PREFACE
Celui qui le premier sur un vaisseau, ouvrage de ses mains, fendit la mer profonde et de ses rames grossières sollicita les flots ; celui qui, osant livrer aux souffles incertains de l'air un bois léger, ouvrit par l'art une route que la nature avait fermée, tremblant d'abord, commença par se confier aux ondes paisibles, en suivant près du rivage un sentier sans péril ; bientôt il affronta les golfes étendus, abandonna le voisinage de la terre et déploya ses voiles à la tiède haleine du Notus ; mais, lorsque l'audace qui se précipite au-devant des dangers se fut accrue peu à peu et que son coeur eut désappris la crainte pusillanime, dans ses courses vagabondes, le voilà bondissant sur la plaine liquide, et, les étoiles pour guides, domptant la mer Egée et les tempêtes des flots ioniens.
LIVRE PREMIER
Les transports de mon âme me forcent de dévoiler par mes chants audacieux le larcin du roi des enfers, ses coursiers et son char effrayant les astres de leur rapide passage, et la couche ténébreuse de la Junon souterraine. Loin d'ici, profanes ! Déjà le délire a chassé de mon sein les pensées de l'homme, Apollon tout entier a passé dans mon coeur qu'il échauffe. Déjà je vois le temple s'agiter sur ses fondements ébranlés ; de la voûte jaillit une lumière éclatante, brillant témoin de l'arrivée du dieu. Des entrailles de la terre sort un bruit terrible, et le temple de Cécrops retentit de mugissements, pendant qu'Eleusis agite ses torches sacrées. Les serpents de Triptolème sifflent, ils soulèvent leurs cous écaillés, que la trace du joug a sillonnés, et, glissant avec sérénité, ils dressent, au bruit de mes vers, leurs crêtes de pourpre. Voici surgir, dans le lointain, Hécate à la triple figure ; le tendre Bacchus marche à ses côtés, les cheveux couronnés de lierre, l'épaule couverte de la dépouille d'une tigresse de l'Asie, dont un noeud rassemble les griffes dorées ; un thyrse méonien affermit ses pas chancelants par l'ivresse.
Divinités qui régnez sur la foule des pâles habitants du Tartare, et dont l'avare trésor se grossit de tout ce qui périt dans l'univers, vous que le Styx entoure des replis de ses ondes livides, et que le Phlégéthon obscurcit de la fumée qu'exhalent ses tourbillons haletants ; dévoilez-moi votre sanctuaire et les secrets de votre monde ; dites-moi par quel flambeau l'amour amollit le coeur de votre tyran, quel ravisseur entraîna la farouche Proserpine, qui eut pour dot le Chaos, et par combien de pays sa mère errante et désolée promena ses angoisses, comment elle donna des lois aux peuples, et leur fit abandonner le gland du chêne de Dodone pour ses riches épis.
Jadis le souverain de l'Erèbe, le coeur gonflé par la colère, allait déclarer la guerre aux dieux de l'Olympe, indigné de voir seul sa couche solitaire, de consumer ses stériles années, d'ignorer les caresses de l'Hymen et de ne pas entendre le doux nom de père.
Déjà tous les monstres que cache le ténébreux abîme courent former des bataillons et se rangent en ordre de bataille ; les Furies se liguent contre le maître du tonnerre ; Tisiphone agitant les serpents de sa chevelure, et sa torche, aux sombres lueurs, appelle aux armes et dans son camp les pâles ombres. Les éléments révoltés allaient de nouveau briser le lien qui les unit ; les Titans, renversant de fond en comble leur prison et brisant leurs chaînes, auraient revu la lumière du jour, et le sanglant Egéon, libre des noeuds qui enchaînent son corps, aurait de ses cent bras renvoyé la foudre lancée contre lui.
Mais les Parques s'opposèrent aux menaces du dieu : craignant pour le monde, elles abaissèrent leur tête blanchie aux pieds du trône infernal, et, le visage suppliant, touchèrent les genoux de leur maître, de ces mains qui gouvernent le monde, filent la trame des destinées, et sur des fuseaux de fer déroulent la suite des siècles. Lachésis, la première, les cheveux épars et poussant des cris, s'adressa ainsi au roi des enfers : «Arbitre puissant de la nuit, souverain des ombres, pour qui tournent nos fuseaux, toi qui sèmes et moissonnes tous les êtres, qui compenses alternativement la naissance par le trépas, régulateur de la vie et de la mort, car tout ce qu'engendre partout la matière, c'est toi qui le donnes, et c'est par toi que, dans l'ordre des temps, les âmes reprennent de nouveaux corps ; n'essaie pas d'anéantir les lois que nous avons faites et dont nos doigts ont formé les noeuds. Que la trompette, signal d'une guerre civile, ne rompe pas l'alliance des frères. Pourquoi lever ces étendards impies, pourquoi ramener au jour les Titans impies ? Implore Jupiter ; une épouse te sera donnée». Ces mots à peine achevés, le dieu a déjà pardonné ; il rougit à ces prières, et son coeur farouche, tout inflexible qu'il est, s'est amolli. Tel, lorsque Borée, au bruit rauque d'un tourbillon, prend ses armes, tout hérissé de glaçons, et les ailes chargées des frimas de la Thrace, avide de guerre, il se prépare à bouleverser de son souffle bruyant la mer, les forêts et les campagnes ; mais Eole vient-il à lui opposer ses portes d'airain, son élan s'arrête impuissant, et les tempêtes vaincues rentrent dans leurs prisons.
Pluton ordonne alors qu'on fasse venir le fils de Maïa qui doit porter ses paroles brûlantes. Le dieu ailé de Cyllène paraît aussitôt, agitant sa baguette, ministre du sommeil, et la tête couverte d'un casque. Le dieu, appuyé sur un trône grossier, est assis terrible dans sa sombre majesté. Une rouille hideuse hérisse son sceptre, un nuage de tristesse rembrunit son front sourcilleux, et empreint de vigueur son visage menaçant que la douleur rend plus terrible encore. Le tonnerre de sa voix se fait entendre. A la parole du tyran, l'abîme épouvanté se tait ; le monstrueux gardien des portes retient les abois de sa triple gueule. Le Cocyte, fermant la source de ses pleurs, s'arrête ; l'Achéron silencieux fait taire le bruit de ses ondes, et le Repos enchaîne le murmure des rives du Phlégéthon.
«Petit-fils d'Atlas, nourrisson du Tégée, ministre commun des dieux de l'abîme et de l'Olympe, qui seul peux franchir l'un et l'autre seuil ; toi, par qui s'unissent ces deux mondes, va, vole, fends les airs rapides et porte ces ordres à l'orgueilleux Jupiter : auras-tu, le plus cruel des frères, tant d'autorité sur moi ? la Fortune ennemie, complice du ciel, m'a-t-elle ainsi ravi toute puissance ? Pour être privé du jour, ai-je en même temps perdu ma vigueur et mes armes ? Me crois-tu donc terrassé et sans énergie, parce que je ne lance pas la foudre et que je ne trompe pas l'oreille des hommes par le vain fouet du tonnerre ? Ne te suffit-il pas de m'avoir envié la douce lumière et de m'avoir relégué, victime du sort, sur ces tristes plages, quand le brillant zodiaque et les Trions te couronnent de leur splendeur ? Faut-il encore m'interdire l'hymen ? La fille de Nérée, Amphitrite, presse Neptune sur son sein azuré et l'enlace de ses bras ; Junon, ta soeur et ton épouse, te reçoit fatigué de lancer la foudre ; j'oublie tes larcins amoureux, Latone, Cérès et la grande Thémis. Tout s'offre à tes désirs, et une troupe d'heureux enfants forme un cercle autour de toi ; cependant, sans plaisir et sans gloire, dans ma cour céleste aucun gage d'amour ne viendra consoler mon inquiétude et mes ennuis. A ce prix le repos est un insupportable supplice. J'en atteste ces lieux, berceau de la nuit, et les eaux de ce marais impur qu'on n'atteste pas en vain ; si tu refuses de me rendre raison, j'ouvrirai le Tartare et je l'appellerai aux armes, et brisant les chaînes antiques de Saturne, j'étendrai sur la lumière un voile de ténèbres. La barrière qui les sépare une fois renversée, la lumière des cieux se confondra dans l'ombre de l'Averne».
A peine eut-il parlé, le messager rapide touchait déjà le séjour des dieux. Jupiter avait entendu les voeux de son frère, et son esprit, agitant des pensers divers, se demandait quelle déesse consentirait à cet hymen, et voudrait échanger la c'arté du soleil contre les marais du Styx. Une décision vient enfin, mettre un terme à ses doutes.
Une jeune fille, unique rejeton, avait comblé les voeux de Cérès, déesse d'Henna ; Lucine n'avait pas ajouté de nouveaux dons à cette faveur, et les entrailles stériles de la déesse s'étaient reposées, fatiguées de ce premier enfantement ; mais elle s'élève au-dessus de toutes les mères, et la seule Proserpine lui tient lieu d'une nombreuse famille ; elle la chérit, elle s'attache à ses pas. La farouche génisse ne s'agite pas plus de tendresse autour du fruit de son amour, lorsque ses pieds ne foulent pas encore le sol, et que ses cornes naissantes ne se courbent pas encore en croissant sur son jeune front.
