Les Troyens étaient sortis de la ville de Priam, tous avec leurs armes, leurs chars et leurs chevaux rapides. Ils brûlaient ceux qui étaient morts dans la bataille, et craignaient que le peuple des Achéens ne les attaquât. Lors donc qu'ils les eurent vus s'avancer avec ardeur vers la ville, ils se bâtèrent d'élever aux morts le tertre de gazon ; car ils redoutaient terriblement les ennemis. Voyant leur douleur, Polydamas, qui était à la fois prudent et brave, leur adressa ces paroles :

«Amis, une guerre maintenant trop terrible exerce contre nous ses fureurs ; il faut prendre une résolution qui puisse y mettre fin. Les Danaens nous vainquent et persistent à nous attaquer. Montons au faîte de nos tours solides, veillons-y nuit et jour en combattant, jusqu'à ce que les Danaens soient retournés dans la fertile Sparte, ou qu'ici même devant nos murailles ils se fatiguent de continuer un siège sans gloire ; ils ne pourront détruire nos murailles élevées, même s'ils travaillent longtemps ; car cette oeuvre des dieux n'est pas périssable. Nous avons de quoi boire et manger ; dans le palais de l'opulent Priam il y a une grande quantité de blé qui suffirait largement pendant de longs jours, même si notre peuple était plus nombreux, même si, au gré de nos voeux, une foule de guerriers, trois fois plus grande que la nôtre, venait nous secourir».

Il parla ainsi ; le vaillant fils d'Anchise le gourmanda en ces termes :

«Polydamas, comment peut-on dire que tu es sage, quand tu nous proposes de subir dans la ville les longs ennuis d'un siège ? pendant ce temps, les Achéens ne souffriront point ; ils nous attaqueront avec plus d'ardeur, en nous voyant moins braves, et nous aurons l'ennui de nous consumer inutilement dans notre patrie, s'ils nous y assiègent si longtemps. Une fois enfermés dans la ville, personne ne nous apportera le blé de Thèbes, le vin de Méonie ; nous périrons misérablement de faim, à l'abri de nos murs. Si donc nous voulons éviter la Parque funeste, si nous ne voulons pas mourir de besoin, marchons en armes avec nos enfants et nos pères, combattons auprès d'eux ; Zeus nous viendra en aide ; nous sommes issus de lui. Et s'il nous méprise, si nous devons mourir, il vaut mieux tomber avec gloire en défendant la patrie que périr misérablement cachés dans nos maisons».

Il parla ainsi ; et tous applaudirent ses paroles ; aussitôt, choquant leurs casques, leurs boucliers et leurs lances, ils se donnaient mutuellement du courage. Alors les yeux du puissant Zeus regardèrent, du haut de l'Olympe, les Troyens et les Argiens qui se préparaient au combat ; et il excita leur courage afin de faire durer plus longtemps leur lutte opiniâtre ; car Alexandre allait mourir des mains de Philoctète en défendant celle qu'il aimait.

La Discorde remplit de fureur les guerriers, et excita la bataille, sans se montrer ; car un nuage sanglant entourait ses épaules, et elle s'élançait à grand bruit, tantôt sur l'armée des Troyens, tantôt sur celle des Achéens ; la Crainte et la Terreur l'accompagnaient, vénérant en elle la soeur de leur père. La cruelle déesse, qui, née de peu, grandit tellement, portait des armes d'acier, souillées de sang corrompu ; elle agitait dans l'air sa lance homicide, et, sous ses pieds, la terre sombre tremblait ; elle respirait un vent de feu et elle poussait sans cesse des cris horribles pour exciter les guerriers. Ceux-ci aussitôt se mêlèrent pour combattre, car la terrible déesse les poussait à l'oeuvre de mort. Leur souffle s'exhalait avec force, comme celui des vents pendant l'hiver, lorsque les grands arbres des forêts perdent leurs feuilles, comme celui d'un feu ardent qui crépite parmi les branches désséchées, ou comme la grande mer qui s'élance sous l'effort de la tempête ; tout alentour un long mugissement s'élève et les genoux des matelots fléchissent ; ainsi, sous les pas des guerriers, la terre immense faisait entendre un terrible fracas. Et tous luttaient avec ardeur ; tous s'élançaient à l'envi contre l'ennemi.

