Edition de Guillaume Le Roy, Lyon, 1487

Ci commence la fiction
De l'image à Pygmalion.

Pygmalion le statuaire
Sculptait et le bois et la pierre,
La cire et l'os et le métal,
Toute matière en général
Qu'on voit en telle oeuvre fournie.
Or un jour pour son grand génie
Eprouver (car aucun mortel
Depuis n'eut oncques talent tel
Pour acquérir et los et gloire),
Il fit une image d'ivoire.
Tant y mit de soin, de travail,
Jusque dans le moindre détail,
Qu'il fit une image parfaite,
Si bien compassée et si nette,
Qu'elle semblait prête à mouvoir ;
Rien de si beau n'eût-on pu voir.
Onc Hélène ni Lavinie
N'avaient eu sa grâce infinie,
Son teint, son port, sa majesté,
Ni de sa splendide beauté
Voire la dixième partie.
Tant son âme est lors ébahie,
En la voyant, Pygmalion,
Qu'il ne fait pas attention
Qu'Amour en ses réseaux l'enlace,
En lui ne sait ce qui se passe.
Sans cesse à soi-même il se plaint,
Mais sa souffrance oncques n'éteint :
Las ! dit-il, quelle est cette rage ?
Rêvé-je ? Or j'ai fait mainte image
Dont nul ne connaîtra le prix
Et d'amour onc ne fut surpris.
Et par celle-ci ma pensée
Voilà toute bouleversée
Et mon coeur brisé sans retour.
D'où me vient ce fatal amour ?
J'aime une image sourde et mue
Qui ne branle ni ne remue
Et de mes feux pitié n'aura.
Comment tel amour me navra ?
Nul n'est qui parler en ouïsse
Qui par trop ne s'en ébahisse.
Une reine encor si j'aimais,
Pitié peut-être espérerais,
Car enfin c'est chose possible.
Mais tant cette amour est horrible
Que c'est crime de s'y livrer ;
Nature n'a pu l'inspirer.
En moi mauvais fils a Nature,
Trop suis-je vile créature ;
Aussi ne la dois-je blâmer
Si je veux follement aimer.
Il n'est plus fol que moi, je pense.
Or que faire en cette occurrence ?
Dois-je m'en prendre à d'autre ?
Non. Depuis qu'ai Pygmalion nom
Et que sur mes deux pieds chancelle,
Je n'ouïs parler d'amour telle.
Pourtant, à parler franchement,
Est-ce trop aimer follement ?
Car, après tout, si l'on peut croire
Ce que nous raconte l'histoire,
Maints ont plus follement aimé.
N'aima-t-il pas au bois ramé,
A la fontaine claire et pure,
Narcisse sa propre figure,
Quand il crut sa soif étancher ?
Il ne s'en put onc arracher,
Mais en mourut, nous dit l'histoire,
Qui toujours est de grand' mémoire.
Donc, moins fol suis-je toutefois ;
Car lorsque je veux, maintes fois
Je la prends, l'accole et la baise,
Et mieux supporte mon mésaise.
Mais lui, celle avoir ne pouvait
Que dans la fontaine il voyait.
D'autre part, en maintes contrées
Maints ont maintes dames aimées,
Et fins amants à les servir
Sans jamais un baiser cueillir
Se sont peines toute leur vie ;
Donc Amour, malgré ma folie,
M'a frappé moins cruellement.
Mais non. Je m'abuse vraiment ;
Car, malgré tout, en leur doutance,
Ils ont toutefois espérance,
Tandis qu'ils rêvent aux doux jeux
Qu'attendent tous les amoureux
Et d'un baiser et d'autre chose ;
Pour moi toute espérance est close.
Car si je veux me contenter,
L'accoler, baiser et flatter,
Je trouve ma mie aussi froide
