L'Aurore laissait les flots de l'Océan et la couche de Tython ; elle montait dans l'espace immense, et, partout où elle répandait ses rayons, la terre et le ciel souriaient. Les hommes revenaient aux pénibles travaux qui remplissent leur courte existence ; ils couraient ici et là ! Les Achéens en foule inondaient l'agora à l'appel de Ménélas. Lorsque toute l'armée fut réunie, il s'avança au milieu d'eux et leur dit :

«Ecoutez les paroles que je vais dire, rois fils des dieux ! Mon coeur est affligé à la vue de nos peuples qui périssent pour défendre ma cause ! ils sont venus affronter les combats cruels ; mais ils ne reverront plus leurs patries ni leurs parents ; la loi du Destin les a couchés en foule sur la poussière. Plût aux dieux que la main puissante de la cruelle Mort m'eût frappé moi-même avant le jour où je rassemblai cette armée ; aujourd'hui, le Destin m'impose de continuelles tristesses, et je ne vois que des douleurs. Qui donc pourrait être joyeux en contemplant si longtemps les malheurs de cette guerre ? Allons donc, nous tous ici présents ! fuyons sur nos vaisseaux rapides ! retournons dans nos patries ; Ajax est mort après le vaillant Achille. Eux morts, je n'espère plus que nous puissions échapper à la ruine ; nous tomberons sous les coups des Troyens belliqueux, et pourquoi ? Dans mon intérêt et dans celui de l'imprudente Hélène, dont je n'ai plus souci ; tandis que j'ai souci de vous voir périr dans la guerre. Qu'elle périsse avec son amant adultère ! Qu'elle périsse, puisque les dieux ont égaré son esprit depuis le jour où elle quitta ma couche et ma maison ! Que Priam et les Troyens s'occupent d'elle ; quant à nous, retournons sur nos pas ; il vaut mieux quitter la guerre aux tristes clameurs que d'y périr misérablement».

Il parlait ainsi pour éprouver les Argiens ; mais son esprit et son coeur formaient d'autres desseins ; dans l'ardeur de la jalousie, il désirait détruire les Troyens, renverser jusqu'à la base les murs élevés de leur ville, rassasier de sang le dieu de la guerre et voir à ses pieds parmi les morts le divin Alexandre ; car rien n'est plus terrible que la jalousie.

Telles étaient ses pensées, et il restait assis sur son siège ; alors le fils vaillant de Tydée se leva parmi les guerriers et gourmanda le noble Ménélas :

«Lâche fils d'Atrée, pourquoi la crainte s'est-elle emparée de toi ? Pourquoi devant les Argiens parles-tu comme un enfant ou une femme sans force ? Non, les fils vaillants des Achéens ne t'obéiront pas avant d'avoir renversé à terre les murailles de Troie ; le courage est la gloire d'un homme ; la fuite le déshonore. Si l'un de nous était tenté de t'obéir, je lui trancherais aussitôt la tête de mon fer aux reflets sombres et je jetterais son corps en pâture aux oiseaux du ciel. Allons donc, vous tous, chefs qui devez encourager l'esprit de vos guerriers ! allons ! ordonnez-leur de rentrer dans leurs vaisseaux, d'aiguiser leurs lances, de placer à portée de leurs mains leurs boucliers et leurs armures, et de préparer le repas pour eux et pour leurs chevaux ! allez, vous tous qui aimez la guerre ! et que bientôt dans la plaine la force décide la victoire !»

Ainsi parla le fils de Tydée ; et il se rassit à sa place. Calchas à son tour se leva au milieu de l'assemblée, et, de l'endroit où les orateurs doivent parler, il leur dit :

«Ecoutez-moi, fils des valeureux Argiens ; vous savez que je connais clairement les secrets des dieux ; jadis je vous ai prédit qu'au bout de la dixième année vous prendriez la haute citadelle de Troie. Les dieux accompliront cette promesse, et la victoire sera bientôt aux mains des Achéens. Croyez-moi donc ; envoyez à Scyros le fils de Tydée et le vaillant Odysse, afin de persuader le vaillant fils d'Achille et de l'amener ici ; il deviendra la lumière de toute l'armée».