Le premier, Enée tua, parmi les Danaens, Haspalion, fils d'Arizélos ; sa mère Amphinomé lui avait donné le jour dans le pays des Béotiens ; il était venu à Troie avec le divin Prothoénor afin de combattre pour les Argiens ; Enée, le frappant au ventre, lui ôte le souffle et la douce vie. Ensuite il renverse le fils du vaillant Thersandre, Hyllos, qu'il frappe à la gorge de son javelot pointu ; la divine Aréthuse lui avait donné le jour près des eaux du Léthéos dans l'île de Crète ; sa mort afflige Idoménée.

Pendant ce temps, le petit-fils de Pélée, armé de la lance paternelle, tue à la suite douze guerriers Troyens : Cébros, Arion, Pasithéos, Hysminos, Imbrasios, Schédios, Phlégas, Mnescos, Eunomos, Amphinomos, Phasis et Galénos qui habitait sur les sommets du Gargare et se distinguait parmi les Troyens valeureux ; il était venu avec une grande troupe à Troie, car Priam, fils de Dardanos, lui avait promis quantité de beaux présents. L'insensé ! il n'avait pas prévu son destin : il devait périr soudainement dans la cruelle mêlée, avant d'obtenir les beaux présents que renfermait pour lui la maison de Priam.

A ce moment, la Parque funeste lança contre les Argiens Eurymène, ami du vaillant Enée ; elle excita dans son coeur une grande confiance, afin que, après avoir renversé maint guerrier, il terminât lui aussi son destin ; il égorgeait donc çà et là les guerriers, semblable à une bête féroce ; et les Argiens s'enfuyaient devant lui ; car, au dernier moment de sa vie, il marchait fièrement sans souci du danger. Sans doute, il aurait accompli des exploits sans nombre dans cette bataille, si son bras n'eût été fatigué, et si la pointe de sa lance ne se fût émoussée ; mais son épée défaillait dans ses mains et le destin lui ôta la force ; Mégès le frappa donc de son javelot dans la poitrine ; le sang sortit à flots de sa bouche, et aussitôt au milieu des douleurs la mort le saisit.

A peine fut-il tombé, deux serviteurs d'Epéos, Diléon et Amphion, se hâtèrent de lui enlever ses armes ; mais le vaillant Enée les tua, tandis qu'ils se précipitaient sur le cadavre. Ainsi, dans une vigne, un homme tue les guêpes qui veulent dévorer le raisin sur la grappe mûre ; elles tombent avant de l'avoir goûté ; ainsi Enée les tua rapidement avant qu'ils eussent dépouillé Eurymène.

De son côté, le fils de Tydée tue Ménon et Amphinoôs, guerriers sans reproche. Paris transperce Demoléon, fils d'Hippasos, qui jadis habitait en Laconie, près de l'embouchure de l'Eurotas retentissant ; il était venu à Troie sous les ordres du vaillant Ménélas, Pâris le tue d'une flèche qui lui traverse le sein droit et lui enlève la vie.

Teucer renverse l'illustre Zéchis, fils de Médon, qui habitait la Phrygie, riche en moutons, près d'une caverne consacrée aux Nymphes à la belle chevelure ; c'est là que jadis, lorsque Endymion dormait près de ses boeufs, la Lune divine l'aperçut et descendit du ciel près de lui ; car un désir ardent l'attirait vers le jeune homme, quoiqu'elle fût immortelle. Et aujourd'hui encore sous les chênes se voit la trace de leurs amours ; en effet, tout alentour, est répandu le lait des vaches d'Endymion ; les mortels admirent ce prodige ; de loin on dirait la blancheur du lait ; de près c'est une eau pure ; plusieurs sources y naissent, et cependant le sol est formé de rochers.

