Nymphes de la Troade, filles du Xanthe, vous qui,
renonçant au soin de tresser vos cheveux et aux
amusements délicieux de votre fleuve natal, montez
quelquefois sur le sommet de l'Ida pour y danser en choeur,
accourez à mon aide ; quittez les eaux retentissantes
au milieu desquelles vous habitez, et venez m'apprendre
quelles furent les pensées d'un berger destiné
à juger les dieux. Pourquoi le vit-on descendre de ses
montagnes et franchir un élément qui lui
était inconnu ? Pourquoi, conduit par un destin fatal,
alla-t-il s'embarquer, s'il ne devait aboutir qu'à
bouleverser la mer et la terre ? Quelle fut la cause subite
d'un différend dans lequel on vit des bergers
prononcer entre les immortels ? Quel jugement termina cette
dispute divine ? Comment le nom d'une jeune beauté
d'Argos put-il voler jusqu'à Troie ? Racontez-moi
toutes ces choses, filles immortelles ; vous qui, du haut des
rochers de l'Ida à double colline, avez vu le beau
Pâris reposant dans des lieux solitaires, et la
déesse Vénus, cette reine des Grâces,
s'applaudissant de sa beauté.
Le divin enfant qui verse le nectar au maître du
tonnerre s'était déjà rendu sur les
sommets élevés des montagnes de Thessalie,
retentissants des chants d'hyménée en l'honneur
du fils d'Eaque ; tous les dieux y accouraient, voulant
illustrer, par leur présence, les noces
célèbres de la soeur d'Amphitrite. Jupiter
avait abandonné l'Olympe, et Neptune le fond des eaux
; Apollon était arrivé, précédant
la troupe harmonieuse des Muses, empressées en ce jour
à descendre de l'Hélicon. L'épouse et la
soeur de Jupiter marchait après lui ; la fille de
l'Harmonie, la déesse qui naquit de l'écume
azurée des mers, ne tarda pas à se rendre dans
la retraite du centaure Chiron ; la Persuasion y vint aussi,
armée de quelques traits dont elle avait
allégé le carquois du petit dieu qui porte un
arc ; elle apportait la couronne nuptiale qu'elle avait
préparée elle-même. Minerve, ayant
déposé le casque dont le poids énorme
surcharge sa tête, suivait les autres dieux à
cette noce, quoique assez ignorante du mystère de
cette cérémonie. La fille de Latone, la soeur
d'Apollon, Diane elle-même, toute sauvage qu'elle est,
n'avait pas dédaigné d'assister à la
fête. Le dieu Mars s'y rendit aussi. Tel on l'avait vu
jadis chez Vulcain, sans casque et sans lance, tel il parut
aux noces de Pélée ; il n'avait point
endossé ce jour-là sa cuirasse, il ne portait
pas le fer homicide ; on le vit même sourire en
dansant. La Discorde s'y montra, sans que le centaure Chiron
ou Pélée daignassent lui faire le moindre
accueil. Enfin Bacchus, secouant dans l'assemblée ses
tresses dorées, éparpillait çà et
là des raisins qui s'en détachaient, et faisait
ainsi flotter sa chevelure au gré du zéphyr.
Telle on voit une génisse piquée par le taon,
cet insecte ennemi de son espèce, quitter des pacages
qui lui fournissaient une nourriture abondante, pour courir
au fond des forêts : telle la Discorde, devenue
furieuse par l'excès de sa jalousie, portait
çà et là ses pas inquiets, cherchant un
moyen de troubler le festin des dieux. Quelquefois, se
relevant sur la pierre qui lui servait de siège, elle
se tenait debout ; mais bientôt elle s'asseyait de
nouveau. Souvent elle portait ses mains à terre, sans
y rencontrer une seule pierre qui pût servir
d'instrument à sa rage. Elle aurait voulu disposer
à son gré du feu céleste qui roule avec
tant de fracas lorsqu'il est enflammé, ou
réveiller les Titans au fond de leurs cavernes
souterraines, pour ébranler la demeure du maitre des
dieux. Malgré la passion qui l'aveuglait, elle laissa
à Vulcain l'honneur de manier le feu divin pour y
forger les armes de Jupiter. Elle eut bientôt une autre
pensée : ce fut de faire retentir les airs du choc
épouvantable de boucliers qui se heurteraient ensemble
; elle espérait que les dieux, troublés par cet
horrible fracas, se lèveraient tous en sursaut ; mais
elle craignit l'ardeur guerrière du dieu qui porte
sans cesse un bouclier ; aussi imagina-t-elle une autre ruse.
