Comédie en un acte représentée sur la première fois, à Paris, le 9 avril 1873.

PERSONNAGES

BOUSCARIN
DUPARQUET
LE VICOMTE
LE CONTROLEUR
CAPURON
PITOU
Premier Spectateur
Deuxième Spectateur
Un Monsieur décoré
Un Gros Monsieur (personnage muet)
ADELE
LEONIE
L'OUVREUSE
EMMA
CAROLINE
MADAME CAPURON

A Paris, de nos jours.

LE ROI CANDAULE

Les couloirs d'un théâtre. Au fond de la scène, les baignoires. - Trois de ces baignoires, 4, 5, 6, sont praticables. Quand leurs portes s'ouvrent, on aperçoit l'intérieur : chaises de velours rouge ; au fond, le rebord pareillement garni de velours sur lequel les spectateurs peuvent s'appuyer. Par l'embrasure de la loge, on voit la salle éclairée et, au lointain, la scène. - Ces baignoires sont de face. D'autres se succèdent à droite et à gauche ; elles vont en demi-cercle se perdre dans la coulisse. - Les portes de la baignoire 3 et de la baignoire 7 à droite et à gauche doivent s'ouvrir, mais ces portes sont en pan coupé et l'on ne voit pas l'intérieur de ces deux loges. - A droite, l'entrée du foyer et tout le matériel d'une ouvreuse : tabourets sur lesquels elle mettra ses paletots ; petits bancs. A gauche, sortie au premier plan ; près de cette sortie, sur le mur, s'étale une grande affiche de couleur portant ce qui suit :

AUJOURD'HUI
POUR LES REPRESENTATIONS
DE Melle ALIDA
159e

LE ROI CANDAULE
OPERA BOUFFE EN 3 ACTES
LA REINE
LE ROI
GYGES
Melle Alida
M. Greluche
M. Margottet
PALESTRION
NICOBULE
PISTOCLERE
ESTELINON
CYLINDRE
HARPAX
SILENIE
HESLICA
BACCHIS
PHILENIE
PHEDRIA
MURRHINE
Courtisans, Gardes, Dames d'honneur de la reine, etc., etc.


SCENE PREMIERE - L'OUVREUSE - Deux Spectateurs.

L'OUVREUSE, entrant du fond, à droite, avec les deux spectateurs.
Par ici, messieurs, par ici...

PREMIER SPECTATEUR
Vous avez des places ?

L'OUVREUSE, ouvrant la baignoire 6
Là, monsieur... là et là...

Il y a déjà trois personnes dans la baignoire 6, les deux chaises du fond sont encore libres.

PREMIER SPECTATEUR, regardant les places
Elles ne sont pas fameuses !

DEUXIEME SPECTATEUR
Ma foi, puisque nous sommes venus !...

Ils ôtent leurs paletots et les remettent à l'ouvreuse.

UN SPECTATEUR, déjà assis dans la baignoire
Comment ! vous nous mettez encore du monde !...

L'OUVREUSE, d'une voix douce
La loge est de cinq places, monsieur, et vous n'êtes que trois.

LE SPECTATEUR, de la baignoire
Mais, au contrôle, on nous a dit...

L'OUVREUSE, changeant de ton
Ah ! en voilà assez !...la loge est de cinq places : vous voilà cinq, n'en parlons plus !...

Energiques protestations des trois spectateurs déjà installés. L'ouvreuse, sans y faire attention, pousse presque violemment les deux nouveaux venus dans la baignoire et en referme brusquement la porte.

SCENE II - L'OUVREUSE, puis LE CONTROLEUR et un Gros Monsieur.

L'OUVREUSE, redescendant
Et voilà ! quand on a un succès, c'est de cette façon qu'il faut traiter le public... Autrement, si l'on avait des égards, le public se dirait tout de suite : «Tiens, tiens, il paraît qu'il n'est pas si grand que ça leur succès...» Et le nôtre est énorme !... (Avec conviction) Il est énorme, et il est mérité ! (en confidence) jamais on n'a rien fait de plus roide... Certainement, il y a eu déjà des pièces décolletées... à ce point que les amateurs prétendaient qu'il n'était pas possible d'aller plus loin !... Eh bien, nous, avec notre Roi Candaule, nous avons trouvé moyen d'aller plus loin !... Ça n'a été qu'un cri dans Paris !... le lendemain de la première, tout le monde savait que l'on jouait ici une pièce que personne ne pouvait voir... aussi regardez ! (montrant l'affiche) 159° représentation... et quelles recettes !... que de paletots !... Voilà ce que c'est que de toucher la note juste !

Tout en parlant, elle arrange ses paletots. Elle sort, à droite, au moment où paraît le contrôleur suivi par un très gros monsieur.

LE CONTROLEUR
Ah !... le 6... le 6 n'est pas loué, (il ouvre brusquement la porte de la baignoire). Y a-t-il encore une place là dedans ?

LES SPECTATEURS, exaspérés
Une place !!!

LE CONTROLEUR, montrant le gros monsieur
Oui, une place pour monsieur...

LES SPECTATEURS, furieux et montrant tous le poing
Monsieur !!!... Essayez un peu de nous fourrer monsieur, essayez !

Ils referment violemment la porte.

LE CONTROLEUR
Eh bien, quoi ? c'est bon !... (au gros monsieur). Venez, monsieur, je vais tâcher de vous trouver un petit coin...

Il sort avec le gros monsieur. - Entrent Pitou et le vicomte, l'un par la droite et l'autre par la gauche.

SCENE III - LE VICOMTE, PITOU.

LE VICOMTE
Te v'là, toi !

PITOU
Oui ! me v'là, moi !

LE VICOMTE
Ça m'étonnait de ne pas t'avoir aperçu...

PITOU
J' viens d'arriver...

LE VICOMTE
Combien de fois que t'as vu ça, toi ?

PITOU
Quoi «ça» ? la pièce ?

LE VICOMTE
Eh ! oui...

PITOU
Soixante-sept fois. Et toi ?...

LE VICOMTE
Quatre-vingt-deux fois, moi, quatre-vingt-deux fois.

PITOU
Cristi !

LE VICOMTE
Et je commence à en avoir assez !

PITOU
Allons donc !

LE VICOMTE
Parole d'honneur ! il y a des moments où je me demande si c'est une existence de venir tous les soirs entendre chanter :

Ah ! qu'elle est drôle, ah ! qu'elle est drôle,
L'aventure du roi Can, Can...

TOUS LES DEUX
L'aventure du roi Candaule !...

PITOU
C'est bête comme tout... Mais je ne viens pas pour la pièce, moi, je viens pour la salle...

LE VICOMTE
Avec ça qu'elle est gaie, la salle !... Autrefois, je ne dis pas... pendant les quatre-vingts premières représentations... (en riant) on trouvait généralement quelque chose à se mettre sous la dent... C'était le joli public, alors ; maintenant, c'est le public d'après la centième, des petits bourgeois.

PITOU
Des gens de province.

LE VICOMTE
Les nouvelles couches !

PITOU
Faut pas en dire de mal... (lui montrant des gens qui arrivent) vois plutôt !

LE VICOMTE, lorgnant Emma et Caroline
Tiens, tiens, tiens !...

PITOU
Que qu' t'en dis ?

Entrent Capuron, madame Capuron, les deux petites Capuron. Les deux jeunes filles, blondes toutes les deux, sont absolument vêtues de la même manière : robes blanches, grandes ceintures écossaises à la taille, mitaines de fil, petits velours noirs et petits médaillons au cou ; - deux costumes de petites pensionnaires de quinze ans.

SCENE IV - PITOU, LE VICOMTE, un peu de côté pour observer, LES CAPURON, L'OUVREUSE.

CAPURON
Caroline, Emma, suivez-moi bien... Veillez sur vos filles, madame Capuron, veillez sans affectation, mais veillez...

L'OUVREUSE
Quelles places, monsieur ?

CAPURON
Baignoire numéro 5.

Il donne le billet.

L'OUVREUSE
Est-ce que vous ne voulez pas vous débarrasser ?

CAPURON
Si c'est l'usage !...

L'OUVREUSE
C'est l'usage. Monsieur ne voudrait pas nous faire perdre nos petits profits !

CAPURON
A Dieu ne plaise, madame, qu'en vous ôtant les moyens de gagner honnêtement votre existence, nous vous fassions venir la tentation de la gagner autrement !

L'OUVREUSE
Qu'est-ce qu'il a dit ?

CAPURON
Emma, Caroline, donnez vos mantelets à madame.

EMMA et CAROLINE
Oui, papa.

Elles donnent leurs mantelets à l'ouvreuse.

PITOU, bas, au vicomte
Oh ! oh !... viens-tu voir de près ?

LE VICOMTE
Je veux bien.

Tous deux font une manoeuvre qui les rapproche des petites Capuron.

CAPURON, voyant le mouvement du vicomte et de Pitou
Continuez à veiller sur vos filles, madame Capuron. Continuez sans affectation, mais continuez...