Déjà la vierge avait parcouru le cercle des années voisines de l'hymen ; déjà la flamme d'amour inquiète sa timide pudeur, et la crainte mêlée de désir agite son coeur. Son palais retentit du bruit de ses prétendants. Mars, couvert de son bouclier, Phébus, dont l'arc lance des traits inévitables, luttent pour obtenir la fille de Cérès. L'un offre en dot le Rhodope ; l'autre, Amycla, Délos et les palais de Claros. Junon d'un côté, et de l'autre Latone appuient leurs voeux. La blonde Cérès dédaigne leurs prières, et dans son ignorance de l'avenir, craignant un larcin, confie celle qui fait sa joie aux rochers de la Sicile, rassurée par la nature des lieux. Jadis la Trinacrie fut une partie de l'Italie ; mais la mer et ses orages rompirent cette union. Nérée vainqueur baigne de ses flots les monts qu'il a séparés ; un faible détroit empêche ces deux terres de renouer leur alliance. Maintenant la nature oppose à la mer les trois angles de cette contrée ravie à sa compagne. D'un côté, Pachynus repousse de ses rochers avancés les fureurs de la mer d'Ionie ; ici, la Thétis africaine mugit, s'élance et frappe Lilybée qui lui oppose ses bras ; là, les flots tyrrhéniens, indignés de l'obstacle qui les arrête, ébranlent vainement les rochers de Pérore. Au centre de l'île, sur les rochers calcinés se dresse l'Etna ; l'Etna, éternel témoin de la défaite des Géants, bûcher d'Encelade qui, les mains liées derrière le dos, exhale de sa poitrine brûlante un soufre inépuisable. Toutes les fois que son cou rebelle cherche à rejeter d'un côté ou de l'autre le fardeau qui l'accable, l'île s'ébranle dans ses fondements et les villes incertaines chancellent avec leurs murailles. La vue seule peut atteindre les sommets de l'Etna, inaccessibles aux pieds des mortels ; ses flancs sont chargés d'arbres verts, et sa cime est rebelle à la culture. Tantôt il vomit des tourbillons nés de son sein, et souille le jour de nuages de bitume ; tantôt il envoie la terreur jusqu'au ciel, avec les rochers qu'il lance, et nourrit à ses dépens l'incendie qu'il allume. Mais, quoique le feu qui le dévore jaillisse de ses entrailles, il protège également la neige qui le couvre et les cendres qu'il rejette ; la glace, sans s'inquiéter de ces nuages de vapeur, se durcit sur ses flancs, maintenue par une froidure intérieure, pendant que la flamme inoffensive court avec la fumée sur les glaçons qui bravent les feux du cratère.
Quelles machines de guerre lancent ces rochers ? quelle force irrésistible ébranle ces cavernes ? de quelle source s'élance ce fleuve de feu ? C'est sans doute que l'air emprisonné dans des cachots souterrains lutte contre l'obstacle qui s'oppose à son passage ; il cherche une issue, et reprenant sa liberté, son souffle errant détache les rochers de ces voûtes poudreuses, ou bien la mer pénétrant sous ces montagnes de soufre, le bitume s'enflamme sous les eaux qui le pressent et lance ces masses au-dehors.
A peine Cérès a-t-elle caché dans cette terre isolée le gage de son amour, sans crainte désormais elle se dirige vers la Phrygie, et va trouver Cybèle, dont le front est couronné de tours. Sa main dirige les replis tortueux de dragons, dont la course rapide sillonne les nuées et blanchissent leurs freins de poisons impuissants. Une crête se dresse sur leur front, leur dos est émaillé de taches vertes, et l'or rayonne sur leurs écailles. Tantôt leur croupe recourbée déchire la nue ; tantôt, abaissant leur vol, ils fendent l'air voisin de la plaine, et la roue qui soulève une blanche poussière féconde la terre qu'elle sillonne. Des épis jaunissent sur leur passage et des tiges naissantes couronnent la trace du char. La moisson accompagne leurs traces et tapisse la route. Déjà l'Etna se dérobe, et la Sicile entière décroît sous les regards de la déesse qui s'éloigne. Hélas ! combien de fois, dans le pressentiment de son malheur, des larmes involontaires outragèrent-elles sa beauté, et combien de fois ses yeux se retournèrent-ils vers ces lieux chéris !
«Salut, s'écriait-elle, terre de délices que nous avons préférée au ciel ; je te confie mon sang et ma joie, le tendre fruit de mes entrailles. Un digne salaire t'est réservé : ni les râteaux ni le soc inhumain de la charrue ne déchireront ton sein ; tes champs fleuriront sans culture, et tes habitants, sans fatiguer les taureaux, s'étonneront de la richesse de tes moissons».
Elle dit : emportée par ses fauves dragons, elle a touché l'Ida. Là s'élèvent le temple auguste de la déesse et la pierre sacrée offerte au culte des mortels. Le pin étend autour du sanctuaire l'ombre de ses rameaux, et dans le silence des vents et le calme de l'air son feuillage module des chants harmonieux. Des danses tumultueuses, mêlées de clameurs confuses, font retentir le temple ; des hurlements troublent l'Ida, et le Gargare incline ses forêts tremblantes d'effroi.
A la vue de Cérès, les tambours cessent de mugir, les choeurs se taisent, le Corybante arrête les mouvements de son épée ; la flûte et la trompette s'arrêtent, les lions adoucis abaissent leur crinière ; Cybèle, dans la joie de son coeur, sort du sanctuaire et incline les tours de sa tête pour recevoir les baisers de Cérès.
Depuis longtemps, du haut de l'Olympe, Jupiter contemplait ce spectacle, et ouvrait ainsi à Vénus les secrets mystères de son âme.
«Déesse de Cythère, je t'avouerai le secret de mes peines ; depuis longtemps la blanche Proserpine est destinée à l'hymen du roi des Enfers : ainsi le commande Atropos, ainsi l'annoncent les oracles de l'antique Thémis. Tandis que sa mère est éloignée (le temps est venu d'accomplir nos desseins), rends-toi sur les rivages de la Sicile ; force la fille de Cérès à jouer dans les vastes plaines lorsque le jour de demain commencera à rougir l'horizon ; arme-toi contre elle de ces ruses dont tu embrases tous les coeurs, et qui souvent n'épargnent pas le mien. Pourquoi les royaumes souterrains seraient-ils en paix ? Qu'aucune contrée n'échappe à ton empire, et que nul coeur, même dans le royaume des Ombres, ne soit à l'abri des feux de Vénus. Que la triste Erinnys sente tes ardeurs ; que l'Achéron lui-même et le coeur d'airain de l'inflexible Pluton s'amollissent aux traits de tes flèches lascives».
Vénus s'empresse d'obéir. Sur l'ordre de Jupiter, Pallas et la déesse dont l'arc recourbé épouvante le Ménale s'attachent à ses côtés. Le sentier s'illumine au passage des trois déesses. Telle, messagère de tristes présages, la comète à la crinière sanglante effraie les humains de sa course rapide. Ni le nautonnier ni les peuples ne l'aperçoivent impunément ; mais sa chevelure menaçante annonce ou l'orage aux vaisseaux, ou la guerre aux cités.
Elles arrivèrent aux lieux où brillait le palais de Cérès, affermi sur ses fondements par 1a main des Cyclopes. Le fer soutient ses murailles élevées, ses portes sont de fer, et une chaîne immense ferme ses puissantes barrières. Aucun travail ne coûta tant de sueurs à Stérope et à Pyracomon ; jamais leur haleine ne s'échappa plus bruyante ; jamais le métal, amolli dans la fournaise fatiguée, ne s'échappa à flots aussi pressés. L'ivoire couvre les murs de l'enceinte, la voûte est affermie par des poutres d'airain, et l'or mêlé d'argent se dresse en hautes colonnes.
Seule, Proserpine charmait sa demeure de ses chants harmonieux, et préparait vainement des présents pour le retour de sa mère. Son aiguille traçait sur un tissu la chaîne des éléments et le palais paternel, la Nature, mère des mondes, débrouillant avec ordre l'antique chaos, et plaçant la semence des êtres aux lieux qui doivent la féconder. Les choses légères s'élèvent dans les airs, les plus pesantes s'abaissent au centre de l'espace ; l'éther resplendit de lumière, le ciel tourne avec les astres, la mer se couvre de vagues, la terre flotte suspendue. Mille couleurs varient ce tableau. L'or prête ses feux aux étoiles, l'azur couvre les eaux, la perle élève les rivages et l'art accumule ses fils trompeurs qui se gonflent comme les flots. On croit voir l'algue se briser sur les rochers, et l'on entend le sourd murmure des eaux qui serpentent sur le sable qu'elles désaltèrent. L'aiguille décrit cinq zones. Un fil de pourpre marque celle du centre, qu'assiège la chaleur. La trame s'est desséchée sous les feux d'un soleil toujours brûlant. Des deux côtés, s'offrent deux zones hospitalières où la vie se développe sous un climat tempéré ; les extrémités sont engourdies par le froid ; hérissées de glaçons indestructibles, elles attristent la toile de leur éternelle froidure. La jeune vierge peint encore les demeures consacrées à Pluton, et le séjour des mânes où le sort lui destine un trône. Tout à coup, funeste présage ! un secret pressentiment fait jaillir des larmes de ses yeux. Déjà elle commençait à tracer sur les bords de la toile les replis de l'Océan et ses lacs transparents ; mais les gonds de la porte qui s'ébranle lui annoncent la venue des déesses ; elle laisse son ouvrage inachevé, la blancheur de son visage disparaît sous la rougeur qui allume ses joues, et les éclaire des chastes feux de la pudeur. Avec moins d'éclat brille l'ivoire qu'une femme lydienne a teint de la pourpre de Sidon.
L'onde avait noyé le jour. La nuit humide, semant le sommeil, avait amené sur son char obscur les langueurs du repos. Déjà Pluton, docile aux avis de son frère, songe à se frayer un passage vers les régions d'en haut. Alecton attache au timon ses farouches coursiers, qui paissent sur les bords du Cocyte, s'égarent dans les plaines ténébreuses de l'Erèbe, et boivent les eaux croupissantes du Léthé, qui couvrent d'écume leur bouche assoupie. Orphnée, dont l'air farouche étincelle, Aethon plus rapide que la flèche, l'impétueux Nyctée, honneur de l'infernal troupeau, Alastor, marqué de l'empreinte de Pluton, attelés et debout aux portes de l'enfer, frémissent de joie dans l'attente cruelle de la proie que le jour qui va naître promet à leur fureur.
