
Etranger. Il convient que tu parles au
maître,
L'avis étant de ceux qu'on ne peut pas
remettre.
A Elektra et aux Khoèphores.
Pour toi, pour vous aussi, femmes, sur ce tombeau
Versez le vin funèbre, apaisez de nouveau
Par les chants consacrés l'ombre irritée
encore,
Et rendez à mes nuits le sommeil que j'implore
!
Elle rentre dans le palais, suivie
d'Orestès.
Scène 5
Elektra, Kallirhoè, Ismèna, le choeur des
Khoèphores
Kallirhoè
Cette femme n'a point reconnu son enfant !
Ismèna
Sans doute il est aimé d'un dieu qui le
défend.
Aussi bien, il est doux, après les nuits sans
nombre,
De n'entendre plus rien d'invisible dans l'ombre,
En arrière, et de voir avec des yeux
hardis
L'aube croître et le jour tomber. Je vous le dis
:
Elle croit qu'il est mort, et l'embûche est
certaine !
Elektra
Hélas ! Toujours l'attente, et l'angoisse, et la
haine !
Après la sombre veille un sombre
lendemain,
Et jusques au tombeau toujours l'âpre chemin
!
Qu'avons-nous fait, ô Zeus, pour cette
destinée ?
Quel crime ai-je commis depuis que je suis née
?
Et mon cher Orestès, où donc est son
forfait ?
Nos pères ont failli ; mais nous, qu'avons-nous
fait ?
Si pour d'autres il faut que l'innocent
pâtisse,
Qu'est-ce que ta puissance, ô Zeus, et ta justice
?
Kallirhoè
Fille d'Agamemnôn, toi qui parles ainsi,
Dans la sainte Ilios qu'avions-nous fait aussi,
Quand, sur les flots battus par l'aviron rapide,
La fatale Héléna suivit le Priamide
?
Hélas ! L'enfant, la mère, et le
père et l'aïeul,
Tout un peuple a payé pour le crime d'un seul
!
Elektra
O femmes, il est vrai, grandes sont vos
misères.
Ismèna
Exaucez nos désirs et nos larmes sincères
:
Sur le seuil qui jadis nous fut hospitalier
Couvrez ces deux enfants de votre bouclier !
Elektra
Ah ! Puisque la justice auguste est son partage,
Rendez à l'héritier son antique
héritage,
Chers Dieux !
Kallirhoè
Le
maître est mort, que nous avons
aimé.
Dieux ! Gardez-nous son fils.
Elektra
Inconnu,
désarmé,
Il est seul contre tous !
Ismèna
Non
! Dans ce noir repaire
Il entre accompagné du spectre de son
père !
Elektra
O roi des hommes, viens, grande ombre ! C'est
l'instant.
Précède au bon combat le jeune combattant
;
Habite dans son coeur, roidis sa main virile,
Père ! Et ne laisse pas la vengeance
stérile
Epargner le voleur du sceptre et du foyer,
Trop impur pour que Zeus songe à le foudroyer
!
Kallirhoè
Et ta mère, enfant ?
Elektra
Dieux
! Eh bien ! Que dis-tu d'elle ?
Ismèna
Rien, sinon que l'Hadès est un gardien
fidèle !
On entend des cris dans le palais. Un serviteur
traverse la scène en courant.
Scène 6
Les précédentes, le serviteur
Le Serviteur
Au meurtre ! On a tué le maître ! Accourez
tous !
Malheur ! Gardez la reine, et tirez les verrous !
Hélas ! Pour celui-ci la chose est sans
remède...
Le fils de Thyestès est mort ! Au meurtre !
à l'aide !
Il sort à droite.
Scène 7
Elektra, Kallirhoè, Ismèna, le choeur des
Khoèphores
Kallirhoè
Ton frère irréprochable a frappé
l'homme !
Ismèna
Bien
!
Que le jeune héros frappe, et n'épargne
rien !
Elektra
O Zeus ! Sauve mon frère en ce combat
suprême !
Moi, je mourrai, s'il meurt.
Kallirhoè
Zeus
! Conduis-le toi-même.
Ismèna
Dans son sentier sanglant qu'il aille jusqu'au bout
!
Il est mort s'il recule et s'il n'achève
tout.
On entend de nouveaux cris.
Elektra
Dieux ! La rumeur redouble.
Kallirhoè
On
crie, on se lamente
Lugubrement.
Ismèna
Ah
! Ah ! L'inconsolable amante
Avec de longs sanglots pleure l'amant.
Klytaimnestra, pâle et agitée,
paraît sous le portique.
