Traduction d'Henri Laignoux (1939)

Aristée, à ces mots, s'arrêta de parler.

Alors, grinçant des dents, l'irascible devin,
Roulant des yeux où brille une glauque lumière,
Aux regards du berger dévoila les destins.
«D'une divinité c'est la juste colère,
Dit-il, qui te ravit ce qui fit ton orgueil,
Décima tes essaims, mit tes ruches en deuil.
Tu gémis ? Souviens-toi d'Eurydice éperdue,
Par ta faute, Aristée, aux Enfers descendue,
Et pour le triste Orphée à tout jamais perdue.
Près du fleuve désert, le coeur rempli d'effroi,
Elle fuyait un jour, rapide, devant toi.
Hélas ! elle n'a pas dans les épais roseaux
Vu ramper un serpent aux monstrueux anneaux.
Eurydice n'est plus ! Ses farouches compagnes,
Les Dryades des bois et des hautes montagnes,
Ont rempli de leurs cris les plaines et les monts
Des sommets du Rhodope aux rives du Strymon ;
Et dans la Thrace entière, au bruit de son trépas,
Les échos ont redit : Hélas ! Hélas ! Hélas !
Le malheureux Orphée, en sa douleur cruelle,
Cherche les lieux déserts, et sur son luth fidèle,
Eurydice, c'est toi, toi seule, ses amours,
Qu'il veut chanter, de l'aube à la chute du jour.
Il va, toujours errant, toujours inconsolable ;
Il franchit des Enfers la porte redoutable,
Et jusque dans l'Hadès, en leur sombre séjour,
Ne craint pas d'affronter ces dieux inexorables
Dont le coeur endurci ne saurait s'attendrir
Aux plaintes des humains condamnés à souffrir.
Cependant aux accords de la lyre plaintive,
De l'Erèbe muet quittant les profondeurs,
Les ombres accouraient au-devant du Chanteur,
Comme un grand vol d'oiseaux, groupés sur une rive,
Prend soudain son essor vers un climat meilleur.
Leur foule se pressait le long du noir abîme,
Les mères, les époux, les héros magnanimes,
Et la vierge innocente, et les fiers jeunes gens
Placés sur le bûcher aux yeux de leurs parents.
Autour d'eux le Cocyte étale sa barrière
Faite d'une eau fétide et de joncs gémissants,
Et le Styx, par neuf fois, autour d'eux se glissant
Leur interdit neuf fois de revoir la lumière.
Même au fond du Tartare, au séjour des supplices,
Le luth a suspendu le cours de la justice :
Cerbère au triple mufle a cessé d'aboyer ;
Le dieu des vents, Éole, oubliant de souffler,
Sur sa roue Ixion s'arrête de tourner ;
Et sur leurs fronts hideux les pâles Euménides
N'entendent plus siffler les serpents homicides.
Enfin, grâce à son luth, vainqueur du noir trépas,
L'aède harmonieux revenait sur ses pas.
Eurydice suivait ; mais une loi sévère
Défendait à l'amant tout regard en arrière.
Nul danger désormais : déjà, sur la hauteur,
Blanchissait faiblement une pâle lueur...
Et voici que soudain, — démence pardonnable !
Mais les Mânes jaloux n'ont jamais pardonné, —
Le triste Orphée oublie, et l'époux misérable,
Impatient de voir un visage adoré,
S'arrête, et, malgré lui, se retourne...
0 terreur ! 0 du sombre Pluton implacable rigueur !
Trois fois la foudre éclate, et le pacte est rompu
Qui liait le tyran à l'amant éperdu.
Faible, une voix gémit : «Orphée, ô cher époux,
Quel dieu cruel, hélas ! s'acharne contre nous ?
Le sommeil de la mort oppresse ma paupière ;
Il me faut à jamais, pour la seconde fois,
Dans l'éternelle nuit retourner en arrière :
O cher Orphée, adieu ; je ne suis plus à toi !»
Elle dit et s'efface, ainsi que dans les airs
Se mêle une fumée à l'impalpable éther.
Orphée étend les bras et ne saisit qu'une ombre ;
Il voudrait lui parler, mais l'ombre a disparu,
Cependant que Charon, le nocher à l'oeil sombre,
Le repousse d'un bord qu'il ne franchira plus.
Que faire désormais ? Où porter sa misère ?
Quelles divinités, quelles âmes de pierre
Pourrait-il émouvoir ? Inutiles efforts !
Déjà son Eurydice, au royaume des morts,
Sur la barque du Styx voguait, pâle et glacée !

Pendant sept mois entiers sa plainte non lassée
S'exhala nuit et jour près du Strymon désert.
Seul parmi les rochers, malgré le rude hiver,
Sur sa lyre fidèle il soupirait sa peine.
Les tigres écoutaient, et dans les bois les chênes
S'inclinaient doucement au son de ses accords.
Ainsi, lorsque, la nuit, la Nature s'endort,
Tu gémis dans les bois, plaintive Philomèle,
Appelant tes petits que d'une main cruelle
Le rude laboureur arracha de leur nid :
L'air retentit au loin de ta plainte éternelle
Qui toujours recommence et jamais ne finit !
Ainsi gémit l'aède, et dans les tristes plaines
Où la Thrace en hiver blanchit sous les frimas,
Solitaire et farouche il a porté ses pas,
Désormais insensible aux tendresses humaines,
Rebelle à tout amour, et se plaignant sans fin
Des Enfers et d'un don qui devait être vain.
Mais les femmes de Thrace ont senti ses mépris.
De son coeur trop fidèle Orphée aura le prix.
Ivres de la fureur des nocturnes orgies,
Bacchantes en délire aux mains de sang rougies,
Elles ont déchiré les membres pantelants
Du Héros, et les ont dispersés dans les champs !

Et l'Hèbre alors, dit-on, sur ses eaux apaisées
Roula la tête pâle aux paupières baissées ;
Et comme reprochant aux dieux leur injustice,
«Eurydice !» criait la voix déjà glacée.
L'âme à son tour, fuyante, appelait : «Eurydice !»
Et tout le long du fleuve, où la tête est passée
L'Écho faible a redit : «Eurydice ! Eurydice !»

Ainsi parla Protée, et, soudain, d'un seul bond,
Le devin disparut au sein du flot profond.
Où son corps a plongé, l'écume a rejailli
Qui s'efface bientôt et se ferme sur lui.


Cette traduction d'Henri Laignoux a été publiée dans sa Petite Anthologie de Virgile, édition définitive, revue et augmentée, Firmin-Didot, 1939