Ainsi parla le fils du sage Testhor, et autour de lui les peuples poussaient des cris de joie ; ils espéraient du fond du coeur que les paroles de Calchas seraient vraies et s'accompliraient certainement. Alors le fils de Laerte parla ainsi aux Achéens :

«Amis, il ne convient pas aujourd'hui de vous faire un long discours ; la douleur est impatiente ; je sais que des hommes affligés ne se plaisent pas aux paroles des orateurs ou même des poètes chéris des Piérides immortelles ; ils n'aiment pas les discours. Je vais donc sans retard faire la volonté de tous les Achéens, surtout si le fils de Tydée m'accompagne ; tous deux nous allons partir, et, grâce à nos douces paroles, nous ramènerons le fils vaillant du belliqueux Achille, même si sa mère essaye de le retenir à la maison par ses prières et ses larmes ; il est fils d'un héros magnanime, et je pense bien qu'il n'a pas dégénéré». Il parla ainsi, et le sage Ménélas lui répondit :

«Odysse, rempart des vaillants Argiens, si le noble fils du magnanime Achille vient de Scyros, et si grâce à lui un habitant du ciel accorde à nos désirs la victoire et le retour, je lui donnerai en mariage ma fille Hermione et avec elle de grand coeur beaucoup de présents magnifiques ; je pense qu'il ne refusera pas une épouse comme elle et un beau-père comme moi».

Il parla ainsi, et tous les Danaens accueillirent ses paroles par des cris de joie. L'assemblée se sépara, et chacun se retira près des vaisseaux, désireux de nourriture, car c'est la force de l'homme. Après qu'ils eurent rassasié leur faim, le prudent Odysse et le fils de Tydée tirèrent un vaisseau rapide vers la mer sans bornes ; ils y placèrent des vivres et tout ce qui est nécessaire ; ils y montèrent et avec eux vingt hommes habiles à ramer, soit que les tempêtes soufflent violemment, soit que la paix règne sur la mer profonde. Lorsqu'ils furent assis sur les bancs artistement travaillés, ils frappèrent en cadence les vastes flots de la mer ; l'écume jaillissait tout autour ; le navire, s'élançant sur la route ondoyante, la sillonnait de ses flancs ; et les matelots étaient mouillés de sueur. Tels des boeufs travaillent sous le poids du joug et traînent avec effort une lourde charrette qui grince sur son essieu ; ils peinent, et une sueur abondante coule sur leurs têtes et leurs épaules jusqu'à terre ; ainsi les matelots se livraient au travail des rames pesantes et avec rapidité traversaient la mer immense ; les autres Achéens suivaient des yeux leur départ, et ils aiguisaient pour le combat leurs lances et leurs javelots.