Elektra
Grands
Dieux !
Ma mère !
Kallirhoè
L'épouvante
a dilaté ses yeux.
Ismèna
C'est qu'elle sent venir les heures
éternelles,
et l'horreur de la mort jaillit de ses prunelles
!
Elektra et les Khoèphores
s'enfuient.
Scène 8
Klytaimnestra
Klytaimnestra. Elle marche,
égarée, çà et
là.
C'est vrai, j'ai fui ! Quel est ce mendiant,
tueur
De rois ? Je ne sais pas. Ma face est en sueur.
L'audace de cet homme est un sombre prodige !
J'entre, il me suit : «Voici le roi
d'Argos», lui dis-je.
Le voyant sur le seuil humblement
arrêté,
Le fils de Thyestès l'accueille avec
bonté :
«Etranger, ne crains rien. Qu'un dieu te soit
propice !
Car tu franchis mon seuil sous un heureux
auspice».
L'homme approche, et raconte au chef ce qu'il m'a
dit.
Il avance en parlant, puis, brusquement, bondit,
Et plonge un long couteau dans la gorge du maître
!
Je crie. Un serviteur accourt, pour
disparaître
En hurlant... et tandis que l'homme furieux
Redouble, je m'enfuis, les deux mains sur les yeux
!
Pourquoi donc ai-je fui ? Pourquoi me suis-je tue
?
Elle retourne vers le portique en criant.
Hommes, gardes, à moi ! Qu'on saisisse, qu'on
tue
L'étranger ! Oh ! Malheur ! Au meurtre ! Au
meurtre ! Holà !
Tuez le vagabond tout sanglant !
Orestès sort du portique, le couteau à
la main.
Scène 9
Klytaimnestra, Orestès
Orestès
Reste
là !
Pas un cri, pas un souffle ! Ah ! Ah ! Je te tiens,
femme !
L'heure est venue : il faut que je te parle.
Klytaimnestra
Infâme
Vagabond, que veux-tu ? Je ne te connais point.
Lâche ! Que t'ai-je fait ?
Orestès
Ne
serre pas le poing :
Serre les dents plutôt, femme ! Ouvre toutes
grandes
Tes oreilles. Je vais te dire. Tu demandes
Qui je suis ! Tu ne sais, et tu ne pressens rien,
Et ton coeur est toujours de fer, toujours ? C'est
bien.
Je suis ton fils !
Klytaimnestra
Mon
fils est mort, tais-toi ! Tu railles
Affreusement.
Orestès
Tu
m'as porté dans tes entrailles.
Tel que les Dieux et toi l'avez fait, tel qu'il
est,
Reconnais ton enfant. C'est moi. J'ai bu ton
lait,
J'ai dormi sur ton sein, et je t'ai dit : «Ma
mère !»
O souvenirs, ô jours de ma joie
éphémère !
Et toi, tu souriais, m'appelant par mon nom !
Klytaimnestra
Dirais-tu vrai, grands Dieux !
Orestès
N'approche
pas, sinon
Je te tuerai, sans plus parler ni plus attendre.
Ecoute ton fils, mère irréprochable et
tendre !
Sans respect pour le sang des héros dont je
sors,
Tu m'as tout pris, mon nom, mon peuple, mes
trésors,
La liberté qui fait la moitié de notre
âme !
Oui, pour mieux accomplir l'abominable trame,
Tu m'as vendu, tu m'as, loin du royal berceau,
Dans la fange, ô fureur ! Jeté comme un
pourceau !
J'ai ployé sous les coups, j'ai sué sous
l'outrage,
J'ai troublé l'air du ciel de mes longs cris de
rage,
J'ai maudit la lumière, et l'ombre, et les dieux
sourds,
Et j'ai cent ans, n'ayant vécu que peu de jours
!
Mais qu'importe ! Ceci n'est rien. Mes pleurs, ma
honte,
Et ta haine, et mes maux dont j'ignore le compte,
Et l'endurcissement à ton coeur familier,
Je te pardonne tout, et veux tout oublier.
Ta tête m'est sacrée en ma propre querelle
;
Mais l'expiation d'un grand crime est sur elle !
Tu mourras pour cela. Les temps sont
révolus.
Klytaimnestra
On ne peut pas tuer sa mère !
Orestès
Tu
n'es plus
Ma mère. C'est un spectre effrayant qui
t'accuse
Et qui te juge. Toi, tu te nommes la ruse,
La trahison, le meurtre et l'adultère. Il
faut
Que tu meures ! Un dieu me fait signe d'en haut,
Et mon père, du fond de l'Hadès, me
regarde
Fixement, irrité que la vengeance tarde.