Elle se souvint du jardin des Hespérides, où
croissent des pommes d'or ; elle espéra avoir
trouvé la plus belle source de dissensions ; elle se
flatta d'exciter par là une guerre mémorable.
Ayant donc été chercher une de ces pommes, elle
la jeta au milieu du festin, et répandit ainsi le
trouble entre les déesses. Junon, orgueilleuse
d'être l'épouse de Jupiter, se leva
étonnée, et voulut s'en saisir. Vénus,
comme la plus belle des immortelles, veut également la
posséder, comme étant le trésor des
Amours ; Junon insiste pour la prendre, et Minerve ne veut
pas céder. Mais Jupiter, voyant la querelle survenue
entre les déesses, appela son fils Mercure, et lui
parla ainsi : «Tu connais sans doute le fils de Priam,
le beau Pâris qui paît les troupeaux sur les
montagnes situées dans les environs de Troie, au pied
desquelles le Nautile roule ses flots. Va lui porter cette
pomme ; ordonne-lui de ma part de décider quelle est
celle des déesses qui l'emporte sur les autres par la
beauté régulière de ses traits, ou pour
la manière dont les paupières se joignent entre
elles, ou par le contour du visage. Que cette pomme soit le
prix de la beauté pour celle qui aura
été jugée la plus belle». Tels
sont les ordres que le fils de Saturne donna à
Mercure. Celui-ci, soumis aux volontés de son
père, s'achemina vers le lieu où il lui
était prescrit d'aller, servant de guide aux
déesses et remarquant bien si elles le suivaient.
Chacune prétendait avoir plus de charmes que ses
rivales. Cypris, toujours habile dans l'art de
séduire, déployant alors son voile et
dénouant l'agrafe embaumée qui retenait sa
chevelure, sema l'or parmi ses boucles et dans ses cheveux.
Ensuite, regardant tendrement les Amours, elle leur parla
ainsi : «Le moment décisif s'approche, mes
enfants ; rassemblez-vous autour de votre mère. C'est
aujourd'hui qu'on doit juger si je possède quelque
beauté. J'ignore à qui le berger adjugera la
pomme, et cette incertitude me donne des craintes. Junon est,
dit-on, la mère des Grâces ; elle dispose
à son gré des sceptres, et distribue les
empires. Pallas préside aux combats. Moi seule, entre
les déesses, je n'ai aucune puissance. Ni
l'autorité royale, ni la lance, ni les javelots, ne
sont de mon partage. Mais pourquoi concevrais-je de vaines
alarmes ? Au lieu de pique, n'ai-je pas une arme bien
puissante dans cette ceinture qui me sert à
enchaîner les Amours, charmés des liens que je
leur impose ? Ne suis-je pas armée d'un aiguillon bien
piquant et d'un arc dont les traits sont assurés ?
Combien de mortelles souffrent des ardeurs que leur inspire
cette ceinture fatale, sans pouvoir trouver la mort qu'elles
implorent !» Ainsi parla Vénus aux doigts de
rose. Les Amours, dociles à la voix de leur
mère, s'empressèrent d'accourir à son
secours.
Déjà le messager de Jupiter parcourait le
sommet du mont Ida, tandis que le jeune Pâris paissait
les troupeaux de son père vers l'embouchure du fleuve
Anaure, faisant le compte de ses taureaux et de ses brebis.
