LYCINUS, THEOMNESTE

LYCINUS
Depuis ce matin, mon cher Théomneste, tes discours badins sur l'amour charment agréablement mes oreilles, fatiguées par des affaires sérieuses et continuelles ; et j'éprouvais le besoin le plus vif d'un pareil divertissement, lorsque la grâce de tes bons mots est venue fort à propos me réjouir. Notre esprit est trop faible pour soutenir une application sans relâche ; et les travaux opiniâtres demandent que de temps en temps on interrompe les réflexions profondes, pour se livrer au plaisir. Le charme et la douceur de tes histoires un peu libertines me divertissent tellement depuis le lever de l'aurore, qu'il s'en faut peu que je ne m'imagine être un autre Aristide enchanté des fables milésiennes. Je suis seulement fâché (j'en jure par tes amours, dont les traits frappent sur un large but) que tu en aies déjà terminé le récit. Cependant, si tu crois que je me trompe, si quelque amour pour un jeune garçon ou pour une femme s'est glissé dans ton coeur, au nom de Vénus même, je te supplie de t'en rappeler le souvenir. D'ailleurs nous célébrons aujourd'hui une fête des plus solennelles, nous sacrifions à Hercule ; tu n'ignores pas combien ce dieu était ardent aux plaisirs de Vénus, et il me semble que de pareils discours seront pour lui des victimes fort agréables.

THEOMNESTE
Tu compteras plutôt, ô mon Lycinus, les vagues de la mer, et les flocons de neige qui tombent du ciel, que le nombre de mes amours. Je pense que j'ai totalement épuisé leur carquois ; lorsqu'ils voudront voler vers quelque autre, il se rira de leur main désarmée. Depuis l'instant où je suis sorti de l'enfance, pour être compté parmi les adolescents, je me promène d'amour en amour. Ils se succèdent sans interruption, et le premier n'a pas encore pris fin, qu'il en naît un second. Ce sont, je crois, les têtes toujours renaissantes et toujours plus entrelacées de l'hydre de Lerne. Le flambeau d'Iolas ne saurait m'en délivrer ; ce n'est pas par le feu que le feu peut s'éteindre. Je ne sais pas quelle humide ardeur réside sans cesse dans mes yeux, et, sans pouvoir se satisfaire, attire à elle toute espèce de beauté. Vingt fois j'ai soupçonné que c'était un effet du courroux de Vénus ; cependant je ne suis point une des filles du Soleil, je n'ai point commis le crime des femmes de Lemnos, on ne me voit pas le sauvage orgueil d'Hippolyte ; et je ne sais comment j'aurais pu allumer la colère implacable de cette déesse.

LYCINUS
Cesse, Théomneste, une dissimulation affectée, et que je ne puis souffrir. Quoi ! tu serais fâché que le sort t'eût donné en partage un pareil genre de vie ? Il te paraît dur de vivre dans la compagnie des plus belles femmes, parmi des enfants qui sont dans la fleur de leur beauté ? Ah ! sans doute, il te faudra recourir à quelque sacrifice expiatoire, pour te délivrer d'une maladie si grave : ton état est tout à fait dangereux. Mais laisse là l'ironie, crois-moi ; reconnais ton bonheur, et remercie le destin de ne t'avoir assigné pour état, ni l'agriculture ennemie de la propreté, ni le commerce qui nous expose à des courses fatigantes, ni la milice où l'on vit sans cesse sous les armes. Les exercices onctueux du gymnase sont au contraire ta seule occupation ; une robe élégante pend voluptueusement jusqu'à tes pieds. Ton unique soin est d'entretenir ta chevelure séparée ; le tourment même des passions amoureuses est plein de charmes, et le plaisir te fait sentir ses agréables morsures. Après une tentative, tu conçois une douce espérance ; et si tu obtiens des faveurs, tu jouis au gré de tes voeux ; en sorte que le présent et l'avenir t'offrent une égale volupté. Tout à l'heure, lorsque tu me faisais le dénombrement de toutes les beautés que tu as aimées, depuis ta première jeunesse (dénombrement comparable au catalogue d'Hésiode), tes yeux étaient humides de volupté, ta voix s'adoucissait comme celle de la fille de Lycambe ; l'on voyait clairement à tes gestes et à ton maintien, que le souvenir de tes amours ne t'est pas moins cher que tes amours mêmes. Allons, s'il te reste encore quelque chose à me conter de ta navigation faite sous les auspices de Vénus, ne me la cache plus, fais-en un sacrifice complet à Hercule.

THEOMNESTE
Ce dieu, Lycinus, est vorace, et l'on dit qu'il ne se plaît nullement aux victimes qui ne donnent point de fumée. Puisque nous avons résolu d'honorer sa fête annuelle par des discours, je crains que mes récits, qui durent depuis ce matin, ne puissent engendrer quelque satiété, s'ils étaient prolongés plus longtemps ; il faut que ta Muse à son tour, quittant ses occupations accoutumées, s'accommode à nos jeux et qu'elle passe gaiement la journée en l'honneur du dieu. Deviens aujourd'hui l'arbitre d'une question importante. Je ne te vois aucun penchant pour l'une des deux passions ; dis-moi donc, en juge équitable, lesquels tu estimes davantage ou des philopèdes ou de ceux qui se plaisent dans le commerce des femmes. Pour moi, qui ressens l'une et l'autre flamme, je reste dans un équilibre parfait, semblable à une balance égale dans l'un et l'autre de ses bassins. Mais toi, sans intérêt dans la cause, guidé par la seule raison, tu peux, en juge intègre, prononcer en faveur du meilleur parti. Allons, mon cher, dépouille toute dissimulation, et porte le suffrage auquel le récit de mes amours a pu te déterminer.

LYCINUS
Crois-tu donc, Théomneste, que cette question puisse se décider en badinant ? Rien n'est plus grave. J'ai essayé de la résoudre il y a peu de temps, et je sais combien elle est sérieuse, depuis que j'ai entendu deux hommes la traiter avec chaleur, dans une dispute qui s'était élevée entre eux. Je me rappelle encore leurs discours, qui ne différaient pas moins que leurs passions ; car ils n'étaient pas, comme toi, de cette heureuse trempe d'âme, qui fait qu'invincible au sommeil, tu peux gagner un double salaire :

L'un en paissant des boeufs, et l'autre des moutons.

Le premier de ces hommes mettait dans la philopédie sa volupté suprême ; il regardait l'amour pour une femme comme un gouffre sans issue. L'autre, chaste sur l'amour masculin, était passionné jusqu'à la fureur pour les femmes. Ils me prirent pour juge de leur dispute, née de leurs goûts opposés. Je ne puis t'exprimer le plaisir extrême que j'éprouvai à les entendre ; la trace de leurs discours est, pour ainsi dire, encore empreinte dans mes oreilles, comme s'ils ne venaient que d'être prononcés ; et pour que tu n'aies rien à me reprocher, je vais te rapporter avec exactitude ce que j'ai entendu dire à l'un et à l'autre.

THEOMNESTE
Moi, je vais me lever d'ici, et m'asseoir vis-à-vis de toi,

En attendant qu'Achille ait mis fin à ses chants.

Continue de célébrer, par une douce mélodie, l'antique gloire de cette dispute sur l'amour.

LYCINUS
J'avais formé le dessein de m'embarquer pour l'Italie, et l'on m'avait préparé un de ces vaisseaux légers à deux rangs de rames, dont se servent les Liburniens, peuple qui habite le golfe Ionique. Après avoir adoré les dieux du pays, et supplié Jupiter hospitalier de seconder d'une main propice cette expédition en un pays étranger, je descendis de la ville sur le bord de la mer, dans un char attelé de mules. Je fis mes adieux à ceux qui m'avaient accompagné (une foule de savants avec lesquels je faisais société, et qui me quittaient avec quelque regret, m'avait conduit jusqu'au rivage) : je montai sur le vaisseau, et m'assis à la poupe à côté du pilote. Bientôt les efforts des rameurs nous éloignent de la terre ; un vent favorable gonflait les vagues ; on dresse le mât, on attache l'antenne, on déploie les voiles roulées confusément sur les cordages ; insensiblement le vent les emplit, nous volons avec la rapidité d'un trait, le flot bouillonne et frémit sous la proue qui le fend. Il est inutile d'allonger mon récit par le détail de tous les événements ou sérieux, ou risibles, qui nous arrivèrent durant le cours de la navigation. Je te dirai seulement qu'après avoir rasé les rivages de la Cilicie, nous entrâmes dans le golfe de Pamphilie, passant ensuite, non sans peine, les îles Chélidonées, limites de l'ancienne Grèce, nous relâchâmes à chacune des principales villes de Lycie, où nous prîmes plaisir aux fables qu'on nous récitait ; car ces villes n'offrent plus aucun reste de leur ancienne splendeur. Ensuite nous touchâmes à Rhodes, ville consacrée au Soleil ; là, nous résolûmes d'interrompre notre navigation, qui jusqu'alors avait été conti-nuelle.