Mais, avant de tomber sanglante sous ma main,
Parle, apaise l'époux égorgé dans
le bain ;
Car, sur le sable blême où roule le noir
fleuve,
Il attend à l'affût son odieuse veuve
!
Klytaimnestra
Respecte, mon enfant, le sein qui t'a nourri !
Orestès
Ne parle pas au fils, femme ! Parle au mari.
Moi je te frapperai, mais lui t'a
condamnée.
Klytaimnestra
C'est l'Erinnys, enfant, sur ta race
acharnée,
C'est elle, le Daimôn ineffable et sans
frein,
Par qui ton père est mort sous la hache
d'airain.
Elle a troublé mon coeur, hélas !
Longtemps austère,
Et m'a précipitée aux bras de
l'adultère.
Ce n'est pas moi, c'est elle ! Enfant, qu'ai-je
gagné
Au meurtre ? Nuit et jour n'en ai-je pas saigné
?
Répondez, murs témoins de mes veilles
affreuses !
Et toi, toujours debout dans mes yeux que tu
creuses,
Fantôme du héros, image de
l'époux,
Réponds ! -ô mon enfant, j'embrasse tes
genoux !
Ne verse pas mon sang !
Orestès
As-tu
tout dit ?
Klytaimnestra
Arrière
!
Prends garde à toi, si tu n'écoutes ma
prière.
Crains d'entendre aboyer le troupeau haletant
Des spectres de l'Hadès ! Mon cher fils, un
instant !
Non ! Non ! Tu ne veux pas sans doute que je
meure...
Oh ! Je voudrais vieillir dans l'antique demeure
!
Orestès
Toi ! Tu vivrais ici, toi ! Qu'en diraient les
dieux,
Les hommes, la maison, nos enfants, nos aïeux
?
Il faut mourir, il faut que le sort
s'accomplisse.
Viens ! Je vais te coucher auprès de ton
complice
Qui gît là, dans son sang immonde, tel
qu'un chien.
Désormais, comme hier, son lit sera le
tien.
Puisque tu l'as aimé, rejoins qui te
réclame,
Et rentre dans ses bras, afin d'y rendre l'âme
!
Hâte-toi, hâte-toi, femme ! Si tu ne
veux
Que je te traîne par les pieds ou les cheveux
!
Klytaimnestra
Dieux ! Elektra, ma fille ! Encore une fois,
grâce,
Mon fils !
Orestès
Je
suis aveugle et sourd.
Klytaimnestra
O
monstre ! ô race
Horrible ! Je le vois, rien ne le peut toucher,
Ce coeur inexorable et dur comme un rocher.
Mes supplications, sois content, sont finies...
Malheureux ! Je te voue aux blêmes
Erinnyes,
Aux chiennes de ta mère ! à
l'éternel tourment
De boire, dans tes nuits d'horreur, mon sang fumant
;
Partout, de l'aube au soir, d'entendre sans
relâche
Le râle de ta mère, et de fuir comme un
lâche,
Farouche, pourchassé, misérable et maudit
!
Arrête ! Attends encor. J'aurai bientôt
tout dit.
Enfin, oui, sache-le. Que cela t'épouvante
Et redouble ta rage... oui, monstre ! Je m'en vante
:
Le héros qui gît là dans son sang
m'était cher !
J'ai tué l'Atréide, et j'ai coupé
sa chair
Par morceaux ! Seulement ceci me
désespère,
D'avoir manqué le fils en égorgeant le
père !
Orestès se jette sur elle et la
tue.
Tiens ! Tiens ! Meurs donc ! Assez de hideuses clameurs
!
Klytaimnestra
recule en chancelant . C'est fait... tu m'as
tuée... ah !
Elle tombe. - Se relevant à demi :
sois
maudit !
Elle retombe morte.
Orestès
Va
! Meurs !
Tu souillais l'air sacré que tout homme
respire.
Scène 10
Orestès, le cadavre de Klytaimnestra,
Elektra
Elektra
Mon frère, qu'as-tu fait ? Horreur ! Ton crime
est pire
Que tous les siens... c'était ta mère
!
Orestès
Grands
Dieux ! Quoi ?
Tu pleures cette femme ?
Elektra
Hélas
! Malheur à toi,
Qui m'es horrible et cher ! Quel dieu te l'a
livrée,
Cette tête effrayante, odieuse et sacrée
?
