Le cheval de Troie

H. Roux, Herculanum et Pompéi, tome III,
5e série, planche 1, pp.1 sqq (éd. 1875)
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Un cadre composé de deux bandes, l'une d'un rouge foncé, l'autre noire, et séparées par un filet blanc, entoure cette peinture. Elle a été trouvée à Civita, le 7 avril 1761, et représente l'entrée du fameux cheval de bois dans la ville de Troie. Les trois tours et les murs crénelés justifient l'épithète de bien murée qu'Homère donne souvent à la malheureuse Ilion (1). Le cheval est, comme on le voit l'objet principal de notre peinture. Homère (2) lui donne le nom de Douraitos, Dourateos, que Lucrèce lui a conservé (3). D'autres auteurs de l'antiquité (4) l'ont appelé Doureios et Dourios, du mot grec douron, bois. Euripide aime mieux donner à ce nom une autre origine et le rapporter à doru, lance (5).

Il paraît en effet qu'il y avait à Athènes un Duratée, en bronze, d'où sortaient des lances (6), ce qui avait sans doute motivé l'étymologie proposée par Euripide. On en voyait un aussi à Delphes (7), et parmi les peintures de Polygnote, il y en avait une qui représentait Duratée entrant dans la ville de Troie, et laissant apercevoir sa tête par-dessus les murailles, dont on avait été obligé d'abattre un pan. Dans notre peinture, la taille du cheval n'est pas disproportionnée avec la hauteur des murs, et il aurait très bien pu entrer par la porte. C'est d'ailleurs ainsi que le fait a été représenté dans la Tabula Iliaca (8). De tous les monuments antiques qui nous été conservés, il n'y en a que deux, sans compter celui-ci, où le cheval Duratée ait été mis en scène : ce sont la Tabula Iliaca et une pierre précieuse du musée Gualdi (9).

La littérature ancienne fournit sur ce sujet des documents nombreux (10). Le Duratée de notre peinture, dont on n'aperçoit que la partie antérieure, sort de derrière une tour entre les crénaux de laquelle passe une draperie d'un rouge foncé. Il est de couleur jaunâtre. Sa tête est ornée d'une têtière et d'une espèce de cimier qui imite une figure humaine ou un masque et se termine en forme de crinière. Cet ornement fut peut-être donné au cheval de Troie, pour indiquer qu'il était consacré à Minerve (11). Une bande assez large, couleur de laque, lui entoure le cou et vient s'attacher sur le poitrail. Son dos est couvert d'une peau de bête de la même couleur.

Entre ses jambes est un support, comme on en voit dans beaucoup de statues équestres. Le support et les pieds du cheval posent sur un grand socle en bois, au bas duquel est un rond, aussi en bois, qui est sans doute une des roues de la machine. Pedibusque rotarum Subjiciunt lapsus (12).

Plusieurs cordes attachées au socle, malgré l'autorité de Virgile, qui veut les faire partir du cou du cheval : Et stupea vineula collo / Intendunt (13), sont tirées par deux rangs de personnes, parmi lesquelles il n'y en a que quatre peintes d'une manière distincte. Les deux premières sont bizarrement vêtues ; elles portent un habit blanc, qui leur descend jusqu'à mi-cuisse ; une espèce de draperie leur couvre la poitrine, les épaules et la tête. Les deux autres, peintes en clair-obscur rougeâtre, ont un masque en forme de museau de chien. Ces figures ne sont pas la moindre singularité de notre peinture. Pour en donner une explication, nous ferons observer d'abord que le cortège de Duratée dut avoir le caractère d'une cérémonie religieuse, et que le cheval de bois était en effet considéré par les Troyens comme une offrande agréable à Minerve leur déesse protectrice, et enfin que dans les fêtes eu l'honneur de Bacchus (14), d'Isis (15) et de la déesse Syria (16), les anciens employaient les masques. A Athènes, dans certaines fêtes, dans des cérémonies ou dans des pompes religieuses, des personnes masquées se disaient et se renvoyaient l'une à l'autre des mots piquants (17). Ainsi, il est assez vraisemblable que l'artiste a emprunté aux Bacchanales les masques qu'on employait souvent dans ces sortes de fêtes ; et qu'il a voulu donner ainsi à la scène qu'il représentait le caractère de l'allégresse, d'une joie délirante, et peut-être du dévergondage et de l'ivrognerie. Philostrate (18) a eu une idée toute pareille de l'état où se trouvaient les Troyens dans cette occasion.

On pourrait tirer parti en outre, pour l'intelligence du sujet, de quelques traditions des religions païennes. Dans les fêtes de la Grande-Mère Ida, dont le culte avait été apporté à Rome de Pessinunte, ville de Phrygie (19), on était dans l'usage de se masquer (20). A Rome, les masques figuraient dans les Qitiiujucrtriac mineures, instituées en l'honneur de Minerve (21). Enfin, la mère Ida et la Minerve antique étaient une seule et même divinité. Il serait donc possible que les Troyens eux-mêmes eussent porté des masques dans leurs cérémonies religieuses, et que cet usage eût suivi le culte de leurs divinités, quand les Grecs et les Romains allèrent chercher des dieux dans la terre classique de la Troade.