Les rameurs tirèrent le navire sur le sable, et dressèrent leurs tentes auprès ; moi j'allai tranquillement me rendre à une hôtellerie que j'avais fait préparer devant le temple de Bacchus. En me promenant dans la ville, j'étais rempli d'un plaisir extrême ; Rhodes est par sa beauté véritablement digne du dieu qui la protège. Je m'avançai sous le portique du temple, j'en fis le tour en considérant les tableaux, dont la vue, tout à fait agréable, rappelait à mon esprit les fables héroïques. Deux ou trois personnes, qui étaient accourues vers moi, m'en expliquaient les sujets pour un médiocre salaire : mais j'en avais compris la plus grande partie sur la représentation même.

Ma curiosité satisfaite, et lorsque je songeais déjà à me rendre à mon hôtellerie, le plaisir le plus flatteur que l'on puisse goûter dans un pays étranger vint s'offrir à moi. J'aperçus deux hommes avec lesquels l'amitié me liait depuis longtemps ; je crois même qu'ils ne te sont pas inconnus, tu les as vus souvent à Athènes, et dans ma maison. L'un était Chariclès de Corinthe, jeune homme dont la beauté naturelle est relevée par une parure recherchée, laquelle annonce le désir extrême qu'il a de plaire aux femmes ; il était accompagné de Callicratidas l'Athénien. Tu connais cet homme simple dans son extérieur, le chef de nos orateurs politiques, le premier de nos maîtres d'éloquence, d'ailleurs adonné aux exercices du gymnase ; mais moins, à mon avis, par amour de la palestre, que par la passion qu'il a pour les jeunes garçons ; passion dont il est si transporté, que, par haine pour le sexe féminin, il fait souvent des imprécations contre Prométhée. Du plus loin qu'ils me virent, l'un et l'autre accoururent à ma rencontre d'un air plein d'allégresse. Après nous être salués, comme il est d'usage en pareil cas, chacun d'eux m'invita à venir chez lui. Ils se disputèrent même assez vivement le plaisir de me recevoir ; je m'en aperçus, et leur dis : «Pour terminer votre différend, Callicratidas et Chariclès, il convient qu'aujourd'hui vous veniez tous les deux chez moi : et les jours suivants (car j'ai résolu d'en passer ici trois ou quatre), vous me traiterez chacun à votre tour. Le sort nommera celui qui doit commencer». Ils en furent d'avis : ce fut moi, qui, le premier, les régalai ce jour même. Le lendemain Callicratidas me traita, et après lui Chariclès. Durant le festin, je remarquai chez chacun de mes hôtes des preuves manifestes de leur passion. L'Athénien n'était servi que par de jeunes garçons d'une beauté exquise ; pas un de ses esclaves n'avait de barbe : aussi ne restaient-ils chez lui que jusqu'au moment où leur menton commençait à s'ombrager ; et dès que leurs joues se garnissaient d'un léger duvet, il les envoyait en Attique pour avoir soin de ses campagnes. Chariclès, au contraire, était entouré d'un choeur de danseuses et de musiciennes : sa maison n'était remplie que de femmes, comme dans les Thesmophories. On n'y voyait pas l'ombre d'un homme, si ce n'est peut-être quelque enfant ou un vieux cuisinier, dont l'âge avancé ne permettait point le moindre soupçon de jalousie. C'était, comme je l'ai dit, des indices suffisants de l'inclination de ces deux hommes. Souvent ils se livraient sur la différence de leurs goûts de légères escarmouches ; mais elles duraient trop peu pour terminer la question. Lorsque le temps de me remettre en mer fut venu, ils voulurent tous les deux m'accompagner. Ils avaient, comme moi, formé le dessein de voyager en Italie.

Nous résolûmes de relâcher au port de Cnide : nous désirions voir le temple et la fameuse statue de Vénus, ouvrage de l'élégant ciseau de Praxitelle, rempli de grâces et de vénusté. Un calme délicieux, que fit naître la déesse, qui sans doute conduisait notre navire, nous porta doucement sur le rivage. Je laissai à mes autres compagnons le soin des préparatifs ordinaires, et prenant de chaque main notre couple amoureux, je parcourus Cnide, en riant de tout mon coeur des figures lascives de terre cuite qu'on y rencontre à chaque pas, ce qui n'est pas étonnant dans une ville consacrée à Vénus. D'abord nous visitâmes le portique de Sostrate, et tous les endroits qui pouvaient nous procurer quelque divertissement. Nous allâmes ensuite au temple de Vénus ; nous y entrâmes, Chariclès et moi, avec un grand plaisir ; mais Callicratidas paraissait n'y venir qu'à regret ; ce spectacle lui semblait tenir trop de la femme. Je crois qu'il eût échangé volontiers la Vénus de Cnide, pour Cupidon de Thespies. A peine étions-nous dans la première enceinte, que nous sentîmes la douce haleine des zéphirs amoureux. Le sol de la cour n'est point stérile, ni revêtu de dalles de pierre ; il abonde, comme il est naturel dans un lieu consacré à Vénus, en productions agréables. Les arbres, qui portent jusqu'aux cieux leur tête touffue, enferment sous un épais berceau un air délicieux, qui répand à l'entour une suave odeur. Là le myrthe, chargé de fruits, pousse un feuillage abondant ; la présence de sa déesse lui donne une vigueur nouvelle. Les autres arbres déploient, à l'envi l'un de l'autre, toutes les beautés qu'ils ont reçues de la nature. Jamais leurs feuilles ne sont flétries par le temps ; une verdure éternelle règne sur leurs jeunes rameaux toujours gonflés de sève. Quelques-uns ne produisent point de fruit, mais ils en sont dédommagés par une beauté particulière. Le cyprès et le platane s'élèvent au plus haut des airs, et parmi eux, le laurier qui fuyait autrefois Vénus, vient chercher un asile auprès d'elle. Le lierre amoureux rampe autour des arbres, et les tient embrassés. Des vignes entrelacées et touffues sont chargées de raisins ; car Vénus unie à Bacchus a plus de volupté : on doit allier les plaisirs que l'un et l'autre nous procurent ; séparés ils flattent moins nos sens. Dans les endroits où le bocage forme l'ombre la plus épaisse, des lits de verdure présentent un doux repos à ceux qui voudraient y faire un festin. Les citoyens distingués y viennent quelquefois, et le peuple s'y porte en foule les jours de fête, sans doute, pour y célébrer les doux mystères de Vénus.

Lorsque nous eûmes suffisamment goûté le plaisir de cet ombrage, nous entrâmes dans le temple. La déesse en occupe le milieu ; c'est une statue de marbre de Paros, de la plus parfaite beauté. Sa bouche entr'ouverte exprime un sourire gracieux ; aucun voile ne dérobe ses charmes ; elle est entièrement nue, excepté que de l'une de ses mains elle cache furtivement sa pudeur. Le talent de l'artiste se montre ici avec tant d'avantage, que le marbre naturellement dur et raide, semble s'amollir pour former ses membres délicats.

A cette vue, Chariclès transporté d'une espèce de fureur, ne put s'empêcher de s'écrier : «0 Mars,le plus heureux de tous les dieux, d'avoir été enchaîné pour cette déesse !» En disant cela, il accourut à la statue, et serrant les lèvres, allongeant le col, autant qu'il le pouvait, il lui donna un baiser. Callicratidas gardait un profond silence ; son admiration était concentrée. Le temple a une seconde porte : on l'ouvre à ceux qui veulent examiner avec attention la déesse, la voir par le dos, et ne passer aucunde ses charmes sans les admirer.

On peut aisément contempler sa beauté postérieure, en passant par cette porte. Comme notre dessein était de considérer la déesse en entier, nous fîmes le tour de l'enceinte. Une femme à qui la garde des clefs est confiée, nous eut à peine ouvert la porte, qu'un subit étonnement s'empara de nous à la vue de tant de beauté. L'Athénien, qui jusque-là avait regardé assez froidement, considérant ces parties de la déesse, conformes à son goût, s'écria avec un enthousiasme encore plus véhément que celui de Chariclès : «O Hercule ! que ce dos est bien proportionné ! que ces flancs charnus offrent une agréable prise ! Et comme les chairs de ces fesses s'arrondissent avec grâce! elles ne sont point trop maigres ni séchement étendues sur les os, elles ne se répandent pas non plus en un embonpoint excessif. Mais qui pourrait exprimer combien ces deux petits trous, empreints sur ses reins, sourient agréablement ? Que cette cuisse est bien filée ! que cette jambe, qui se prolonge presque en ligne droite jusqu'au talon, est heureusement tournée ! Tel Ganymède dans les cieux, verse le doux nectar à Jupiter ; car pour moi, je ne voudrais pas le recevoir de la main d'Hébé». A cette exclamation passionnée de Callicratidas, peu s'en fallut que Chariclès ne restât immobile ; et ses yeux humides de volupté, laissèrent échapper quelques larmes.