Une peau de chèvre sauvage lui pendait derrière
le dos jusqu'au genou ; il portait une houlette, dont il se
servait pour conduire ses taureaux. Tel Pâris marchait
au-devant de son troupeau, réglant ses pas sur la
mesure des airs dont il faisait retentir son chalumeau. Son
chant, quoique rustique, n'en était pas moins
mélodieux. Souvent, assis dans des lieux solitaires,
il abandonnait son âme à la mélodie au
point d'oublier ses taureaux et ses brebis. Là,
suivant l'usage des bergers, il entonnait sur ses pipeaux
champêtres un hymne à Pan et à Mercure,
ses dieux chéris. Ses chiens, touchés de ses
accents, cessaient alors d'aboyer ; ses taureaux suspendaient
leurs mugissements : Echo seule, cette divinité
aérienne qui n'a jamais proféré
d'elle-même aucun son, répétait tous ceux
dont il faisait retentir le mont Ida. Les génisses
ayant satisfait leur faim, reposaient sur l'herbe, et elles
étaient pesamment accroupies ; elles
l'écoutaient dans un muet contentement. Il
était arrêté sur une hauteur et assis
à l'ombre de quelques arbrisseaux, lorsqu'il
aperçut de loin le messager des dieux. Il ressentit un
tel effet en le voyant qu'il se leva à l'instant, pour
se soustraire aux regards de tant de divinités qu'il
redoutait déjà. Quoiqu'il ne fût pas
encore las de chanter, il interrompit la chanson
commencée, et il s'éloigna, laissant sur
l'herbe les roseaux dont il venait de tirer des sons si
mélodieux. Le divin fils de Maïa, cherchant
à le rassurer, lui parla ainsi : «Bannis la
crainte et laisse là tes brebis. Viens juger des
divinités qui ont quitté le ciel pour
comparaîre devant toi. Vois quelle est celle dont la
beauté te parait préférable, et
donne-lui cette pomme ; ce sera pour elle un prix bien
doux». A peine avait-il achevé, que Pâris,
promenant ses regards timides sur les immortelles,
s'était mis en devoir de juger quelle était la
plus belle. Il comparait l'éclat dont brillaient leurs
yeux, les formes du cou, l'or qui relevait la parure de
chacune, l'élégance du pied ; rien ne lui
échappait. Minerve s'approchant de lui avant qu'il
eût pu prononcer, et le saisissant par la main, tandis
qu'il souriait à la vue de tant de charmes, lui parla
ainsi : «Approche, fils de Priam : ni l'épouse
de Jupiter, ni la reine des Amours, ne méritent
d'arrêter tes regards : que la déesse de la
valeur, que Pallas seule obtienne de toi des éloges.
C'est à toi, dit-on, qu'est commis le soin de
gouverner et de défendre les murs de Troie : apprends
que je peux mettre en toi la délivrance de ton peuple,
et te sauver des fureurs de Bellone. Décide en ma
faveur, et je t'instruirai dans l'art de la guerre, je
t'égalerai aux plus vaillants guerriers».
Comme Minerve disait ces mots, Junon prit la parole, et
s'adressant à Pâris : «Si tu m'adjuges,
dit-elle, le prix de la beauté, je te promets de te
faire régner sur l'Asie entière. Laisse les
soins belliqueux. Qu'importe la guerre au souverain dont la
puissance n'est pas contestée ? Les rois commandent
également aux plus vaillants et aux plus lâches
d'entre les mortels. Ce ne sont pas toujours les favoris de
Minerve qui sont assis au plus haut rang. Ceux qui suivent
Bellone avec le plus d'ardeur périssent les premiers
!» Ainsi la reine des immortelles cherchait à
séduire son juge en lui promettant le pouvoir
suprême.
Vénus parla à son tour, et, pour paraître
avec plus d'avantage, elle commença par délier
les agrafes qui attachaient sa tunique. Dès qu'elle
fut en liberté, elle se redressa, sans rougir de ce
qu'elle allait faire ; et puis, dénouant sa ceinture
où résident les tendres Amours, elle
présenta sa gorge nue, en étala complaisamment
toutes les beautés ; puis, s'adressant au berger avec
un sourire de volupté : «Jouis, dit-elle, jouis
de tous les charmes que j'offre à ta vue. Ne
méritent-ils pas bien la préférence sur
les travaux guerriers ? et leur possession ne vaut-elle pas
mieux que celle de tous les sceptres et de tous les royaumes
de l'Asie ? Les fatigues des combats me sont
étrangères. Et qu'ai-je affaire de boucliers ?
Les femmes se distinguent surtout par l'éclat de leur
beauté. Je ne donne pas la valeur ; mais je peux te
donner une compagne charmante. Ce n'est pas sur un
trône que te je ferai monter, mais je te ferai monter
au lit d'Hélène. Tu ne quitteras Troie que pour
aller former à Sparte les noeuds les plus
fortunés».
A peine la déesse avait-elle achevé, que
Pâris lui adjugea le prix de la beauté : elle
reçut de ses mains la pomme qu'elle avait tant
souhaitée, source fatale de divisions et de combats.