Pitou et le vicomte s'approchent : mouvement de madame Capuron. Les deux jeunes gens sortent à droite en fredonnant : «Ah ! qu'elle est drôle, ah ! qu'elle est drôle...»


MADAME CAPURON, à ses filles
Entrez maintenant, mettez-vous là. (Elle fait entrer Emma et Caroline dans la baignoire 5 ; - c'est la loge qui est exactement de face ; - puis elle revient à son mari, qui a ôté son paletot et est en train d'en extraire une foule d'objets : lorgnette, mouchoir, tabatière et six oranges.) Dis-moi, Edmond... tu vas lui parler, à l'ouvreuse, pour les petites ?

CAPURON
Je vais lui parler, madame Capuron, soyez sans inquiétude, et prenez ça...

Il lui met sur les bras la lorgnette et quatre des six oranges qu'il a tirées de son paletot. - Il a mis les deux autres dans les poches de son habit. - Madame Capuron retourne à la baignoire, Pitou et le vicomte sont revenus, en rasant les murs et en tournant le dos au public : Madame Capuron les trouve regardant Emma et Caroline par le petit carreau de la baignoire.

MADAME CAPURON, indignée
Eh bien, messieurs !...

Elle se précipite dans la baignoire et en ferme violemment la porte. Pitou et le vicomte sortent à gauche, après avoir salué profondément madame Capuron et Capuron.

CAPURON, à l'ouvreuse, après avoir rendu les saluts
Maintenant, madame, je désirerais vous dire un mot en particulier... C'est un père qui vous parle... c'est un père qui a un service à vous demander.

L'OUVREUSE
Quel service ?...

CAPURON
J'ai lu, dans les feuilles, que certains passages de votre pièce étaient un peu...

L'OUVREUSE
Un peu quoi ?...

CAPURON
Un peu...dame !... c'est même ça qui nous a décidés à venir, madame Capuron et moi...

L'OUVREUSE
Ah bah !...

CAPURON
Madame Capuron et moi, nous pouvons tout entendre... mais les petites...

L'OUVREUSE
Vos petites...

CAPURON
Nous avions d'abord pensé à les laisser à l'hôtel... nous sommes à l'hôtel... mais deux jeunes filles seules, dans un hôtel garni, vous comprenez...

L'OUVREUSE
Je comprends...

CAPURON
Il nous a paru plus convenable de les amener avec nous.

L'OUVREUSE
Mais alors elles entendront ?...

CAPURON
Elles n'entendront rien du tout... Quand madame Capuron et moi trouverons que ça devient un peu vif, nous les ferons sortir de la loge.

L'OUVREUSE
Bonne idée !...

CAPURON
Et le service que j'ai à vous demander, c'est de vouloir bien veiller sur elles quand elles seront dans le corridor...

L'OUVREUSE, stupéfaite
Veiller sur vos petites !

CAPURON
Me le promettez-vous ?

L'OUVREUSE
Dame ! mon affaire, à moi, c'est plutôt de veiller sur les paletots et les parapluies.

CAPURON
Ajoutez-y mes filles pour aujourd'hui.

L'OUVREUSE
Je ferai ce que je pourrai.

CAROLINE, paraissant au petit carreau de la baignoire
Papa !... papa !...

EMMA, même jeu
On va commencer.

Les deux têtes d'Emma et Caroline restent au petit carreau jusqu'à l'entrée de Capuron dans la loge.

CAPURON
Me voilà, mes anges, (à l'ouvreuse). Merci encore une fois, madame... (Avec émotion) merci et prenez ça. (il lui donne les deux oranges qu'il avait mises dans ses poches.) C'est pour vous que je les avais gardées.

EMMA et CAROLINE, par le petit carreau
Viens donc, papa ! viens donc, papa !

Capuron entre dans la loge.

SCENE V - L'OUVREUSE, UN MONSIEUR, - tournure militaire, large ruban rouge à la boutonnière de son paletot, - puis DUPARQUET et ADELE.

L'OUVREUSE, riant aux larmes
Ah bien ! celle-là, par exemple !...

LE MONSIEUR, entrant à gauche
Numéro 7... on est déjà venu ?...

L'OUVREUSE, riant toujours
Oui, monsieur... un monsieur et une dame.

LE MONSIEUR
Qu'est-ce que vous avez à rire ?

L'OUVREUSE
Rien, monsieur, rien... Numéro 7, nous disons... par ici, monsieur. Est-ce que monsieur ne veut pas se débarrasser ?...

L'ouvreuse conduit le monsieur à la baignoire. Le monsieur, dans le corridor, avant d'entrer dans la loge, se débarrasse de son paletot. Entrent Duparquet et Adèle, par la droite. Adèle est voilée, craintive.

DUPARQUET
Madame l'ouvreuse, baignoire numéro 4...

L'OUVREUSE, qui est occupée à prendre le paletot du monsieur de la baignoire 7
Dans un instant, monsieur, je suis à vous...

ADELE, à Duparquet
Dépêchons-nous, j'ai peur...

DUPARQUET
Peur de quoi, mon amour ?

ADELE
Si monsieur Bouscarin savait !...

DUPARQUET
Bouscarin ?... il est à Châtellerault.

ADELE
Lui qui s'était tant mis en colère, le jour où j'avais parlé de cette pièce, et qui avait si nettement refusé de m'y conduire... s'il savait que je suis venue avec vous !...

DUPARQUET
Mais puisque je vous dis qu'il est à...

ADELE
Ça ne fait rien, j'ai peur. Appelez donc l'ouvreuse...

DUPARQUET
Oui, mon amour. Eh bien, l'ouvreuse... voyons...

L'OUVREUSE, qui est allée déposer à droite sur ses tabourets le paletot du monsieur de la baignoire 1
Voilà, monsieur... numéro 4... vous avez le billet ?

DUPARQUET
Le voici...

L'OUVREUSE ouvrant la baignoire 4. - Adèle lui jette un petit paletot marron qu'elle avait sur le bras, puis elle entre rapidement dans la loge ; Duparquet lui remet sa canne et son paletot.
Merci, monsieur. Vous n'êtes que deux, vous n'attendez personne ?

DUPARQUET, avec éclat
Non, non, personne !

Il va pour entrer dans la baignoire.

ADELE, l'arrêtant sur le seuil
Mais, vous savez, vous m'avez promis d'être raisonnable.

DUPARQUET
Oui, mon amour, oui.

ADELE
J'aimerais mieux m'en aller, d'abord !...

DUPARQUET
Mais non, mais non... je serai raisonnable.

ADELE
Et des bonbons ?... vous m'aviez dit que je trouverais des bonbons dans la loge.

DUPARQUET
Je vais vous en chercher, mon amour.

On entend frapper, par derrière, les trois coups qui annoncent le commencement de la pièce.

ADELE
Oui, allez... et ne faites pas de bruit, on commence... et la lorgnette ?...

Duparqnet remet la lorgnette à Adèle, puis sort de la baignoire et en ferme la porte le plus doucement possible.

SCENE VI - DUPARQUET, L'OUVREUSE.

DUPARQUET, à voix basse
Madame l'ouvreuse...

L'OUVREUSE
Hé ?

DUPARQUET
Mon paletot, s'il vous plaît...

L'OUVREUSE
Votre paletot ?

DUPARQUET
Oui... (D'un ton léger) c'est pour aller chercher des bonbons...

L'OUVREUSE
Ah bien ! où l'ai-je fourré votre paletot ?
DUPARQUET, surpris
Mais je ne sais pas, moi !...

L'OUVREUSE
Oh ! je vais le retrouver.

Elle sort.

DUPARQUET
Je vous en prie, (il fait un ou deux tours sur la scène et s'arrête devant l'affiche.) «Le Roi Candaule, opéra bouffe en trois actes...» Il y a parfois de drôles de rapprochements. Cette histoire du roi Candaule avec sa femme et son ami Gygès, c'est tout à fait mon histoire, à moi, avec Bouscarin... Bien entendu, c'est Bouscarin qui est Candaule... moi, je suis Gygès... Pauvre Bouscarin !... nous sommes du même cercle... il est garçon ; moi, je suis marié. Un jour, - il avait dîné trois ou quatre fois à la maison, - un jour, il me dit : «Je veux vous régaler, à mon tour ; demain, nous dînerons ensemble». Moi, je lui réponds : «Ça va, nous dînerons au cabaret...» Puisqu'il est garçon, je croyais, naturellement... «Non, me dit-il, pas au cabaret... - Chez vous, alors ? - Non, pas chez moi... - Où donc ? - Vous verrez ça». Et, le lendemain, sur les six heures, nous arrivons rue La Bruyère, tous les deux...

L'OUVREUSE, rentrant par la droite
Voici votre paletot, monsieur...

DUPARQUET, mettant le paletot
Voulez-vous m'aider un peu ?... Il y a un confiseur pas bien loin ?

L'OUVREUSE
A cent pas d'ici.

DUPARQUET
Merci, madame.

Il sort à gauche.

L'OUVREUSE, allant au fond et regardant par le carreau d'une des baignoires

C'est commencé...