Les Troyens intrépides s'armaient aussi dans la ville et hâtaient les apprêts du combat, priant néanmoins les dieux de mettre fin au carnage et de les laisser respirer après tant de travaux. Exauçant leur désir, les dieux leur envoyèrent un secours puissant, Eurypyle, descendant du vaillant Héraclès. A sa suite vinrent beaucoup de guerriers habiles au combat, habitants des bords du Caïque, forts de leurs lances énormes. En les voyant, les fils de Troie étaient pleins d'allégresse. Ainsi, quand des oies enfermées dans une cage voient venir l'homme qui leur donne la pâtée, elles se réjouissent, et il aime aussi à les voir ; ainsi les fils de Troie se réjouissaient en voyant le vaillant Eurypyle, et lui, plein de confiance au fond du coeur, aimait à voir leur foule autour de lui : même sur le seuil de leurs portes, les femmes contemplaient ce noble héros, qui brillait parmi ses peuples comme un lion qui dans les montagnes se rencontre avec des chacals. Pâris le reçut et l'honora à l'égal d'Hector ; il était son cousin et né de la même race ; Eurypyle devait la naissance à une soeur de Priam, Astyakê, femme du valeureux Télèphe, qu'à l'insu de son père la belle Augé avait eu de l'intrépide Héraclès ; l'enfant, tout petit et privé de lait, fut nourri par une biche légère, qui l'aimait comme son faon et qui lui donna le sein, par la volonté de Zeus. Car il n'était pas possible qu'un fils d'Héraclès pérît misérablement. Pâris, plein de joie, conduisit donc le noble fils de Télèppe à sa maison à travers la ville spacieuse ; là s'élevaient le tombeau d'Assaracos, la haute maison d'Hector, le temple sacré de Tritonis et les saints autels du temple de Zeus, protecteur des enclos ; il le questionnait avec empressement sur ses cousins, ses parents et son père, et le jeune guerrier lui répondait. En causant ainsi, ils arrivèrent enfin à la maison opulente où était assise la divine Hélène revêtue de la beauté des Grâces ; autour d'elle quatre femmes étaient à ses ordres ; les autres, hors de la chambre somptueuse, s'occupaient aux ouvrages des servantes. Hélène, en voyant Eurypyle, fut saisie d'admiration, et Eurypyle admirait aussi Hélène ; ils échangèrent les paroles de l'amitié dans la chambre parfumée. Les servantes placèrent près de leur maîtresse deux trônes, où Alexandre s'assit et Eurypyle à ses côtés. L'armée du héros campait devant la ville, près des sentinelles des Troyens valeureux ; ils déposèrent à terre leurs armes, attachèrent à côté leurs chevaux accablés de fatigue, et leur offrirent les aliments que les chevaux rapides ont coutume de manger.

La nuit cependant arrivait ; la terre et le ciel se couvraient d'ombre. Les Cétiens et les Troyens prirent ensemble leur nourriture devant les hautes murailles, et de nombreuses paroles s'élevaient parmi les convives ; çà et là la flamme rouge éclairait les tentes ; on entendait résonner la syrinx harmonieuse, les flûtes de roseau et la lyre au son délicieux. Et les Argiens au loin étaient saisis d'étonnement en entendant se mêler à la voix des hommes et au hennissement des chevaux le bruit des flûtes, de la lyre et de la syrinx, si aimable dans les festins et parmi les bergers. Aussi, se partageant en deux troupes, ils veillèrent alternativement près des vaisseaux jusqu'au jour, craignant que les Troyens ne vinssent incendier leurs vaisseaux ; mais ceux-ci, devant les hautes murailles, se livraient aux joies du festin.

Pendant ce temps, dans le palais d'Alexandre, le fils valeureux de Télèphe mangeait avec les rois illustres ; Priam et les autres fils de Troie désiraient tous vivement qu'il engageât la lutte avec les Argiens pour les aider dans leurs malheurs. Et Eurypyle leur promit de les aider. Après qu'ils eurent dîné, ils se retirèrent chez eux ; Eurypyle demeura dans la maison de Pâris, non loin de lui, dans une chambre magnifique que son hôte illustre partageait autrefois avec sa noble femme Oenone ; elle était admirable et belle entre toutes les autres pièces de la maison ; c'est là qu'il se retira pour dormir. Les autres couchèrent de côté et d'autre, attendant l'Aurore au trône d'or. A la première lueur, le fils de Télèphe se leva et vint retrouver son armée, avec les autres chefs qui étaient entrés dans Ilion ; les peuples aussitôt revêtirent leurs armes avec ardeur, et tous étaient avides de combattre. Eurypyle aussi couvrit ses membres énormes d'armes aussi brillantes que des éclairs. Sur son bouclier divin étaient gravés tous les exploits que jadis avait accomplis Héraclès au coeur vaillant.