Elle n'eut pas plutôt en sa possession ce gage
précieux, qu'élevant la voix, et s'adressant
d'un air moqueur aux autres déesses :
«Céderez-vous enfin, leur dit-elle, la victoire
à votre rivale ? Je me suis toujours piquée de
beauté ; et son éclat que j'ai tant
chéri me suit partout. C'est à toi, Junon, que
les Grâces doivent le jour la naissance de ces filles
charmantes te causa, dit-on, des douleurs horribles.
Malgré cela, elles t'ont désavouée
aujourd'hui même ; il n'y en a pas une seule qui ait
daigné te secourir. Auguste reine qui présides
au choc des boucliers, quoique tu sois la mère du dieu
qui forge les armes, Mars, qui sait les employer avec autant
de succès que de fureur, n'est point accouru à
ton aide. De quoi t'ont servi les flammes que ton fils allume
à son gré ? Et toi, déesse infatigable
dans les combats, qui peut t'inspirer cette fierté qui
se peint dans tes regards ? Tu n'es point le fruit d'un
tendre hymen ; ce n'est pas au sein d'une mère que tu
as été conçue : tu dois le jour au fer
qui t'ouvrit un passage à travers le cerveau de
Jupiter. Pourquoi, endossant une armure d'airain, fuis-tu le
tendre Amour ? Si tu préfères les exercices de
Mars, c'est que tu ignores les douceurs d'un lien
adoré, et que tu n'as jamais senti le charme qu'on
goûte en aimant. N'avoueras-tu pas que celles d'entre
nous qui font vanité de je ne sais quels travaux
guerriers dont elles retirent si peu de gloire, qui renoncent
aux graces de leur sexe, sans avoir les qualités qui
distinguent les hommes, sont des êtres bien inutiles,
et bien éloignés du degré de valeur
auquel elles prétendent ?»
C'est ainsi que Cypris insultait à Pallas. Le prix de
la beauté, qui venait de lui être accordé
en dépit de Junon et de Minerve, était une
source de malheurs qui présageait la ruine des
cités. L'infortuné Pâris,
transporté d'amour pour un objet qu'il ne connaissait
pas encore, et songeant déjà aux moyens de le
posséder, manda aussitôt d'habiles ouvriers. Il
les conduisit dans le fond des forêts : là il
leur donna ordre d'abattre les plus beaux troncs. Ces
travaux, qui devaient avoir une si funeste issue, furent,
dirigés par les avis de Phéréclus, qui,
pour servir la passion insensée du fils de Priam, lui
fit construire des vaisseaux. Déjà ce
malheureux prince avait quitté les sommets du mont Ida
pour un élément perfide. Il voguait sur la
vaste étendue des mers, après avoir offert sur
le rivage plus d'un sacrifice à la déesse qui y
reçut la vie. Bientôt les signes les plus
fâcheux lui apparurent. Les flots irrités
s'élancèrent en grondant jusqu'aux cieux, et
s'étendirent jusque vers le pôle où sont
les deux Ourses, comme un grand voile d'obscurité.
L'air se confondit avec ces masses d'eau qui retombaient en
une pluie affreuse : enfin le mouvement des rames causait un
fracas horrible à la surface de la mer. Pâris,
s'étant éloigné des bords où
régna Dardanus, cinglait au delà de
l'embouchure du fleuve Ismare ; à peine avait-il
doublé le promontoire de Pangée, qui s'avance
dans la mer de Thrace, qu'il découvrit la tombe de la
trop sensible Phyllis : il reconnut l'enceinte qu'elle
parcourut neuf fois, pleurant l'absence de son époux,
supportant avec impatience son retard, et demandant aux dieux
quand est–ce qu'ils le ramèneraient
sain et sauf dans ses bras. Après avoir
côtoyé les champs fertiles de Thrace, il
aperçut les cités de l'Achaïe, Phthie,
dont les environs produisent abondamment tout ce qui est
nécessaire à la vie, et la superbe
Mycènes. Il n'eut pas plutôt
dépassé les prairies de l'Erymanthe, que Sparte
se montra à ses regards. En la voyant assise sur les
bords de l'Eurotas, il ne put méconnaître cette
ville si célèbre par la beauté de ses
femmes, et le séjour chéri d'un des enfants
d'Atrée. Il vit tout près de là la
charmante cité de Thérapnée,
située sur un coteau planté d'arbres qui
jettent à l'entour un ombrage délicieux. Sa
navigation touchait à son terme ; et
déjà, malgré le calme, on n'entendait
plus le bruit des rames. Les matelots chargés de la
manoeuvre jetaient les cordages à terre pour y amarrer