Qu'un ais de bois et aussi roide ;
Quand je l'effleure d'un baiser
Je sens ma bouche se glacer.
Hé ! pardonnez, ma douce amie,
Ma rudesse et mon infamie ;
Frappez-moi, point ne m'épargnez ;
Car du moment que vous daignez
Me regarder et me sourire,
Cela me doit, je crois, suffire,
Car doux regard et ris piteux
Sont aux amants délicieux.
Ci demande Pygmalion,
En offrant l'amende, pardon
A son image des paroles
Qu'il dit d'elle et qui sont trop folles.
A genoux Pygmalion lors
De pleurs inonde tout son corps,
Son gage tend et puis s'amende.
Elle n'a cure de l'amende,
Puisque rien n'ouït ni ne sent
Ni de lui ni de son présent,
Si bien qu'il craint perdre sa peine
Et de sa dureté se peine,
Non plus ne sait son coeur ravoir ;
Amour lui prend sens et savoir,
Si bien que tout s'en déconforte,
Ne sachant s'elle est vive ou morte.
Lors il la tâte de la main,
Et comme pâte de son sein
Croit sentir la chair qui se plie,
Mais c'est sa main qu'il y appuie.
Ainsi Pygmalion combat
Sans paix ni trêve ; en même état
Un seul instant onc ne demeure ;
Il aime, il hait, il rit, il pleure,
Tantôt joyeux, tantôt navré,
Apaisé, puis désespéré.
Puis il la vêt en mainte guise
De robe faite à grand' maîtrise
De beau drap de laine ou soyeux,
D'écarlate, de lin moelleux,
De bleu, de vert ou de brunete,
De couleur fraîche fine et nette,
Où moult a riches carreaux mis
D'hermine, vair ou petit gris,
Puis les ôte pour qu'il revoie
Comme lui sied robe de soie,
Satins rayés et camelots,
Velours, tissus orientaux,
Bleus, vermeils, bis, d'or en la frange ;
Certe on dirait un petit ange
A voir son air simple et doucet.
Puis ensuite un voile il lui met
Et dessus couvre-chef de fête
Qui couvre le voile et la tête,
Mais qui ne couvre pas les traits,
Méprisant les usages laids
Des Sarrasins qui d'étamines
Couvrent la face aux Sarrasines
Par les chemins matin et soir,
Pour que nul ne les puisse voir,
Tant sont pleins de jalouse rage.
Puis après il reprend courage
D'ôter tout et mettre rubans
Jaunes, vermeils, verts, bleus et blancs,
Et bandeaux gracieux et frêles
De soie et d'or à perles grêles,
Et dessus la coiffure asseoir
Un moult délicieux fermoir,
Et dessus la blanche voilette
Une couronne d'or coquette
Où scintillent de mille feux
Maints diamants moult précieux,
Et maintes autres pièces rares
Et beaux chatons à quatre carres
Et à quatre demi-compas,
Sans ce que je ne compte pas
De pierrerie autre menue
Qui sied autour épaisse et drue.
Puis à ses deux oreilles pend
Deux verges d'or grêle et brillant ;
Pour tenir la coiffe qui baille,
Deux broches d'or au col lui baille ;
Emmi le sein une autre met
Et de la ceindre s'entremet,
Mais de ceinture si jolie
Qu'onc pucelle n'eut telle mie,
Et d'où riche aumônière pend
Moult gentille et pleine d'argent ;
Et puis y met cinq pierres fines,
L'élite des rives marines,
Dont pucelle joue aux marteaux
Lorsque les trouve ronds et beaux,
Et puis à grand' cure lui chausse
En chaque pied soulier et chausse
Moult artistement entaillés