Rentre Duparquet, très rapidement.

DUPARQUET
Mais, madame, ce n'est pas là mon paletot !

L'OUVREUSE
Comment, ce n'est pas ?...

DUPARQUET, en ôtant le paletot
Mais non, regardez-moi ça...

L'OUVREUSE
Tiens, c'est vrai... (Se remettant à rire.) c'est le paletot de ce monsieur... de ce monsieur du numéro 5, qui m'a donné deux oranges.

Elle sort en riant.

DUPARQUET, reprenant
Nous arrivons rue La Bruyère... au troisième étage... un petit appartement très gentil, une petite femme de chambre très vilaine, mais qui vous avait un petit air... très malin. «Où est madame ? demande Bouscarin. - Madame est dans son cabinet de toilette. - Toc, toc ! - Qui est là ? c'est vous, monsieur Bouscarin ? - Oui, Adèle, c'est moi et j'amène un ami...» En même temps, il ouvre la porte et me pousse en avant... «N'entrez pas, n'entrez pas !...» Mais déjà la porte était ouverte, et moi j'étais entré... Vous voyez, c'est absolument l'histoire du roi Candaule, avec cette différence toutefois qu'Adèle n'avait pas précisément le costume... Nous avons dîné tous les trois. Adèle a été charmante. Aussi quand, en me souhaitant le bonsoir, Bouscarin... et Adèle m'ont demandé si je leur ferais l'amitié de revenir, je n'ai pas hésité : j'ai répondu que je reviendrais... et je suis revenu... avec Bouscarin d'abord... et puis sans Bouscarin... Vous voyez que c'est absolument l'histoire de... avec cette différence, pourtant, que je ne suis arrivé à rien... jusqu'à présent. Mais je ne me suis pas découragé... La petite femme de chambre m'a dit qu'il ne fallait pas me décourager... J'ai bien fait, car, hier... je sortais de chez moi... mon portier m'appelle, avec des airs mystérieux, et me remet une carte postale... Sur cette carte postale, il y avait...

Rentre l'ouvreuse, apportant un paletot.

L'OUVREUSE
Voilà, monsieur...

DUPARQUET, mettant le paletot
Il faut espérer que, cette fois... (L'examinant) mais non... ce n'est pas encore le mien.

L'OUVREUSE
Allons donc !...

DUPARQUET, l'oeil fixé à une décoration flamboyante qui est à la boutonnière du paletot
Non. Je suis obligé de déclarer que, moi, je ne suis pas... (amèrement) et pourtant, si le mérite seul...

L'OUVREUSE
C'est-y à vous, décidément, ou c'est-y pas ?...

DUPARQUET, avec effort
Ça n'est pas.

Il ôte le paletot.

L'OUVREUSE
Alors, je sais où est le vôtre...

DUPARQUET, lorgnant toujours la boutonnière en rendant le paletot
Enfin !... (Reprenant son récit.) Sur cette carte postale, il n'y avait qu'un mot : «Venez !» et ce mot était signé : «Adèle». Je m'élançai rue La Bruyère... Elle m'attendait. «Il va à Châtellerault demain, me dit-elle, demain je serai seule». A ce mot, mon coeur battit avec force... Elle continua : «Savez-vous ce que vous feriez si vous étiez gentil ?... Vous iriez me louer une loge pour le Roi Candaule. J'ai tant envie de voir cette pièce !... et monsieur Bouscarin a refusé de m'y mener !...» Je répondis que je louerais, et que de plus j'irais avec elle... «Avec moi ? Mais vous ne pouvez pas... vous êtes marié, et si madame Duparquet... - Madame Duparquet ?... je lui dirai que je vais à Amiens !...» J'ai loué la loge, j'ai eu soin de choisir une baignoire bien sombre, bien au fond... il est vrai que j'ai promis d'être raisonnable, mais...

Rentre l'ouvreuse.

L'OUVREUSE, apportant un paletot
Là, cette fois...

DUPARQUET, prenant le paletot
Ah ! c'est bien le mien... (à l'ouvreuse.) A cent pas d'ici, le confiseur ?

L'OUVREUSE
Oui, monsieur, en face.

DUPARQUET
Merci bien... (Mettant le paletot.) Il est vrai que j'ai promis d'être raisonnable, mais vous nous en voudriez trop, vous autres femmes, si, après avoir fait une telle promesse, nous étions assez bêtes pour la tenir !

Duparquet, en achevant sa phrase, pince légèrement la taille de l'ouvreuse, qui jette un cri. Duparquet sort en courant par la gauche. Au moment où il disparait, la porte de la baignoire s'ouvre.

SCENE VII - L'OUVREUSE, CAPURON, EMMA, CAROLINE, puis LE VICOMTE et PITOU.

CAPURON
Madame l'ouvreuse ?...

L'OUVREUSE, se retournant et voyant les petites qui paraissent avec des mines désespérées sur le seuil de la loge
Ah ! bon !...

CAPURON, à ses filles
Allez, mes anges. (Les petites Capuron descendent à droits. - A l'ouvreuse.) Vous veillerez, n'est-ce pas ? (il donne une orange à l'ouvreuse. On entend des éclats de rire dans la salle, et Capuron se rejette précipitamment dans la loge, en disant à madame Capuron :)
Qu'est-ce qu'il a dit ?... «la timbale» ?...

Il referme la porte de la baignoire. On entend de nouveaux éclats de rire du public dans la salle.

L'OUVREUSE
Venez, mes petites chattes, asseyez-vous là... (Les petites Capuron, désolées, traversent lentement la scène et vont s'asseoir sur deux tabourets, au premier plan, à gauche.) Vous serez bien sages ?

EMMA et CAROLINE, tristement
Oui, madame.

Petit silence. - Emma et Caroline sont assises toutes les deux sur leurs tabourets, dans la même position, les mains croisées.

L'OUVREUSE
Pauvres petites !... Ça vous amusait-il, le spectacle ?...

EMMA et CAROLINE, ensemble, très vivement
Oh ! oui, madame !

CAROLINE
Il y avait le gros, surtout, qui a une couronne...

EMMA
Le Roi Candaule...

CAROLINE
Il causait avec un petit qui a un lorgnon...

EMMA
C'est Gygès, le petit qui a un lorgnon, c'est Gygès.

CAROLINE
Et il lui disait : «J'ai une femme chic, j'ai une femme très chic...»

EMMA
«Vous dites ça, lui répondait le petit, vous dites ça, patron, mais elle n'est peut-être pas si chic que ça, votre femme !...»

CAROLINE
Alors, le Roi s'est fâché.

EMMA
«Pas si chic que ça !... Ecoute un peu !...» Et il lui a chanté quelque chose.

CAROLINE, navrée
Mais, dès qu'il a commencé à chanter, papa nous a fait sortir de la baignoire...

L'OUVREUSE
Et il a eu raison, papa, (à part.) C'est le rondeau !!!... le rondeau dans lequel le Roi fait le portrait de la Reine... (avec orgueil) et il est salé, ce rondeau-là, il est salé !...

Entrent Pitou et le vicomte à droite.

LE VICOMTE
Rien dans les avant-scènes, rien dans les loges... en v'là, une salle !...

PITOU
Ce qu'il y a de mieux, c'est les deux petites de tout à l'heure.

LE VICOMTE, les apercevant toutes deux sur leurs tabourets
Eh ! tiens, mais...

PITOU
Qu'est-ce qu'elles font là ?

LE VICOMTE
J'en sais rien... Eh ! l'ouvreuse !

L'ouvreuse va trouver le vicomte et Pitou. Petite conversation à voix basse entre les deux jeunes gens et l'ouvreuse. Tous les trois éclatent de rire.

PITOU
Allons donc !

L'OUVREUSE
C'est comme je vous le dis !

LE VICOMTE
Ah ! mais, ça peut devenir amusant...

Il fait un pas vers les petites Capuron.

PITOU, voyant qu'on ouvre la porte de la baignoire 5
Oh !... le papa !...

Les jeunes gens s'effacent.

CAPURON, à ses filles
Revenez... vous pouvez revenir maintenant...

L'OUVREUSE
Le rondeau est fini.

CAPURON, à l'ouvreuse, pendant qu'il fait rentrer ses filles
En vous remerciant, madame. Je puis toujours compter sur vous ?

L'OUVREUSE
Certainement, monsieur !

Rires dans la salle.

CAPURON, se rejetant précipitamment dans la baignoire. Avec éclat
Qu'est-ce qu'il a dit ?... «La rosière» ?... Ah ! ah !... la rosière !...

Il ferme la porte de la baignoire. Grands éclats de rire dans la salle.

PITOU, à l'ouvreuse
«Toutes les fois que ça sera vif», il a dit ?

L'OUVREUSE
Oui.

LE VICOMTE
Alors, il n'y a qu'à attendre... elles ne tarderont pas à revenir...

Pitou et le vicomte s'en vont à gauche et se heurtent en sortant à Bouscarin, qui entre rapidement.