Quand notre admiration satisfaite se fut un peu refroidie, nous aperçûmes une tache sur l'une des cuisses de cette belle statue. La blancheur éclatante du marbre décelait encore plus ce défaut. D'abord j'imaginai avec quelque vraisemblance, que ce que nous apercevions était naturel à la pierre. Les plus belles ne sont pas absolument exemptes de défaut, et souvent un accident les empêche d'être d'une beauté parfaite. J'admirais en cela même l'art de Praxitelle, qui avait su cacher cette difformité du marbre dans l'endroit où l'on pouvait le moins l'apercevoir. Mais la Néocore qui nous accompagnait, nous détrompa, en nous racontant une histoire incroyable et tout à fait surprenante. Un jeune homme d'une famille distinguée, nous dit-elle, mais dont le crime a fait taire le nom, venait fréquemment dans ce temple. Possédé de quelque mauvais génie, il devint éperdument amoureux de la déesse. Il passait ici des journées entières. D'abord on attribua sa conduite à une vénération superstitieuse. En effet, dès la pointe du jour, avant le lever de l'aurore, il accourait en ce lieu, et ne retournait à sa demeure que malgré lui, et longtemps après le coucher du soleil. Durant tout le jour, il se tenait vis-à-vis de la statue, ses regards étaient continuellement fixés sur elle, il murmurait tout bas je ne sais quoi de tendre, et lui adressait furtivement des plaintes amoureuses. Voulait-il donner le change à sa passion, il comptait sur une table quatre osselets de chevreuil de Libye, et faisant dépendre son destin du hasard, il jetait les osselets, les yeux fixés sur Vénus. Si par un heureux coup, il amenait celui de la déesse même, aucun osselet ne tombant dans la même position, alors il adorait Vénus, et se flattait de jouir bientôt de l'objet de sa passion. Si au contraire, ce qui n'arrive que trop, il jouait malheureusement, et que les osselets tombassent dans une position désavantageuse, il s'emportait en imprécations contre Cnide entière ; il s'imaginait avoir essuyé un malheur accablant et sans remède. Bientôt il cherchait par un autre coup, à corriger son infortune. Déjà sa passion s'irritant de plus en plus, il en avait gravé des témoignages sur toutes les murailles. L'écorce délicate de chaque arbre était devenue le héraut de la beauté de Vénus. Il honorait Praxitelle à l'égal de Jupiter même. Tout ce qu'il possédait de précieux, il le donnait en offrande à la déesse. Enfin la violence de sa passion dégénéra en frénésie, et son audace lui procura le moyen de la satisfaire. Un jour, vers le coucher du soleil, sans que les assistants s'en aperçussent, il se glissa derrière la porte, et se cachant dans l'endroit le plus enfoncé, il y resta sans faire le moindre mouvement, et respirant à peine. Les prêtresses, suivant l'usage, fermèrent la porte en la tirant sur elles en dehors ; et le nouvel Anchise fut enfermé dans le temple. Qu'est-il besoin que je vous fasse le détail du crime que cette nuit vit éclore ? Le lendemain, on découvrit les vestiges de ses embrassements amoureux, et la déesse portait cette tache, comme un témoin de l'outrage qu'elle avait reçu. A l'égard du jeune homme, on dit qu'il disparut, et l'opinion commune est qu'il se précipita contre des rochers, ou s'élança dans la mer.

La prêtresse parlait encore, que Chariclès l'interrompant s'écria : «Une femme se fait donc aimer, même lorsqu'elle est en pierre ! Eh ! que serait-ce si l'on voyait vivante une beauté si parfaite ? Ne préférerait-on pas une seule de ses nuits au sceptre de Jupiter ?» Callicratidas lui répondit en souriant : «Nous ne savons pas encore, Chariclès, si en arrivant à Thespie nous n'apprendrons pas une foule d'histoires semblables : en attendant, ceci est une preuve manifeste qui dépose contre cette Vénus qui t'est si chère. - Comment ?» lui demanda Chariclès. Callicratidas lui répondit, et avec assez de raison, ce me semble : «Ce jeune homme amoureux avait le loisir d'une nuit entière, et pleine liberté pour satisfaire sa passion ; cependant il s'est approché de la statue à la manière des philopèdes, et il eut bien voulu, je crois, ne pas trouver de femme par devant». Quelques discours semblables jetés au hasard et sans ordre, excitèrent entre ces deux amis une dispute assez vive, que j'apaisai en leur disant : «Il faut, mes amis, que vous traitiez cette question avec plus d'ordre ; il convient aux gens instruits de mettre de la méthode dans leurs discours. Cessez donc une dispute qui, n'étant point réglée, ne finirait jamais : il vaut mieux que chacun de vous soutienne son opinion tour à tour. Il n'est pas encore temps de retourner au vaisseau, profitons de ce loisir pour nous livrer à la gaieté, et à un examen qui peut nous procurer quelque utilité et beaucoup de plaisir : en conséquence, sortons de ce temple, allons nous asseoir dans quelqu'une des salles de festin : là nous pourrons, à notre aise, écouter et dire ce qu'il nous plaira. Souvenez-vous seulement, que celui qui sera vaincu en ce jour, ne doit plus, par la suite, revenir à la charge sur de pareils objets».

Mon avis fut approuvé, nous sortîmes, moi, fort gaiement, comme n'étant agité d'aucune inquiétude ; eux, avec un air rêveur, et roulant dans leur esprit mille réflexions profondes, comme s'il se fût agi de disputer le droit de mener la pompe de Platée. Quand nous fûmes arrivés dans un endroit couvert, où régnait un ombrage épais, et propre à se reposer (nous étions alors en été) : «Voici, leur dis-je, un lieu fort agréable ; les cigales du faîte de ces arbres, font entendre leurs chants mélodieux». En même temps je m'assis entre nos deux antagonistes, avec le front sévère d'un juge, portant sur mes sourcils toute la gravité d'un sénateur de l'Héliée.

Je leur présentai à tirer au sort, pour savoir lequel parlerait le premier ; il tomba sur Chariclès ; je lui ordonnai de commencer sur-le-champ son discours. Alors passant la main sur son visage, après un instant de silence, il commença à peu près en ces termes :

«O Vénus! ô ma souveraine! c'est toi qu'invoque ma prière. Viens me prêter ton secours, lorsque je vais défendre tes droits. Tout acquiert une perfection suprême, pour peu que tu y répandes quelques gouttes de cette persuasion qui t'est particulière. Des discours dont l'amour est l'objet, ont absolument besoin de ta présence ; tu en es la véritable mère. Femme, viens défendre la cause des femmes, et accorde aux hommes la grâce de vouloir rester dans le sexe où la nature les a fait naître. En commençant ce discours, je prends à témoin de la vérité de mes sentiments, la mère de tous les êtres, la première source de toute génération, je veux dire la sainte nature de cet univers, qui réunissant et consolidant les éléments du monde, l'air, le feu, la terre et l'eau, a, par leur mélange, donné la vie à tout ce qui respire. Elle savait que nous sommes un composé de matière périssable, que le destin a renfermé dans des bornes étroites le temps qu'il accorde à chaque individu pour exister : en conséquence, elle a fait en sorte que la mort de l'un fût la cause de la naissance de l'autre, afin que par une succession continuelle, nous vécussions éternellement. Mais, comme il n'était pas possible que d'un seul être il naquit quelque chose, elle a formé dans chaque espèce deux sexes différents : le mâle, auquel elle a donné la puissance d'engendrer ; et la femelle, dont elle a fait le dépositaire du trésor précieux de la génération. Elle inspire à tous deux un penchant réciproque, elle les unit sous le joug sacré de la nécessité, et leur prescrit à chacun de rester dans la limite du devoir que leur a tracé la nature ; elle défend à la femelle d'affecter les facultés du mâle, et à celui-ci de se dégrader en usurpant les fonctions de la femelle. C'est en suivant cette loi sage, que l'union de l'homme avec la femme a conservé jusqu'à ce jour la race humaine par d'immortelles successions. Nul de nous ne peut se vanter d'avoir été produit par un homme seul, mais deux noms respectables obtiennent également tous nos hommages, et nous révérons une mère aussi bien qu'un père.