PREFACE DU LIVRE SECOND
Pendant qu'Orphée, dans un loisir prolongé, endormait sa voix, et que sa lyre reposait à l'écart, les Nymphes éplorées regrettaient ces accords qui consolaient leurs peines ; les fleuves, dans leur tristesse, redemandaient cette douce harmonie. Les monstres des forêts reprennent leur farouche nature, et la génisse, craignant la griffe des lions, implore l'aide de cette lyre muette ; les monts insensibles pleurèrent eux-mêmes son silence, et mêlèrent leur douleur à celle des forêts souvent entraînées par ces chants.
Mais à peine Alcide, envoyé d'Argos, la cité d'Inachus, eut-il apporté dans la Thrace la paix attachée à ses pas ; à peine eut-il renversé l'étable ensanglantée du tyran, et nourri du gazon des prairies les chevaux de Diomède ; que le poète, s'associant aux fêtes de sa patrie, touche de nouveau les cordes sonores de sa lyre ; il ranime de son archet d'ivoire, dont ses doigts agiles précipitent les mouvements, l'instrument longtemps assoupi. A ses premiers accords, les vents et les mers sont enchaînés, l'Hèbre engourdi ralentit le cours de ses eaux, le Rhodope incline ses rochers avides d'entendre, et l'Ossa secoue en se penchant ses neiges glacées ; le peuplier à la cime élevée descend du sommet dépouillé de l'Hémus, et le pin entraîne sur ses pas le chêne qui l'accompagne avec amour. Le laurier, malgré ses dédains pour l'art du dieu de Cirrha, arrive attiré par les chants d'Orphée. Les molosses caressants réchauffent le lièvre sans alarmes, et l'agneau se couche sans crainte à côté du loup ; les daims jouent avec les tigres tachetés, et les cerfs ne craignent plus les crinières du lion de Massilie.
Orphée, cependant, chantait les exploits d'Hercule, que pressait l'aiguillon d'une marâtre, les monstres soumis par sa main courageuse ; il disait l'enfant montrant à sa mère tremblante les serpents étouffés, et le sourire intrépide de sa bouche déjà fière.
Ni les taureaux, dont les mugissements effrayaient les villes de la Crète, ni la fureur du chien des Enfers n'ont pu t'intimider ; non plus que le lion qui devait remonter à la voûte semée d'étoiles, ni le sanglier, honneur des monts d'Erimanthe. Tu délies la ceinture de l'Amazone, ton arc triomphe des monstres du Stymphale, et tu ramènes, des extrémités de l'univers, les troupeaux de Géryon ; tu fais tomber les membres de son triple corps, et tu sors de la lutte trois fois vainqueur. En vain Antée touche la terre, en vain l'Hydre renaît sous tes coups ; les pieds rapides de la biche ne peuvent se soustraire à ta poursuite. La flamme de Cacus s'éteint dans sa gorge ; Busiris rougit de son sang les eaux du Nil, et les fils de la nuée les flancs du Pholoé ; les golfes de la Libye te virent avec admiration ; Atlas même a frémi en voyant le ciel peser sur toi. Mais ta tête prêtait au monde un appui plus solide ; aussi le dieu du jour et les astres de la nuit ont-ils fourni leur carrière autour de tes puissantes épaules».
Ainsi chantait Orphée ; et toi, mon Hercule, toi Florentinus, tu réveilles aussi ma lyre ; grâce à toi, les antres des Muses sortent de leur long assoupissement, et tu mènes à travers le monde des chants harmonieux.
LIVRE SECOND
Déjà le crépuscule a frappé les flots d'Ionie de sa douteuse lumière ; le doux éclat de ses rayons fait vibrer les eaux tremblantes et des lueurs errantes se jouent à la surface azurée des mers.
Proserpine, désormais sans crainte et sans souvenir de sa tendre mère, victime des ruses de Dionée et de la volonté des Parques, se dirige vers les bocages arrosés de ruisseaux. Trois fois la porte, en tournant sur ses gonds, fait entendre un sinistre présage ; trois fois l'Etna, qui connaît les arrêts du Destin, retentit de gémissements plaintifs et de terribles mugissements. Ces signes effrayants, ces prodiges, rien ne l'arrête. Ses soeurs accompagnent ses pas. Vénus marche la première, sûre de ses artifices ; et, dans le pressentiment du succès de ses voeux, elle mesure dans son coeur le rapt qui va s'accomplir ; déjà le farouche Chaos est soumis, Pluton vaincu, et les mânes asservis suivent son char de triomphe.
Sa chevelure, partagée par l'aiguille d'Idalie, se déroule en boucles ondoyantes ; une agrafe, arrosée des sueurs de son époux, suspend à ses épaules sa robe de pourpre. Sur ses traces, s'élancent et la reine du Lycée, et celle dont la lance protège la citadelle d'Athènes ; vierges toutes deux, l'une est redoutable aux guerriers, l'autre est l'effroi des bêtes sauvages. Minerve porte sur son casque fauve l'image ciselée de Typhon, monstre dont la queue, séparée de la partie supérieure du corps, conserve sa vigueur et survit à sa mort ; sa lance terrible s'agite en tournoyant, et, s'élevant jusqu'aux nues, semble une forêt entière ; toutefois, la déesse voile d'un manteau éclatant les serpents qui sifflent autour du cou de la Gorgone. La douceur, au contraire, règne sur le visage de Diane, image de son frère ; ce sont les joues et les yeux d'Apollon, le sexe seul en fait la différence. Ses bras nus brillent d'un tendre éclat ; elle a livré au souffle léger des vents sa chevelure éparse, son arc est détendu, et sa corde repose ; ses flèches pendent derrière son dos. Sa robe de Gortynie, resserrée par une double ceinture, se déroule jusqu'à ses genoux ; Délos errante suit les mouvements de son manteau, et se joue entre les flots dorés de la mer qui baigne ses rivages.
Au milieu d'elles la fille de Cérès, maintenant l'orgueil de sa mère et bientôt son désespoir, marche d'un pas égal à travers la prairie : même taille, même majesté ; donnez-lui un bouclier, c'est Pallas ; des traits, ce sera Diane. Un cercle de jaspe poli rassemble les plis de sa robe ; jamais la navette ingénieuse n'obtint un plus heureux succès ; jamais le fil ne s'unit à la trame avec plus d'harmonie et ne produisit plus vivement l'apparence de la réalité.
Ici naissent du sang d'Hypérion le Soleil, et en même temps, sous des traits différents, la Lune, ces deux arbitres du jour et de la nuit. Tethis leur offre un berceau et charme, par ses caresses, ces enfants fatigués de leur course ; son sein azuré rayonne de l'éclat de ses nourrissons. Son bras droit porte le jeune Titan, léger fardeau, car sa lumière commence à poindre, et ses rayons naissants entourent sa tête d'une douce auréole. L'aiguille lui a donné la douceur du premier âge, et sa bouche exhale un tendre feu avec ses vagissements. Sur le bras gauche, Phébé s'abreuve au sein transparent de la déesse, et le croissant commence à se dessiner sur son front.
Cette parure fait son orgueil. Les Naïades marchent sur ses pas et forment un cercle autour d'elle. Les unes ont quitté les sources du Crinisus et le Pantagias qui roule des rochers dans ses flots, et le Géla dont une ville a recru son nom. Les autres ont laissé les marais paresseux de Camerine, les eaux d'Aréthuse et l'Alphée, hôte lointain de ces bords. Au-dessus de toutes ces nymphes, Cyane élève sa noble tête.
Telles les fières et belles Amazones agitent leurs boucliers échancrés toutes les fois que la courageuse Hippolyte, après avoir ravagé les contrées de l'Ourse, ramène ses troupes victorieuses, soit qu'elle ait vaincu le Gète aux blonds cheveux ou que la hache du Thermodon ait brisé les glaces qui enchaînent le cours du Tanaïs.
Telles encore les nymphes de Méonie, que nourrit l'Hermus, célèbrent les fêtes solennelles de Bacchus et parcourent les rives du fleuve paternel, arrosées de l'or de ses flots. Le dieu tressaille dans sa grotte et verse de son urne penchée des eaux plus abondantes.
D'une hauteur tapissée de gazons, l'Henna, père des fleurs, avait vu cette troupe sacrée ; il appelle le Zéphyr qui reposait dans le creux de la vallée : «Aimable père du Printemps, toi qui, dans ton vol inconstant, folâtres sans cesse à travers mes prairies où tu règnes, toi dont le souffle tempère comme une rosée toutes les saisons de l'année, regarde ce cortège de nymphes, nobles filles de Jupiter, qui daignent se jouer dans nos plaines ; viens maintenant, prodigue tes faveurs, je t'en supplie, féconde aujourd'hui toutes ces tiges ; que le fertile Hybla en soit jaloux en avouant la défaite de ses jardins. Que tout l'encens qu'exhalent les forêts d'Arabie, que les douces odeurs qui embaument les rives de l'Hydaspe, que tous les parfums dont s'entoure le phénix, lorsqu'il va renaître sur le bûcher, objet de ses vaux, circulent par toi dans mes veines ; que ton souffle abondant échauffe mes campagnes ; rends-moi digne d'être moissonné par ces mains divines, et de parer de guirlandes le front de ces déesses».
I1 dit : le Zéphyr secoue ses ailes humides de nectar, et marie la rosée féconde à la glèbe amoureuse. Partout où s'étend son vol, naissent les couleurs du printemps : la terre se couvre de verdure, et le ciel découvre sa voûte sereine. La lumière qu'il verse teint de pourpre le calice des roses, d'ébène les fleurs du vaciet, et la violette d'un sombre et doux incarnat.
Quelle ceinture, diaprée de pierres précieuses par la main du Parthe et destinée à la parure de ses rois, brille d'un pareil éclat ? Quelles toisons sortent plus brillantes de la chaudière de l'opulent Assyrien ? Moins vives, moins variées sont les couleurs qu'étale sur ses ailes l'oiseau de Junon. L'hiver naissant ne pare point de nuances plus diversifiées l'or qu'il déploie dans les airs, et dont la courbe trace un sentier lumineux qui se détache sur l'obscurité des nuages.