SCENE VIII - BOUSCARIN, L'OUVREUSE, puis LE CONTROLEUR.

BOUSCARIN
Baignoire numéro 4.

L'OUVREUSE
Vous devez vous tromper, monsieur.

BOUSCARIN, regardant son coupon
Mais non : baignoire numéro 4... je ne me trompe pas.

L'OUVREUSE
Il y a longtemps qu'elle est prise, la baignoire numéro 4.

BOUSCARIN
Comment, elle est prise !... mais je suis venu la louer moi-même, et j'ai le coupon.

Il le lui montre.

L'OUVREUSE
C'est vrai, ma foi ! vous avez le coupon... Je vois ce que c'est.

BOUSCARIN
Qu'est-ce que c'est ?...

L'OUVREUSE, souriant
C'est un double emploi... Ça arrive très souvent... quand on a un succès... et nous en avons un.

BOUSCARIN
Tout cela m'est égal, à moi ! J'ai loué la baignoire numéro 4, et je veux la baignoire numéro 4...

L'OUVREUSE
Vous voulez, vous voulez !... (Entre par la gauche le contrôleur, qui en courant traverse la scène. Il paraît très affairé. - Papiers et gros trousseau de clefs à la main.) Voici monsieur le contrôleur : adressez-vous à lui. (Appelant.) Monsieur le contrôleur !... (Celui-ci s'arrête et vient à l'ouvreuse, qui lui dit en souriant :) Encore un double emploi.

LE CONTROLEUR, furieux. Avec éclat
Encore un !...

L'OUVREUSE
Oui, monsieur...

LE CONTROLEUR, avec la plus grande violence
C'est insupportable, à la fin !... ce sera donc toujours la môme chose !...

BOUSCARIN, stupéfait
C'est lui qui se fâche !!!

LE CONTROLEUR
Où est-il, ce double emploi ?...

L'OUVREUSE, toujours souriante et montrant Bouscarin
C'est monsieur.

BOUSCARIN
Oui... c'est moi...

LE CONTROLEUR, marchant sur Bouscarin, menaçant
Eh bien, qu'est-ce que vous demandez ?...

BOUSCARIN, de plus en plus stupéfait
Comment ! ce que je demande ?...

LE CONTROLEUR
Oui, dépêchez-vous... j'ai affaire, on m'attend pour les comptes.

BOUSCARIN
Ce que je demande ?... je demande la baignoire numéro 4, que j'ai louée, entendez-vous ?... la baignoire numéro 4, que j'ai louée, moi, Bouscarin !

LE CONTROLEUR
Vous avez le coupon ?

BOUSCARIN
Oui.

LE CONTROLEUR
Donnez-le-moi.

BOUSCARIN
Jamais de la vie !... vous seriez capable, si je vous le donnais...

LE CONTROLEUR
Montrez-le-moi, au moins !...

BOUSCARIN, le lui montrant de loin
Le voici.

LE CONTROLEUR
Je ne vois pas.

BOUSCARIN, le lui fourrant sous le nez
Et comme ça, voyez-vous ?

LE CONTROLEUR
Soyez poli !

BOUSCARIN
J'ai été poli le premier!!!

A tous les carreaux, excepté à celui du numéro 4, paraissent des figures irritées. Tous les spectateurs s'écrient : «Taisez-vous donc !... Silence !...»

LE CONTROLEUR, saisissant les mains de Bouscarin et regardant le billet. - Il parle plus bas.
Baignoire numéro 4... c'est bien cela... (à l'ouvreuse.) Et vous dites qu'on vous a déjà remis un billet ?

L'OUVREUSE, remettant un coupon au contrôleur
Oui, monsieur, tenez...

L'ouvreuse sort à droite.

LE CONTROLEUR, en examinant les deux billets
C'est évident, il y a double emploi !... (à Bouscarin.) Vous voyez bien qu'il y a double emploi !!!... Eh bien, qu'est-ce que vous voulez que j'y fasse ?... Voulez-vous votre argent ?... on va vous le rendre, votre argent !

BOUSCARIN
Mon argent !!! Vous me rendrez mon argent !!!

LE CONTROLEUR
Oui...

BOUSCARIN
Et l'occasion, monsieur ?... est-ce que vous me la rendrez, l'occasion ?

LE CONTROLEUR
Quelle occasion ?

BOUSCARIN
Quelle occasion ?... mais l'occasion de... l'occasion que... Monsieur, vous êtes un galant homme... je puis tout vous dire... j'attends une personne, et cette personne est mariée.

LE CONTROLEUR, riant
Ah bah !...

BOUSCARIN
Vous comprenez... étant mariée, elle ne peut pas tous les jours... aujourd'hui elle pouvait... aujourd'hui son mari est à Amiens.

LE CONTROLEUR
Une femme mariée !... (Bouscarin incline la tête d'un air satisfait.) Et ce n'est pas vous qui êtes le mari...

BOUSCARIN, furieux
Mais certainement non, ce n'est pas moi qui suis le... pourquoi est-ce moi qui serais le mari, s'il vous plaît ?... malhonnête !...

LE CONTROLEUR
Allons, ne vous fâchez pas, je vais tâcher de vous trouver quelque chose.

BOUSCARIN
A la bonne heure !

LE CONTROLEUR
Oui... parce qu'enfin... je comprends votre situation.. Je vais tâcher de vous trouver quelque chose.

Il sort.

SCENE IX - BOUSCARIN

BOUSCARIN, seul
Le mari !... le mari !... C'est bien ça, ces gens de théâtre... ils ont leurs types tout faits. Montrez-leur un freluquet bien frisé avec des petites moustaches, c'est l'amant... Et quand, au contraire, ils se trouvent en face d'un homme... un peu... d'un homme... enfin ! c'est le mari ! ça ne peut être que le mari !... Eh bien, non, là... je ne suis pas le mari... je suis l'amant !... Quand je dis que je suis l'amant, je vais un peu vite... je ne le suis pas encore... mais j'ai quelque espoir, (s'arrêtant devant l'affiche.) Le Roi Candaule... opéra bouffe en trois astes... (En riant.) Il y a quelquefois des choses... Ainsi, cette aventure du roi Candaule... c'est tout à fait mon aventure, à moi, avec Duparquet... Je n'ai pas besoin de dire que c'est Duparquet qui est Candaule... Nous sommes du même cercle... il est marié... je suis garçon... Et c'est lui, naturellement, qui a eu l'idée de me présenter à sa femme... Je n'y tenais pas, moi, mais il y a tenu... Et, pour me décider, il m'en a dit sur madame Duparquet, il m'en a dit !!... qu'elle était jolie, aimable, et spirituelle, et amusante, et que, lorsqu'elle riait, elle avait là une petite fossette... Il m'en a tant dit que j'ai fini par m'y laisser conduire, chez la jolie madame Duparquet... J'ai été très bien reçu, oh ! mais, là, très bien... la poignée de main, d'abord... «Monsieur, je suis vraiment enchantée. - Comment donc, madame, mais c'est moi qui remercie ce cher Duparquet... - Oh ! monsieur. - Madame, je vous assure... - Asseyez-vous donc, je vous en prie...» Et, cinq minutes après, elle me prenait à part pour me raconter qu'elle était la plus malheureuse des femmes... parce que son mari lui refusait absolument de la mener au Roi Candaule, et qu'elle mourait d'envie de voir le Roi Candaule... Car il y a une chose à remarquer (en riant) : c'est que cette pièce-là, c'a été une rage chez les femmes, et chez toutes, il n'y a pas à dire... Les plus réservées elles-mêmes... (Avec un ton paternel.) ainsi, Adèle !... Adèle, c'est une jeune personne... pour qui j'ai été bon, très bon... je n'ai pas à le regretter, d'ailleurs : mon affection est bien placée... Adèle est douce, obéissante, empressée, modeste... Eh bien, malgré sa modestie, il lui est arrivé, à elle aussi, il lui est arrivé, un jour, de me demander - bien doucement - à aller voir... J'ai dit non, bien entendu !... et Adèle s'est résignée tout de suite... La jolie madame Duparquet ne s'est pas résignée du tout... Je suis retourné chez elle, souvent, très souvent, depuis le jour où je lui ai été présenté. Eh bien, à chaque visite, elle trouvait moyen de ramener la conversation sur le même sujet... «Ce Roi Candaule... je ne le verrai donc jamais, ce fameux Roi Candaule !...» Hier encore, j'étais allé lui demander si elle avait des commissions pour Châtellerault ; Duparquet est venu annoncer à sa femme qu'il était obligé d'aller aujourd'hui à Amiens. Il nous a laissés seuls... Alors, ma foi ! il m'a passé par la cervelle une idée... Je me suis penché vers la jolie madame Duparquet : «Vous avez envie de voir cette pièce ? - Oh ! oui. - Eh bien, demain, si vous voulez, pendant qu'il sera à Amiens, je vous y conduirai, moi ! - Vous ? - Moi ! - Mais puisque vous allez à Châtellerault !... - Je n'irai pas à Châtellerault, voilà... Est-ce convenu ? Je louerai une loge... - Oh ! pas une première loge, une baignoire...» Elle allait au-devant de mes désirs. «Une baignoire dans le fond, bien sombre... - Soyez tranquille ! - Eh bien, soit, a-t-elle dit, je trouverai moyen de m'échapper, et, à neuf heures et demie, j'irai vous retrouver au théâtre...» Et voilà ! je ne vais pas à Châtellerault.. .je dis à Adèle que j'y vais, mais je n'y vais pas... je dîne tout seul... un bon petit dîner... ma bouteille de bordeaux, mon café, mon petit verre, un bon cigare... J'arrive ici tout guilleret, tout... Et je tombe sur un contrôleur qui me dit : «Vous faites double emploi !»