A deux doigts juste des pavés.
N'était pas de houzeaux gênée,
Car n'était pas de Paris née ;
Trop dur eût été d'être ainsi
Chaussé, pour un pied si joli.
D'une aiguille bien effilée
D'or fin, de fil d'or enfilée,
Lui a, pour mieux être vêtus,
Ses bras étroitement cousus,
Puis lui baille fleurs nouvelettes
Dont les gentilles pucelettes
Font au printemps leurs chapelets,
Leurs pelotes, leurs oiselets
Et diverses choses nouvelles
Délectables aux damoiselles,
Et chapelets de fleurs lui fait ;
Oncques n'en vîtes si parfait,
Car sa science il y mit toute.
Annelet d'or au doigt lui boute
Et dit comme loyal époux :
Belle douce, j'épouse vous
Et deviens vôtre et vous la mienne ;
Qu'Hymen, que Vénus s'en souvienne
Et daigne à nos noces venir ;
Prêtres ni clercs n'irai quérir,
Non plus prélats, mitres ni crosses,
Ceux-là sont les vrais dieux des noces.
Lors chante à haute et claire voix
Et tendre et douce toutefois,
Au lieu de messes, chansonnettes
Des jolis secrets d'amourettes,
Et fait ses instruments sonner
A n'en pas ouïr Dieu tonner,
Car il en a de cent manières,
Et ses mains volent plus légères
Sur les cordes des violons,
Et plus savantes qu'Amphyons
Quand il bâtit les murs de Thèbes.
Harpes il a, guigues, rubèbes,
Luths et guitares à la fois,
Pour se divertir à son choix,
Et par ses salles et ses loges
Fait sonner toutes ses horloges
Faites à roue habilement
Et de continu mouvement.
Orgues il a bien maniables
Et d'une seule main portables
Où l'on souffle et touche à la fois,
Et chante avec à pleine voix
Beaux mottets à ténor et contre,
Puis frappe cymbales encontre ;
Puis souffle dans ses chalumeaux,
Et maints airs joue en ses pipeaux,
Prend tambourin, et flûte, et timbre
Dont tambourine et flûte et timbre ;
Puis trompette et chevrettre prend
Et de chacune va jouant,
Puis prend sa muse et se travaille
Sur sa trompe de Cornouaille ;
Et vielle et psaltérion
Maniant avec passion,
Il trépigne et bondit et baie,
Frappe du pied parmi la salle
Et la prend par la main dansant ;
Mais au coeur moult a grand tourment,
Car point ne répond ni ne chante
A ses cris sourde son amante.
uis il l'embrasse, et de ce pas
Dedans sa couche entre ses bras
L'étend, la baise et puis l'accole ;
Mais ce n'est pas de bonne école
Quand se baisent deux amoureux
Si baisers ne plaisent aux deux.
Ainsi s'occit, ainsi s'affole,
Surpris de son action folle,
Pygmalion l'infortuné
Par sa sourde image enchaîné,
Tant qu'il peut la pare et décore
Et toujours la sert et l'adore,
Et quand il voit son beau corps nu
Plus beau le trouve que vêtu.
Lors il advint qu'en la contrée
Fut une fête célébrée
Où mainte merveille advenait.
D'un temple que Vénus avait,
Aux fêtes vint grande affluence.
Le Varlet qui moult a fiance,
Pour son fol amour éclaircir,
Y voulut à son tour venir.
Lors se plaint aux dieux, se lamente
De l'amour qui tant le tourmente ;
Or maintes fois le gent Varlet
Moult les servit, car il était
Bon ouvrier habile et sage
Et leur fit mainte belle image,
Toujours vécut en chasteté.