La beauté du site l'emporte encore sur celle des fleurs. Un plateau s'est exhaussé en colline mollement inclinée vers la plaine ; des sources d'eau vive caressent dans leur cours les gazons humides de rosée. Un bois tempère par la fraîcheur de son feuillage l'ardeur dévorante du soleil, et se fait un hiver au milieu de l'été. Ici s'élèvent le sapin qui voguera sur les mers, le cormier propre à la guerre, le chêne chéri de Jupiter, le cyprès qui doit ombrager des tombeaux, l'yeuse où l'abeille dépose son miel, et le laurier confident de l'avenir. Là le buis livre aux vents sa chevelure épaisse et flottante, le lierre serpente, et le pampre se marie aux ormeaux. Non loin de là s'étend un lac ; les Sicanes le nomment Pagus ; les bois étendent autour de ses bords une ceinture de feuillage dont le reflet fait pâlir ses eaux. L'onde transparente laisse un libre passage aux yeux clairvoyants qui pénètrent sans obstacle sous le gouffre liquide et surprennent les secrets de l'abîme livrés à la lumière.
La troupe des déesses s'élance à travers ces campagnes semées de fleurs que Cytérée les invite à cueillir : «Allez, mes soeurs, leur dit-elle, allez pendant que l'air est encore humide des pleurs de l'Aurore, et que Lucifer, mon étoile chérie, semant la rosée sous les pas de son coursier, arrose les plaines jaunissantes». A ces mots, elle cueille les fleurs, signe de sa douleur. Ses compagnes se répandent çà et là dans les bosquets : on croirait voir l'essor d'un essaim, lorsque, au signal donné par leur roi, les abeilles, élancées du creux d'un hêtre, quittent leur palais de cire pour aller revoir le thym parfumé, et bourdonner autour des plantes qu'elles préfèrent.
L'honneur des prairies devient la dépouille des déesses. Celle-ci marie les lis à la sombre violette ; l'autre se pare de marjolaine. Celle-ci s'avance fière d'une couronne de roses, celle-là d'un bouquet de troène. Elles vous moissonnent aussi, vous, hyacinthes, qui portez encore l'empreinte de vos douleurs ; et vous, narcisses, aujourd'hui brillantes fleurs du printemps, autrefois fleurs de la jeunesse ; toi, rejeton d'Amicla, toi, fille de l'Hélicon : victimes, l'un de l'erreur d'un disque, l'autre d'un sot amour pour une vaine image, pleurés tous deux, toi par le dieu de Délos qui se frappe le front, toi par le Céphise qui a brisé ses roseaux.
La fille de Cérès, unique espoir de la déesse des moissons, se distingue entre toutes par son ardeur à cueillir les fleurs. Tantôt elle remplit de la dépouille des champs de gracieuses corbeilles tissues d'osier flexible ; tantôt elle assortit des fleurs, et tresse des couronnes pour son front, sans y voir un triste présage d'hymen. La déesse guerrière, qui embouche la trompette et qui manie les armes, délasse à ces soins innocents la main qui renverse les bataillons, qui brise les portes pesantes et ébranle les murailles ; elle dépose sa lance, et son casque s'étonne de s'adoucir sous des guirlandes inaccoutumées ; son cimier de fer joue avec les fleurs, et, dépouillée de son aspect terrible, son aigrette cesse de lancer la foudre pour se parer des grâces du printemps. Diane aussi, dont les chiens aux narines intelligentes dépistent le gibier dans les antres du Parthenius, ne dédaigne pas les choeurs des nymphes, et ne met d'autres liens à ses cheveux épars qu'une couronne de fleurs.
Tandis que les vierges divines se livrent aux jeux de leur âge, soudain la terre mugit avec fracas, les tours s'entreheurtent, et les cités chancellent sur leurs fondements ébranlés. D'où vient cette secousse ? On ne sait. Seule, la déesse de Paphos connaît la cause de ce tumulte obscur, et la crainte se mêle à la joie de son coeur.
Déjà le roi des Ombres, dans l'épaisseur des ténèbre, cherchait sa voûte souterraine, et ses coursiers foulaient le corps d'Encelade gémissant ; les roues sillonnent ses membres énormes, son cou gémit sous le double poids de la Sicile et du dieu des enfers ; affaibli, il essaie de se mouvoir et d'entraver la course du char, en l'enlaçant de ses serpents fatigués. Vain obstacle, le char poursuit sa course sur le dos du géant à travers le soufre et la fumée.
Comme un soldat marche dans l'ombre contre un ennemi sans défiance, et par une route creusée sous la terre, franchit, grâce à cette issue secrète, les murs dont il se joue, et, semblable aux fils de la terre, s'élance victorieux au sein des citadelles rompues ; tel le troisième fils de Saturne promène ses coursiers errants dans ces abîmes souterrains, et cherche un passage sur le domaine de son frère. Point d'ouverture : de toutes parts les rochers font obstacle, et opposent au dieu des Enfers leur masse impénétrable. Il ne peut supporter ce retard : indigné, il frappe les rochers de la pointe de son sceptre. Les cavernes de Sicile retentissent ; Lipare en est troublée ; Vulcain, frappé de stupeur, quitte ses fourneaux, et le Cyclope tremblant laisse tomber ses foudres inachevées. Tous prêtent l'oreille à ce bruit étrange, et le voyageur engagé dans les glaciers des Alpes, et le nageur qui fend tes flots, ô Tibre, que les trophées de Rome ne bordent pas encore, et le rameur qui a lancé sur l'Eridan sa frêle nacelle.
Ainsi, lorsque le Pénée, contenu par une enceinte de rochers, couvrait la Thessalie de ses eaux stagnantes, et que les champs submergés se refusaient à la culture, Neptune frappa de son trident le flanc des montagnes : l'Ossa, détaché par la force du coup, roula jusqu'à la base de l'Olympe glacé ; les eaux s'échappèrent de leur prison, et, se frayant un passage, rendirent le fleuve à la mer et les plaines aux laboureurs.
C'en est fait : la Sicile vaincue cède à ce choc irrésistible ; ses flancs sont déchirés et la gueule immense de l'abîme vomit un prodige, l'effroi du ciel. Les astres s'échappent de leur route accoutumée ; l'Ourse, infidèle aux lois de la nature, se plonge au sein des mers ; la Terreur précipite la marche paresseuse du Bouvier ; Orion est saisi d'horreur ; Atlas pâlit au bruit de ces hennissements ; le souffle des coursiers d'enfer obscurcit l'éclat du soleil. Ce nouvel univers épouvante les monstres nourris de ténèbres éternels ; étonnés, ils s'arrêtent, mordent leurs freins, et, détournant le timon qu'ils dirigent, ils voudraient rentrer dans le chaos. Mais lorsqu'ils eurent senti sur leur dos les coups redoublés du fouet, et qu'ils eurent appris à supporter la lumière, ils s'élancent plus rapides que le torrent grossi par les hivers, plus prompts que le javelot lancé par un bras vigoureux. Moins légère est la flèche du Parthe, moins impétueux le souffle de l'Auster, moins prompt l'essor de la pensée agitée par la crainte. Leur sang rougit le mors, leur haleine empoisonnée infecte l'air, le sable est souillé de leur écume. Les nymphes se dispersent en fuyant : Proserpine est déjà sur le char du ravisseur, elle gémit ; elle appelle ses compagnes. Déjà Pallas découvre la tête de la Gorgone, Diane a tendu son arc et se précipite. Pluton ne les intimide pas : vierges comme Proserpine, elles en ressentent plus vivement son outrage et le crime du ravisseur.
Mais lui... Tel un lion possesseur de la génisse, ornement de l'étable et gloire du troupeau, après avoir fouillé ses entrailles avec ses ongles, et assouvi sa rage sur les membres palpitants de la victime, debout, tout souillé de sang et de pus, secoue les flots de sa crinière et prend en dédain l'impuissante colère des bergers.
«Vil tyran du peuple des Ombres, le plus farouche des fils de Saturne, s'écrie Pallas, quelles furies ont ému ton coeur de leurs aiguillons et de leurs flambeaux sacrilèges ? Pourquoi, quittant ton noir séjour, oses-tu souiller le ciel de la vue de tes coursiers infernaux ? N'as-tu pas tes monstres difformes, tes divinités du Léthé, tes tristes Furies dignes d'un époux tel que toi ? Laisse en paix le séjour de ton frère, que le sort a soumis à d'autres lois que les tiennes : contente-toi des royaumes de la nuit ; va-t'en ! Pourquoi mêler la mort à la vie ? pourquoi fouler en étranger le monde qui nous appartient ?»
Tout en poussant ces cris, la déesse oppose son bouclier aux coursiers impatients de passer outre. Elle arrête leur course ; les serpents de la Gorgone sifflent à leurs oreilles, et le panache de la déesse les couvre de son ombre. Elle brandit sa lance, dont la clarté illumine le char ténébreux : elle allait frapper, si Jupiter, du haut des airs ébranlés, envoyant la foudre aux ailes pacifiques, n'eût avoué son gendre. L'hyménée fait gronder le tonnerre au sein des nuages entr'ouverts, et sanctionne cette alliance par le feu des éclairs. Les déesses s'éloignent à contre-coeur : la fille de Latone débande son arc en gémissant et prononce ces paroles : «Adieu, dit-elle, emporte et garde mon souvenir : le respect de mon père a seul arrêté mon bras. Nous-mêmes, nous ne saurions lutter contre lui ; et, devant un pouvoir supérieur, il faut avouer sa défaite. Ton père conjure contre toi ; il te livre au peuple silencieux des Ombres, loin de tes soeurs, hélas ! que tu ne dois plus revoir, et du choeur de tes compagnes. Quel destin t'enlève au séjour d'en haut et afflige les astres de ce deuil amer ? Loin de moi, côteaux du Parthenius, où je me plaisais à tendre mes filets ! arrière mon carquois ! Le sanglier peut sans crainte répandre partout son écume ; que la fureur des lions rugisse impunément ; les sommets du Taygète, le Ménale, témoins de nos poursuites, et le Cynthe désolé, te pleureront de concert : la douleur rendra muets les oracles de mon frère dans le temple de Delphes».
