Hermès dans l'Iliade

Dans l'Iliade, chacun des dieux se détermine en faveur de tel ou tel camp. Hermès ne fait pas exception à la règle (XX, 32 sqq) :

Les dieux partent tous au combat, mais leurs coeurs se partagent. Héré se dirige vers le groupe des nefs ; de même Pallas Athéné, et Poseidon, le maître de la terre, et Hermès bienfaisant, qui excelle en subtils pensers. Héphaïstos part aussi avec eux, enivré de sa force, boitant et agitant sous lui ses jambes grêles. Vers les Troyens en revanche s'en vont Arès au casque étincelant, et avec lui Phoebos aux longs cheveux, et Artémis la Sagittaire, et Létô, et le Xanthe, et Aphrodite qui aime les sourires.

Mais même s'il a Létô pour adversaire divine, Hermès la traite au combat avec mansuétude et prudence (XXI, 496 sqq) :

Toute pareille s'enfuit Artémis en pleurs, laissant là son arc. Et le Messager, Tueur d'Argos, alors dit à Létô : "Létô, ce n'est pas moi qui entrerais en lutte contre toi : il est dangereux d'en venir aux coups avec les épouses de Zeus, assembleur de nuées. Va, tu peux aller te vanter avec entrain, au milieu des Immortels, d'avoir triomphé de moi par la force brutale".

Si Hermès a adopté le parti des Grecs, cela peut être dû en particulier à ses attaches particulières avec certains d'entre eux. Parmi les compagnons d'Achille, se trouve en effet un de ses fils (XVI, 179 sqq) :

Le second rang, lui, était sous les ordres du valeureux Eudore, né d'une jeune fille : Polymèle, fille de Phylas, si belle à la danse, lui avait donné le jour. Le puissant Tueur d'Argos s'en était épris, à la voir de ses yeux parmi ses compagnes chantantes, dans le choeur d'Artémis la Bruyante, d'Artémis à l'arc d'or. Aussitôt il montait àl'étage, afin d'aller s'étendre, furtif, à ses côtés, Hermès le Bienfaisant ; et il lui donnait un fils brillant, Eudore, entre tous coureur rapide autant que bon combattant.

Mais cela n'empêche pas Hermès de se montrer serviable et compatissant avec ceux qui luttent dans le camp adverse. Il a par exemple déjà rendu un fier service à Arès, dans une aventure manifestement antérieure à la guerre de Troie (V, 385 sqq) :

Arès a subi [son épreuve], le jour qu'Otos et Ephilalte le Fort, les fils d'Aloeus, le dieu insatiable de guerre, le lièrent d'un lien brutal. Treize mois enfermé dans une jarre en bronze, il y eût bel et bien péri, Arès, le dieu insatiable de guerre, si leur marâtre, la toute belle Eéribée, n'eût avisé Hermès. Quand celui-ci leur déroba Arès, il était à bout de forces : ses cruelles chaînes avaient eu raison de lui.

Et surtout, Hermès est le principal dieu protagoniste du dernier chant de l'Iliade, où il aide le vieux Priam à franchir les lignes ennemies pour venir implorer Achille de lui rendre le corps d'Hector (XXIV, 322 sqq) :

Le vieillard [Priam] monte donc en hâte sur son char, puis il pousse à travers le vestibule et le porche sonore. Devant, tirant le chariot à quatre roues, sont les mules que mène le sage Idée. Derrière, vient l'attelage que le vieillard conduit et excite du fouet, afin qu'il traverse vivement la ville. Tous ses proches le suivent et pleurent sur lui sans fin, comme s'il marchait à la mort. Mais, lorsqu'ils sont descendus de la ville et arrivés dans la plaine, tous, fils et gendres, font demi-tour et s'en reviennent à Ilion. Seuls, les deux voyageurs se laissent voir dans la plaine ; et ils n'échappent pas au regard de Zeus à la grande voix. A la vue du vieillard, il est pris de pitié. Vite, il tourne les yeux vers son fils Hermès et lui dit : Hermès, tu aimes entre tous servir de compagnon à un mortel ; tu écoutes celui qui te plaît. Va donc mène Priam aux nefs creuses des Achéens, de façon que nul ne le voie ni ne l'aperçoive de tous les autres Danaens, avant qu'il parvienne au fils de Pélée. »

Il dit ; le Messager, Tueur d'Argos, n'a garde de dire non. A ses pieds aussitôt il attache ses belles sandales, divines, toutes d'or, qui le portent sur la mer et sur la terre infinie avec les souffles du vent. Il saisit la baguette au moyen. de laquelle il charme à son gré les yeux des mortels ou réveille ceux qui dorment. Sa baguette en main, il prend son essor, le puissant Tueur d'Argos, et vite il arrive en Troade, à l'Hellespont. Il se met alors en marche, sous l'aspect d'un jeune prince, chez qui commence à percer la moustache, et dont l'âge entre tous est charmant.