Lorsque, voisins encore de leur origine, les hommes pensaient en héros, ils respectaient la vertu qui nous approche des dieux, ils obéissaient aux lois de la nature, et s'unissant à des femmes d'un âge proportionné, ils engendraient des enfants vertueux, qui devaient à leur tour en produire de semblables. Mais ils ne tardèrent pas à dégénérer de cette noblesse de sentiments ; ils descendirent peu à peu dans le gouffre des voluptés, et commencèrent à creuser de nouvelles routes, dans l'espoir de parvenir à d'autres jouissances. Bientôt la Luxure osa tout, et viola la nature elle-même. Le premier homme qui jeta sur son semblable, comme sur une femme, un regard passionné, employa, ou la violence tyrannique, ou une persuasion scélérate. Un seul sexe se rassembla dans un même lit, deux infâmes amants osèrent se regarder sans rougir de leurs actes ou de leurs complaisances ; et semant, comme on dit, parmi des pierres stériles, ils reçurent en échange d'une légère volupté une éternelle infamie.

Quelques-uns poussèrent la cruauté au point de commettre avec le fer des sacrilèges contre la nature, et privant des hommes de leur virilité, ils cherchèrent à reculer les bornes du plaisir ; mais ces victimes infortunées, pour rester plus longtemps dans l'enfance, cessent d'être hommes, et deviennent des monstres ambigus d'une double nature, qui, ne conservant point le sexe, dans lequel ils sont nés, n'obtiennent pas non plus celui qu'on veut leur donner. La fleur de la jeunesse se flétrit pour eux avant le temps ; on les compte presque à la fois parmi les enfants et parmi les vieillards, sans qu'ils aient observé l'intervalle de l'âge viril. Ainsi la détestable Luxure enseigne à se souiller de tous les crimes : elle imagine successivement mille infâmes voluptés, et, pour n'ignorer aucune espèce de lascivité, elle se plonge dans ce vice odieux, que la pudeur nous défend de nommer.

Si chacun restait fermement attaché aux lois que la Providence nous a prescrites, on se contenterait de la société des femmes, et notre vie pure serait exempte de tout crime honteux. Voyez les animaux, qui ne peuvent rien corrompre par une disposition vicieuse, ils observent dans toute sa pureté la loi de la nature. Les lions ne brûlent point pour des lions ; mais dans la saison de leurs amours, Vénus réveille en eux le désir de s'unir à leur femelle. Le taureau, conducteur des troupeaux, saillit la génisse ; le bélier féconde la brebis, le loup recherche la louve ; le sanglier poursuit la laie avec impétuosité ; enfin, ni les oiseaux qui sillonnent les plaines de l'air, ni les poissons destinés par la nature à nager dans les eaux, ni les quadrupèdes qui vivent sur la terre, ne désirent une union contraire à la nature. Les décrets de la Providence restent chez eux sans infraction, tandis que vous, dont on vante la raison (l'homme est en vérité un étrange animal !) vous violez les lois de la nature par un crime nouveau. Pourquoi l'oubli de la pudeur vous fait-il répandre un voile épais sur votre raison ? Vous manquez votre but des deux côtés ; vous fuyez ce que vous devriez poursuivre, et vous recherchez ce qu'il vous faudrait fuir. Si tous les hommes prenaient le parti de vous imiter, bientôt il n'en resterait pas un seul sur la terre.

Mais ici les disciples de Socrate font valoir une raison admirable, qui surprend les oreilles des jeunes gens encore peu accoutumés à des raisonnements justes ; car un esprit mûr ne pourrait en être séduit. Ils feignent de n'aimer que l'âme, et rougissant d'être amoureux de la beauté du corps, ils s'appellent eux-mêmes amants de la vertu. Il m'a souvent pris envie de rire de ces chastes personnages. D'où vient, vénérables philosophes, que vous faites si peu de cas d'un homme qui, pendant une longue vie, a donné des preuves certaines de son mérite, à la vertu duquel la vieillesse et les cheveux blancs viennent rendre hommage, tandis que votre amour philosophique s'allume avec tant de violence pour un enfant en qui la raison est à peine éclose, et qui ne peut encore distinguer le parti qu'il doit prendre ? Est-ce donc une loi pour vous, que quiconque n'a pas la beauté en partage, doit être taxé de méchanceté, et qu'on doit louer tout ce qui est beau, sans aucun autre examen ? Cependant, selon Homère, ce grand oracle de vérité,

Rarement un mortel ensemble réunit
Aux agréments du corps les grâces de l'esprit ;
L'un n'a pas la beauté ; mais le ciel le couronne
De ces appas brillants que l'éloquence donne :
Tout un peuple enchanté ressent à son aspect
Des transports de plaisir, d'amour et de respect.
D'une aimable pudeur les invincibles armes
A son génie encor semble prêter des charmes.
S'il marche par la ville, on le prend pour un dieu.

Et ailleurs :

L'esprit à la beauté chez vous n'est pas uni.

En effet, le prudent Ulysse a plus obtenu d'éloges que le beau Nirée. Comment donc se fait-il que jamais votre amour ne s'attache ni à la sagesse, ni à la justice, ni à aucune des autres vertus qui accompagnent ordinairement l'âge viril, et que la beauté qui éclate dans les enfants, excite en vous les passions les plus impétueuses ? Eh quoi, Platon, fallait-il aimer Phèdre pour avoir trahi Lysias ? Convenait-il d'être amoureux de la vertu d'Alcibiade, parce qu'il avait mutilé les statues des dieux, et qu'au milieu d'une débauche, sa voix indiscrète avait révélé les mystères d'Eleusis ? Quel est celui qui osera s'avouer pour son amant, depuis qu'Athènes est trahie et Décélie fortifiée, lorsque sa conduite ne respire que la tyrannie ? En effet, comme dit le divin Platon, tant que ses joues ne furent point ombragées de barbe, il était aimable à tous les yeux ; mais depuis qu'il est passé de la puberté à l'âge viril (âge auquel sa raison, jusqu'alors imparfaite, avait acquis toute sa maturité), tout le monde le hait. Pour-quoi donc, imposant des noms honnêtes à des sentiments honteux, ces hommes, plus épris de la jeunesse que de la sagesse, appellent-ils vertu de l'âme, ce qui n'est que beauté du corps ? Mais de peur qu'on ne s'imagine que je rappelle ici le souvenir de ces hommes illustres, dans l'intention de les rendre odieux, je n'en dirai pas là-dessus davantage.

Je descends de ces graves reproches, à l'examen de l'espèce de volupté que vous prétendez goûter, Callicratidas, et je vais prouver que l'usage d'une femme est en cela bien préférable à celui d'un jeune garçon. D'abord, je pense que plus notre jouissance est de longue durée, et plus elle est agréable. Un plaisir trop prompt s'envole rapidement ; il a cessé avant qu'on ait pu le connaître : c'est en se prolongeant qu'il devient plus délectable. Eh ! plût aux dieux que la Parque avare nous eût filé de plus longs jours ! Plût aux dieux qu'une santé inaltérable en eût rempli tout l'intervalle, sans que jamais aucun chagrin n'eût empoisonné notre joie ! Tout le temps de notre vie n'eût alors été qu'une longue fête. Mais puisque la Fortune jalouse nous envie, dans sa colère, une si grande félicité, parmi les plaisirs qu'elle nous présente, les plus agréables pour nous, doivent être ceux qui durent le plus. Or, une femme, depuis sa puberté, jusqu'au milieu de son âge, et avant que les dernières rides de la vieillesse aient parcouru ses charmes, est un objet digne des embrassements et de la tendresse des hommes ; et quand elle a passé l'âge de la beauté, son expérience peut encore parler plus éloquemment que les jeunes garçons. Mais celui qui s'adresse à un jeune homme de vingt ans, me paraît un coureur de jouissances infâmes, qui poursuit une Vénus ambiguë. Les membres d'un tel mignon, formés comme ceux d'un homme, sont robustes et nerveux : de délicat qu'était autrefois son menton, il est devenu rude, par la barbe dont il est garni, et ses cuisses arrondies sont hérissées de poils ; je vous laisse à vous qui en avez l'expérience, à connaître ce qui est plus caché.

Une femme au contraire brille dans sa totalité des grâces et des couleurs les plus séduisantes. Les anneaux multipliés des cheveux qui couronnent sa tête, ressemblent aux festons de pourpre dont s'embellit la fleur de l'hyacinthe. Les uns flottent sur ses épaules, dont ils relèvent l'éclatante blancheur, d'autres tombent le long des tempes et des oreilles, ils sont plus brisés que l'ache qui croît dans nos prairies. Tout le reste de son corps, plus uni que le marbre, reluit d'un éclat plus transparent que l'ambre ou le cristal de Sidon.