Cependant le char est emporté d'une course rapide ; Proserpine meurtrit ses bras, et ses plaintes vont se perdre dans les airs : «O mon père ! pourquoi n'as-tu pas lancé contre moi la foudre, ouvrage des Cyclopes ? Ainsi tu as voulu me livrer aux ombres cruelles et me chasser de tout l'univers ? Es-tu donc insensible à l'amour de ta fille ? n'as-tu rien du coeur d'un père ? Quel crime a provoqué cet accès de colère ? Lorsque la guerre soulevait les champs de Phlegra, on ne m'a pas vue lever l'étendard contre les dieux ; ce n'est pas mon bras qui a soulevé l'Olympe au-dessus des glaciers de l'Ossa. Quel crime ai-je commis ? dans quel complot ai-je trempé, pour être ainsi précipitée dans les gouffres de l'Erèbe ? Heureuses toutes celles qu'emportèrent d'autres ravisseurs ! Au moins vous voyez le soleil qui luit pour tous les mortels. Mais moi, on me ravit et la lumière et le doux nom de vierge : je perds en même temps l'honneur et la clarté des cieux. Il me faut quitter la terre pour aller subir le joug du tyran des enfers. Funeste amour des fleurs ! fatal mépris des conseils de ma mère ! artifices trop tard dévoilés de Vénus ! O ma mère ! soit que la flûte barbare des Lydiens retentisse autour de toi dans les vallées de l'Ida, soit que tu entendes sur le Dindyme les hurlements des Galles ensanglantés, soit que tu regardes derrière toi l'épée nue des Curètes, viens à mon secours, arrête un furieux, viens saisir les rênes dans les mains d'un brigand sacrilège».
Ces paroles, ces pleurs de la beauté ont vaincu le ravisseur farouche : les premiers soupirs de l'amour s'échappent de son coeur ; des plis de son noir manteau il essuie les larmes de la déesse, et sa voix adoucie cherche à calmer sa douleur. «Cesse, ô Proserpine ! de livrer ton âme à des soucis funestes, à des craintes chimériques : tes mains porteront un noble sceptre : les torches de l'hymen ne te livreront pas à un indigne époux. Vois en moi le fils de Saturne, le maître de la Nature dont l'empire s'étend dans les vastes champs du Chaos. Non, le jour ne t'est pas ravi ; d'autres astres brillent pour nous ; pour nous s'étend un autre univers. Tu verras une lumière plus pure ; tes yeux contempleront avec extase le soleil de l'Elysée et ses pieux habitants : là tu retrouveras le siècle d'or et sa race heureuse. Ce que la terre n'a vu qu'une fois, nous le possédons pour toujours. Les douces prairies ne te manqueront pas ; ici l'haleine des zéphyrs, plus douce que sur la terre, caresse des fleurs immortelles plus brillantes que celles d'Henna. Dans nos bois touffus s'élève un arbre riche au-dessus des autres, dont les rameaux se courbent sous des fruits d'or : mon amour te le consacre. L'automne fortuné t'enrichira sans cesse de ses fruits jaunissants. C'est peu : ton empire s'étendra sur tout ce que l'air enveloppe, tout ce que la terre alimente, tout ce qu'entraînent les flots de la mer, ce que les fleuves roulent dans leur cours, tout ce que nourrissent les marais, enfin sur tous les êtres animés que domine la lune placée la septième entre les planètes, et qui sépare le séjour des mortels du domaine de l'éternité. A tes pieds viendront les rois, dépouillés de la pourpre, sans faste se confondre dans la foule des misérables. Tous sont égaux par la mort : toi, tu condamneras les coupables, tu donneras le repos aux justes : arbitre suprême, tu contraindras les criminels à faire l'aveu de leurs forfaits. Règne sur le Léthé, que les Parques soient tes esclaves, et que ta volonté règle le destin». A ces mots, il excite ses coursiers triomphants, et, le coeur adouci, il entre dans le Tartare.
A son arrivée les ombres accourent : moins nombreuses sont les feuilles que le souffle impétueux de l'Auster arrache aux branches des arbres, les gouttes d'eau qu'il rassemble dans les nuages, les flots qu'il brise, les sables qu'il roule en tourbillons dans les airs. Toutes les générations de morts se pressent et se précipitent pour contempler la beauté de leur reine. Le dieu s'avance, le visage serein, adouci par un sourire : le farouche Pluton ne ressemble plus à lui-même : à l'entrée de ses maîtres, le grand Phlégéton se dresse de toute sa hauteur. De sa barbe hérissée, de tout son visage découlent des ruisseaux de flamme. Des esclaves choisis dans la foule des ombres accourent avec empressement ; les uns font rentrer le char élevé de Pluton, et, détachant le frein des coursiers, les conduisent, pour prix de leur course victorieuse, vers les pâturages accoutumés ; d'autres tiennent des tapis ; ceux-ci couvrent de branches enlacées le seuil du palais, et couvrent de vêtements précieux la couche nuptiale. Les chastes matrones de l'Elysée entourent leur souveraine et calment ses terreurs par de tendres paroles : elles renouent ses cheveux épars et couvrent son visage d'un voile qui dérobera aux yeux les alarmes de sa pudeur.
Le pâle royaume des morts est en liesse ; ces races que la terre recouvre s'agitent comme en un jour de fête ; les ombres, couronnées de fleurs, achèvent un repos délicieux. Des chants inaccoutumés interrompent le silence des ténèbres ; les gémissements sont apaisés. L'horreur de l'Erèbe s'adoucit et laisse éclaircir la nuit éternelle. L'urne de Minos n'agite plus les destinées incertaines ; les fouets ne résonnent plus, et, pendant cette trève accordée aux supplices, le Tartare impie ne frémit plus dans le deuil et respire de ses angoisses. Ixion suspendu n'est plus emporté par les mouvements précipités de sa roue, et l'eau jalouse ne se dérobe plus aux lèvres de Tantale ; Titye soulève enfin ses membres gigantesques, et laisse à découvert neuf arpents de cette horrible plaine, tant sa taille était grande ! Le vautour qui sillonnait ses vastes flancs s'arrache à regret de sa poitrine fatiguée, et gémit que ces fibres dont on l'éloigne ne renaissent plus pour satisfaire sa faim. Les Euménides, oubliant les crimes et la vengeance, préparent des coupes où vont se désaltérer les serpents de leur chevelure, dont les sifflements sont suspendus. Cependant elles font entendre de douces chansons, et leurs torches s'allument à d'autres feux pour éclairer la fête.
Alors, innocents oiseaux, vous avez passé sans danger au-dessus des eaux empestées de l'Averne ; l'Amsancte a cessé d'exhaler d'impures vapeurs, et le bruit du torrent, arrêté dans sa course, a fait place au silence. On dit que l'Achéron, s'alimentant à d'autres sources, roula des flots de lait, et que le Cocyte, orné de lierres verdoyants, échangea ses eaux contre la douce liqueur de Bacchus. Lachésis cessa de couper le fil de nos destinées, et nul gémissement ne se mêla aux chants des choeurs sacrés. La course de la mort fut suspendu, aucun ne se frappa la poitrine auprès du bûcher d'un enfant ; les flots épargnèrent les matelots, et la lance les guerriers ; les villes n'eurent pas de tribut à payer au trépas. Le vieux nocher des enfers voila sous des roseaux ses cheveux en désordre, et poussa en chantant les rames de sa barque sans passagers.
Déjà l'étoile du soir qui brille aux enfers s'était levée : la vierge est conduite au lit nuptial. La Nuit sous sa robe étoilée préside à cet hymen, et, touchant la couche des époux, elle consacre leur éternelle union par la promesse d'une heureuse fécondité. Les bienheureux, dans les transports de leur joie, préludent par ces chants aux concerts qui vont se prolonger dans le palais de Pluton.
«0 notre souveraine ! et toi, frère et gendre du dieu tonnant ! apprenez à connaître les charmes du sommeil dans l'union ; que vos bras s'enlacent de mutuelles étreintes. Bientôt va naître un heureux rejeton ; déjà la Nature attend des dieux nouveaux ; que l'univers reçoive de vous de nouvelles divinités, et Cérès les petits-fils, objet de ses désirs».
LIVRE TROISIEME
Cependant, sur les ordres de Jupiter, la fille de Thaumas, environnée de nuages, prend son vol pour aller rassembler les dieux de tous les points de l'univers. Portée sur ses ailes d'azur, elle devance les Zéphyrs ; elle appelle au conseil toutes les divinités de la mer, gourmande les Nymphes paresseuses, et fait sortir les fleuves de leurs humides cavernes. Tous se précipitent, incertains, agités, sans savoir quelle cause les arrache à leur repos, et quels débats provoquent ce concours tumultueux.
Dès que la demeure étoilée se fut ouverte, les dieux reçoivent l'ordre de s'asseoir. Les rangs ne sont pas donnés au hasard. Les dieux du ciel prennent les places d'honneur, les souverains des mers occupent le second rang ; près d'eux siègent le paisible Nérée et Phorcus, à la chevelure argentée ; les derniers sièges reçoivent Glaucus, homme et poisson tout ensemble, et Protée, qui suspendra ses métamorphoses. Les fleuves chargés d'années obtiennent le même honneur. Mille rivières, jeunes divinités, se tiennent debout comme les plébéiens de l'Olympe ; les humides Naïades s'appuient aux bras des fleuves, leurs pères, et les Faunes admirent en silence les astres du ciel.