Ensuite contre Alcée marche Mégès, fils de Phylée, il perce de sa lance son coeur palpitant ; aussitôt, sa douce vie s'enfuit ; au retour de la guerre cruelle, ses parents, malgré leur amour, ne devaient pas l'accueillir ; il ne devait plus revoir Phyllès à la belle ceinture et le vieux Margasos qui habitaient près des eaux du limpide Harpasos, à l'endroit où il mêle aux flots tortueux du Méandre, ses eaux résonnantes et son torrent impétueux qui bouillonne sans cesse.

Le fils d'Oilée attaque corps à corps le fidèle ami de Glanéos, Scylacès habile à manier la lance ; il le blesse un peu au-dessus du bouclier ; son fer meurtrier traverse l'épaule du guerrier dont le sang inonde les armes ; mais il ne mourut pas de ce coup ; le destin l'attendait à son retour dans sa patrie. En effet, lorsque les valeureux Achéens eurent détruit la haute Ilion, Scylacès échappé des combats retourna en Lycie, seul, sans ses compagnons ; et, près de la ville, les femmes se précipitant vers lui, l'interrogeaient sur les enfants et leurs maris ; il racontait leur triste destin ; et elles, entourant le guerrier, l'accablèrent de pierres ; il ne jouit guère de son retour dans la patrie ; il périt au milieu de longs gémissements ; les pierres qui l'avaient tué furent son tombeau, près du bois et du sanctuaire du puissant Bellérophon ; c'est là qu'il repose au pied du mont Titénis. Telle fut sa mort ; mais depuis, par l'ordre du grand Apollon, il est honoré comme un dieu et son culte est toujours célébré.

Le fils de Péan tue ensuite Deionéos et le vaillant Acamas, fils d'Anténor, puis une foule nombreuse de guerriers. Il s'élançait parmi les ennemis, semblable à l'invincible Arès, ou à un fleuve retentissant qui sort de son lit et renverse les hautes murailles, lorsque, s'irritant contre les rochers de son lit, il s'élance des montagnes, gonflé par les eaux du ciel ; il est puissant et rapide ; les digues ne peuvent soutenir ses assauts furieux ; ainsi personne ne pouvait, en voyant le fils audacieux de l'illustre Péan, braver même de loin son approche. Car dans son coeur était une force prodigieuse, et il était muni des armes magnifiques du redoutable Héraclès : sur son baudrier resplendissant étaient des ours féroces et avides, des chacals affreux, des panthères à la gueule hérissée, puis des loups cruels, des sangliers aux dents blanches, des lions puissants, et tous ressemblaient merveilleusement à des animaux vivants. Tout autour étaient des batailles et des meurtres sanglants. Tout cela était représenté sur le baudrier. Le carquois énorme était orné d'autres dessins : on y voyait le fils de Zeus, Hermès aux pieds ailés, égorgeant près des eaux d'Inachos le géant Argos qui dormait, ne fermant que la moitié de ses yeux. A côté était le téméraire Phaéton qui tombait de son char au-dessus des eaux de l'Eridan ; de la terre embrasée s'élevait dans les airs une fumée noire, qui semblait réelle. Ensuite le divin Persée abattait l'horrible Méduse, à l'endroit où les astres se baignent dans la mer, aux confins de la terre près des sources de l'Océan, aux lieux où la Nuit se rencontre avec le Soleil couchant. Plus loin était le fils de l'invincible Japet, étendu sur les rochers élevés du Caucase et chargé de liens indestructibles ; un aigle rongeait ses entrailles sans cesse renaissantes et il semblait gémir de douleur. Telles étaient les armes que les mains célèbres d'Héphestos avaient fabriquées pour le vaillant Héraclès ; celui-ci les avait données au fils de Péan, son compagnon et son ami.