Mais, parmi les plaisirs, pourquoi ne pas rechercher ceux qui sont réciproques, qui réjouissent également celui qui les procure et celui qui les reçoit ? L'homme ne se plaît point à mener une vie solitaire, comme les animaux privés de raison. Liés, au contraire, par les rapports communs de la société, nous trouvons nos plaisirs plus délectables et nos peines plus légères, lorsque d'autres personnes les partagent avec nous. C'est de là qu'une table commune a été instituée : on la dresse pour être le centre de réunion de l'amitié. Si nous accordons à notre estomac les jouissances qui lui sont dues, ce ne sera pas en buvant seuls le vin de Thase, en nous remplissant, sans témoins, de mets somptueux. Chacun n'y trouve de volupté qu'autant qu'un autre la partage avec lui. C'est en communiquant nos plaisirs, qu'ils deviennent plus délicieux : or, le commerce des femmes procure le plaisir réciproque d'une commune jouissance, et après s'être mutuellement comblés de volupté, on se retire également satisfait ; à moins qu'il ne faille s'en rapporter au jugement de Tirésias, qui a déclaré que le plaisir de la femme était double de celui de l'homme. Il convient, je pense, à ceux qui ne veulent pas jouir uniquement pour eux-mêmes, d'examiner, non comment ils retireront un avantage particulier, ni de qui ils peuvent recevoir une entière volupté ; mais comment, en partageant le plaisir, ils pourront à leur tour en procurer un semblable. C'est ce qui ne peut arriver à l'égard des jeunes garçons ; personne n'est assez insensé pour le prétendre. Le pédophile goûte, à ce qu'il croit, une volupté parfaite ; mais l'objet de sa passion, en recevant un pareil outrage, n'en recueille d'autre fruit qu'une douleur aiguë, qui lui fait verser des larmes ; et lorsque avec le temps, l'angoisse est devenue moins vive, vous ne lui causez, dit-on, que de l'importunité, mais pas l'ombre de plaisir. S'il est permis de pousser les choses plus loin (et cela doit être dans un lieu consacré à Vénus), on peut éprouver une grande volupté en usant d'une femme comme les philopèdes font de leurs mignons, et c'est ouvrir une double route à la jouissance ; mais jamais un homme ne pourra procurer un plaisir que la femme seule a droit de dispenser. J'en conclus que si la femme peut aussi vous plaire, nous devons à jamais nous abstenir les uns des autres ; ou si le commerce d'un homme avec son semblable est honnête, les femmes peuvent alors être éprises l'une de l'autre. Allons, nouveau Saturne, législateur d'étranges voluptés, après avoir ouvert de nouvelles routes à la lubricité des hommes, accorde encore aux femmes une égale licence. Qu'à votre exemple, elles se joignent les unes aux autres. Que ceinte de ces instruments infâmes, inventés par le libertinage, monstrueuse imitation faite pour la stérilité, une femme embrasse une autre femme, comme le ferait un homme. Que ce mot, qui si rarement frappe nos oreilles, et que j'ai honte de prononcer, que l'obscénité de nos Tribades triomphe sans pudeur ; que nos Gynécées ne soient remplis que de Philénis, qui se déshonorent réciproquement par des amours d'Androgynes. Combien encore ne vaudrait-il pas mieux qu'une femme poussât la fureur de sa luxure, jusqu'à vouloir faire les fonctions d'un homme, que de voir celui-ci se dégrader au point de jouer le rôle d'une femme !»

En prononçant ces mots avec chaleur, et d'un ton élevé, Chariclès se tut. Il lançait des regards terribles et farouches : on eût dit qu'il venait d'employer une conjuration expiatoire contre tous les amours masculins. Pour moi, jetant les yeux sur l'Athénien, je lui dis avec un léger sourire : «En m'asseyant ici, Callicratidas, je m'attendais à juger une bagatelle, une simple plaisanterie ; mais la véhémence de Chariclès a rendu, je ne sais comment, ma fonction tout à fait sérieuse. Il s'est passionné presque autant que s'il eût eu à plaider au milieu de l'Aréopage sur un meurtre, un incendie, ou un empoisonnement. Voici l'instant, si jamais il en fut, de recourir à la tribune d'Athènes ; faites briller dans vos discours l'éloquence de Périclès, et les traits foudroyants des dix orateurs armés contre Philippe. Rappelez-vous quelqu'une de ces fameuses harangues, prononcées dans le Pnyx».

Callicratidas, après quelques moments de silence, pendant lesquels on lisait sur son visage l'agitation de son esprit, commença sa réponse en ces termes :

Si les femmes avaient droit d'assister à l'assemblée du peuple, de siéger sur les tribunaux, et de participer à l'administration des affaires, elles ne manqueraient pas, Chariclès, de te nommer protaste, ou général d'armée, et de t'élever dans toutes les places des statues d'airain. Quand on accorderait aux plus habiles d'entre elles la liberté de parler en public, je ne crois pas qu'elles défendissent elles-mêmes leur propre cause avec plus de chaleur. Ni Télésilla, qui fit prendre les armes à ses concitoyennes contre les Spartiates, et dont le courage fait compter Mars parmi les dieux des femmes d'Argos, ni la blonde Sapho, la gloire de Lesbos ; ni la sage Théano, fille de Pythagore ; ni peut-être Périclès, pour Aspasie, n'eussent parlé avec tant d'éloquence. Mais s'il sied à des hommes de prendre la défense des femmes, parlons à notre tour pour notre sexe. O Vénus ! daigne nous être propice, nous adorons ton fils.

J'imaginais d'abord que le différend qui nous divise, ne passerait pas les bornes de la plaisanterie ; mais puisque mon adversaire appelle au secours des femmes les raisonnements subtils de la philosophie, je saisis avec plaisir cette occasion de lui prouver que l'amour masculin est le seul qui puisse allier la volupté à la vertu. Plût aux dieux que nous fussions assis à l'ombrage de ce platane, qui a retenti si souvent des discours de Socrate, et sous lequel Phèdre goûtait un doux repos, ainsi que nous l'apprend ce divin personnage, que les Grâces ont comblé de leurs faveurs ! Peut-être, au souvenir de l'aimable Phèdre, tel que le hêtre de Dodone, il ferait sortir de ses rameaux une voix prophétique, qui bénirait nos amours. Vain souhait, puisque

L'immensité des mers et de vastes montagnes
Le séparent de nous !

Mais quoique rélégués, pour ainsi dire, dans une terre étrangère, quoiqu'au milieu de Cnide, dont la présence favorise Chariclès, on ne me verra pas trahir lâchement la vérité.

C'est toi seul que j'invoque, ô céleste Génie ; viens me protéger par ta présence, Hiérophante des doux mystères de l'amitié, Amour, non ce perfide enfant que les pinceaux des peintres s'amusent à former, mais celui que la cause primitive de toute génération produisit parfait dès sa naissance. C'est toi qui as revêtu cet univers, autrefois confus et sans forme, de toutes les beautés dont il brille. Tu as déchiré le chaos ténébreux dans lequel le monde était enseveli, et tu l'as précipité dans les gouffres profonds du Tartare,

Où cent portes d'airain l'enferment sans retour.

La lumière de ton flambeau a dissipé la nuit obscure. Tous les êtres, et ceux qui respirent, et tous ceux qui ne connaissent point les douceurs de la vie, sont l'ouvrage de tes mains. Mais le plus beau de tes présents, est cette union que tu as établie entre les hommes. Par elle, tu allumes dans nos coeurs le feu sacré de l'amitié, afin qu'élevée sous l'abri de la bienveillance, une âme innocente et délicate parvienne plus sûrement à sa maturité.

La nécessité de perpétuer l'espèce humaine a fait recourir au mariage ; mais le seul amour philopédique exerce un noble empire sur le coeur d'un philosophe. De toutes les inventions, celles qui ont pour objet le superflu et la décoration, sont plus prisées que celles qui sont le fruit du besoin, et la beauté l'emporte sur le nécessaire. Lorsque le genre humain était encore plongé dans l'ignorance, pressé par des besoins qui renaissaient chaque jour, il n'avait pas le loisir de chercher ce qu'il y a de meilleur. Les circonstances ne lui permettaient pas de trouver un genre de vie plus délicat. Mais quand les besoins les plus urgents furent satisfaits, le génie de la postérité délivré des entraves de la nécessité, fut plus à portée d'imaginer quelque chose de plus parfait : de là les arts prirent naissance. On peut juger de la faiblesse de leurs commencements par la perfection que depuis ils ont acquise. Les premiers hommes étaient à peine nés, qu'ils cherchèrent un remède à la faim qui les tourmentait chaque jour. Esclaves d'un besoin toujours présent, l'indigence ne leur permettait pas de choisir la nourriture la plus délicate ; ils vivaient de la première herbe que leur présentait le hasard ; ils arrachaient des racines sans saveur, ou mangeaient le plus souvent le fruit du chêne. Quelque temps après, ils abandonnèrent aux animaux ces aliments insipides ; l'orge et le froment fixèrent peu à peu l'attention et les soins du cultivateur, qui avait observé que ces grains se renouvellent chaque année. Il n'est aujourd'hui personne d'assez insensé pour préférer un gland à un épi.