Pendant ce temps, les voyageurs ont dépassé le grand tombeau d'Ilos. Ils arrêtent au fleuve mules et chevaux, pour les faire boire. L'ombre déjà est tombée sur la terre. A ce moment, le héraut tout près de lui voit et distingue Hermès. Lors, prenant la parole, il dit à Priam : « Attention, fils de Dardanos ! il s'agit ici de montrer une âme prudente. Je vois là un homme ; bientôt, je crois, il va nous mettre en pièces. Allons ! fuyons sur notre char, ou bien allons embrasser ses genoux et supplions-le, pour voir s'il voudra nous prendre en pitié. »

Il dit, et l'âme du vieillard est bouleversée ; il a terriblement peur. Son poil se dresse sur ses membres tordus ; il s'arrête, saisi d'effroi. Mais le dieu Bienfaisant, de lui-même, s'approche, prend sa vieille main et, s'adressant à lui, demande : « Où conduis-tu ainsi, père, tes chevaux et tes mules, à travers la nuit sainte, à l'heure où dorment tous les autres mortels ? N'as-tu pas peur non plus de ces Achéens qui respirent la fureur ? Ce sont tes ennemis, ennemis acharnés, et ils sont là, tout près. Si l'un d'eux t'aperçoit à travers la rapide nuit noire, porteur de tant de richesses, quel plan imagineras-tu ? Tu n'es pas jeune, et c'est un vieux qui t'accompagne : comment donc repousser l'homme qui t'aura pris à parti le premier ? Mais je ne veux pas, moi, te faire de mal : je te défendrais plutôt contre un autre. En toi je retrouve les traits de mon père.»

Le vieux Priam pareil aux dieux répond :« Oui, il en est, mon fils, tout comme tu dis. Mais sans doute une fois encore un dieu étend son bras sur moi, puisqu'il met sur ma route un passant comme toi, de si bon augure, tel que je te vois, là, avec ta taille, ta beauté enviable, ton esprit avisé, et fils sans doute de parents fortunés. »

Le Messager, Tueur d'Argos, répond :« Tout ce que tu dis là, vieillard, est fort bien dit. Allons ! réponds-moi donc, et parle sans détours : envoies-tu chez des étrangers un ample et précieux trésor, que tu voudrais garder intact ? ou bien quittez-vous, tous, dès cette heure, la sainte Ilion, parce que la terreur vous a pris ? C'est le plus vaillant des hommes qui est mort avec ton fils. Au combat, il n'était en rien inférieur aux Achéens. »

Le vieux Priam pareil aux dieux répond :« Qui es-tu, noble enfant ? de quels parents sors-tu ? Comme tu parles de la façon qu'il faut du sort qu'a subi mon malheureux fils ! »

Le Messager, Tueur d'Argos, à son tour réplique :« Tu veux m'éprouver, vieillard, en m'interrogeant au sujet du divin Hector. Que de fois l'ai-je vu, de mes yeux, dans la bataille où l'homme acquiert la gloire, et lorsque, près des nefs, il repoussait, il massacrait les Argiens, les taillant en pièces de son glaive aigu ! Nous restions là, immobiles, curieux de l'événement : Achille nous avait interdit le combat, dans son dépit contre l'Atride. Or, je suis son écuyer. La même nef bien construite nous a menés ici tous deux. Je fais partie des Myrmidons ;mon père est Polyctor. Il est riche, mais vieux, comme tu l'es toi-même. Il a six autres fils ; je suis, moi, le septième. Avec eux, j'ai secoué les sorts et me suis vu ainsi désigné pour suivre l'armée. Je viens à l'instant de quitter les nefs, pour me rendre dans la plaine. Dès l'aube, les Achéens aux yeux vifs engageront la lutte autour de ta ville. Ils s'irritent à rester inactifs, et les rois des Achéens ne les peuvent retenir, tant ils brûlent de se battre. »

Le vieux Priam pareil aux dieux répond :« Si tu es l'écuyer d'Achille, le fils de Pélée, dis-moi alors toute la vérité : mon fils se trouve-t-il toujours près des nefs ? ou Achille déjà l'a-t-il découpé membre à membre et donné en pâture aux chiens ?»