On y voyait deux serpents à la dent malfaisante, qui semblaient se mouvoir et s'élançaient impétueusement ; mais le jeune enfant les frappait l'un contre l'autre ; son esprit et son coeur étaient intrépides ; et, dès ses premiers jours, il était l'égal de Zeus pour la force ; car les fils des dieux du ciel ne sont jamais faibles et impuissants ; ils ont une grande vigueur même dans le sein de leur mère. On voyait encore le lion terrible de Némée, abattu sans peine par la main puissante de l'intrépide Héraclès ; autour de ses mâchoires cruelles était une écume sanglante, et il semblait mourir. A côté était gravée l'Hydre aux cent têtes, dardant ses langues terribles ; la moitié de ses têtes gisait douloureusement sur la terre ; l'autre moitié renaissait en se multipliant ; Héraclès redoublait d'efforts avec l'audacieux Iolas ; tous deux déployaient leur courage ; l'un rapidement coupait les têtes furieuses avec une faux recourbée ; l'autre les brûlait avec un fer rouge ; et la lutte terrible s'achevait ainsi. Plus loin était représenté le sanglier indomptable, aux dents écumantes ; et le robuste Alcide le portait à Eurysthée tout vivant, semblait-il. Ensuite on voyait artistement ciselée la biche aux pieds rapides qui dévastait les champs des malheureux habitants du voisinage ; le héros courageux la tenait par sa corne d'or, et elle exhalait en vain un feu dévorant. Près d'elle étaient les odieux oiseaux du Stymphale ; les uns, percés de flèches, expiraient dans la poussière ; les autres, qui voulaient fuir, volaient dans l'air blanchâtre ; mais Héraclès, irrité, semblait se hâter de lancer contre eux ses traits. On voyait encore l'étable immense du noble Augias, finement ciselée sur l'invincible bouclier ; Héraclès y faisait couler les eaux profondes du divin Alphée ; et les Nymphes admiraient cette grande entreprise. Plus loin était le taureau qui soufflait le feu ; quoiqu'il fût invincible, Héraclès le saisit par les cornes et le tua d'un coup violent ; on voyait dans l'effort les muscles de ses bras se gonfler, et la bête semblait mugir. Près de lui sur le bouclier était représentée sous la forme des déesses la belle Hippolyte ; Héraclès de ses fortes mains lui arrachait sa riche ceinture et par les cheveux la faisait tomber de son cheval rapide ; les autres Amazones tremblaient. Tout alentour sur la terre de Thrace paraissaient les cavales farouches de Diomède, nourries de chair humaine ; et dans leur écurie sanglante il les immola avec leur maître pervers. A côté était étendu le corps de l'invincible Géryon, tué près de ses boeufs ; ses têtes sanglantes gisaient çà et là, écrasées par la massue du héros ; avant lui avait été vaincu le plus redoutable de tous les chiens, Orthros, qui égalait par sa force le terrible Cerbère, son frère ; tout à côté gisait le berger Eurytion, couvert de son propre sang. Ensuite étaient représentées les pommes d'or qui brillaient dans le beau jardin des Hespérides, que nul ne pouvait approcher ; un dragon affreux était couché à la porte, mais çà et là les Hespérides effrayées s'enfuyaient devant le fils audacieux du grand Zeus. On voyait encore, l'objet de la terreur des dieux immortels Cerbère, que l'affreuse Echidna enfanta au terrible Typhée sous un antre horrible près de la Nuit sombre, au seuil funeste du triste Adès ; il tient la foule des morts captive dans l'abîme ténébreux ; mais sans peine le fils de Zeus l'accabla de coups, le conduisit, la tête pendante, vers les bords profonds du Styx, et, malgré sa résistance, le héros vigoureux l'amena dans ces lieux inconnus de lui. On voyait encore gravées les longues vallées du Caucase ; là, Héraclès brisait les chaînes de Prométhée, il soulevait les membres du géant avec les rochers eux-mêmes et le délivrait ; l'aigle qui dévorait ses chairs gisait là, le corps percé d'un javelot mortel. On voyait aussi la troupe audacieuse des Centaures dans les palais de Pholus ; la colère et le vin excitaient ces monstres à combattre Héraclès ; les uns gisaient au milieu des tables qui leur servaient de rempart ; les autres combattaient encore avec les débris énormes des sapins et s'acharnaient à la lutte ; blessés dans la mêlée cruelle, leurs têtes ruisselaient de sang ; il semblait que tout cela fût vrai ; le sang se mêlait au vin et inondait les plats, les coupes et les tables polies. Nessos, échappé seul à ce combat, fuyait jusqu'aux bords de l'Evénos ; là, il mourait d'une flèche que lui lança le héros, irrité de l'enlèvement de sa femme chérie. Plus loin était figuré le terrible et vigoureux Antée ; Héraclès lutta contre lui, l'enleva de terre et l'étouffa dans ses bras puissants. Sur les bords de l'Hellespont aux eaux limpides gisait un monstre marin percé par les flèches aiguës du héros ; et les chaînes cruelles d'Hésione étaient brisées par lui. Mille autres exploits de l'audacieux Alcide étaient encore gravés sur le vaste bouclier du divin Eurypyle. Eurypyle lui-même, plein d'ardeur au milieu de son armée, semblait l'égal d'Arès ; et les Troyens alentour se réjouissaient en voyant ces belles armes et ce héros semblable aux dieux. Pâris l'anime encore au combat par ces paroles :