Eh quoi! dans cette première enfance du monde, le besoin de se mettre à l'abri des injures de l'air, ne fit-il pas imaginer aux hommes de dépouiller les animaux pour se vêtir de leur toison ? Ils évitaient la rigueur des frimas en se retirant dans les antres des montagnes ou dans le creux des arbres.

Insensiblement, ils perfectionnèrent ces modèles ; ils parvinrent à tisser des tuniques, à construire des maisons. Les arts formés par les leçons du temps, au lieu d'une contexture grossière, produisirent les étoffes les plus riches et les plus variées. A la place d'une humble cabane, on vit s'élever un palais magnifique, décoré des marbres les plus somptueux. On voila la difformité d'une muraille toute nue, par les peintures les plus brillantes : et chacun de ces arts longtemps réduit au silence, plongé dans un profond oubli, sortit enfin de l'obscurité qui le couvrait, et s'éleva peu à peu au plus haut degré de sa gloire. Ce qu'un artiste avait inventé, il le transmit à son successeur. Celui-ci, ajoutant, à ce qu'il avait appris, ses propres découvertes, porta son talent à la perfection.

Il ne faut pas attendre de ces temps reculés, quelque exemple de l'amour philopédique. On était alors obligé de s'unir à des femmes, pour ne pas laisser l'espèce humaine s'anéantir ; mais le fruit de tant d'inventions diverses, fut cette passion que nous inspire la vertu pour tout ce qui est beau. Elle devait éclore dans un siècle qui a porté ses recherches sur tous les objets, afin que la philopédie naquît sous les auspices de la sainte philosophie. Gardez-vous donc, Chariclès, de condamner comme une mauvaise invention, ce qui n'avait pas été trouvé d'abord ; et ne méprisez pas nos amours, parce que le commerce des femmes remonte à une plus haute antiquité. Souvenez-vous que les premières découvertes sont le fruit de la nécessité ; mais ce que le génie de l'homme a trouvé depuis, en profitant de son loisir, est d'un plus grand prix à nos yeux.

Il m'a pris envie de rire, lorsque j'entendais, il n'y a qu'un instant, Chariclès faire l'éloge des animaux, et de la solitude des Scythes. On eût dit, à la chaleur qu'il mettait dans ses discours, qu'il était fâché d'être né dans la Grèce : et comme s'il n'eût rien avancé de contraire à l'opinion qu'il s'efforçait de soutenir, au lieu de parler à demi-voix, pour nous dérober sa pensée, il élevait le ton, et nous criait à plein gosier : Les lions n'aiment point les lions ; les ours ni les sangliers ne recherchent point leurs semblables, mais l'amour de leur femelle règne seul dans leur coeur. Qu'y a-t-il d'étonnant ? Un sentiment qui appartient à la raison la plus sublime, peut-il exister chez des êtres que leur aveuglement empêche de raisonner ? En effet, si Prométhée, ou quelque autre dieu, eût versé dans leur sein un esprit semblable à celui des mortels, ils ne mèneraient pas une vie sauvage au milieu des déserts, ils ne se dévoreraient pas les uns les autres ; mais ils construiraient des temples aussi bien que nous, ils habiteraient au milieu de leurs foyers, ils seraient gouvernés par des lois et des institutions publiques. Faut-il s'étonner que des animaux, condamnés par la nature même à ne jouir d'aucune des prérogatives de la raison, soient privés, entre mille autres jouissances, des plaisirs de l'amour masculin ? Les lions n'aiment pas les lions parce qu'ils ne philosophent point ; les ours n'aiment pas leurs semblables, parce qu'ils ignorent les douceurs de l'amitié. Mais la raison humaine, guidée par le savoir, après de fréquentes expériences, a choisi ce qu'il y avait de plus beau, et a donné sa sanction aux amours philopédiques.

Cesse donc, Chariclès, de puiser tes exemples dans la vie dissolue des courtisanes : ne viens point, par des discours sans retenue, insulter à notre pudeur, et ne confonds plus un enfant pervers avec l'Amour céleste. Que la raison croissant en toi avec l'âge, te dessille enfin les yeux : réfléchis à présent, si tu ne l'as point encore fait, et sache qu'il est deux Amours opposés dans leur conduite, et dont le souffle allume dans nos âmes des feux bien différents. L'un est un enfant qui ne s'occupe que de jeux puérils ; il ne peut être gouverné par la raison. Il règne avec violence sur les hommes insensés ; c'est de lui que viennent les désirs qui les portent vers les femmes ; il accompagne toujours cette fougue impétueuse, mais passagère, de la jeunesse qu'il précipite avec emportement vers l'objet de sa passion. L'autre amour, plus ancien que les siècles d'Ogygès, est honnête et grave dans son extérieur, tout annonce en lui la sainteté de son origine. Dispensateur des sentiments vertueux, son souffle pénètre avec douceur dans nos âmes ; et quand ce dieu nous est propice, nous goûtons la volupté unie à la vertu : car, comme le dit un poète tragique, l'Amour nous inspire par deux souffles différents, et sous un même nom il produit des effets opposés. De même la Pudeur est une double divinité, tout à la fois utile et pernicieuse :

La Pudeur peut servir ou perdre les mortels.
Deux espèces de jalousie
Se partagent la terre et règlent notre vie ;
L'une par ses bienfaits mérite des autels,
L'autre nous livre à des maux éternels.

Ainsi l'on ne doit pas s'étonner qu'on ait donné à la passion la dénomination de la vertu, et que l'on ait appelé Amour la volupté déréglée, et la tendresse vertueuse.

Eh quoi ! s'écrie ici mon adversaire, tu anéantis donc le mariage, tu proscris la race entière des femmes, que deviendra le genre humain ? Il serait à désirer, comme le dit le sage Euripide, qu'affranchi du commerce des femmes, on obtînt des enfants de la libéralité des dieux, et qu'on allât dans leurs temples acheter des héritiers au poids de l'or et de l'argent.

Mais puisque la nécessité nous impose le joug pesant de l'hymen, il faut obéir à ses lois. Que l'utilité le cède donc au besoin ; cependant reconnaissons toujours pour le meilleur, ce que la raison a choisi elle-même ; admettons les femmes pour donner des enfants, mais au delà, qu'on ne m'en parle pas. Et quel homme sensé pourrait soutenir le commerce d'une femme qui, dès le matin, ne songe qu'à relever ses charmes par mille artifices, qui déguise sa figure sous des ornements étrangers, et corrige ce que la nature offre en elle de révoltant ?

(Si l'on voyait les femmes sortir le matin de leur lit, on s'apercevrait qu'elles sont plus dégoûtantes que ces animaux dont on craint de prononcer le nom sinistre durant la matinée. Voilà sans doute pourquoi elles s'enferment exactement, et fuient alors les regards des hommes. En ces instants, une armée de vieilles et de servantes, souvent aussi difformes que leur maîtresse, l'environne de toutes parts. Mille drogues différentes sont employées à remédier au peu de beauté de son visage ; car ce n'est point dans un ruisseau d'eau pure qu'une femme se plonge le matin, pour dissiper le sommeil profond qui couvre ses paupières, et s'appliquer ensuite à quelque occupation sérieuse. Elle compose des fards de toute espèce pour embellir son teint désagréable. Les ministres de sa toilette, rangées comme dans une procession publique, ont les mains chargées de quelque vase : l'une porte un bassin d'argent, cette autre une aiguière, celle-ci présente le miroir. La chambre, comme la boutique d'un pharmacopole, est remplie de boîtes et de pots, où sont précieusement renfermées mille compositions perfides : les unes ont la vertu de nettoyer les dents, celles-ci de noircir les sourcils.