Alors, du haut de son trône, le père des dieux prend ainsi la parole : «Les affaires de la terre, longtemps négligées, ont attiré de nouveau mes soins. Déjà, lorsque j'eus reconnu la mollesse du siècle de Saturne, et la vieillesse de cet âge sans énergie, je résolus de réveiller, par les aiguillons d'une vie agitée, les peuples assoupis et engourdis sous le sceptre de mon père. Je ne voulus plus que la moisson couvrît d'elle-même les champs sans culture, que le miel découlât du tronc des arbres, que le vin grossit les fontaines, et que les coupes s'emplissent de nectar sur les rives frémissantes. Ce ne fut point pour nuire ; les dieux connaissent-ils la jalousie et le plaisir de nuire ? Mais le luxe n'écarte, ne déconseille-t-il pas la vertu, et l'abondance ne ferme-t-elle pas l'intelligence humaine ; tandis que la nécessité, l'ingénieuse nécessité réveille les âmes endormies et se fraie des voies nouvelles vers les choses inconnues. C'est par elle que l'adresse enfante les arts, et que la culture les perfectionne.
Maintenant la Nature me poursuit de ses plaintes amères pour relever le genre humain de sa misère. Elle m'appelle tyran dur et cruel : elle invoque le souvenir du règne de mon père, oppose mon avarice à ses richesses, et me reproche les champs couverts de mousse, les plaines hérissées de buissons, et les saisons dépouillées des fruits, leur parure accoutumée. Elle se plaint, après avoir été la mère du genre humain, d'avoir pris tout-à-coup, sous mon influence, les moeurs d'une marâtre. «Que sert à l'homme, s'écrie-t-elle, d'avoir pour âme une étincelle du feu céleste, de lever sa tête vers le ciel, s'il doit errer comme les troupeaux dans des lieux non frayés, et s'il doit, pour se nourrir, briser le gland, pâture connue des animaux ? Doit-il se plaire en cette vie passée dans l'obscurité des forêts, confondu avec les bêtes sauvages ?» Sensible à ces reproches souvent répétés de la Nature, je me suis adouci envers les hommes, et j'ai résolu d'éloigner d'eux l'aliment grossier de la Chaonie. C'est pour cela que Cérès qui, dans l'ignorance de ses malheurs, fatigue encore, avec la farouche Cybèle, les lions de l'Ida, doit, par un décret du Destin, errer sur les mers et sur la terre, emportée par sa douleur stérile, jusqu'à ce que, charmée d'avoir retrouvé les traces de sa fille, elle prodigue de nouveaux fruits à la terre, et que son char, s'écartant de sa route, répande parmi les peuples des épis inconnus et soumette les dragons azurés au joug d'un enfant de l'Attique. Que si quelqu'un des dieux ose découvrir à Cérès le ravisseur de sa fille, j'en atteste la puissance de mon empire et l'harmonie de l'univers, fût-il mon fils, ou ma soeur, ou ma femme, ou l'une de mes filles ; eût il la gloire de sortir de mon cerveau, il sentira au loin la colère de mon égide, il sentira les coups de ma foudre ; alors il regrettera d'être né du sang des dieux, et il fera des voeux pour mourir. Affaibli par sa blessure, il sera livré aux mains de mon gendre ; victime du pouvoir qu'il aura trahi, il apprendra comment le Tartare sait venger ses propres injures. La décision est irrévocable ; ainsi suivront leur cours ces immuables destinées».
Il dit ; et d'un mouvement de sa tête formidable les astres sont ébranlés.
Mais sous les rochers de l'antre éloigné qui retentit du bruit des boucliers, Cérès, longtemps calme et sans inquiétude, était effrayée par les images d'un malheur déjà accompli ; les nuits redoublaient sa terreur, et tous ses songes lui ravissaient Proserpine. Tantôt des traits ennemis déchirent ses entrailles ; tantôt ses habits de fête se changent en vêtements de deuil ; tantôt elle voit dans ses foyers les branches desséchées de l'orme se couvrir de feuillage. Bien plus, un laurier, un laurier plus chéri de Cérès que tous les bois sacrés, ombrageait de ses feuilles pudiques la couche de la jeune vierge ; soudain, coupé dans ses racines, il tombe, et la poussière a souillé ses rameaux en désordre ; et lorsque la malheureuse mère chercha les causes de ce sacrilège, les Dryades gémissantes répondirent qu'elles avaient vu s'acharner contre l'arbuste la hache infernale des Furies.
Mais bientôt la victime elle-même, messagère sans détour, présente son visage à sa mère endormie. Enchaînée dans les profondeurs d'une obscure prison, les mains chargées de fers impitoyables, Proserpine se montra non plus telle que sa mère l'avait confiée aux champs de la Sicile, telle que les déesses l'avaient vue naguère dans les riantes vallées de l'Etna. Sa chevelure, plus brillante que l'or, est flétrie, et la nuit a éteint le feu de ses regards ; l'incarnat de ses joues, épuisé par le froid, fait place à la pâleur ; l'éclat de son beau visage et ses membres délicats, que les frimas auraient dû respecter, ont pris la teinte des sombres couleurs du Tartare. Donc, aussitôt que la vue incertaine de la déesse fut parvenue à la reconnaître : «Quel crime, dit-elle, a provoqué tant de rigueur ? d'où vient cette hideuse maigreur ? quelle cruauté a tant de puissance sur moi ? Comment ses tendres bras ont-ils mérité les étreintes de ces fers trop rudes pour des bêtes sauvages ? Toi, ma fille, toi !... Suis-je le jouet d'une ombre vaine ?»
Mais elle : «Mère cruelle, indifférente au sort de votre fille immolée ; vous, qui passez en cruauté la fureur de la lionne, avez-vous pu m'oublier ainsi ; moi, votre unique enfant, devais-je subir tant de mépris ! Moi Proserpine, dont le nom vous fut si doux, c'est moi que vous voyez au fond d'un gouffre, en proie aux supplices les plus cruels. Et vous, barbare, vous vous mêlez à des danses, et faites retentir de vos chants les villes de la Phrygie. Que si la mère n'est pas toute bannie de votre coeur, si je dois le jour à la Cérès que j'ai connue, et non à une tigresse, je vous en supplie, arrachez-moi à ces cavernes, rendez-moi la lumière. Si la destinée s'oppose à mon retour, au moins venez visiter votre fille». A ces mots elle essaie de tendre ses mains tremblantes ; le poids des fers les tient abaissées, mais le bruit des chaînes réveille la déesse, que ces visions ont glacée d'effroi. Heureuse de ne point trouver la réalité, triste de n'avoir point embrassé sa fille, hors d'elle-même, elle s'élance de sa retraite et va faire entendre à Cybèle ses cris et ses plaintes.
«Je ne veux pas demeurer plus longtemps sur la terre de Phrygie. 0 ma mère ! la garde du gage de mes amours, et le soin de sa jeunesse exposée à tant d'embûches, me rappellent auprès de ma fille. Les sommets élevés au-dessus des fourneaux des Cyclopes ne me sont plus un asile assez sûr. Je crains que la Renommée n'ait trahi sa retraite, et que la Trinacrie ne garde pas fidèlement son dépôt. La célébrité de ces lieux si vantés m'épouvante. Il me faut chercher sur d'autres bords une demeure plus obscure ; les gémissements et les flammes qu'exhale Encelade dans le voisinage révèleront la retraite que j'ai choisie. D'ailleurs, les songes m'envoient, avec leurs fantômes, de sinistres avertissements, et chaque jour m'apporte de tristes augures. Combien de fois les guirlandes ne se détachent-elles pas de ma chevelure ! combien de fois le sang ne coule-t-il pas de mes mamelles ! Des ruisseaux de larmes sillonnent malgré moi mon visage, et mes mains vont d'elles-mêmes frapper ma poitrine étonnée. Si je veux enfler le buis fatal, il ne rend qu'un son lugubre ; je frappe le tambour, et le tambour me renvoie des gémissements. Ah ! je crains bien que ces présages ne m'annoncent quelque funeste vérité. Hélas ! ces longs retards ont causé tout le mal ! - Puissent, reprend Cybèle, puissent les vents emporter ces vaines paroles ! Le dieu du tonnerre n'est pas si engourdi, que pour t'avertir il n'eût fait gronder la foudre. Pars cependant, et reviens près de moi sans trouble et sans malheur».
Cérès quitte le temple à ces mots. Dans sa course rapide elle se croit immobile, elle accuse la lenteur de ses dragons ; et, frappant tour à tour de son fouet leurs croupes ailées, elle cherche déjà la Sicile, quand l'Ida n'a pas encore disparu. Elle craint tout et n'espère en rien. Tel s'agite un oiseau qui a confié aux branches d'un humble ormeau sa tendre couvée pour aller chercher sa pâture accoutumée. Pendant son absence, mille pensées l'agitent ; le vent aura peut-être secoué leur nid fragile, il sera devenu le butin des hommes ou la proie des serpents.
Quel spectacle ! les gardes ont laissé la maison sans défense ; les portes, ramenées sur leurs gonds, montrent la cour déserte et désolée. La déesse ne cherche pas d'autre preuve de son malheur ; elle déchire ses vêtements et arrache avec ses cheveux les épis de sa couronne. Ses larmes refusent de couler ; plus de voix, plus d'haleine ; le frisson agite la moëlle de ses os ; ses genoux se dérobent sous elle pendant qu'elle parcourt ces demeures désertes, ces galeries désolées, et que ses yeux découvrent ici des tissus déchirés, des fils embrouillés et des travaux interrompus, sur lesquels la navette s'est arrêtée. Oeuvre divine à jamais inachevée, et dont l'impure araignée a osé remplir les vides de sa toile sacrilège ! L'oeil sec, les bras immobiles, la déesse imprime toutefois ses baisers sur la toile, témoin de son muet désespoir. En pressant sur son coeur la navette usée par le travail, la laine abandonnée et tous les instruments des jeux de sa fille, épars çà et là, elle croit la serrer elle-même sur sa poitrine ; ses yeux se promènent sur ce chaste lit et sur ces sièges déserts, où elle se représente sa fille assise ou endormie. Tel s'étonne un berger à la vue de son étable vide, lorsque la fureur des lions, ou des brigands armés ont détruit son troupeau surpris à l'improviste. Mais il est revenu trop tard, et c'est en vain que parcourant ses pâturages dévastés, il redemande en gémissant ses taureaux qui ne doivent plus répondre à ses cris.