SCENE X - BOUSCARIN, LEONIE, puis LE CONTROLEUR.

LEONIE, voilée, pressée, inquiète
Baignoire numéro 4. (Apercevant Bouscarin.) Ah !vous voilà !

BOUSCARIN
Chère madame, c'est vous !...

LEONIE
Oui... oui... c'est moi... dépêchons-nous... entrons vite... vite...

B0USCARIN
C'est que... je vais vous dire, il y a un double emploi...

LEONIE
Qu'est-ce que c'est que ça ?

B0USCARIN
La baignoire que j'avais louée... la baignoire numéro 4, elle était prise quand je suis arrivé, prise par une personne qui l'avait louée aussi.

LEONIE
Comment !

BOUSCARIN. Mais le contrôleur m'a dit qu'il nous trouverait autre chose. (Entre le contrôleur.) Tenez, le voici le contrôleur, il va nous donner une autre baignoire...

LE CONTROLEUR, sa feuille de location à la main
J'ai eu de la peine... mais j'ai fini par trouver...

BOUSCARIN
Vous voyez, il a trouvé. Baignoire 4 ou baignoire 2, qu'est-ce que ça nous fait ?... pourvu que nous soyons ensemble.

LE CONTROLEUR, consultant sa feuille
Je puis vous donner une place dans la loge 56, au deuxième étage, et un strapontin de balcon.

BOUSCARIN, d'une voix étranglée par la colère
Un strapontin de balcon !

LE CONTROLEUR
Oui... et une place dans la loge...

BOUSCARIN
Un strapontin de balcon !

Il saute sur le contrôleur.

LE CONTROLEUR, se dégageant
Monsieur, monsieur... Eh bien, monsieur !...

LEONIE
Monsieur Bouscarin, je vous en prie, monsieur Bouscarin...

BOUSCARIN
Un strapontin de balcon !... Comment !... je ne vais pas à Châtellerault... je loue une baignoire bien sombre dans le fond !... Et vous croyez...

Il est tellement furieux qu'il ne peut plus parler.

LEONIE, cherchant à calmer Bouscarin
Monsieur Bouscarin...

BOUSCARIN
Et vous croyez que ça se passera ainsi !... vous allez me donner une baignoire tout de suite, vous entendez, tout de suite !...

LES SPECTATEURS, reparaissant aux carreaux des baignoires.

Silence !... Silence !..

LE CONTROLEUR, passant au milieu
Je ne vous donnerai rien du tout... Et si vous continuez à troubler la représentation, je vous ferai empoigner, ah ! mais...

BOUSCARIN
Vous me ferez empoigner, vous ? Faites-moi donc empoigner !... Donnez-moi ma baignoire tout de suite...

LEONIE
Monsieur Bouscarin !...

LE CONTROLEUR
Votre baignoire ?... Eh bien, quoi ! vous en serez quitte pour la reprendre, la première fois qu'il retournera à Amiens.

Il sort à gauche.

SCENE XI - LEONIE, BOUSCARIN, puis DUPARQUET, puis CAPURON, LES PETITES CAPURON et L'OUVREUSE.

LEONIE, furieuse
A Amiens !... Vous êtes allé raconter mes affaires à ce contrôleur !

BOUSCARIN
Moi ? par exemple !...

LEONIE
Comment saurait-il que mon mari est à Amiens, si vous ne lui aviez pas dit ?...

BOUSCARIN
Chère madame, je vous assure... Il dit Amiens comme il dirait Fontainebleau.

LEONIE
Laissez-moi tranquille, monsieur... C'est bien fait, du reste, ça m'apprendra à... (Poussant un grand cri.) Ah !

Montrant Duparquet qui revient.

UN SPECTATEUR, ouvrant la porte de la baignoire 6 qui contient cinq messieurs
Ah çà, mais ça ne va pas finir ?...

Léonie se précipite dans la loge : Bouscarin, malgré les protestations des cinq spectateurs, referme sur Léonie la porte de la loge et se colle sur cette porte. - Entre Duparquet, un sac de bonbons à la main.

DUPARQUET, stupéfait
Bouscarin !

BOUSCARIN, stupéfait
Duparquet !

Tous les deux grimacent des sourires, se font de grands saluts.

UN SPECTATEUR, parlant par le carreau de la baignoire 6 à Bouscarin, qui est resté collé sur la porte
Mais, monsieur, nous sommes déjà cinq !

BOUSCARIN, par le carreau
C'est le mari, monsieur, c'est le mari !

ADELE, par le carreau de la baignoire 4
Qu'est-ce qui se passe donc ?

DUPARQUET, à part
Il va la voir !

Il va se plaquer sur la porte de la baignoire 4 et les saluts recommencent entre les deux hommes appuyés chacun contre sa porte. - Pendant la petite scène qui suit, les deux portes des baignoires 4 et 6 cherchent plusieurs fois à s'ouvrir derrière Bouscarin et Duparquet ; chacun fois, Bouscarin et Duparquet les referment.

BOUSCARIN, adossé à la porte de la baignoire 6
Vous n'êtes pas à Amiens ?

DUPARQUET, adossé à la porte de la baignoire 4
Et vous, vous n'êtes pas à Châtellerault ?

BOUSCARIN
Non, je ne suis pas... Et vous êtes ici ?

DUPARQUET
Ici, non... ah ! oui.

BOUSCARIN
Vous êtes avec une dame ?

DUPARQUET
Oui, je suis avec... Il ne faudra pas le dire, au moins !...

BOUSCARIN
N'ayez pas peur.

DUPARQUET, à Adèle qui se remontre au carreau
C'est Bouscarin !

BOUSCARIN, à un des spectateurs de la baignoire 6 qui se montre également au carreau
Je vous dis que c'est le mari !...

Nouveaux saluts. - Au moment où ils recommencent à se saluer, la porte du numéro 5 s'ouvre entre eux : les petites Capuron paraissent, consternées, et sortent lentement de la baignoire.

CAPURON, sur le seuil de la baignoire 5
Madame l'ouvreuse !...

L'ouvreuse accourt. - Capuron lui montre les petites, lui remet encore une orange et rentre aussitôt. - Duparquet a été pendant quelques instants masqué par la porte de la baignoire 5 : il en profite pour se jeter dans la baignoire 4, et il a disparu quand Capuron referme la porte de la baignoire 5. - Mélancoliquement, les petites Capuron sont allées s'asseoir sur les deux tabourets à gauche. L'ouvreuse est derrière elles.

BOUSCARIN, ne voyant plus Duparquet
Où est-il passé ?... (A ce moment, Duparquet, pour boucher le petit carreau de la loge, y met son chapeau, - un chapeau gris d'une forme très reconnaissable.) Il est là !... (Regardant le numéro de la loge.) Baignoire numéro 4. C'était lui, le double emploi, c'était lui ! UN SPECTATEUR DU NUMERO 6, rouvrant la porte de sa loge
Monsieur, monsieur !

Il remet à Bouscarin madame Duparquet aux trois quarts évanouie.

BOUSCARIN
Ah !... Voyons, chère madame, il faut nous en aller... Voyons, chère madame, voyons...

Il va faire asseoir madame Duparquet sur un tabouret, à droite, près des paletots.

L'OUVREUSE, passant à droite
Ah ! Dieu, la pauvre dame, qu'est-ce qu'il lui arrive ?

BOUSCARIN
Rien, j'espère... Eh ! madame, il faut nous en aller, chère madame, il faut nous en aller...

Pendant ce temps, le vicomte et Pitou entrent à gauche, s'approchent d'Emma et de Caroline. Ils hésitent un instant, et finissent par leur prendre très légèrement la taille à toutes les deux.

EMMA et CAROLINE, avec un grand cri
Ah !

Elles se sauvent dans le foyer à droite.

LE VICOMTE et PITOU, courant derrière elles
N'ayez pas peur, mesdemoiselles, n'ayez pas peur.

Ils entrent dans le foyer.

L'OUVREUSE, scandalisée
Eh bien ! qu'est-ce que c'est ?... moi qui ai promis de veiller !...

Elle court après les jeunes gens et entre aussi dans le foyer.

SCENE XII - BOUSCARIN, LEONIE.

Léonie commence à revenir à elle. - Bouscarin lui a mis sous les pieds quatre ou cinq paletots, pris sur les tabourets de l'ouvreuse.