Le Messager, Tueur d'Argos, à son tour réplique :« Non, vieillard, les chiens ni les oiseaux ne l'ont point dévoré ; il est toujours près de la nef d'Achille, tel quel, dans sa baraque. Voici la douzième aurore qu'il est là, étendu à terre, et sa chair ne se corrompt pas ; ni les vers ne l'attaquent, ces vers qui dévorent les mortels tués au combat. Sans doute, Achille, chaque jour, le traîne brutalement tout autour de la tombe de son ami, à l'heure où paraît l'aube divine : il ne l'abîme pas pour cela. Tu l'approcherais, tu verrais toi-même comme il est là, tout frais, le sang qui le couvrait lavé, sans aucune souillure, toutes ses blessures fermées, toutes celles qu'il a reçues — et combien de guerriers ont poussé leur bronze sur lui ! C'est ainsi que les dieux bienheureux veillent sur ton fils, même mort. Il faut qu'il soit cher à leur coeur. »

Il dit, et le vieux a grand-joie, et réplique : « Ah! mon enfant, qu'il est utile de faire aux Immortels les offrandes qui leur reviennent ! Mon fils — si vraiment j'eus un fils — jamais, dans son palais, n'oubliait les dieux, maîtres de l'Olympe. Aussi se sont-ils souvenus de lui, même venue la mort fatale. Tiens, agrée de moi cette belle coupe et en échange protège-moi, conduis-moi, avec la faveur des dieux : il faut que j'atteigne la baraque du fils de Pélée. »

Le Messager, Tueur d'Argos, à son tour lui dit :« Tu veux m'éprouver, vieillard, parce que je suis jeune. Aussi bien ne t'écouterai-je pas, si tu m'invites à accepter des présents à l'insu d'Achille. J'aurais trop peur — et trop de scrupule — en mon âme à le dépouiller : il pourrait bien m'en coûter cher plus tard. Mais je suis prêt à te servir de guide, avec zèle, et jusqu'à l'illustre Argos, aussi bien à bord d'une nef rapide, qu'en t'accompagnant à pied. Nul n'aurait tel mépris de ton guide qu'il osât t'attaquer. »

Ainsi dit le dieu Bienfaisant et, sautant dans le char à chevaux, vite il prend en main le fouet et les rênes, en même temps qu'aux chevaux et aux mules il insuffle une noble ardeur. Ils arrivent ainsi au mur et au fossé qui protègent les nefs. Les gardes déjà s'occupent du repas du soir. Sur tous, le Messager, Tueur d'Argos, verse alors le sommeil. Sans tarder, il ouvre la porte, en écartant les barres, et il fait entrer Priam, avec les splendides présents que porte le chariot. Ils atteignent ainsi la baraque du Péléide, la haute baraque que les Myrmidons ont bâtie à leur maître, en taillant des poutres en sapin. Ils ont mis par-dessus une toiture de roseaux ramassés dans la plaine humide. Tout autour, ils ont pour leur maître fait une grande cour garnie de pieux serrés. Une seule barre en sapin tient la porte verrou gigantesque, qu'il faut trois Achéens pour mettre en place, trois pour enlever, tandis qu'Achille, lui, le met en place, seul. Hermès Bienfaisant ouvre au vieillard; il fait entrer les glorieux présents destinés au rapide fils de Pélée, puis il saute du char à terre et dit :

« Vieillard, c'est un dieu immortel qui est venu à toi : je suis Hermès. Mon père lui-même m'a placé près de toi, pour te servir de guide. Mais je vais repartir ; je ne m'offrirai pas aux regards d'Achille : on trouverait mauvais qu'un dieu immortel montrât à des mortels faveur si manifeste. Entre, toi, et saisis les genoux du fils de Pélée, et supplie-le, au nom de son père", de sa mère aux beaux cheveux, de son fils, si tu veux émouvoir son coeur. »

Ayant ainsi parlé, Hermès s'en retourne vers le haut Olympe, cependant que Priam saute du char à terre. Il laisse là Idée, qui demeure à garder les chevaux et les mules. Le vieillard, lui, va droit à la maison, à l'endroit où se trouve être assis Achille cher à Zeus.