O meurtre inexpiable ! ô lamentables coups
!
Que ne pardonnais-tu, frère ? Malheur à
nous !
Malheur à toi, c'était ta mère
!
Elektra se couvre la tête et s'enfuit.
Scène 11
Orestès, le cadavre de Klytaimnestra, puis les
Erinnyes
Orestès
Eh
bien ! Qu'importe ?
J'ai racheté mon sang, et la vipère est
morte.
Elle empoisonnait tout de sa morsure. Elle a
Tué l'homme et vendu l'enfant... mais la
voilà
Tranquille maintenant, et pour jamais, je pense.
Des équitables Dieux j'attends ma
récompense !
Il regarde le cadavre.
Qu'elle est grande ! On dirait qu'elle
m'écoute... non !
Je l'ai frappée au coeur, sûrement. L'acte
est bon.
Justice est faite. Il faut que tout forfait
s'expie.
Ils siégeaient, triomphants, dans leur puissance
impie,
Les mains chaudes du meurtre ; ils se disaient,
contents :
«Nous avons tout, le trône et le sceptre
éclatants,
Et la vieille maison du roi Pélops ! Nous
sommes
Les dynastes d'Argos et les pasteurs des hommes ;
Commandons, aimons-nous, et vivons sans
remords».
Et moi, je viens, je frappe ; et les tyrans sont morts
!
Maintenant, de ceci j'effacerai les traces :
L'une au bûcher funèbre, et l'autre aux
chiens voraces.
Que le peuple s'empresse à l'Agora !
Demain,
Le sceptre paternel brillera dans ma main ;
Parmi les chefs vaillants je m'assoirai,
semblable
Aux Dieux ; avec le bruit de la mer sur le sable,
Hellas acclamera mon nom, disant : «C'est
bien.
Il a vengé son père et reconquis son bien
!»
Il regarde le cadavre.
Pourquoi ne pas fermer ta sanglante
paupière,
Cadavre ? Que veux-tu ? Va ! Mon coeur est de pierre
:
Je ne crains rien, j'ai fait pour le mieux. C'est assez
!
Ne me regarde pas de tes yeux convulsés !
Je t'ensevelirai, toi, mes maux, et le reste,
Dans l'oubli, comme il sied d'un souvenir
funeste.
A quoi bon épier mes gestes et mes pas ?
Regarde dans l'Hadès, ne me regarde pas !
Il lui ramène sur la face un pan du
péplos. Tendant les bras vers le
tombeau.
Et toi qu'ils ont couché sous ce tertre sans
gloire,
Père ! Monte à travers la nuit immense et
noire,
Apparais à ton fils qui te venge aujourd'hui
!
Il t'appelle, ô chère ombre ! Entends-le,
viens, dis-lui
Que devant tous les Dieux du ciel et de
l'abîme
L'action qu'il a faite est droite et légitime
!
Deux Erinnyes se dressent de chaque
côté du tombeau.
Ah ! Qu'est-ce que cela ? D'où viennent
celles-ci ?
Vieilles femmes, parlez : que faites-vous ici ?
Trois Erinnyes apparaissent autour du
cadavre.
Encore ! Par les Dieux ! Ces faces de squelettes
Pour mordre ont retroussé leurs lèvres
violettes.
Ah ! Monstres, vous grincez des dents affreusement
!
Arrière !
Les Erinnyes apparaissent de tous
côtés.
En
vérité, c'est un fourmillement
De spectres ! Et je suis traqué comme une proie
!
L'épouvante me prend à la gorge, et la
broie !
Non, ce n'est point un songe, et je suis là,
debout,
Eveillé ! Malheureux ! C'est cela, je sais tout
:
Ce sont elles, ce sont les chiennes furieuses
De ma mère ! ... pourquoi rester silencieuses
?
A qui me montrez-vous de vos doigts
décharnés,
O louves de l'Hadès ? Je vous attends, venez
!
Vous ne vous trompez pas. C'est moi ! Je l'ai
frappée !
Voyez ce sang. La terre en est toute
trempée.
Il m'inonde les pieds, il me brûle les
mains.
Mais, quoi ! Vous le savez, ô monstres
inhumains,
Elle a tué mon père. Eh bien ! J'ai fait
justice :
La voici morte. Que l'abîme l'engloutisse,
Avec sa trahison, sa haine et sa fureur !
Ah ! Ah ! Vous vous taisez, monstres !
Les Erinnyes se jettent toutes sur lui.
Horreur
!
Il s'enfuit. D'autres Erinnyes lui barrent le
chemin.
Horreur
!