Pygmalion

Beaux Dieux, dit-il, votre bonté,
Je le sais, est toute-puissante.
Oyez ma requête présente :
Déesse de ce temple, et toi,
Sainte Vénus, écoute-moi.
Sans doute es-tu moult courroucée
Que Chasteté soit exaucée ;
Oui, j'ai ton courroux mérité,
Trop l'ai servie en vérité.
Je m'en repens et te conjure
De me pardonner mon injure
Et m'octroyer par ta pitié,
Ta douceur et ton amitié,
Que devienne ma douce amie
Et de femme ait corps, âme et vie,
La belle qui m'a pris mon coeur
Et qui d'ivoire a la pâleur.
Délivre-moi, bonne déesse,
Et si Chasteté je ne laisse,
Que je sois exilé, pendu,
A grand' haches tout pourfendu,
Qu'en sa triple gueule me noie,
Tout vif m'engloutisse et me broie,
Me lie et me charge de fers
Cerbérus le portier d'enfers !

L'Auteur

Or Vénus, la requête ouïe
Du varlet, s'est moult éjouïe,
De ce que Chasteté laissait
Et d'elle servir s'empressait,
Tout plein de bonne repentance
Et prêt à faire pénitence
Dans les bras de son cher objet
Si vivant oncques le tenait.
Pour mettre fin à sa souffrance
Lors Vénus, en grand' jouissance,
Une âme en l'image conçut
Qui si très belle femme fut,
Que jamais, en nulle contrée,
Si belle on n'avait rencontrée.
Plus n'est au temple séjourné
Et vers sa mie est retourné
Pygmalion, et ne s'arrête,
Une fois faite sa requête ;
Car plus ne se pouvait tarder
De la tenir et regarder.
Lors à grands pas il s'évertue
Tant qu'il ait sa belle revue.
Rien du miracle il ne savait,
Mais en Dieu grand' fiance avait,
Et quand de plus près la regarde,
Plus son coeur frémit, saute et arde ;
Il voit les cheveux blondoyants
Comme ondes ensemble ondoyants,
Et voit qu'elle est vive et charnue ;
Il entrebaille sa chair nue
Et sent le pouls battre et mouvoir.
Est-ce mensonge ou fol espoir ?
Il sent les os, il sent les veines,
Qui de sang étaient toutes pleines,
Puis se recule épouvanté,
Car il a peur d'être enchanté
Et n'ose plus s'approcher d'elle.

Pygmalion

Quelle est donc cette erreur nouvelle ?
Veillé-je ? Non. Un songe, hélas !
Telle évidence n'aurait pas.
Un songe ? Eh bien, non, je veille.
D'où peut venir telle merveille ?
Est-ce fantômes ennemis
Qui se sont en l'image mis ?

L'Amant

Lors lui répondit la pucelle
Soudain, l'avenante, la belle,
Aux cheveux ondoyants et blonds :

L'Image à Pygmalion

Ce n'est ennemis ni démons,
Doux ami, mais c'est votre amie ;
Donnez-moi votre compagnie,
Et je vous offre mon amour
Céans, s'il vous plaît, en retour.

L'Amant

Quand certaine la chose entend
Et voit le miracle évident,
Alors il s'avance et s'assure
A nouveau si c'est chose sûre,
Et moult lui donne volontiers
Son corps et son coeur tout entiers.
A ces mots tous deux s'entr'allient,
De leur amour s'entre-mercient ;
Comme deux tendres colombeaux,
N'est nulle joie et doux assauts
Qu'alors tous deux ne s'entrefassent.
En longs transports ils s'entr'embrassent
Et s'entrebaisent tout le jour
Et se témoignent leur amour.
Aux Dieux tous deux grâces rendirent
Qui pour eux tel miracle firent,
Et par dessus tous à Vénus
Qui les avait aidés le plus.
Or est Pygmalion bien aise,
Or n'est-il rien qui lui déplaise.
Elle ne lui refuse rien,
Ce qu'il veut, elle le veut bien,
Lui de même obéit et prie,
Il fait toute sa fantaisie,
Et pour rien ne la contredit.
Il la mène enfin dans son lit,
De bon vouloir et sans contrainte.
Tant ont joué, qu'elle est enceinte
De Paphus qui donna son nom
A l'île de Paphos, dit-on,
Et jour à Cyniras, roi sage,
Fors seulement en un passage.

Traduction en vers de Pierre Marteau (1879)