Fier de ces dons précieux, le fils de Péan renversait devant lui les bataillons. Enfin s'élança contre lui Pâris qui, plein de confiance, tenait à la main ses flèches cruelles et son arc flexible ; mais son dernier jour avait paru. Il lança un trait rapide qui siffla en quittant la corde ; il ne fut pas perdu, quoiqu'il n'atteignît pas Philoctète ; celui-ci se pencha légèrement ; mais Cléodore, que sa noblesse ne sauva pas, fut frappé un peu au-dessus du sein, et la flèche entra jusqu'à l'épaule ; un large bouclier eût détourné la triste mort ; mais le guerrier n'en avait pas ; il l'avait perdu, quand Polydamas, de sa lourde hache, en avait coupé les brides ; il se retirait donc, combattant encore de sa lance, lorsque la flèche cruelle destinée à un autre guerrier l'atteignit. Le destin avait réservé cette mort douloureuse au fils du sage Lernos, que, sur la terre opulente des Rhodiens, Amphialé avait mis au jour.

A peine le trait fatal de Pâris l'avait-il couché sur la terre, le vaillant fils du noble Péan s'élança et tendit son arc en poussant un grand cri : «Chien, dit-il, je vais te donner la mort et le tombeau, puisque tu oses lutter avec moi. Ils pourront enfin respirer, ceux qui pour toi souffrent de cette guerre cruelle ; leurs maux finiront à ta mort, car c'est toi qui es l'auteur de leurs maux».

En parlant ainsi, il ramena la corde jusqu'à sa poitrine ; l'arc formait un demi-cercle ; et la flèche qu'il portait en dépassait à peine le bord ; puis la corde résonna quand le trait partit en sifflant ; et le héros frappa juste. Cependant Pâris ne perdait pas la vie, sa force lui restait ; car la flèche n'avait pas atteint une partie vitale ; elle avait effleuré légèrement sa peau. De nouveau donc il tendit son arc, mais le fils de Péan le prévint et l'atteignit d'un trait aigu au-dessus de l'aine. Pâris aussitôt, laissant le combat, s'enfuit, comme s'enfuit un chien, quand il a peur d'un lion que d'abord il avait attaqué ; ainsi Pâris, atteint profondément d'une blessure douloureuse, s'élançait hors du combat, tandis que les armées se heurtaient et partout semaient le carnage.

La Discorde se rassasiait du sang des morts, les cadavres tombaient en monceaux sur les cadavres, comme tombent la pluie, la grêle et la neige quand, par la volonté de Zeus, Zéphyr et l'hiver les sèment dans les champs ; ainsi les guerriers, vaincus par la Parque impitoyable, tombaient en foule les uns sur les autres.

Cependant Pâris poussait de longs gémissements, et son coeur était rempli d'inquiétude à cause de sa blessure ; les médecins l'entouraient de leurs soins ; enfin les Troyens rentrèrent dans leur ville, et les Danaens revinrent à leurs vaisseaux noirs ; car la nuit sombre les avait rappelés du combat pour délasser leurs membres et répandre sur leurs paupières le sommeil réparateur. Mais le sommeil ne s'étendit point sur Pâris jusqu'à l'aurore. Personne ne pouvait le soulager, quoique tous les remèdes lui fussent prodigués ; car le destin avait décidé qu'il vivrait ou mourrait par les mains d'Oenone et à son gré. Enfin, obéissant à l'oracle, il prit à contre-coeur le chemin de la maison conjugale ; la triste nécessité le conduisait en présence de sa femme. Sur son passage chantaient des oiseaux de mauvais augure, les uns sur sa tête, les autres à sa gauche. Et lui, il les regardait, tantôt avec crainte, tantôt avec l'espoir que leur vol n'avait point de sens. Et cependant ils lui annonçaient une mort douloureuse. Il vint donc en présence de la noble Oenone ; à sa vue toutes les servantes furent étonnées, et Oenone elle-même. Lui, il se jeta aussitôt à ses pieds ; il était pâle, et la douleur, pendant la route, avait pénétré jusqu'au fond de ses entrailles, car le poison mortel de la flèche avait corrompu le sang dans la poitrine du guerrier ; et son coeur était dévoré par un cruel tourment. Ainsi un homme, que la maladie et la soif consument, sent sa poitrine en feu ; sa bile s'enflamme, et son âme languissante vole sur ses lèvres desséchées ; il a soif, et il est triste ; ainsi le coeur de Pâris était dévoré par le chagrin, et se soutenant à peine, il prononça ces mots :