Hermès dans l'Iliade se caractérise donc avant tout par sa serviabilité et par ses pouvoirs magiques. Malgré le titre de Messager que lui donne le poète, il ne remplit pas vraiment cette fonction, qui est plutôt dévolue à Iris. Il n'en sera plus de même dans l'Odyssée.

Hermès dans l'Odyssée

A/ Le messager des dieux

En effet, dès les premiers vers du chant I Hermès est évoqué par Zeus comme un messager des dieux porteur d'un avertissement prophétique (I, 28 sqq) :

Le Roi des hommes et des dieux prit alors la parole
(il pensait, dans son âme, au noble Egisthe
que tua le fameux Oreste, fils d'Agamemnon) ;
tout à ce souvenir, il dit ces paroles ailées :
« Hélas ! voyez comment les mortels vont juger les dieux !
C'est de nous que viendraient tous les malheurs, alors qu'eux-mêmes
par leur propre fureur outrant le sort se les attirent,
ainsi qu'on vit Egisthe outrant le sort prendre à l'Atride
sa femme légitime, et le tuer à son retour,
sachant la mort qui l'attendait, puisque nous l'avions prévenu
par l'entremise du Veilleur éblouissant, Hermès,
de ne pas le tuer, de ne pas rechercher sa femme !
Car Oreste viendrait lui en faire payer le prix
dès qu'il aurait grandi et désirerait sa patrie...
Ainsi parla Hermès, bienveillant, sans persuader
les entrailles d'Egisthe : et maintenant, quel prix il a payé ! »

Mais cette assemblée des dieux a surtout pour objet de décider enfin du sort d'Ulysse, retenu par la nymphe Calypso depuis bien trop longtemps. Athéna plaide pour son protégé, et ayant emporté la décision, elle annonce un double déplacement divin (I, 80 sqq) :

Athéna dont l'oeil étincelle répondit :
« O Maître souverain, notre Père, Fils de Cronos,
s'il est vrai qu'en ce jour il plaise aux Bienheureux
que le sagace Ulysse rentre enfin dans sa demeure,
dépêchons donc Hermès, le Messager éblouissant,
à l'île d'Ogygie, afin qu'il transmette au plus vite
à la nymphe bouclée notre irrévocable décret,
le retour du patient Ulysse en sa patrie.

Pour moi je gagnerai Ithaque afin de ranimer
le zèle de son fils, et pour lui donner le courage
de convoquer à l'agora les Grecs aux longs cheveux
et d'y désavouer les prétendants qui tous les jours
lui saignent ses moutons et ses fauves paisibles boeufs.»

Les quatre premiers chants de l'Odyssée sont consacrés à cette mission d'Athéna et au voyage de Télémaque parti à la recherche de son père. Il faut attendre le début du chant V pour qu'une nouvelle évocation de l'assemblée des dieux reprenne le premier volet du projet exprimé au chant I et que Zeus donne cette fois ses intructions à Hermès (V, 29 sqq) :