«Je me réjouis de te voir marcher au combat ; j'espère que bientôt tous les Argiens seront livrés à la ruine, eux et leurs vaisseaux, car je n'ai jamais vu un homme comparable à toi parmi les Troyens et les Achéens belliqueux. Va donc ! je t'en conjure au nom du grand et noble Héraclès que tu rappelles par la grandeur, la force et la beauté ; rappelle-toi son exemple, médite des exploits dignes de lui, et porte secours aux Troyens affligés ; puissions-nous par toi respirer enfin ! toi seul, je le crois, peux sauver la ville du triste sort qui la menace».

Ces paroles enflamment le guerrier ; il répond à Pâris :

«Magnanime fils de Priam, semblable aux dieux par la beauté, notre sort repose sur les genoux des dieux immortels : nul ne sait qui périra dans la mêlée cruelle, qui sera sauvé. Quant à moi, comme je le dois et autant que je le pourrai, je combattrai pour Ilion. Oui, je le jure, je n'y reviendrai pas avant d'avoir donné la mort ou de l'avoir reçue !»

Il parla ainsi, plein de confiance, et les Troyens se réjouissaient. Puis il appelle Alexandre, le vaillant Enée, Polydamas terrible à la lance, le divin Pammon, Déiphobe, Aéthicos, qui, plus que tous les Paphlagoniens, savait dans le combat soutenir le choc de l'ennemi ; tous étaient habiles à combattre ; il les choisit pour les opposer aux plus vaillants des Achéens. Promptement donc ils s'élancent au premier rang, le coeur plein de courage ; et des peuples nombreux les suivaient. Comme les abeilles en foule suivent leurs rois et s'élancent avec bruit hors de leurs ruches, dès que les jours du printemps sont venus : ainsi les guerriers suivaient leurs chefs au combat ; un grand bruit s'élevait jusqu'au ciel sous le poids des hommes et des chevaux, au milieu du choc des armes.