Mais c'est à tresser leurs cheveux que les femmes consomment le plus de temps, et qu'elles épuisent leur savoir. Les unes avec des drogues qui rendent les cheveux aussi brillants que le soleil dans son midi, les teignent comme de la laine : mécontentes de la couleur qu'elles ont reçue de la nature, elles cherchent à leur donner un blond éclat. Celles qui s'imaginent qu'une chevelure noire leur sied davantage, épuisent à les parfumer les trésors de leurs époux ; il faut que leur tête exhale toutes les odeurs de l'Arabie. Des instruments de fer chauffés à une flamme peu ardente, servent à rouler les cheveux, à les former en longs anneaux. Que de soins pour les faire retomber ensuite sur les sourcils ! à peine laisseront-ils au front un étroit intervalle ; ceux de derrière flottent avec orgueil sur le dos et sur les épaules. Après cela on met une chaussure de pourpre qui presse le pied, au point de pénétrer jusqu'au milieu des chairs. Un tissu fin et léger sert de vêtement ; on lui donne ce nom, mais on ne l'emploie que pour ne pas paraître nue ; et l'oeil, à travers cette étoffe transparente, distingue mieux ce qu'elle couvre, que les traits même du visage : il n'y a que les femmes dont la gorge est déformée, qui ont grand soin de la retenir prisonnière. Que dirai-je de leur luxe ruineux, de ces pierres précieuses qui pendent à leurs oreilles, et valent plusieurs talents, de ces serpents d'or roulés autour de leurs poignets et de leurs bras ? Plût aux dieux que ce fussent des serpents véritables ! Une couronne de pierrerie des Indes ceint leur tête, et leur front luit étoilé de mille diamants. Des colliers d'un prix immense descendent de leur col ; l'or est condamné à ramper sous leurs pieds, pour entourer le talon qu'elles laissent découvert. Il vaudrait mieux, sans doute, que leurs jambes fussent enchaînées dans des ceps de fer. Lorsqu'elles ont ainsi falsifié tout leur corps par les charmes trompeurs d'une beauté factice, elles peignent encore leurs joues sans pudeur, elles les rougissent avec le fard, afin d'animer par la vivacité de cette couleur, la pâleur excessive de leur peau.

Mais après tant de préparatifs, voyons quelle est leur conduite. Elles sortent de la maison pour aller adorer certaines déesses, qui toutes sont le supplice des maris, et dont les infortunés ne connaissent pas même le nom. Ce sont des Coliades, des Génétyllis ; une déesse de Phrygie, qui pleure je ne sais quel berger. Viennent ensuite des initiations secrètes, des mystères d'autant plus suspects, que les hommes en sont écartés. Qu'ai-je besoin de dévoiler toute la corruption de leurs moeurs ! Sont-elles enfin de retour, elles entrent, et pour longtemps, dans le bain : ensuite on dresse une table somptueuse ; c'est là qu'on peut remarquer leur dissimulation et leur coquetterie envers les hommes. Quand elles ont satisfait leur gourmandise, et que leur gosier ne peut plus recevoir d'aliments, elles effleurent tous les mets du bout du doigt, afin de ne rien laisser sans y goûter. Parlerai-je de leurs sommeils voluptueux, de leur lit, où tout respire la mollesse, et dont on ne peut sortir sans avoir besoin d'un bain ?

Telle est cependant la vie des plus sages. Si l'on voulait scruter avec exactitude tous leurs vices, on ne pourrait s'empêcher d'éclater en imprécations contre Prométhée, et de s'écrier avec Ménandre :

Est-ce donc sans raison que le fils de Japet
Fut jadis enchaîné sur son triste sommet ?
Il a trouvé le feu ; mais nul autre service
N'a pu le dérober à ce juste supplice.
Il a formé la femme, et ce crime odieux
Avait bien mérité tout le courroux des dieux.
Ce sexe, de nos maux n'est-il pas seul la cause ?
On l'épouse, il est vrai ; mais c'est en chambre close ;
On dirait qu'on fait mal et que l'on en rougit.
Bientôt un adultère insulte à notre lit.
Le poison et le fer menacent notre vie.
Ou, pour nous tourmenter, l'affreuse jalousie
Allume dans nos coeurs son funeste flambeau,
Qu'une femme entretient pour nous mettre au tombeau.

Qui voudra rechercher de pareils avantages ? A qui cette vie misérable pourrait-elle plaire ?

Opposons maintenant à la perversité des femmes, les moeurs innocentes d'un jeune garçon. Dès la pointe du jour il quitte son lit qu'il ne partage avec personne : un bain d'eau pure dissipe le sommeil épanché sur ses yeux ; il revêt sa tunique, il attache avec une agrafe sa chlamyde sur son épaule. Bientôt il sort de la maison paternelle, les yeux modestement baissés, sans regarder en face aucun de ceux qu'il rencontre. Ses valets, ses pédagogues le suivent et lui forment un honnête cortège. Ils tiennent dans leurs mains les nobles instruments de sa vertu : ce n'est point un peigne propre à caresser sa chevelure, ce n'est point un miroir qui, sans le secours de la peinture, lui présente son portrait ; mais de nombreuses tablettes marchent à sa suite, ou des livres, précieux dépôt des vertus de l'antiquité, ou sa lyre, s'il va chez son maître de musique.

Après avoir formé son âme par les préceptes de la philosophie, rassasié son esprit du cercle des sciences, il développe son corps par de nobles exercices. Il dompte les coursiers de Thessalie, et méditant la guerre au sein de la paix, il lance des javelots et déploie son adresse à décocher des traits. Ensuite on le voit dans les gymnases s'exposer à l'ardeur du soleil, se couvrir de poussière et s'endurcir aux travaux. La fatigue fait ruisseler la sueur de ses membres ; il se plonge un instant dans le bain, et vient s'asseoir à la table frugale, pour reprendre bientôt après ses occupations. En effet, d'autres maîtres l'attendent, pour graver dans sa mémoire les faits de l'antiquité, pour lui apprendre quel héros se distingua par son courage, quel autre fut un exemple de sagesse, quels sont ceux qui embrassèrent la justice et la modération. Parces vertus il nourrit sa jeune âme, et lorsque le soir vient mettre un terme à ses travaux, après avoir payé à son estomac le tribut que la nécessité exige, il va se livrer à un sommeil agréable et profond, qui lui procure un doux repos après la fatigue de la journée.

Qui ne serait l'amant d'un pareil jeune homme ? Qui serait assez aveugle, ou des yeux du corps ou de ceux de l'âme ? Comment ne pas l'aimer ? C'est Mercure dans le gymnase, c'est Apollon qui touche la lyre, c'est Castor domptant les coursiers. Revêtu d'un corps mortel, il marche sur les traces des dieux. Célestes divinités ! puissé-je couler de longs jours assis vis-à-vis d'un pareil ami, entendre de près son doux langage, l'accompagner quand il sort, et partager tous ses travaux ! Il me resterait à souhaiter que l'objet de ma tendresse, après une vie dont rien n'aurait troublé la tranquillité, parvînt sans douleur à une vieillesse extrême, sans avoir jamais éprouvé les traits jaloux de la fortune. Mais, puisque tel est le sort de l'humaine nature, si quelque maladie l'afflige, je veux être malade et souffrir avec lui. S'il s'embarque, j'affronterai à ses côtés les flots en courroux. Si quelque tyran le charge de fers, je porterai les mêmes chaînes. Ses ennemis seront les miens, et j'aimerai tous ceux qui le chériront. Si je vois des brigands ou des guerriers prêts à fondre sur lui, les armes à la main, je le défendrai, au-delà de mes forces ; s'il vient à périr dans le combat, je ne supporterai plus la vie, et les derniers voeux que j'adresserai à nos plus tendres mais, c'est qu'ils nous creusent une commune sépulture, qu'ils confondent nos os, et ne séparent point notre poussière insensible.

Ce n'est pas moi qui, le premier, aurai porté de pareilles lois en faveur de mes amants ; la vertu héroïque qui s'approche des dieux, leur avait donné déjà la sanction, et l'enthousiasme de l'amitié s'était exhalé jusqu'à la mort. Jadis la Phocide unit Oreste et Pylade dès leur enfance. Ces héros prenant l'amour pour médiateur de leur tendresse, voguèrent ensemble sur le même vaisseau de la vie. Tous deux tuèrent Clytemnestre, comme s'ils eussent été tous les deux enfants d'Agamemnon. Egisthe tomba sous leurs coups réunis ; et quand les Euménides tourmentaient Oreste, Pylade souffrait encore plus que lui : il le défendit au tribunal. Ce ne fut pas dans les limites de la Grèce qu'ils renfermèrent leur tendre amitié ; ils voguèrent ensemble jusqu'aux extrémités de la Scythie ; si l'un était malade, l'autre prenait soin de lui. Quand ils descendirent sur le rivage de la Tauride, l'Euménide, qui vengeait le sang d'une mère leur donna l'hospitalité. Les Barbares les enveloppèrent dans un moment où Oreste, tombé dans ses fureurs ordi-naires, était couché sans mouvement. Pylade lui prodiguait tous ses soins :

Il essuyait l'écume à sa bouche amassée ;
Et sous un voile épais, le mettait à couvert.

On remarquait en lui moins la tendresse d'un amant que la sollicitude d'un père.

Lorsqu'il fut arrêté que l'un serait immolé, et que l'autre irait à Mycène porter la lettre, tous deux voulurent demeurer pour victime ; chacun d'eux croyait vivre, si son ami conservait la vie. Oreste refuse de prendre la lettre de la Prêtresse ; Pylade, dit-il, mérite mieux de la porter :

Ah ! s'il faut qu'il périsse,
Sa mort sera pour moi le plus affreux supplice :
C'est moi dans ce péril qui l'ai précipité.