le vaisseau. Pâris, après s'être
lavé dans les eaux limpides de l'Eurotas,
s'avançait doucement vers les murs de
Lacédémone : il avait soin de ne pas soulever
la poussière en marchant, de crainte de salir ses
pieds ; il craignait qu'une démarche
précipitée ne laissât trop à la
merci des vents les boucles qui s'échappaient de
dessous son casque. D'abord il considéra les superbes
édifices élevés par un peuple ami de
l'hospitalité : ensuite, admirant les temples
consacrés aux dieux, il jugeait par la magnificence de
ces bâtiments de la beauté du pays. Ici il
contemple la statue d'or de Minerve, déesse
tutélaire de la contrée ; plus loin la demeure
d'Hyacinthe, d'Amiclée si chère à
Apollon Carnéen. Depuis longtemps les
Amycléens, qui le voyaient jouer avec Apollon, avaient
craint que Latone, se reprochant l'amour qu'elle avait eu
pour Jupiter, n'enlevât cet enfant. Le dieu du jour
avait ignoré que Zéphire fût épris
du même feu dont il brûlait pour Hyacinthe, et,
pour le consoler de la douleur qu'il eut de perdre ce beau
jeune homme, la Terre produisit sur-le-champ une fleur qui
porta le nom de cet enfant chéri.
Déja Pâris, confiant dans le succès de
ses charmes, avait atteint le seuil du palais d'Atride. Non,
jamais le fils de Jupiter et de Sémélé
n'eut tant d'attraits. Quoique le maître des dieux
t'ait donné le jour, pardonne, ô Bacchus !
l'injure que je viens de te faire ; mais rien ne peut se
comparer à l'éclat de la beauté de
Pâris. Hélène, empressée de
recevoir un tel hôte, courut à la porte de son
appartement, et passa dans le vestibule. Après qu'elle
se fut arrêtée un moment sur la porte pour
considérer cet étranger, elle l'attira dans
l'intérieur du palais, où elle lui ordonna de
s'asseoir. Elle ne se lassait point de le regarder. D'abord
elle le prit pour le fils de Cythérée, pour cet
enfant aux tresses dorées qui veille au bonheur des
amants ; mais elle reconnut enfin que ce n'était pas
l'Amour, puisqu'il n'était point armé du
carquois où sont renfermées les flèches
de ce dieu. Plus d'une fois, séduite par les graces
enchanteresses de son nouvel hôte, elle crut avoir
devant les yeux le dieu des vendanges. Interdite à la
vue de tant de charmes, elle s'écria : «Jeune
étranger, apprends-moi qui tu es. Les parents à
qui tu dois le jour sont sans doute aussi aimables que toi ;
fais-moi connaître qui ils sont, et quels lieux t'ont
vu naître. Je ne vois point de famille dans la
Grèce à qui je puisse rapporter ton origine. Tu
ne commandes certainement pas à Pylos, jadis
fondée par Nélée. Je connais Antiloque,
et tes traits me sont absolument étrangers. La riante
Phthie, ce berceau de tant de héros, ne t'est point
soumise ; il n'est aucun des Eacides qui me soit inconnu ;
j'ai vu par moi-même tout ce que la renommée a
publié de ces grands hommes. Je sais quelle est la
beauté de Pélée, la gloire de
Télamon, la bonté de Patrocle, et la valeur
d'Achille».
C'est ainsi qu'Hélène, entraînée
par le desir, parlait à son nouvel amant. Celui-ci,
prenant la parole, lui dit du ton le plus tendre :
«Peut-être as-tu entendu parler d'une ville qu'on
nomme Ilion, située sur les confins de la Phrygie, et
dont les murs sont l'ouvrage de Neptune et d'Apollon :
peut-être aussi sais-tu qu'un prince fortuné,
dont l'origine remonte au puissant fils de Saturne,
règne en ces lieux. C'est de ce grand roi que je suis
issu, et je cherche en me signalant à suivre l'exemple
de mes illustres aïeux. Sache que je suis fils du riche
Priam. Je descends de Dardanus, qui fut engendré par
Jupiter. Souvent les dieux ont quitté l'Olympe pour
venir habiter parmi les hommes : tout immortels qu'ils sont,
ils ont plus d'une fois supporté la servitude. C'est
ainsi qu'on vit jadis Apollon et Neptune occupés
à construire les murs de Troie, dont les fondements
sont inébranlables. Pour moi, princesse, j'ai
été établi juge entre des immortelles ;
deux d'entre elles ont été courroucées
de l'arrêt par lequel j'ai adjugé le prix de la
beauté à Vénus, qui m'a promis en
récompense une épouse charmante.