La déesse découvre enfin, dans un obscur réduit du palais, Electre gisante, Electre, nourrice dévouée de sa fille, et la plus illustre des nymphes antiques de l'Océan. Sa tendresse égalait celle de Cérès. C'était elle qui la prenait de son berceau sur son sein caressant, qui la conduisait toute petite auprès du grand Jupiter, et faisait jouer la faible enfant sur les genoux paternels : elle était sa compagne, son gardien, et presque sa mère. Mais alors, les cheveux épars, déchirés et souillés de poussière, elle pleurait l'enlèvement de son divin nourrisson. En la voyant, Cérès donne un libre cours à sa douleur et à ses soupirs : «Que vois-je, s'écrie-t-elle, quel désastre ? quel est mon ravisseur ? Mon époux règne-t-il encore, ou les Titans sont-ils maîtres de l'Olympe ? Quelle main aurait eu tant d'audace en présence du dieu qui lance la foudre ? La tête de Typhée aurait-elle brisé les prisons d'Inarime ? Alcyonée, rompant la masse du Vésuve qui pesait sur sa tête, a-t-il traversé en courant les flots de la mer de Tyrrhène ? L'Etna, voisin de ces lieux, a-t-il vomi Encelade par son cratère ébranlé ? Peut-être Briarée aux cent bras et ses redoutables frères ont-ils attaqué ma retraite ? Hélas ! où est maintenant, où est ma fille ? Où sont allées les nymphes, ses compagnes, et Cyane ? quelle violence a chassé les Sirènes ailées ? est-ce là votre fidélité ? est-ce ainsi qu'on garde un dépôt confié ?»
A ces reproches, Electre a frémi, et la honte a fait place à la douleur. Elle voudrait, au prix de sa mort, n'avoir pas à supporter l'aspect de cette déesse désolée, et elle hésite longtemps à lui donner la certitude sur l'attentat, et le doute sur le coupable : cependant elle répond à grand'peine :
«Plût aux dieux que la fureur des Géants fût la cause de ce désastre : les malheurs qui nous viennent de mains accoutumées au crime sont moins sensibles. Mais des déesses, et ce qui est moins croyable encore, des soeurs, ont conjuré notre ruine. Tu vois des pièges dressés par des divinités de l'Olympe, des blessures faites par la jalousie de nos proches. L'Aether nous est moins funeste que Phlégra. Le calme faisait fleurir cette demeure ; ta fille n'osait en franchir le seuil : enchaînée par tes ordres, elle ne visitait jamais ces bosquets de verdure. La toile était son travail, les chants des Sirènes ses délassements ; elle goûtait avec moi les douceurs de la conversation et du sommeil ; l'enceinte du palais protégeait ses ébats, lorsque soudain, (qui l'avait instruite de notre retraite ? je l'ignore) soudain Cythérée se montre à nous. Pour écarter nos soupçons, elle avait pris pour compagnes Pallas et Diane. Aussitôt sa joie perfide éclate en transports : elle redouble ses embrassements, prodigue le nom de soeur, accuse de cruauté la mère qui condamne tant de grâces à l'obscurité dans un pareil réduit, et qui défend à sa fille l'entretien des déesses et la vue des astres paternels. Innocente, notre novice prend plaisir à ces paroles traîtresses, et l'on prépare un festin où couleront des flots de nectar. Tantôt elle prend les armes et les vêtements de Diane, et tend de ses doigts délicats la corde de l'arc ; tantôt, aux applaudissements de Minerve, elle cache sa tête sous le casque aux panaches flottants, ou soulève avec efforts l'immense bouclier. Vénus la première amène dans le discours, avec une adresse perfide, les campagnes d'Henna : elle loue la beauté des fleurs du voisinage, et, dans sa feinte ignorance, demande quelle est la nature de ces lieux. Elle ne croit pas que le froid respecte l'incarnat des roses, que le temps des frimas se colore des fleurs d'une autre saison, ni que les arbrisseaux du printemps bravent impunément la colère du Bouvier. Pendant qu'elle s'émerveille et montre son désir de visiter ces lieux, Proserpine se laisse séduire : âge frivole et facile à la séduction ! Que de gémissements, que de vaines prières n'ai-je pas fait entendre ! Elle s'échappe cependant, confiante dans l'appui de ses soeurs et protégée par le long cortège de ses nymphes. La troupe se répand à travers ces champs tapissés d'un gazon éternel, et cueille des fleurs aux premières lueurs de l'aube naissante, lorsque la campagne blanchit sous la rosée, et que la violette s'abreuve de ses perles liquides. Mais lorsque le soleil, au faîte des cieux, a fourni la moitié de sa carrière, une horrible nuit dérobe tout-à-coup le jour ; la Sicile chancelle, épouvantée, sous des pas de coursiers et sous les roues d'un char retentissant ; la main qui le dirige se dérobe à tous les yeux. Etait ce un génie homicide ou la mort elle-même ? L'herbe est devenue livide ; les ruisseaux sont desséchés, la rouille ternit les prairies : tout ce que le souffle impur a touché périt. J'ai vu pâlir le troène, se flétrir les roses, et le lis se pencher sur sa tige. Dès que les rênes se furent détournées, et qu'un bruit rauque eut annoncé la fuite, la nuit disparut avec le char qui l'avait apportée. La lumière est rendue au monde, mais les yeux cherchent en vain Proserpine. Les déesses, leur projet accompli, ont quitté ce séjour. Nous trouvons au milieu de la plaine Cyane expirante ; sa tête était penchée languissamment sous ses guirlandes flétries par les ténèbres : nous volons près d'elle, nous l'interrogeons sur le sort de sa maîtresse, car le crime s'était passé sous ses yeux. Quelle était la forme des coursiers, le guide du char ? Point de réponse. Un poison secret dissout le corps de la nymphe, l'eau découle de ses cheveux, ses pieds et ses bras se fondent en rosée, et bientôt elle coule sur nos traces en source transparente. Ses compagnes prennent la fuite : les filles d'Achéloüs, emportées par leurs ailes rapides, vont se placer sur le promontoire de Pélore, et leur ressentiment du crime qu'elles ont vu transforme leurs lyres en instruments de mort, qui désormais ne retentiront plus impunément. Leur voix caressante enchaîne les vaisseaux et arrête la rame dans la main des matelots. Pour moi, délaissée dans ce palais, je vais y traîner ma vieillesse dans le deuil et l'isolement».
Cérès reste encore en suspens : tous ces maux, elle les redoute, dans son délire, comme s'ils n'étaient pas accomplis ; enfin ses yeux tournent dans leur orbite et sa fureur va d'elle-même demander compte aux habitants du ciel.
Ainsi la cime du Niphate est ébranlée par la tigresse d'Hyrcanie dont un chasseur tremblant a enlevé le nourrisson pour servir de jouet à un roi descendu d'Achaemène. Elle frémit plus rapide que le Zéphyr qui la féconde : toutes les taches de sa robe attestent sa fureur, et, la gueule ouverte pour engloutir le ravisseur, elle s'arrête à l'aspect de son image reproduite par les eaux.
Cérès, non moins furieuse, poursuit sa course à travers l'Olympe : «Ma fille !.. s'écrie-t-elle. Je ne suis pas née d'un fleuve vulgaire, ni confondue dans la foule des Dryades ; et moi aussi, j'ai reçu la vie de Cybèle et de Saturne. Où sont les droits des dieux ? que sont devenues les lois du ciel ? que sert-il d'avoir vécu fidèle à l'honneur ? Ainsi Vénus, après les filets de Lemnos, ose encore montrer son visage empreint d'un public affront. Cette assurance lui vient sans doute de l'innocence de son sommeil et de la chasteté de sa couche ; tel est le prix de ses pudiques embrassements. Ce n'est pas merveille, si rien ne lui semble honteux après tant d'impudeur. Mais vous, qui n'avez jamais connu l'hymen, quittez-vous ainsi l'honneur de votre virginité, changez-vous ainsi vos destins ? Vous voilà devenues compagnes de Vénus et complices des ravisseurs qu'elle a déchaînés. Vous êtes bien dignes toutes deux d'être adorées dans les temples de la Scythie et sur les autels altérés du sang des hommes. Quelle est la cause d'une si grande fureur ? laquelle d'entre vous ma Proserpine a-t-elle blessée de la moindre parole ? Certes, fille de Délos, elle t'aura chassée des forêts qui te sont chères ; et toi, Pallas, elle t'aura enlevé la direction des batailles ! Son langage était-il injurieux ? venait-elle mêler à vos choeurs sa présence importune ? Mais, pour ne pas vous être à charge, elle habitait loin de vous un désert au fond de la Sicile. Que lui sert d'avoir caché sa vie ? Aucune retraite ne peut la protéger contre les fureurs de l'Envie». Ces reproches s'adressent à toutes les déesses. Mais celles-ci, contenues par le respect qu'inspire Jupiter, ou se taisent, ou désavouent, et ne donnent d'autres réponses que des larmes. Que faire ? sa fureur se relâche : vaincue, elle descend à d'humbles prières.
«Pardonnez, dit-elle, si ma tendresse s'est gonflée de courroux, et si je me suis emportée plus qu'il ne convenait à mon malheur. Suppliante et prosternée, je tombe à vos genoux : mais qu'il me soit permis de connaître mon sort, c'est tout ce que je veux ; qu'au moins l'incertitude ne se mêle pas à ma douleur. Je demande à savoir les détails de mon infortune : quelle qu'elle soit, je la supporterai si je la connais. J'accuserai le Destin, non le crime. Je vous en supplie, accordez à une mère la vue de sa fille ; je ne la réclamerai point. Que le ravisseur, quel qu'il soit, la possède en sécurité ; je lui garantis sa proie : qu'il cesse de craindre. Si le ravisseur nous a devancé par quelque engagement solennel, toi, Latone, tu peux dire ce que tu sais ; Diane t'aura sans doute confié son secret. Tu connais les rigueurs de Lucine, tu sais combien on craint pour ses enfants ; combien on les aime. Deux jumeaux ont récompensé tes douleurs ; moi, je n'ai qu'une fille. Puisses-tu à ce prix sans cesse voir flotter la chevelure de ton Apollon, et, mère plus heureuse que moi, jouir d'une longue vie !»