BOUSCARIN
Ah! bien, on m'y reprendra, à mener des femmes honnêtes voir des pièces qui ne le sont pas !... Voyons, chère madame, il faut nous en aller.

LEONIE, ne comprenant qu'à moitié
Nous en aller...

BOUSCARIN
Oui, si vous ne voulez pas que votre mari... Il est là votre mari... il est là.

LEONIE
Il est là... Ah ! mon Dieu !... il se sera douté de quelque chose... ah ! il m'aura suivie... Il sait tout !

BOUSCARIN
Non, il ne vous a pas suivie, il ne se doute de rien. (A part.) Au fait, je serais bien bête!... (Haut.) Il est venu ici avec une femme.

LEONIE
Avec une femme !...

BOUSCARIN
Oui, il vous trompe... mais, vous aussi, vous le tromperez... Ecoutez-moi, Léonie. A tout hasard, j'avais fait préparer chez moi un petit ambigu... Et si vous vouliez me faire le plaisir d'accepter...

LEONIE
Monsieur !...

BOUSCARIN
Le ciel m'est témoin que je ne comptais pas vous faire cette proposition avant le troisième acte.

LEONIE, qui n'écoute pas Bouscarin
Et où est-il ? Savez-vous où il est ?...

BOUSCARIN
Il est là... au numéro 4 ! C'est lui qui nous a pris nos places, vos places ; il a introduit une maîtresse dans la baignoire conjugale !

LEONIE
Ah! il est là !... Une maîtresse ! Ah! il est avec une maîtresse !...

Elle se précipite et frappe à coups de pied et à coups de poing sur la porte de la baignoire 4.

BOUSCARIN
Eh bien... eh bien... qu'est-ce que vous faites ?...

Pendant cette dernière réplique, Léonie a donné un coup de poing sur le chapeau de Duparquet : ce chapeau est tombé dans l'intérieur de la baignoire. On voit apparaître au carreau de la loge le visage effaré de Duparquet. Duparquet reconnaît sa femme, n'aperçoit pas Bouscarin et replace immédiatement son chapeau. Léonie le fait tomber une seconde fois et continue à taper sur la porte.

SPECTATEURS, montrant leurs têtes
Ah çà ! mais, ah çà ! mais...

Entre le contrôleur, furieux.

SCENE XIII - Les Mêmes, LE CONTROLEUR, puis DUPARQUET.

LE CONTROLEUR
Qu'est-ce que c'est que ça ?... (Apercevant Bousearin.) Comment, c'est encore vous ! (il saute sur lui et l'entraîne.) Ah ! par exemple, cette fois...

BOUSCARIN, se débattant
Mais ce n'est pas moi, c'est madame... et je lui disais bien...

LE CONTROLEUR
C'est bon, c'est bon, vous raconterez cela au commissaire...

BOUSCARIN, entraîné par le contrôleur
Comment, au commissaire !... Je lui redemanderai ma loge, au commissaire !

Ils sortent à droite en se disputant. - Léonie, qui était allée à gauche, retourne aussitôt à la baignoire 4 et fait tomber le chapeau gris : paraît la tête de Duparquet.

LEONIE
Eh bien, monsieur... sortirez-vous, à la fin ? ou faudra-t-il que, moi aussi, je m'adresse au commissaire ?

DUPARQUET
Non... ma colombe... je sors, je sors...

Il sort de la baignoire, l'air penaud, avec son chapeau défoncé.

LEONIE
Vous n'êtes pas à Amiens ?

DUPARQUET
Non...

LEONIE
Et vous êtes ici.

DUPARQUET
Oui, mais je ne tiens pas à y rester... je n'y tiens pas du tout. Allons-nous-en, si tu veux, ma colombe, allons-nous-en.

LEONIE
Comment se fait-il que vous ne soyez pas à Amiens ?

DUPARQUET
Je vais te dire... Au moment de monter en chemin de fer, j'ai réfléchi... j'ai pesé le pour et le contre... Etait-ce bien nécessaire d'aller à Amiens ?... il m'a semblé que cela n'était pas nécessaire du tout... et même, tu vas voir... et même, qu'il valait mieux ne pas y aller... Que faire, alors ? retourner chez nous ?... Ce retour, auquel tu ne t'attendais pas, t'aurait froissée peut-être... «Non, je me suis dit : n'allons pas à Amiens, mais ayons l'air d'y être allé».

LEONIE
Et vous êtes venu ici ?

DUPARQUET
Je vais te dire... Tu m'en avais si souvent parlé, de ce Roi Candaule ! je me suis dit : «Tiens, puisque j'ai une occasion, je vais y aller, moi... afin de me rendre compte... et de savoir si, oui ou non, ma colombe peut voir cette pièce...»

LEONIE
Et vous êtes dans cette baignoire, avec une femme ?

DUPARQUET
Je vais te dire... J'avais, moi, demandé un fauteuil d'orchestre... il n'y en avait pas : on m'a donné une place dans une baignoire, où il y avait déjà une dame... et un monsieur, je t'assure, il y avait un monsieur. Au bout d'un quart d'heure, ce monsieur est sorti, je ne sais pourquoi... mais tu vois qu'il y était, puisqu'il est sorti... et alors, je me suis trouvé seul avec la dame...

LEONIE, avec énergie
Vous allez entrer dans cette baignoire et en faire sortir la personne qui s'y trouve.

DUPARQUET
Mais, ma colombe, tu n'y penses pas... comment veux-tu que j'aille dire à cette dame, que je ne connais pas... ?

LEONIE, encore plus énergiquement
Vous allez entrer dans cette baignoire, qui est à vous, et en chasser la drôlesse que vous y avez amenée. Comprenez-vous ?

DUPARQUET
Je comprends.

LEONIE
Eh bien, alors...

DUPARQUET
Je comprends parfaitement... mais... Est-ce que tu ne trouves pas ?... J'aimerais mieux m'en aller, quant à moi... allons-nous-en, veux-tu ?

LEONIE, se dirigeant vers la baignoire
Si vous n'y allez pas, j'y vais.

DUPARQUET, l'arrêtant
Non... non...

LEONIE
Il y a trois mois que je meurs d'envie de voir cette pièce... vous avez une baignoire... je serais vraiment trop bête de ne pas profiter de l'occasion !...

DUPARQUET
Eh bien, je vais essayer...

LEONIE
Et dépèchez-vous !

DUPARQUET
Mais tu me promets d'être raisonnable, au moins... Tu ne lui diras pas des choses désobligeantes, pendant qu'elle traversera, tu ne lui sauteras pas dessus.

LEONIE
Qu'elle s'en aille et que j'aie la baignoire, je ne demande pas autre chose.

DUPARQUET
Je vais essayer...

Il entre dans la baignoire.

LEONIE, seule
Une maîtresse !... il a une maîtresse !... Moi, j'aurais un amant... je n'en ai pas... mais, j'en aurais un, ça se comprendrait... tandis que lui, avec une figure comme ça, une maîtresse !... ça doit nous coûter cher !... (A Duparquet, qui reparaît sur le seuil de la baignoire.) Eh bien ?...

DUPABQUET, sortant de la baignoire
Eh bien, elle consent... elle va traverser...

LEONIE, avec un geste menaçant
Ah ! ah !

DUPARQUET
Mais tu sais, tu m'as promis... tu ne lui sauteras pas...

LEONIE
C'est bon !...

DUPARQUET, à Adèle
Venez, chère madame... n'ayez pas peur...

Adèle, très voilée, se montre sur la porte de la baignoire ; au moment où elle va sortir, on entend la voix de Bouscarin.

BOUSCARIN, à la cantonade
Je m'en moque pas mal, à présent, de votre loge !... ça ne m'empêchera pas de vous faire un procès.

Il entre, par la droite, sur ces derniers mots.

SCENE XIV - Les mêmes, BOUSCARIN.

DUPARQUET
Bouscarin !... (Il repousse Adèle dans la logo et va se plaquer sur la porte comme à la scène XI, saluant Bouscarin et souriant d'un air ahuri.) Bouscarin ! ce cher Bouscarin !

BOUSCARIN, se remettant aussi à saluer
Duparquet ! ce cher Duparquet !... Et madame Duparquet... Ah bien, par exemple !... si je m'attendais à avoir le plaisir de rencontrer...

Il salue Léonie.

DUPARQUET
Et moi, donc !

Ils saluent tous les deux madame Duparquet.

LEONIE, sans faire attention à ces saluts
Eh bien, cette femme, va-t-elle sortir ?

DUPARQUET, toujours à la porte de la baignoire, se cramponnant
Non, non... Elle ne veut pas. Elle a réfléchi. Elle a pesé le pour et le contre...

LEONIE, allant vers la baignoire
Nous allons voir...

DUPARQUET, descendant en scène
Bouscarin, soyez juge... Il y a une dame dans cette baignoire. Et cette dame, Léonie tient absolument à ce que je lui dise de s'en aller... Soyez juge... moi, un homme du monde... est-ce que je peux aller proposer à cette dame une pareille humiliation ?