« Hermès, puisque c'est toi qui portes toujours nos messages,
transmets à la Bouclée notre irrévocable décret :
le patient Ulysse rentrera, mais rentrera
sans escorte ni d'Immortel ni de mortel ;
sur un bateau bien jointoyé, mais non sans peine,
en vingt journées il atteindra la fertile Schérie,
terre des Phéaciens proches des dieux [...]
Car son destin est de revoir les siens, de revenir
en sa haute demeure et sur le sol de son pays. »
Il dit ; le Messager éblouissant ne se déroba point.
Il mit sans plus attendre à ses pieds ces belles sandales
divines, toutes d'or, qui le portent en lieux humides
et sur la terre sans limites avec la vitesse du vent.
Il prit aussi la verge dont il clôt les yeux des hommes
ou les arrache ensuite au sommeil, s'il lui plaît ;
la tenant à la main, l'Éblouissant prit son essor.
Par-dessus la Piérie, de l'azur il fondit sur l'eau ;
puis il vola, rasant les flots, comme le goéland
qui dans les redoutables plis des mers stériles
s'en va pêcher, mouillant son fort plumage en la saumure ;
ainsi Hermès était porté sur les vagues nombreuses.
Mais lorsqu'il arriva dans l'île très lointaine,
quittant la mer couleur de violette, il gagna
la terre ferme, et atteignit une grotte où la nymphe
aux belles boucles demeurait ; il la trouva chez elle.
Sur le foyer brûlait un grand feu, et l'odeur très loin
du cèdre et du thuya bien sec se consumant
parfumait l'île. [...]
Ainsi, l'Éblouissant contemplait immobile;
puis, quand son âme eut tout considéré,
sans attendre, il gagna la vaste grotte.
En le voyant, la merveilleuse Calypso n'hésita point :
car un dieu reconnaît toujours un autre dieu,
fût-il de ceux qui vivent aux confins du monde.
Mais Ulysse le généreux n'était pas dans la grotte,
il pleurait sur le promontoire où il passait ses jours,
le coeur brisé de larmes, de soupirs et de tristesse.
La merveilleuse Calypso dit à Hermès,
en l'ayant fait asseoir sur un fauteuil étincelant :
« Quelle raison t'amène, Hermès à la baguette d'or,
ô cher, ô vénéré ? A l'ordinaire, on te voit peu ici...
Exprime donc ton voeu : mon coeur m'ordonne d'y souscrire
Si je le puis, si c'est un voeu que l'on puisse exaucer. »
Sur ces mots, la déesse avança une table
avec de l'ambroisie, et mêla le pourpre nectar.
Le Messager éblouissant mangea et but ;
puis, quand il eut mangé, rassasié son coeur,
il lui dit ces paroles pour réponse :
« Déesse, la venue de ce dieu te surprend :
je vais te l'expliquer franchement, puisque tu le veux.
C'est Zeus qui m'a contraint de venir, malgré moi :
qui, en effet, franchirait volontiers de tels espaces
de saumure, loin de ces villes où les humains
offrent aux dieux leurs hécatombes les plus belles ?
Mais il est impossible à un dieu d'esquiver
ou de nier les décisions du Porte-égide.
Il soutient qu'un homme est chez toi, et le plus malheureux
de tous ceux qui se sont battus pour la cité de Troie
pendant neuf ans, et la dixième, ayant pillé
la ville, s'en revinrent ; mais, fautifs envers Pallas,
ils en subirent vent contraire et hautes vagues.
Tous ses fidèles compagnons furent perdus,
lui, la houle et le vent l'entraînèrent jusqu'à ces bords.
Zeus t'ordonne aujourd'hui de le renvoyer sans attendre :
car le sort ne veut pas qu'il périsse à l'écart des siens,
mais son destin est de revoir les siens, de revenir
en sa haute demeure et sur le sol de son pays. »
A ces mots, Calypso la merveilleuse eut un frisson
et dit au Messager ces paroles ailées :
« Vous êtes sans pitié, dieux plus jaloux que les mortels
qui détestez de voir une déesse avec un homme
no ouvertement, quand elle l'a pris pour époux ![...]
Pour cet homme, aujourd'hui, c'est à moi que va votre rage !
N'est-ce pas moi pourtant qui l'ai sauvé, quand il était
seul sur sa quille, après que Zeus, de sa foudre aveuglante,
eut fendu son vaisseau en pleine mer vineuse ?
Tous ses fidèles compagnons furent perdus,
lui, la houle et le vent l'entraînèrent jusqu'à ces bords ;
et moi je l'accueillis, je le nourris, je lui promis
de le rendre immortel, et qu'il ne vieillirait jamais...
Pourtant, puisqu'il n'est pas possible d'esquiver
ou de nier les décisions du Porte-égide,
qu'il parte, puisque Zeus l'y invite et l'ordonne,
sur la mer sans moissons ! Mais moi, comment le renverrai-je ?
Car je n'ai ni vaisseaux à rames ni marins
qui puissent l'emmener sur le dos énorme des eaux...
Je le conseillerai pourtant à coeur ouvert
afin que sain et sauf il retrouve son lieu natal. »
Le Messager éblouissant lui répondit :
« Renvoie-le aussitôt, par respect du courroux de Zeus,
ou crains d'avoir plus tard à subir sa rancune ! »
Ayant ainsi parlé, le dieu éblouissant partit
et la royale nymphe alla trouver Ulysse
le généreux, pour obéir à l'injonction de Zeus.