«Noble femme, tu vois ma souffrance ! ne sois pas irritée, si je t'ai autrefois laissée seule dans cette maison ; j'ai agi en aveugle ! un destin invincible me poussait vers Hélène. Plût aux dieux qu'avant de la connaître, j'eusse perdu la vie dans tes bras ! Au nom des dieux qui habitent le ciel, au nom de notre amour et de notre union, aie compassion de moi, chasse un ressentiment cruel, applique à ma blessure qui est mortelle le remède salutaire que les destins ont désigné pour me guérir ; tu le peux si tu le veux ; il dépend de toi de me sauver d'une mort douloureuse, ou non. Prends-moi en pitié et chasse de mes veines ce poison dévorant, tandis que mes forces me soutiennent encore ; ne garde pas une jalousie funeste et ne me laisse pas mourir misérablement à tes pieds ; car tu offenserais les Prières qui sont les filles du puissant Zeus, et qui, s'irritant contre les hommes orgueilleux, lancent contre eux la Vengeance et les Furies. 0 noble femme, éloigne de moi la Parque fatale, quoique j'aie commis une grande faute envers toi !»

Il parla ainsi ; mais il ne fléchit pas sa sombre colère; au contraire, elle insulta le guerrier affligé et lui dit :

«Quoi ! tu oses venir devant moi ! moi, que tu as abandonnée au milieu des larmes, dans cette maison, pour cette fille de Tyndare, cause de tant de maux ! c'est elle que tu aimais, car elle est plus belle que ta femme, et l'on prétend qu'elle est à l'abri de la vieillesse. Va, cours à ses genoux, et ne reste pas ici, à me faire en pleurant le récit de tes maux. Plût aux dieux que j'eusse la force d'une bête sauvage, pour déchirer ton corps de mes ongles et boire ton sang, scélérat qui m'as fait tant de mal par ta folie ! Malheureux ! où est maintenant ta Cythérée avec sa couronne d'or ? où est Zeus oublieux de son gendre ? Demande leur secours, fuis de ma demeure, honte et fléau des Dieux et des hommes ! C'est pour toi, scélérat, que les Immortels eux-mêmes pleurent, les uns leurs petits-fils, les autres leurs fils, dévorés par la guerre. Va donc, va loin d'ici, cours dans les bras d'Hélène ! jour et nuit va gémir et pleurer au pied de son lit, lui montrer ta douleur et attendre d'elle le remède à tes maux !»

Elle parla ainsi et le chassa plaintif de sa maison ! l'insensée ! elle ne savait pas son destin : car, lui mort, les Parques devaient aussi l'atteindre ; telle était la volonté de Zeus. Et lui, il se hâtait de gravir les sommets touffus de l'Ida, boitant péniblement et la douleur dans l'âme : Héra l'aperçut et se réjouissait dans son coeur immortel, assise dans l'Olympe, palais de Zeus ; quatre servantes l'entouraient, que la Lune aimable, surprise par le Soleil, avait jadis enfantées dans le ciel ; elles étaient infatigables au travail, et toutes différentes ; leurs traits n'avaient rien de pareil (l'une préside à l'hiver et au Capricorne), car la vie des hommes est soumise à quatre conditions, et chacune de ces déesses y préside à son tour. Mais respectons les secrets de Zeus qui règne dans le ciel. Les déesses discouraient ensemble ; elles se disaient que bientôt, le Destin, dans ses caprices funestes, livrerait à Déiphobe la personne d'Hélène, qu'Hélènos, fils de Priam, serait cruellement jaloux de son frère, que surpris par les Achéens dans les hautes montagnes, et tout frémissant de colère contre les Troyens, il se laisserait conduire à leurs vaisseaux rapides ; et qu'alors sur ses conseils le fils du vaillant Tydée, accompagné d'Odysse, gravirait les hautes murailles, égorgerait Alcathoas et enlèverait la sage Tritogénie qui, de son plein gré, abandonnerait enfin la ville si longtemps protégée par elle. Car aucun des dieux, fût-il plein de colère, n'aurait pu renverser la ville opulente de Priam, si la déesse sage et calme y fût demeurée : sa divine statue n'avait pas été forgée par la main des hommes ; c'était le fils de Cronos qui lui-même du haut de l'Olympe l'avait placée dans la ville de l'opulent Priam.