Quand le vent se précipite avec force et soulève jusque dans leurs profondeurs les eaux de la mer infertile, les flots sombres jettent sur le rivage avec un grand bruit les algues marines vomies par la tempête, et le bruit des vagues s'élève près des rivages ; ainsi, tandis que les guerriers s'élançaient, la terre immense résonnait au loin. Les Argiens de leur côté, au pied de leurs retranchements, se réunissaient autour de l'illustre Agamemnon ; on entendait les clameurs des guerriers s'exhortant mutuellement à affronter les combats funestes et à ne pas attendre en tremblant près de leurs vaisseaux les menaces des Troyens audacieux. Ils s'élancèrent donc au devant des ennemis qui les attaquaient, avec autant d'ardeur que les veaux s'élancent au-devant des vaches quand elles reviennent de la forêt à l'étable, après avoir brouté sur les montagnes les herbes du printemps, lorsque les campagnes verdissent au loin et que la terre fleurit à foison ; le lait des vaches et des brebis remplit les jattes, et un grand mugissement se fait entendre d'ici et de là quand ils se rencontrent ; au milieu d'eux le berger se réjouit. Ainsi un grand tumulte éclate parmi les guerriers qui se choquent, et des clameurs horribles se font entendre dans les deux armées. Ils engagent le combat sanglant ; le bruit et le carnage règnent partout ; les boucliers se choquent, les javelots, les casques ; l'airain brille comme le feu ; la bataille se hérisse de lances ; la terre au sein noir rougit de tous côtés du sang des héros égorgés et des chevaux rapides qui gisent parmi les chars, les uns se débattant dessous, les autres tombant dessus ; une affreuse confusion remplissait l'espace ; la rage du meurtre les animait tous. Avec ardeur les uns combattaient en lançant des pierres, les autres des javelots aigus et des flèches ; les uns brandissaient des haches à deux tranchants, les autres des épées solides et des javelots courts ; chacun s'aidait de tous les instruments de la mort.

Les Argiens d'abord repoussèrent les phalanges troyennes à quelque distance ; mais les Troyens de nouveau s'élancèrent avec impétuosité et couvrirent leurs armes de sang. Eurypyle, parmi eux, semblable à un noir tourbillon, bravait toute l'armée ennemie et massacrait avec fureur les Argiens. Zeus lui avait donné une vigueur irrésistible, par honneur pour le noble Héraclès.

Il tua d'abord Nérée, guerrier semblable aux dieux qui combattait les Troyens ; il le transperça de sa longue lance un peu au-dessus du nombril ; Nérée tomba sur le sein de la terre ; son sang se répandit et couvrit ses armes brillantes ; son beau visage et sa chevelure florissante en furent humectés ; il gisait dans la poussière et le sang, parmi les morts, comme le tronc verdoyant d'un olivier que la violence d'un fleuve entraîne avec le bord de la rive dans ses tourbillons retentissants et déracine de la terre béante ; il gît chargé encore de ses fleurs : ainsi sur le sein profond de la terre gisait la beauté et l'aimable jeunesse de Nérée. Eurypyle insulte à son trépas :

«Gis maintenant dans la poussière ; ta beauté ne t'a pas servi comme tu l'aurais voulu. Je t'ai privé de la vie, malgré ton désir d'échapper. Insensé ! tu n'as pas compris que tu affrontais un guerrier qui vaut mieux que toi. La beauté n'égale pas la force dans les combats».

Il parlait ainsi et s'élançait pour enlever au vaincu ses armes brillantes ; mais en face de lui parut Machaon, irrité de la mort de Nérée, tué à ses côtés. De sa lance homicide il atteignit l'épaule droite, large et puissante d'Eurypyle ; le sang du héros terrible jaillit. Mais, tout blessé qu'il fût, il ne laissa pas la mêlée effroyable ; comme dans les montagnes un lion ou un sanglier sauvage bondit parmi les chasseurs, jusqu'à ce qu'il ait abattu celui qui l'attaque et qui le premier dans la foule a osé le blesser, ainsi, plein de colère, il se précipite sur Machaon et aussitôt le blesse à la hanche droite de son javelot long et lourd. Machaon ne recule pas et n'évite pas son ennemi, quoiqu'il perde à flots son sang ; il ramasse une pierre énorme et la lance à la tête du fils magnanime de Télèphe ; mais son casque le protège contre la mort affreuse. Aussitôt, le coeur plein de colère et de rage contre son courageux ennemi, l'intrépide Eurypyle lui traverse la poitrine d'un coup de lance ; le fer sanglant pénètre jusqu'au dos ; Machaon tombe comme un taureau broyé par les dents d'un lion ; et ses armes bariolées retentirent sur son corps. Eurypyle aussitôt retire sa lance cruelle des chairs sanglantes, et, plein d'orgueil, il s'écrie :