BOUSCARIN
Vous ne le pouvez pas.

DUPARQUET, à Léonie
Tu vois, je ne peux pas.

BOUSCARIN
Non, vous, vous ne pouvez pas aller dire à cette dame... mais moi, je peux...

DUPARQUET, épouvanté
Vous !

BOUSCARIN
Oui, moi...

DUPARQUET
Allons, bon !!!

BOUSCARIN
Parce que, moi, j'offrirai mon bras à cette dame... et, comme ça, il n'y aura pas d'humiliation... Elle sortira à mon bras, (à Léonie.) Ça vous va-t-il ?

LEONIE
Tout me va, pourvu qu'elle sorte.

BOUSCARIN
Je m'en charge...

DUPARQUET, l'arrêtant
C'est impossible...

BOUSCARIN
Allons donc! c'est au contraire la chose la plus simple du monde... avec un bracelet ou une bague que je promettrai... de votre part, bien entendu...

DUPARQUET, tenant Bouscarin par le bras
Non, vous ne pouvez pas entrer...

BOUSCARIN
Mais si !... laissez-moi donc...

DUPARQUET, avec énergie
Non, vous dis-je, non !

LEONIE
Et pourquoi donc, à la fin, ne pourrait-il pas ?

Elle le saisit violemment par les mains, lui fait décrire un demi-cercle et l'envoie contre le mur à gauche.

DUPARQUET, anéanti
Ma colombe !!!

BOUSCARIN
Je vais lui promettre un bracelet, un magnifique bracelet... qu'est-ce que ça me coûte ?

Il entre dans la baignoire.

DUPARQUET, à Léonie
Allons-nous-en... allons-nous-en tout de suite... Je te dirai pourquoi. (Voyant reparaître Bouscarin.) Trop tard !...

SCENE XV - Les Mêmes, ADELE.

BOUSCARIN, pâle, défait, les cheveux en désordre
C'était Adèle ! (Essayant d'être calme.) Sortez, Adèle, et asseyez-vous là. Tout à l'heure, nous causerons.

ADELE, sortant de la baignoire, très calme, très douce
Oui, monsieur Bouscarin.

Elle va s'asseoir docilement sur la chaise à droite, près des paletots.

BOUSCARIN, à Léonie
La baignoire est à vous, madame... vous pouvez y entrer, dans la baignoire.

LEONIE
Ah çà ! mais, cette petite, vous la connaissez donc ?...

BOUSCARIN
Votre mari est un misérable, madame... oui, c'est un misérable, mais je le châtierai.

LEONIE, éclatant de rire
Comment, pendant que vous... mon mari... avec ?... Ah bien !... je l'aime mieux comme ça, elle est plus drôle... (Avec pitié, à son mari.) Allons, venez, vous.

Elle entre dans la baignoire.

DUPARQUET
Oui... je viens... tout de suite...

Il essaie d'échapper à Bouscarin, mais celui-ci l'arrête au passage.

BOUSCARIN
Un mot, monsieur...

DUPARQUET
Je ne peux pas... on m'attend.

BOUSCARIN
Un mot, je vous dis... Je ne veux pas prendre le rôle de provocateur, et je ne vous enverrai pas de témoins, mais j'attends les vôtres.

DUPARQUET, fièrement
Moi aussi, monsieur !

BOUSCARIN, fièrement
C'est bien, monsieur, j'y compte !

Duparquet entre dans la baignoire et en referme la porte.

SCENE XVI - BOUSCARIN, ADELE.

BOUSCARIN
Approchez, Adèle.

Elle se lève.

ADELE, parlant avec humilité, comme une petite pensionnaire
Me voici, monsieur Bouscarin...

BOUSCARIN
Eh bien, voyons... que pouvez-vous me dire pour votre défense ?

ADELE
Rien du tout, monsieur Bouscarin.

BOUSCARIN
Rien du tout, vous en convenez. Vous êtes prise, vous êtes confondue.

ADELE
Oui, monsieur Bouscarin, je suis confondue.

BOUSCARIN
J'avais tout fait pour vous. J'avais été bon, jusqu'à... je pourrais dire jusqu'à la faiblesse...

ADELE
Oui, monsieur Bouscarin.

BOUSCARIN
Jusqu'à la bêtise.

ADELE
Oh !

BOUSCARIN, insistant
Jusqu'à la bêtise.

ADELE
Oui, monsieur Bouscarin.

BOUSCARIN
Vous avez indignement abusé de cette bonté.

ADELE
Oui, monsieur Bouscarin, j'en ai indignement...

BOUSCARIN
Vous m'avez trompé !

ADELE
Je vous ai trompé.

BOUSCARIN
Vous l'avouez ?

ADELE
Je l'avoue.

BOUSCARIN
Vous reconnaissez que vous êtes une mauvaise, une perfide petite créature.

ADELE
Oui, monsieur Bouscarin, je suis une mauvaise, une perfide petite créature.

BOUSCARIN
Ah!... Vous ne trouverez pas étonnant alors (avec effort) vous ne trouverez pas étonnant que je vous quitte et que je m'en aille de mon côté, pendant que vous vous en irez du vôtre.

ADELE, toujours du même ton calme
Non, monsieur Bouscarin. je ne le trouverai pas étonnant.

BOUSCARIN
Qu'est-ce que vous aviez mis pour venir ici, un manteau, une pelisse ?

ADELE
J'avais mis mon petit paletot marron.

BOUSCARIN, avec éclat
Votre petit paletot marron, celui que je vous ai donné pour vos étrennes !...

ADELE, très doucement
Oui, monsieur Bouscarin.

BOUSCARIN
Ah !... Eh bien, demandez-le, appelez l'ouvreuse.

ADELE, appelant
Madame ! madame !... (à Bouscarin.) Elle ne m'entend pas. Elle est en train de prendre des glaces avec deux jeunes personnes et deux messieurs.

Bouscarin passe à droite.

BOUSCARIN, criant
Eh ! l'ouvreuse !... Elle m'a entendu, moi.

ADELE
Merci, monsieur Bouscarin.

Entre l'ouvreuse, sa glace à la main.

L'OUVREUSE
Qu'est-ce qu'il y a ?

ADELE
Voulez-vous me donner mon paletot ? un petit paletot marron...

L'OUVREUSE
Vous avez un numéro ?

ADELE
Non... j'étais dans la baignoire numéro 4.

L'OUVREUSE
Baignoire numéro 4... (Elle sort, puis rentre tout de suite.) Voilà... un petit paletot... et une canne.

Le paletot est enroulé autour de la canne.

BOUSCARIN, sautant sur la canne
Une canne !... sa canne !

ADELE, toujours très calme
Oui, monsieur Bouscarin... sa canne.

BOUSCARIN. Sa canne !... (il la prend et la brise en quatre morceaux. - A l'ouvreuse.) Et s'il vous la demande, vous direz que c'est moi qui l'ai brisée... et que je ne regrette qu'une chose, c'est de ne pas la lui avoir brisée sur les reins !

Il rend la canne à l'ouvreuse.

L'OUVREUSE
Je le lui dirai, monsieur.

BOUSCARIN
Voilà vingt sous, donnez-moi ça. (il prend le paletot d'Adèle. L'ouvreuse sort.) Allons, venez, que je vous aide à mettre... (Il s'arrête et la regarde.) Qu'est-ce que vous allez devenir, à présent ?...

ADELE
Je ne sais pas, monsieur Bouscarin.

BOUSCARIN
Vous ferez comme tant d'autres, peut-être, vous vous mettrez à avoir des chevaux, des diamants, un petit hôtel...

ADELE
Ah !...

BOUSCARIN
Ce n'est pas là ce que j'avais rêvé pour vous, moi ; j'avais revé une existence simple, modeste, presque honorable...

ADELE
Vous m'aimiez bien, monsieur Bouscarin.

BOUSCARIN
Oui, Adèle, je vous aimais bien.

ADELE
Et maintenant encore vous m'aimez bien.

BOUSCARIN, avec force
Maintenant... oh ! non, par exemple !...

ADELE
Vous m'aimez bien toujours... oh si ! monsieur Bouscarin, oh si ! vous m'aimez bien toujours.

Silence.

BOUSCARIN, avec effort
Et quand cela serait !... Après la lagon dont vous vous êtes conduite, est-ce qu'il y aurait moyen de pardonner ? Est-ce que c'est possible ?...

ADELE
Non, monsieur Bouscarin, ce n'est pas possible.

BOUSCARIN
Alors, vous voyez bien qu'il faut... Allons, venez que je vous aide à... (S'arrêtant encore au moment de lui mettre le paletot.) Et pour qui, je vous le demande, pour qui ? pour ce Duparquet !... un singe !... Si encore ça avait été un jeune homme, un beau jeune homme, j'aurais compris... ça m'aurait fait moins de peine...

ADELE
Quant à ça, non, monsieur Bouscarin, si ça avait été un beau jeune homme, ça ne vous aurait pas fait moins de peine.