Tels étaient les discours que tenait la femme de Zeus avec ses servantes, et d'autres encore. Pendant ce temps la vie abandonnait Pâris sur l'Ida et Hélène ne le vit plus revenir. Autour de lui, les Nymphes pleuraient amèrement ; car elles se souvenaient des choses qu'il leur disait tout enfant, quand il voyait leur troupe dansante. Avec elles pleuraient les bergers agiles, affligés jusqu'au fond du coeur, et les montagnes répondaient à leurs cris.

Un bouvier courut annoncer la mort funeste d'Alexandre à la femme du malheureux Priam ; à cette nouvelle, son âme frémit de douleur, ses membres fléchirent, et elle prononça ces paroles plaintives :

«Tu es mort, mon cher enfant, et tu me laisses après tant de chagrins un chagrin nouveau, éternel ! car tu étais le plus cher de tous mes autres fils, après Hector. Malheureuse ! je pleurerai sur toi tant que mon coeur palpitera dans ma poitrine. Les dieux nous envoient tous ces maux ; un destin cruel nous a réservé toutes ces douleurs ! Ah ! plût au ciel que je ne les eusse pas connues ; j'aurais dû mourir dans la paix et la joie ! maintenant je crains de voir des maux encore plus terribles, mes fils égorgés, la ville foulée aux pieds, enflammée par les Danaens audacieux, mes filles et mes belles-filles au milieu des autres Troyennes, emmenées avec leurs enfants suivant la loi de la guerre !»

Elle parlait ainsi en gémissant. Son mari ne savait rien, il était assis près du tombeau d'Hector, versant des larmes, car Hector avait été vaillant et avait bien défendu sa patrie ; le sage vieillard, affligé par ce souvenir, n'avait rien appris.

Mais Hélène pleurant sans repos, tantôt poussait de longs cris parmi les Troyens, tantôt se livrait à ses pensées, et elle se disait :

«Malheureux Pâris ! cause de mon malheur et du malheur de Troie, tu es mort tristement et tu me laisses dans un cruel malheur, avec la crainte de maux plus cruels encore. Plût au ciel que les Harpyes m'eussent enlevée quand je te suivais, conduite par un destin funeste. Maintenant les dieux t'ont frappé, et moi aussi, malheureuse ! car tous ici me détestent, tous se détournent de moi, et je n'ai plus d'asile ; si je m'enfuis au camp des Danaens, tous me frapperont ; et si je reste, les Troyens et les Troyennes viendront m'assaillir et me déchirer ; mon cadavre n'aura même pas la sépulture, mais il deviendra la proie des chiens et des oiseaux rapides. Plût au ciel que le Destin m'eût ôté la vie avant de voir de tels maux !»

Elle parlait ainsi, pleurant moins son séducteur qu'elle ne regrettait sa faute. Autour d'elle, les Troyennes semblaient verser des pleurs sur le sort de Pâris, mais elles avaient d'autres pensées ; les unes se souvenaient de leurs parents, les autres de leurs maris, les autres de leurs fils, les autres de leurs frères.