«Insensé ! ton coeur n'était pas guidé par la raison, puisque, si faible ! tu as bravé un homme plus fort que toi ; aussi un destin funeste t'a frappé. Pour ta récompense, ton corps frappé dans la mêlée sera la proie des oiseaux ; espères-tu revenir dans ton pays et échapper à ma force et à mes mains ? Tu es médecin, et tu connais les remèdes salutaires ; tu comptes sur eux peut-être pour éviter le jour suprême. Mais, du haut de l'Olympe superbe, ton père lui-même ne te sauverait pas de la mort, en te couvrant de nectar et d'ambroisie».

Il parlait ainsi. Machaon, qui respirait encore, lui dit :

«Eurypyle, de longs jours ne te sont pas donnés par le destin. La mort fatale est près de toi ; elle t'attend dans cette plaine de Troie, où maintenant tu exerces ta fureur homicide».

En parlant ainsi, sa vie l'abandonne et s'enfuit chez Adès. Il n'était plus, et cependant son illustre ennemi l'apostrophe encore :

«Toi, Machaon, gis maintenant sur la terre ; pour moi, je m'inquiète peu de l'avenir et ne veux pas savoir si le destin me menace aujourd'hui ; les hommes ne vivent pas toujours, et la mort les attend tous».

En parlant ainsi, il frappe le mort d'un dernier coup. Teucer pousse un grand cri en voyant dans la poussière Machaon, loin duquel il combattait vaillamment. Car la mêlée avait dispersé les guerriers, et chacun combattait au hasard ; cependant de loin il aperçut le guerrier mort et Nérée gisant dans la poussière auprès de l'illustre Machaon. Aussitôt donc, poussant un grand cri, il appela les Argiens :

«Accourez, Argiens, et ne reculez pas devant les ennemis qui nous attaquent. Quelle honte pour nous si les Troyens retournaient dans leur ville, nous enlevant le divin Machaon et le beau Nérée. Allons ! combattons hardiment l'ennemi, arrachons-lui ces nobles cadavres ou mourons pour les défendre : les hommes de coeur doivent protéger leurs amis pour se protéger eux-mêmes. La gloire ne s'acquiert pas sans danger».

Il parla ainsi : Les Danaens furent saisis de fureur, et beaucoup de héros dans l'une et l'autre armée, succombant à la tâche guerrière, arrosèrent la plaine de leur sang.