Comme Calypso, Circé avait un jour reçu la visite d'Hermès, qui lui avait prophétisé la venue d'un homme qui saurait résister à ses charmes magiques (X, 323 sqq) :

Elle, avec un grand cri, s'effondra, me prit les genoux
et, tout en gémissant, me dit ces paroles ailées :
« Qui es-tu ? D'où viens-tu ? Quels sont tes parents et ta ville ?
Je m'étonne que tu aies bu sans être ensorcelé !
Car jamais un mortel n'a résisté à cette drogue,
qui en but et lui fit franchir l'enclos des dents :
tu dois avoir dans la poitrine un esprit invincible.
Tu es sans doute cet Ulysse de ressource dont toujours
Hermès à la baguette d'or m'annonçait qu'il viendrait
à son retour de Troie, sur son prompt vaisseau noir...

B/ Ulysse et Hermès : une relation privilégiée

Mais en l'occurrence, sans l'aide d'Hermès, Ulysse n'aurait eu aucune chance de résister à Circé (X, 275) :

Mais comme, en avançant à travers les vallons sacrés,
j'allais atteindre le palais de la sorcière,
Hermès à la baguette d'or vint au-devant de moi
qui m'approchais de la maison, sous l'aspect d'un jeune homme
à sa première barbe, dans le charme de cet âge.
Il me tendit la main et me dit ces paroles :
« Où vas-tu, malheureux, seul parmi ces collines,
sans connaître les lieux ? Tes compagnons sont chez Circé,
parqués comme des porcs dans des cachettes bien fermées.
Viens-tu les délivrer ? Mais crois-moi, à ton tour,
tu ne pourras rentrer, tu resteras avec les autres.
Néanmoins, je veux te tirer de peine et te sauver.
Tiens ! prends cette bonne herbe avant de gagner les demeures
de Circé : son pouvoir t'évitera le jour fatal.
Je te dirai les sortilèges de Circé :
t'ayant fait un mélange, elle y jettera une drogue,
mais sans pouvoir t'ensorceler ; car la bonne herbe
que je te donnerai l'empêchera. Je te dis tout :
lorsque Circé t'aura touché de sa longue baguette,
alors, tirant le long de ta cuisse ton glaive,
saute sur elle ainsi que pour donner la mort.
Elle, en tremblant de peur, offrira sa couche en partage ;
il ne s'agira pas de refuser ce lit divin
si tu veux délivrer tes compagnons et revenir !
Mais prie-la de jurer, par le serment majeur des dieux,
qu'elle n'a pas sur toi d'autres desseins
et ne veut pas t'ôter, ainsi nu, ta virilité ! »
Ayant ainsi parlé, l'Éblouissant me donna l'herbe
qu'il avait déterrée, et me décrivit sa nature.
Sa racine était noire et sa fleur couleur du lait pur ;
les dieux l'ont appelée Moly, et les motels
ont peine à l'arracher ; mais les dieux peuvent tout.
Hermès ensuite regagna le grand Olympe
par les forêts de l'île; et vers la maison de Circé
j'allai ; chemin faisant, mille pensers troublaient mon coeur.

Hermès agit-il ici sur l'ordre de Zeus ? Le texte ne le dit pas. Mais plus loin, nous apprendrons qu'il existe entre eux une relation des plus privilégiées. Alors qu'Ulysse, revenu en Ithaque déguisé en mendiant, est reçu par Pénélope suivant les codes de l'hospitalité, la vieille nourrice Euryclée s'apprête à lui laver les pieds (XIX,392 sqq) :

Elle approcha pour laver son seigneur, et reconnut soudain
la cicatrice due au boutoir blanc d'un sanglier,
quand il chassait sur le Parnasse avec Autolycos,
le noble père de sa mère, maître en vols
et en parjures ; un dieu lui avait fait ce don,
Hermès lui-même ; il lui brûlait d'agréables cuisseaux
de chevreaux et d'agneaux, et le dieu l'escortait, propice.