Et quelques vers après :
Donne-lui cette lettre,

C'est lui que, dans Argos, tu devras envoyer ;
A seconder tes voeux, lui seul peut s'employer.
Je reste pour victime.

Telle est en général la conduite des amants ; et quand cet amour honnête, nourri dans notre coeur dès la plus tendre enfance, se fortifie avec l'âge et la raison, alors l'objet de notre tendresse y répond par une tendresse égale ; il serait difficile de distinguer quel est l'amant, quel est l'objet aimé ; l'amitié de l'un est réfléchie par l'autre, comme notre image par un miroir. Pourquoi nous reprocher une volupté qui nous est étrangère ? Pourquoi nous faire un crime d'une chose réglée par les lois divines et dont la succession s'est perpétuée jusqu'à nous ? Selon le témoignage des hommes les plus instruits :

Heureux est le mortel de qui les serviteurs
Et les nobles coursiers sont brillants de jeunesse :
Il ne craint point les maux qu'amène la vieillesse,
Lorsque des jeunes gens il possède les coeurs.

Le trépied de Delphes a rendu hommage à la doctrine de Socrate, cet excellent juge de la vertu ; et la Pythie a prononcé l'oracle de la vérité, lorsqu'elle a déclaré ce philosophe le plus sage de tous les hommes ; lui qui, entre mille connaissances dont il a enrichi son siècle, lui a donné, comme le plus utile de tous les arts, celui de la philopédie. Oui, il faut aimer les jeunes gens de la manière dont Socrate aimait Alcibiade, avec lequel il reposait sous la même couverture, comme un père auprès de son fils. Je ne puis mieux terminer ce discours, que par ces vers de Callimaque, qui contiennent un avis très important :

Vous qui sur les garçons jetez d'avides yeux,
Puissiez-vous les aimer ainsi que vous l'ordonne
Le citoyen d'Erchie ; alors d'hommes fameux
Vous remplirez la ville.

Retenez bien cette maxime, ô jeunes gens, et recherchez la compagnie des enfants vertueux. N'allez pas dans la vue d'un plaisir passager, prodiguer une longue tendresse, ni feindre des sentiments que l'âge mûr de vos amants verrait bientôt s'éteindre. Adorez le céleste amour, et gardez jusqu'à la vieillesse un attachement inviolable. Quand on aime ainsi, la vie offre mille douceurs, le cri de la conscience ne reproche aucun crime honteux. A-t-on cessé d'exister, notre nom glorieux vole de bouche en bouche. L'âme de ceux qui embrassent un pareil genre de vie, si l'on en croit les philosophes, quitte la terre pour habiter les régions éthérées. Ils ne meurent que pour entrer dans une meilleure vie, et recevoir le prix immortel de la vertu».

Callicatridas prononça ces paroles avec beaucoup de chaleur et de gravité. Chariclès s'apprêtait à lui répliquer, lorsque je l'arrêtai : «Il est temps, lui dis-je, de retourner à notre navire». Mais l'un et l'autre, me pressant de donner ma décision, après avoir pesé leurs diverses raisons : «Il n'est pas possible, mes amis, leur dis-je, que vous ayez composé sur-le-champ, et sans préparation, un aussi beau discours, qui porte l'empreinte d'une réflexion profonde et soutenue. Vous ne laissez rien dire à celui qui voudrait parler sur le même sujet, et vous avez montré une connaissance parfaite de la matière, jointe à une éloquence peu commune. Je voudrais être Théramène le cothurne, afin de vous donner le prix à tous deux, s'il était possible. Mais puisque vous ne voulez pas me dispenser de prononcer entre vous, afin que de nouvelles disputes ne viennent point nous troubler pendant notre navigation, je vais vous déclarer quelle est en ce moment l'opinion qui me paraît la plus juste. Le mariage est infiniment utile à la société ; il rend heureux lorsqu'on a le bonheur de bien rencontrer. Mais la philopédie, considérée comme le gage d'une amitié pure et chaste, n'appartient qu'à la seule philosophie. Je permets donc à tous les hommes de se marier ; mais les philosophes seuls ont droit d'aimer les jeunes garçons, la vertu des femmes n'est pas pour eux assez parfaite. Ne soyez pas fâché, Chariclès, si Corinthe le cède à Athènes».

Je me hâtai de prononcer ce jugement, et par égards pour Chariclès, je me levai. Je remarquais, en effet, qu'il devenait triste et confus, comme s'il eût entendu son arrêt de mort. L'Athénien, au contraire, bondit de joie ; et les yeux brillants de gaieté, il se mit à nous précéder d'un air triomphant. On l'eût pris pour un des vainqueurs des Perses, après la bataille de Salamine. Il me récompensa de mon jugement, en m'invitant le soir même à un grand festin, qu'il donna pour célébrer sa victoire ; car en général il était magnifique. Pour consoler Chariclès, je le flattai pour son éloquence, et je lui dis qu'il avait d'autant plus excité mon admiration, qu'il avait très bien défendu la plus mauvaise cause.

C'est ainsi, cher Théomneste, que nous passâmes le temps à Cnide. Tels furent les discours prononcés auprès du temple de la déesse, et la décision de cette dispute, qui nous divertit en nous occupant, et nous procura tout à la fois de l'instruction et du plaisir. Mais toi, qui rappelles à ma mémoire des anecdotes déjà presque oubliées, qu'aurais-tu décidé si l'on t'avait choisi pour juge ?

THEOMNESTE
Au nom des dieux, Lycinus, me crois-tu un Mélitide ou une Corèbe, pour contredire un jugement si bien rendu ? Ton récit m'a tellement enchanté, que je me suis imaginé être à Cnide ; j'ai pris cette petite maison pour le temple de Vénus. Cependant (on peut tout hasarder un jour de fête, et la gaieté, même excessive, convient à celle que nous célébrons), quoique la gravité des discours de ton philopède me les fasse admirer, je doute beaucoup qu'il soit fort agréable de vivre jour et nuit avec un beau jeune homme, et d'éprouver le supplice de Tantale, d'être inondé de beauté jusqu'aux yeux, et d'endurer la soif quand on peut se désaltérer. Il ne suffit pas de contempler l'objet que l'on aime, d'être assis vis-à-vis de lui, de l'entendre parler : la vue est le premier degré de volupté et nous fait désirer davantage ; mais après avoir vu et contemplé, on désire se rapprocher et se toucher. Si enim vel summis digitis attigerit, totum corpus fruitus file percurrit. Hoc ubi facile consecutus est tertio tentat osculum, non statim curiosum illud, sed placide labia admovere labiis, quo prius etiam quam plane se contigerint, desistant, nullo suspicionis relicto vestigio. Deinde concedenti se accommodans, longioribus semper amplexibus quasi illiquescit, interdum etiam placide os diducens, nullamque manum otiosam esse patitur, cum manifestae illae sensibilium partium commotiones voluptatum accendunt. Aut igitur latenter lubrico lapsu dextra sinum subiens, mamillas premit paululum ultra naturam tumentes, et duriusculi ventris rotunditatem digitis molliter percurrit. Post hoc etiam primo lanuginis in pube florem decerpit. Et quid arcana illa oportet enarrare ? tandem nactus opportunitatem amor, calidius quoddam opus occipit : deinde a femoribus orsus, ut ait comicus, rem percutit. Mihi quidem hoc modo amare pueros contingat. Je ris de ces prétendus philosophes, de ces déraisonneurs sublimes, qui, fronçant le sourcil, cherchent par des noms honnêtes à en imposer à la multitude. Socrate, assurément, se connaissait en amour aussi bien qu'un autre, il reposait sous la même couverture avec Alcibiade, qui ne se leva pas indemne de ses atteintes. N'en sois point étonné : Achille n'aimait pas Patrocle pour le seul plaisir de rester vis-à-vis de lui. Mais la volupté était le lien même qui les unissait. Lorsqu'il pleure la mort de Patrocle, il se trahit dans sa douleur extrême, et il s'écrie :

Femorum tuorum sanctse consuetudinis
Quid pulchrius ?

Et ceux que les Grecs appellent Comastes, sont-ils autre chose que de pareils amants ? Quelqu'un dira peut-être que ce discours n'est pas honnête, du moins c'est la vérité, j'en pourrais jurer par Vénus de Cnide.

LYCINUS
Je ne souffrirai pas, Théomneste, que tu jettes les fondements d'une nouvelle dispute, ni que tu tiennes d'autres discours que ceux qu'on peut entendre en un jour de fête. Mais, sans tarder davantage, allons sur la place publique ; le moment approche où l'on va allumer le bûcher d'Hercule. C'est un spectacle fort agréable, et qui nous rappelle sa catastrophe sur le mont Oeta.


Traduction de Belin de Ballu (1788), illustrations de Gio Colucci (1929)