Hélène est son nom, et la déesse est sa
soeur. C'est pour elle que j'ai bravé les flots, et
que je viens ici serrer des noeuds que Cythérée
elle-même m'ordonne de former. Ne me rebute point et ne
dédaigne pas mon amour. Je ne t'en dirai pas davantage
; et que pourrais-je ajouter à tout ce que je viens de
t'apprendre ? Tu sais que Ménélas est d'un sang
qui souffre patiemment une injure. Il n'est point à
Argos de femme aussi timide que lui. Malgré la
faiblesse naturelle à leur sexe, elles ont quelque
chose de mâle qui les exclut du rang de
femmes».
Tandis que Pâris prononçait ces derniers mots,
Hélène tenait fixés contre terre ses
beaux yeux humides d'amour ; et ne sachant comment rompre le
silence, elle ne répondait rien. Elle sortit enfin du
ravissement où elle était plongée
:
«Ces murs, dit-elle, où tu reçus la vie
et qu'ont bâtis les mains divines de Neptune et
d'Apollon, j'ai souhaité sincèrement de les
voir ; j'ai désiré de parcourir les lieux
solitaires qui retentirent des chants harmonieux d'Apollon
devenu berger, et ces pâturages où, selon
l'arrêt rendu par les autres dieux, il conduisit plus
d'une fois ses boeufs. C'en est fait, partons, et conduis-moi
à Troie : je consens à t'y suivre, puisque la
déesse des Amours le veut ainsi. Je crains peu la
fureur de Ménélas, lorsqu'il apprendra que je
me suis réfugiée dans Ilion». C'est ainsi
que cette beauté s'engageait à Pâris. Le
soleil, ayant achevé sa course, fit place à la
nuit, qui suspendit les travaux des humains. Le lendemain,
l'Aurore, en se levant, chassa par degrés le sommeil.
Lorsqu'elle l'eut rendu plus léger, elle ouvrit les
deux portes par où sortent les songes. Il en est une
d'où viennent ces visions brillantes qui montrent la
vérité aux humains, et de laquelle on entend
retentir la voix des dieux, qui ne trompe jamais ; l'autre
donne passage à la séduction qui nourrit
l'esprit de vains fantômes. C'est à cette heure
que Pâris conduisait Hélène sur ses
vaisseaux, qui devaient l'éloigner des bords de
Sparte. Ce fils de Priam, enhardi par les promesses de
Cytbérée, amenait à Troie celle qui
devait y porter la désolation. Dès que l'Aurore
eut vu cet enlèvement se consommer, Hermione,
éperdue et rejetant son voile en arrière, fit
retentir le palais de ses gémissements. Aux cris
qu'elle poussait, ses femmes accoururent. Lorsqu'elle les
entendit à portée, elle leur parla ainsi :
«Ne m'apprendrez-vous point, mes chères
compagnes, où est allée ma mère ? Elle
m'abandonne, et me laisse plongée dans la douleur que
me cause son départ. Hier au soir je l'accompagnais
encore, lorsqu'avant de se livrer au sommeil, elle prit les
clefs des appartements, pour n'être point surprise en
l'absence de Ménélas». En disant ces mots
elle fondait en larmes, et ses femmes s'affligeaient avec
elle : elles craignaient l'excès de son affliction et
faisaient leurs efforts pour la consoler : «Princesse,
lui disaient-elles, calmez votre douleur. Votre mère
est sortie, mais elle ne tardera pas à revenir
dès qu'elle apprendra combien elle vous fait verser de
pleurs. Ne voyez-vous pas que les larmes qui coulent le long
de vos belles joues en ternissent l'éclat, et que tant
de sanglots vont bientôt flétrir votre
beauté ? Peut-être votre mère, voulant
aller joindre les jeunes femmes dans l'endroit où
elles se rassemblent, s'est-elle égarée dans sa
route, et elle-même est-elle dans les larmes ;
peut-être, allant dans la prairie consacrée aux
Heures pour y adorer ces jeunes divinités, s'est-elle
arrêtée sur l'herbe encore humide de
rosée ; peut-être enfin, après
s'être baignée dans les eaux de l'Eurotas,
a-t-elle voulu avant d'arriver se reposer sur les bords du
fleuve. - Pourquoi me flattez-vous ainsi ? s'écria
Hermione fondant en larmes et poussant de profonds soupirs.