Quant à la forme particulière des masques de notre peinture et à la ressemblance que deux d'entre eux ont avec des museaux de chien, nous dirons qu'il parait constant que, dans les fêtes Isiaques, ce genre de masques était adopté de préférence. Dans les fêtes de Minerve, il y en avait qui imitaient des têtes de lions, de corbeaux et d'autres animaux (22).

Un personnage danse à côté de ceux qui tirent à eux le cheval de bois. Deux autres sont dans une attitude à peu près pareille, en face du cheval lui-même. A gauche de Duratée, l'on voit lui groupe de femmes et de jeunes filles avec des rameaux à la main. Elles sont vêtues de robes blanches et portent des voiles rouges, relevés en arrière (23). Leurs visages semblent couverts de masques de la même couleur.

De l'autre côté on voit une longue procession de personnages en robes longues, qui tiennent en main des torches allumées (24). Dans le milieu du plan qui sépare cette procession de ceux qui tirent la machine, s'élève une colonne surmontée d'une urne et d'objets qu'on ne peut distinguer : on peut y voir un monument funèbre ; et si on veut l'attribuer à quelque personnage historique, ce sera le tombeau d'Hector (25), ou celui d'Ilus (26), ou bien encore celui de Laomédon (27).

Un vieillard vêtu d'une longue draperie, la tête appuyée dans sa main droite, est assis sur une pierre au pied de la colonne et à côté d'un grand arbre dans l'attitude d'un homme qui souffre ou qui réfléchit. De l'autre côté de la colonne on aperçoit plusieurs cyprès. Derrière est un édifice qui ressemble à un temple, et, en face, sur une base de porphyre, ornée d'une draperie de couleur changeante entre le rouge et le bleu, s'élève une Pallas en métal jaune, coiffée d'un casque et armée d'une lance et d'un bouclier. Une figure, revêtue d'une longue robe, est à genoux à côté du piédestal, et, les mains élevées vers la déesse, elle lui adresse ses supplications. C'est peut-être l'épouse de Laocoon, épouvantée par la mort de ses fils et par la cécité de son mari, tâchant d'apaiser la déesse ; ou Cassandre suppliant Pallas de pardonner aux Troyens leur stupide incrédulité aux prédictions qu'elle leur a faites ; ou Hécube remerciant Minerve de la délivrance d'Ilion. Un vieillard vêtu de blanc, les cheveux tombant sur les épaules, semble la regarder et porte à la main quelque chose qu'on ne saurait distinguer. Dans le lointain, on voit des montagnes et un paysage qui se termine par un ciel bleu ; enfin sur une hauteur, entre le temple et les montagnes, une femme, la poitrine nue et le bras droit élevé, agite une torche ou un rameau. On y reconnaît Cassandre, tenant en main un laurier, et prédisant aux Troyens incrédules la ruine de leur patrie (28) ; ou Hélène donnant avec une torche un signal aux Grecs qui se tiennent cachés (29), et attendent avec impatience le résultat de leur stratagème.


(1) Euripide, Troad. 5 ; Ovide, Fast. 219
(2) Odyssée, VIII, 493
(3) I, 477.
(4) Q. Calabrus, XII, v. 135.
(5) Troad., v. 14.
(6) Hesychius.
(7) Pausanias, X, 9.
(8) Fabretti, de col. Traj.,p. 314.
(9) Licetus, Ant. Schem., p. 310.
(10) Tryphiodore, Il. excid., 61 ; Q. Calabrus, XII, 135.
(11) Hyginus, Fab. 108 ; Servius, Aen., II, 17 ; Horace, IV, ode VI, 13.
(12) Virgile, Aen., II, 235.
(13) Id., ibid., 236.
(14) Marescotti, de Person., c. 13.
(15) Apulée, Met., XI.
(16) Id., ibid., VIII.
(17) Ulpien, de Falsa legat., p. 388.
(18) Apoll. Tyan., V, 26.
(19) Tite-Live, XXIX, 10 ; Ovide, Fast., IV, 179.
(20) Hérodien.
(21) Ovide, Fast., VI, 654.
(22) Casaubon dans Lampridius, p. 214.
(23) Callimaque, Frag. II, p. 234.
(24) Meursius, Panath. ch.8 ; Apulée, Met. XI ; Lactance, I, 21. (25) Q. Calabrus, X, 386.
(26) Homère, Il., XI, 271.
(27) Servius, Aen. II, 241.
(28) Tryphiodore, 355
(29) Q. Calabrus, XII, 60.


Commentaire de M. L. Barré dans l'édition d'Herculanum et Pompéi mentionnée ci-dessus.