Seule, à l'écart, Oenone, l'âme désolée, fuyant l'approche des autres femmes, gémissait, étendue à terre au fond de sa demeure, et pleurait l'amour de son ancien mari. Souvent dans les forêts la neige semée par le souffle du nord recouvre le flanc des montagnes et le fond des vallées ; puis cet amas énorme, distillant une eau pure, s'écoule peu à peu, et, tandis qu'elle couvre encore d'une couche épaisse les arbres des bois, on en voit sortir une source glacée ; ainsi Oenone sous le poids de sa douleur se fondait tout entière, en pensant à l'homme qu'elle avait aimé ; et poussant de longs gémissements, elle se disait dans son coeur :

«0 femme insensée ! O vie douloureuse ! 0 amour inutile dont j'entourais mon mari ! hélas ! j'espérais, près de lui, atteindre la vieillesse et franchir le seuil de la vie, après une douce union ! Les dieux en ont décidé autrement ! Plût au ciel que les Parques sombres m'eussent ôté la vie, au moment où Alexandre m'abandonnait. Mais quoiqu'il m'ait répudiée, oui, je le veux, je mourrai près de lui, car la lumière du jour n'est plus douce pour moi».

Et tandis qu'elle murmurait ces paroles, de grosses larmes coulaient de ses yeux, au souvenir de son mari qui n'était plus ; comme la cire au feu, elle se consumait ; cependant par égard pour son père et ses jeunes servantes, elle ne dit rien, jusqu'à ce que la Nuit se fût des bords de l'Océan répandue sur la terre divine, apportant aux mortels l'oubli de leurs maux. Alors, pendant que son père et ses servantes dormaient, elle ouvrit les portes de la maison et s'élança au dehors, semblable à une tempête, et ses pieds légers l'emportaient. Ainsi, dans les montagnes, une génisse, amoureuse d'un taureau, s'élance d'un pied rapide, sans craindre le bouvier ; une ardeur impétueuse l'entraîne jusqu'à ce qu'elle aperçoive celui qu'elle cherche ; ainsi Oenone en courant parcourt un long chemin, désirant gravir le bûcher de sou époux. Ses jambes ne se lassaient pas ; ses pieds toujours plus agiles franchissaient l'espace ; elle courait, portée par la Mort et l'Amour. Elle courait, sans craindre les bêtes féroces entrevues dans la nuit, et qui jadis excitaient son horreur ; elle foulait sans douleur les pierres des montagnes, franchissait les précipices et traversait les cavernes. En l'apercevant du haut des cieux, la Lune divine, qui se rappelait son amour pour le bel Endymion, eut pitié de sa douleur et, brillant sur sa tête, lui montra le long chemin qu'il fallait suivre. Enfin elle arriva à travers la montagne à l'endroit où les Nymphes pleuraient autour du cadavre d'Alexandre. Déjà les flammes impétueuses du bûcher l'entouraient ; car les bergers rassemblés de tous côtés dans la montagne avaient amassé une grande quantité d'arbres, afin de rendre les derniers devoirs à leur compagnon et à leur prince ; et ils pleuraient amèrement alentour. En voyant le cadavre, elle ne pleura pas, quoique affligée ; mais cachant, sous ses voiles, son visage si beau, elle s'élança dans le bûcher, et, au milieu des cris de tous les bergers, elle se brûla près de son époux. Les Nymphes étaient saisies de stupeur en la voyant chercher la mort près de lui, et elles disaient :

«Certes Pâris était insensé d'abandonner sa femme et d'aimer une scélérate, qui devait causer sa perte et celle des Troyens ! Malheureux ! il n'a pas considéré la douleur de sa noble femme qui l'aimait plus que la lumière du jour, malgré le mépris et la haine qu'il lui témoignait».

Ainsi parlaient les Nymphes ; et les deux époux étaient consumés sur le bûcher, oublieux de la prochaine aurore. Tout autour, les bergers contemplaient ce spectacle, saisis d'admiration, comme jadis les Argiens quand ils virent Evadné, femme de Capanée, s'étendre sur le même bûcher que lui, après que Zeus l'eut frappé de sa foudre. Enfin quand le feu dévorant eut consumé ensemble Oenone et Pâris, et les eut réduits en une même cendre, ils éteignirent le feu dans le vin, enfermèrent leurs ossements dans une urne d'or et leur élevèrent un tombeau de terre ; au-dessus ils dressèrent deux colonnes, tournées aux côtés opposés de l'horizon.


Traduction d'E.A. Berthault (1884)
Illustrations d'Henry Chapront (1928)


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