Ainsi, le grand-père maternel d'Ulysse était-il un favori d'Hermès. Nul doute que le petit-fils ne bénéficie du même préjugé favorable. Plus tard, la légende brodant sur cette simple remarque d'Homère, elle finira par faire d'Autolycos le propre fils d'Hermès... Ainsi, Ulysse en serait-il l'arrière-petit-fils ! Voilà comment se justifie son astuce proprement exceptionnelle.

C/ Autres qualités et caractéristiques d'Hermès

Hermès, comme Ulysse, est le dieu de l'intelligence et de l'esprit. Une anecdote racontée chez les Phéaciens par Démodocos en témoigne : l'aède chante l'aventure des amours adultères d'Arès et d'Aphrodite pris au piège par un lit merveilleux machiné par Héphaïstos, le mari trompé (VIII, 325 sqq) :

Les dieux, nos donateurs, se tinrent dans l'entrée ;
un rire inextinguible envahit ces dieux bienheureux
quand ils virent le piège d'Héphestos le très adroit.
Et ils allaient disant, se regardant les uns les autres :
« Le crime ne paie pas ! Lenteur rattrape agilité,
voyez donc : le lent Héphestos rattrape Arès
bien qu'il soit le plus prompt des dieux qui règnent sur l'Olympe
et lui boiteux : mais il l'a pris au piège ! Il faut payer ! »
Tels étaient les propos qu'ensemble ils échangeaient.
Le seigneur Apollon, fils du grand Zeus, dit à Hermès :
« Hermès, ô fils de Zeus, messager et grand donateur,
tu voudrais bien que d'aussi puissants liens t'étouffent
pour dormir dans un lit auprès d'Aphrodite dorée! »
Le Messager éblouissant lui repartit :
« Puissé-je avoir ce bonheur, Apollon, puissant archer !
Que trois fois plus de liens infinis nous enserrent,
que tous les dieux, que les déesses viennent voir,
mais que je dorme auprès d'Aphrodite dorée!»
A ces mots, un grand rire s'éleva parmi les dieux.

Hermès est aussi, comme dans l'Iliade, un dieu secourable, toujours prêt à rendre service s'il le peut. Héraklès, qu'Ulysse rencontre aux Enfers, en atteste (XI, 620 sqq) :

J'étais le fils de Zeus, et ma misère cependant
était sans fin : le dernier des mortels était
mon maître, et m'imposait les plus rudes épreuves.
Il m'envoya ici pour enlever le Chien, pensant
ne pas pouvoir trouver pour moi d'épreuve plus ardue.
Je triomphai, je l'emmenai pourtant de chez Hadès :
Hermès et Athéna aux yeux brillants m'avaient aidé.

Ce qui en revanche semble plus original dans l'Odyssée est la première apparition d'un Hermès Psychagogue ou Psychopompe, c'est-à-dire "conducteur des âmes aux Enfers". Mais certains érudits émettent des doutes sérieux sur l'authenticité du début de ce chant XXIV, qui pourrait constituer une interpolation plus tardive :

Hermès le Cyllénien appelait les âmes à lui
des prétendants ; il tenait sa baguette en mains,
belle baguette d'or dont il ferme les yeux des hommes
ou les arrache ensuite au sommeil s'il lui plaît.
Il les menait ainsi, et les âmes suivaient, piaulant.
Comme les chauves-souris, dans un antre divin,
s'envolent en piaulant si l'une d'elles se détache
de l'essaim agrippée comme une grappe au roc,
les âmes, en piaulant, partaient ensemble, précédées
par Hermès Tutélaire sur les routes moisies.
Ils passèrent le cours de l'Océan, la Roche Blanche,
les Portes du Soleil et le Pays des Rêves ;
bientôt ils arrivaient au pré de l'Asphodèle
où demeurent les âmes, ces fantômes des défunts.

Mais quand bien même ce chant serait postérieur, il n'en complète pas moins la présentation d'Hermès comme un dieu qui parcourt l'espace le plus large, de l'extrême ouest chez Calypso à l'extrême est chez Circé et encore au-delà vers le monde des morts que ne fréquentent par ailleurs que les dieux chthoniens : Hermès est donc le plus mobile des dieux olympiens.


Références des traductions

Et pour compléter

Consultez l'article du dictionnaire Daremberg et Saglio sur Mercurius