Ma mère connaît parfaitement les entours de la
montagne et les bords de l'Eurotas : elle sait tous les
chemins qui mènent au bosquet planté de roses
et à la prairie. L'astre du jour s'est couché,
et ma mère n'a point paru ; sans doute elle a
passé la nuit sur quelque rocher. Le soleil a
recommencé sa carrière, et elle ne revient
point. Hélas ! ma mère, en quels lieux
êtes-vous donc ? Sur quelle montagne portez-vous vos
pas errants ? Quelque bête féroce vous aura
surprise et vous aura dévorée. Mais que dis-je
? Les monstres les plus farouches n'oseraient se
désaltérer dans le sang du puissant
maître des dieux. Peut-être qu'en roulant du haut
de quelque précipice, votre corps horriblement meurtri
sera resté suspendu à quelques broussailles qui
se seront trouvées sur son passage ; mais j'ai
parcouru la forêt, il n'y a pas un arbre, pas une
feuille que je n'aie considérée attentivement,
et je n'ai trouvé aucune de vos traces. Ce ne sont pas
les bois que j'accuse de mon malheur, et je ne crains pas
davantage les eaux sacrées de l'Eurotas. Serait-il
possible qu'elles fussent assez calmes pour vous retenir au
fond submergée, sans vous porter de temps en temps
à la surface ? Les fleuves ainsi que les mers sont
peuplés de Naïades qui ne font point de mal aux
femmes qui vont les visiter». C'est ainsi qu'Hermione
exhalait sa douleur : elle étendit sa tête sur
son chevet et s'abandonna. de nouveau au Sommeil, dieu
consolateur et digne compagnon de la Mort. S'ils ont une
même origine, ne doivent-ils pas aussi avoir toutes
choses communes et produire les mêmes effets ? C'est ce
qu'éprouvent souvent les femmes qui sont
accablées du poids de leur affliction et qui s'en
soulagent en dormant. Bientôt Hermione, trompée
par ses songes, crut avoir sa mère devant les yeux ;
dans l'étonnement que lui causa cette vision, elle
s'écria du ton de la plainte :
«Vous vous êtes enfuie de ce palais tandis que
j'étais endormie ; vous m'y avez laissée
couchée dans le lit de mon père et en proie
à mon désespoir. Quels monts n'ai-je point
parcourus pour vous chercher ! quels coteaux n'ont pas
retenti de mes cris ! Est-ce ainsi que vous m'abandonniez
pour suivre des noeuds dans lesquels Vénus veut vous
attirer ? - Ma fille, lui répondit
Hélène, aie pitié de ce que je souffre,
et, quelque peine que je t'aie causée, cesse de me
faire des reproches. Ce perfide étranger, envers qui
nous avons exercé hier l'hospitalité, a
employé la séduction pour m'enlever». A
ces mots, Hermione se leva en sursaut, et, ne voyant plus sa
mère, elle jeta des cris affreux : «Enfants de
l'air, dit-elle, oiseaux qui franchissez l'espace avec tant
de rapidité, allez en Crète, et dites à
Ménélas qu'un homme sans foi est arrivé
à Sparte, et qu'il a souillé la gloire de sa
maison». En disant ces mots, elle s'inondait de larmes,
elle errait çà et là dans l'espoir de
rencontrer sa mère ; mais c'était en
vain.
Cependant Pâris avait traversé les villes des
Ciconiens, passé le détroit auquel Hellé
donna son nom, et conduit son amante dans les ports
phrygiens. Cassandre, voyant du haut des tours d'Ilion la
nouvelle conquête de son frère, s'arrachait les
cheveux et déchirait son voile tissu d'or. Troie
ouvrit enfin ses superbes portes, et reçut dans ses
tours l'auteur de sa ruine.
Traduction de Scipion Allut (1841)