Elle s'avance et tend son bras pour mettre le paletot ; Bouscarin s'arrête encore.

BOUSCARIN
Je sais bien que, moi, j'ai quarante ans... (regard d'Adèle) quarante ans sonnés... tandis que vous... quel âge est-ce que vous avez, vous ?...

ADELE
Dix-neuf ans, monsieur Bouscarin.

BOUSCARIN
Cela fait une différence...

ADELE
Oui, monsieur Bouscarin.

BOUSCARIN
Etant donnée cette différence, je sais bien que je ne pouvais pas compter sur de l'amour... non... n'est-ce pas, je ne pouvais pas compter sur de l'amour ?...

ADELE, détournant la tête, très bas
Non, monsieur Bouscarin.

BOUSCARIN
Mais je pouvais compter sur de l'estime...

ADELE, avec enthousiasme
Oh ! oui, monsieur Bouscarin !...

BOUSCARIN
Sur de l'affection...

ADELE, plus simplement
Oui, monsieur Bouscarin.

BOUSCARIN
Sur de la tendresse...

ADELE, hésitant un peu et très bas
Oui... monsieur Bouscarin.

BOUSCARIN
Sur de la fidélité.

ADELE, hésitant beaucoup, et plus bas encore, d'une voix presque imperceptible
Oui... monsieur Bouscarin.

BOUSCARIN
Ah!... Et si, malgré ce qui est arrivé, on était assez imbécile... assez magnanime... pour oublier, promettriez-vous qu'à l'avenir ?...

ADELE, sans la moindre conviction
Oui, monsieur Bouscarin, je promettrais.

BOUSCARIN
Vous promettriez, vous promettriez... mais cette promesse, la tiendriez-vous ? voilà le point délicat...

ADELE
Vous avez raison, monsieur Bouscarin... c'est là le point délicat...

BOUSCARIN
Alors, vous voyez bien qu'il n'y a pas moyen... il faut nous séparer... Allons, venez...

Au moment où Adèle va passer le bras dans la manche du paletot, entre le contrôleur.

LE CONTROLEUR
Tout est arrangé, monsieur... vous n'aviez pas besoin de vous fâcher, vous avez le numéro 4... à la première galerie.

BOUSCARIN
A la première galerie ?...

LE CONTROLEUR, lui donnant le coupon
Oui, monsieur, une loge superbe... je vais prévenir.

Il sort.

BOUSCARIN
Une loge !... une loge !... qu'est-ce que vous voulez que je fasse?... (il regarde Adèle, qui attend à gauche, calme, impassible. - A lui-même, mais de façon à être entendu par Adèle.) Une loge, une loge... superbe, à la première galerie. (Adèle ne bronche pas.) Eh bien, Adèle, cette pièce que vous aviez tant envie de voir...

ADELE
Oh ! oui, j'en avais bien envie !

BOUSCARIN, avec effort
Voulez-vous venir la voir avec moi dans ma loge ? voulez-vous ?

ADELE, changeant de ton, très nettement
Non, je ne veux pas.

BOUSCARIN, stupéfait
Vous dites ?...

ADELE
Je dis que je ne veux pas aller voir cette pièce avec vous dans votre loge... Vous avez dit, tout à l'heure, que nous allions nous séparer... vous l'avez dit, n'est-ce pas ? Eh bien, séparons-nous... donnez-moi mon petit paletot marron.

BOUSCARIN
Mais pourquoi ne voulez-vous pas ?...

ADELE
Parce que je ne veux pas... Donnez-moi...

BOUSCARIN
Voyons, je vous ai fâchée peut-ôtre... Oui, j'ai dû vous fâcher, en refusant de vous laisser voir cette pièce, mais puisque maintenant je vous offre moi-même...

ADELE
Ce n'est pas pour cela que je suis fâchée.

BOUSCARIN
Pourquoi, alors ?

ADELE
Pour rien... Donnez-moi...

BOUSCARIN
C'est parce que je vous ai soupçonnée, alors... je le vois bien, c'est parce que je vous ai soupçonnée.

ADELE, avec impatience
Ah !...

BOUSCARIN
Mais, enfin, si je vous ai soupçonnée... c'est que...

ADELE
Me croire coupable !... Et pourquoi ?... parce que M. Duparquet a fait ce que vous auriez dû faire... (Mouvement de Bouscarin.) parce qu'il a eu la complaisance de memener au théâtre... Est-ce que c'est une raison ?... Alors, toutes les fois qu'on mène une dame au théâtre...

BOUSCARIN
Non... non... je ne prétends pas... je sais bien par moi-même...

ADELE
Eh bien, alors ?...

BOUSCARIN
Allons... ne parlons plus de ça, et venez dans ma loge...

ADELE
Non... je ne veux pas...
BOUSCARIN
Eh bien... là, voyons, j'ai eu tort... j'avoue que j'ai eu tort.

ADELE
Donnez-moi mon petit paletot.

BOUSCARIN
Mais puisque j'avoue... là, voyons, puisque j'avoue !...

ADELE
Vous avouez que vous êtes un brutal, un vilain jaloux ?

BOUSCARIN
Oui, Adèle, je suis un brutal, un vilain jaloux.

ADELE
Vous demandez pardon ?

BOUSCARIN
Oui, Adèle, je demande pardon.

ADELE
Vous reconnaissez que ce pardon, vous ne le méritez pas, et que, pour vous l'accorder, il faut que je sois bonne, bonne, bonne ?...

BOUSCARIN
Oui, Adèle, je reconnais que ce pardon, je ne le mérite pas, et que, pour me l'accorder, il faut que vous soyez bonne, bonne, bonne...

ADELE
C'est bien, et maintenant je consens à aller... (Elle prend le bras de Bouscarin.) Mais à une condition...

BOUSCARIN
Quelle condition ?...

ADELE
Dès que vous m'aurez installée dans la loge, vous irez trouver monsieur Duparquet... vous lui direz que vous regrettez de lui avoir parlé comme vous lui avez parlé tout à l'heure...

BOUSCARIN
Je ne lui dirai pas ça...

ADELE
Vous le lui direz, monsieur Bouscarin, vous le lui direz ; et vous l'inviterez à dîner pour mercredi prochain.

BOUSCARIN
Jamais de la vie !...

ADELE
Vous l'inviterez, monsieur Bouscarin, vous l'inviterez... et pas plus tard que tout à l'heure.

BOUSCARIN, avec force
Je ne l'inviterai pas... Il viendra, s'il le veut, mais je ne l'inviterai pas.

Ils sortent. - Musique à l'orchestre jusqu'à la fin de la pièce.

SCENE XVII - LE VICOMTE, PITOU, EMMA, CAROLINE.

Paraissent, à droite, le vicomte donnant le bras à Caroline, et Pitou à Emma. - Les deux petites sont chargées de boîtes de bonbons, de gros sucres de pomme, de bouquets. - Tous les quatre traversent très lentement le théâtre, de droite à gauche.

LE VICOMTE
Et c'est à ce moment-là que l'on chante la ronde !

CAROLINE
Oui, la ronde du roi Candaule...

PITOU
Vous vous la rappelez bien, la ronde ?

CAROLINE
C'est celle que vous venez de nous chanter.

TOUS LES QUATRE, très piano, fredonnent
Ah ! qu'elle est drôle, L'aventure du roi Candaule.

Ils sortent à gauche. Les voix se perdent dans la coulisse.

SCENE XVIII - BOUSCARIN, puis DUPARQUET, puis LE VICOMTE, PITOU, EMMA, CAROLINE, CAPURON.

BOUSCARIN
Adèle m'a tout expliqué, j'étais fou d'avoir des soupçons... je vais inviter Duparquet...

Il frappe à la porte de la loge ; sort Duparquet.

DUPARQUET
Tiens, ça se trouve à merveille... j'allais justement vous inviter à dîner de la part de ma femme.

BOUSCARIN, stupéfait
Allons donc !...

DUPARQUET
Léonie m'a tout expliqué... vous viendrez dîner mardi, n'est-ce pas ?

BOUSCARIN
Je veux bien ; mais vous, mercredi, vous viendrez dîner rue La Bruyère ?...

DUPARQUET, stupéfait
Vous m'invitez ?...

BOUSCARIN
De la part d'Adèle...

DUPARQUET
Oh ! alors...

BOUSCARIN
Mercredi, n'est-ce pas ? c'est convenu...

DUPARQUET
Et vous, mardi, vous n'oublierez pas... Venez donc dire à madame Duparquet que vous acceptez.

BOUSCARIN
Est-ce assez l'aventure du roi Candaule ? est-ce assez l'aventure ?...

Duparquet ouvre la porte de la loge : Bouscarin s'approche et salue Léonie. - Au même moment, l'orchestre joue une figure de quadrille. - Le vicomte et Pitou rentrent avec Emma et Caroline ; M. Capuron ouvre la porte de la loge et aperçoit ses deux filles avec les deux jeunes gens : il se précipite, s'empare violemment d'Emma et de Caroline et les fait rentrer dans la loge. Tableau.