A ces mots, des ruisseaux de larmes inondent son visage.
«Mais d'où viennent tant de larmes et ce profond silence. Hélas ! elles s'éloignent toutes de ma présence ! Pourquoi ces vains délais ? ne sens-tu pas, mère infortunée, que tous les dieux te font ouvertement la guerre ? Que ne vas-tu plutôt chercher ta fille sur la terre et à travers les eaux ? Je veux visiter tous les lieux que le jour éclaire. Infatigable, je m'ouvrirai des sentiers inconnus : point de relâche, point de repos, point de sommeil, jusqu'à ce que j'aie retrouvé le trésor qu'on m'a ravi. Fût-elle plongée dans le sein de la Téthys ibérienne ou cachée sous les abîmes de la mer Rouge, je l'atteindrai. Ni les glaces du Rhin, ni les frimas du Riphée, ni le reflux trompeur des Syrtes africains ne sauront m'arrêter : je veux pénétrer jusqu'au berceau du Notus, jusqu'aux neiges du palais de Borée. Je foulerai l'Atlas aux portes du couchant, et mes torches éclaireront l'Hydaspe de leurs feux. Que le cruel Jupiter me voie errante à travers les campagnes, et que la ruine d'une rivale assouvisse la jalousie de Junon. Insultez à ma détresse : que votre orgueil règne dans le ciel, témoin de votre glorieux triomphe sur la fille de Cérès».
Elle dit, et descend sur les sommets connus de l'Etna, pour y façonner des torches qui la guideront pendant ses courses laborieuses de la nuit.
Près des bords de l'Acis aux flots dorés, que la blanche Galatée préfère souvent aux flots de la mer, et dont elle aime, en nageant, à fendre les eaux, s'élève un bois sacré dont les rameaux enlacés projettent de tous côtés sur les sommets de l'Etna une ombre épaisse. C'est là que Jupiter déposa son égide ensanglantée, et qu'il amena, après sa victoire, ses ennemis enchaînés. La forêt s'enorgueillit des dépouilles de Phlégra, et sa victoire a fait de tous ses arbres autant de trophées. Ici s'ouvrent les gueules béantes des Géants, là sont suspendues leurs croupes monstrueuses ; leurs têtes attachées au tronc des arbres menacent encore d'un air farouche. Des ossements immenses jonchent le sol blanchi, et des peaux hérissées fument encore des coups redoublés de la foudre. Chaque arbre rappelle avec orgueil une illustre victime. Celui-ci courbe son front sous les glaives d'Egion aux cent bras ; cet autre se glorifie des dépouilles livides de Cacus ; ici sont suspendues les armes de Mimas ; ces rameaux supportent les restes d'Ophion. Un sapin qui s'élève au-dessus de tous les autres, et dont l'ombre s'étend au loin, porte les dépouilles opimes d'Encelade lui-même, du chef puissant du fils de la Terre ; et il succomberait sous ce fardeau, si un chêne voisin ne le délassait en lui prêtant son appui.
C'est pour cela que ce lieu inspire une horreur religieuse, et qu'on épargne la vieillesse de la forêt. On ne saurait sans crime porter la main sur ces trophées suspendus dans les airs. Nul pasteur n'y conduit ses troupeaux, les Cyclopes respectent ces arbres antiques, et Polyphême lui-même se tient éloigné de leur ombre sacrée.
La majesté du lieu, loin d'arrêter Cérès, irrite sa fureur ; elle agite sa hache sans savoir où porteront ses coups ; Jupiter lui-même ne l'arrêterait pas. Sous ses coups redoublés tombent les pins altiers, et surtout les cèdres à la tige régulière. Elle choisit les troncs qui lui conviennent, les tiges les plus droites, et d'un bras assuré elle en essaie l'usage. Ainsi le navigateur qui prépare sur la terre un vaisseau qui doit transporter ses richesses, et courir avec lui les dangers de la mer, mesure les hêtres et les aunes, et prépare pour des usages divers ces pièces encore grossières. Cette longue branche verra les voiles se gonfler sous elle, ce tronc vigoureux fournira la mâture, ces branches flexibles se transformeront en rames, tandis que ces bois impénétrables à l'eau s'uniront pour former la carène.
Sur un tertre voisin, deux cyprès élevaient leurs têtes jusqu'alors inviolables ; le Simoïs n'en voit pas de semblables sur les rochers de l'Ida ; l'Oronte, qui féconde les bois d'Apollon, n'en baigne pas d'aussi majestueux sur sa rive opulente. On les croirait jumeaux, tant leurs fronts sont semblables, tant leur cime domine également la forêt. Cérès en fera ses flambeaux. Soudain, la robe relevée, les bras découverts, une hache à la main, elle les attaque, les frappe tour à tour, et, réunissant toutes ses forces, s'appuie contre eux, et les ébranle d'une secousse commune : ils tombent ensemble, ensemble ils abaissent leur chevelure, et s'étendent de toute leur longueur sur la campagne : chute douloureuse aux Faunes et aux Dryades. Cérès les prend tous deux dans ses bras, les relève, et rejetant ses cheveux en arrière, gravit, haletante, le sommet de la montagne ; elle surmonte les tourbillons de flamme, atteint des rochers inaccessibles et foule de ses pieds les sables indignés.
Telle s'élance la farouche Mégère, lorsqu'elle veut allumer ses torches homicides, instruments des crimes, soit qu' elle menace les murs de Cadmus, ou qu'elle exerce ses fureurs contre Mycène, berceau de Thyeste : les ténèbres et les mânes s'écartent pour lui faire place, le Tartare retentit sous ses cothurnes d'airain : enfin, elle s'arrête au bord du Phlégéthon, et sa torche s'allume aux feux du fleuve infernal.
Lorsque Cérès fut arrivée aux bouches enflammées du cratère, elle y plonge aussitôt la tête des cyprès destinés à la flamme, elle en couvre la gueule de l'abîme, et ferme l'issue par où s'échappent les flots embrasés. Le feu comprimé tonne sous la montagne, et Vulcain gémit dans sa prison. La fumée oppose un vain obstacle : la tête des cyprès s'embrase et pétille ; de nouveaux feux s'ajoutent aux flammes de l'Etna. Les branches frémissent sous le bitume qui les dévore. Mais pour que la lumière ne manque pas à son long voyage, pour que les torches puissent briller sans relâche et sans repos, elle les arrose de ces sucs mystérieux que Phaéton verse sur ses coursiers et Diane sur ses taureaux.
Déjà le silence de la nuit a ramené sur la terre le règne du sommeil. Cérès, le sein meurtri, entre dans sa longue carrière, et prenant son essor, elle s'écrie :
«0 Proserpine ! ce ne sont pas là les torches que j'espérais porter en ton honneur. Mes voeux étaient ceux de toutes les mères ; j'avais devant les yeux les flambeaux qui éclairent le lit nuptial dans un jour de féte et d'hymen, dont les chants vont frapper la voûte du ciel. Ainsi les divinités sont le jouet du destin, et les coups de Lachésis frappent partout sans distinction. Moi, naguère placée si haut, combien de prétendants empressés m'entouraient de leurs soins ! Mère de la seule Proserpine, je voyais au-dessous de moi les mères les plus fécondes. Unique gage de mon sein, seule joie de ta mère, je te devais les honneurs de la fécondité. Gloire, repos, doux orgueil de ta mère, pendant que tu brillais, j'étais au rang des déesses ; pendant que tu vivais j'étais l'égale de Junon ; maintenant je suis flétrie, déshonorée. Ainsi l'a voulu Jupiter. Mais pourquoi le rendre responsable de mes pleurs ? C'est moi cruelle, moi, je l'avoue, qui t'ai perdue, abandonnée, exposée seule aux embûches de tes ennemis En effet, n'ai-je pas, trop confiante, pris plaisir aux danses bruyantes des Corybantes, et, dans ma joie, accouplé les lions de la Phrygie, pendant qu'un ravisseur ?.. Reçois en expiation les peines que j'ai méritées ; vois mon visage défiguré, vois ces blessures et ces longs sillons qui rougissent ma poitrine ; pour prix de mon oubli, mon sein gémit de coups redoublés. Sous quels cieux, dans quel climat te chercher ? Quel sera mon guide ? quelles traces dirigeront ma course ? quels sont le char et le monstre qui le pourraient ? est-ce un habitant de la terre ou des mers ? quels signes aura laissés le vol des roues rapides ? J'irai, j'irai partout où mes pieds me porteront, où me conduira le hasard. Puisse Dionée, délaissée à son tour, chercher ainsi Vénus. Mes fatigues aboutiront-elles au succès ? Pourrai-je, ô ma fille ! t'embrasser de nouveau ? Ta beauté te demeure-t-elle avec l'éclat de tes joues ? Ou peut-être, infortunée, te reverrai-je telle que tu m'es apparue pendant la nuit, telle que je t'ai vue dans mes songes ?»
Elle dit, et commence à s'éloigner de l'Etna, maudissant les fleurs de ces lieux complices et témoins du crime : elle suit les traces éparses sur le chemin, inclinant ses flambeaux, interroge de tous ses yeux la campagne muette. La roue dans tous ses mouvements est mouillée des larmes de la déesse, dont les gémissements répondent, à travers les airs, aux murmures des forêts ; l'ombre de son char se promène sur les mers, pendant que les feux de ses flambeaux frappent en même temps les rivages de l'Italie et ceux dé la Libye ; ils éclairentles bords étrusques, et le reflet des eaux enflammées fait resplendir les Syrtes. La lumière arrive jusqu'aux antres de Scylla, et des chiens de la caverne, les uns se taisent, frappés de stupeur, tandis que les autres, que l'effroi n'a pas encore saisis, font entendre leurs aboiements...
LE RESTE MANQUE.
Traduction de M. Geruzez, collection des Auteurs Latins (1855)