A ce moment, Podalire apprit que son frère Machaon avait succombé et qu'il gisait dans la poussière ; il était près des vaisseaux, soignant les blessures que la lance ennemie infligeait aux guerriers. Enflammé de colère et de douleur, il revêtit ses armes ; le courage animait son coeur et le poussait à la guerre cruelle ; son sang noir bouillonnait dans ses veines, et il s'élança impétueusement contre les ennemis, brandissant de ses mains adroites un javelot acéré. Il tua tout d'abord le fils divin d'Agamestor, Clitos ; une Nymphe aux beaux cheveux l'avait enfanté sur les rives du Parthénios, qui coule sur la terre doucement comme l'huile et verse dans le Pont-Euxin ses ondes limpides ; il tue encore près de son frère un guerrier ennemi, Lassos, que la divine Pronoé enfanta sur les bords du fleuve Nymphéos, près d'une caverne profonde qu'entoure le respect des peuples, car elle est la demeure des Nymphes qui protègent les hautes montagnes de la Paphlagonie et la ville d'Héraclée féconde en raisins ; elle plaît aux déesses, parce qu'elle est vaste, faite de pierres solides, arrosée d'une eau fraîche comme la glace ; les durs rochers sont ornés de coupes de marbre qui semblent faites de la main des hommes, de statues qui représentent le dieu Pan et les aimables Nymphes, de fuseaux, de quenouilles, et de tous les instruments qui servent aux travaux des mortels : spectacle admirable pour tous ceux qui descendent dans cette sainte retraite. Deux chemins y conduisent ; l'un tourné vers le sonore Borée, l'autre vers l'humide Notos ; c'est par celui-ci que les mortels abordent le sombre sanctuaire des déesses ; l'autre est la route des dieux ; les hommes ne le foulent pas, car il plonge jusque dans les abîmes du terrible Adonès ; aussi les dieux seuls peuvent y passer.

Cependant, autour du vaillant Machaon et de l'illustre fils d'Aglaé, tombait une foule de guerriers des deux peuples ; enfin les Danaens arrachèrent les deux cadavres à leurs ennemis, après bien des efforts, et quelques-uns les portèrent vers les vaisseaux ; les autres restaient exposés aux terribles dangers de l'affreuse mêlée, et la nécessité leur imposait la souffrance. Beaucoup d'entre eux dans le combat sanglant et cruel rassasièrent la rage homicide des Parques ; enfin les Argiens s'enfuirent presque tous du côté de leurs navires ; et Eurypyle les pressait, précipitant sur eux la mort ; peu d'entre eux demeurèrènt dans la mêlée avec Ajax, fils d'Oïlée, et les valeureux Atrides. Et tous sans doute auraient péri sous la main des ennemis dans ce combat suprême, si le fils d'Oïlée n'eût frappé de sa lance le sage Polydamas, à l'épaule droite, près du sein ; le sang jaillit, et le guerrier s'éloigna. L'illustre Ménélas blessa Déiphobe au sein droit, et Déiphobe s'enfuit d'un pied rapide. Enfin le divin Agamemnon égorgea une foule de guerriers ennemis et, fier de sa lance, attaqua le divin Ethicos ; mais celui-ci se cacha parmi ses compagnons.

Eurypyle, sauveur de son peuple, voit les trois guerriers affronter ainsi l'affreuse mêlée ; aussitôt il laisse la foule des Argiens qu'il poursuivait jusqu'à leurs vaisseaux, et se précipite sur les fils d'Atrée et sur le fils d'Oïlée à la fois rapide à la course et valeureux au combat. Il s'élance donc au-devant d'eux, portant sa longue lance, et, avec lui, accoururent Pâris et le brave Enée, qui aussitôt d'une pierre énorme atteint le casque d'Ajax ; Ajax roula dans la poussière, mais il ne perdit pas la vie, car son destin lui réservait la mort sur les rochers de Capharée. Ses belliqueux serviteurs le prirent dans leurs bras et le portèrent aux vaisseaux, respirant à peine. Les rois illustres fils d'Atrée se trouvèrent seuls et une foule ennemie les entourait, lançant contre eux tout ce que les mains pouvaient saisir, les uns des flèches, les autres des pierres, les autres des javelots. Les deux héros tournaient dans un cercle d'ennemis ; tels des sangliers ou des lions sont enfermés dans une arène en face d'esclaves infortunés que les princes livrent à ces bêtes féroces pour les voir égorger, et en effet elles bondissent dans l'arène et tuent les esclaves qu'elles rencontrent devant elles. Ainsi les Atrides ne pouvaient s'échapper, malgré leurs efforts, si Teucer ne fût venu, avec le valeureux Idoménée, Mérion Thoas et le divin Thrasymède ; ces guerriers redoutaient la terrible audace d'Eurypyle, et ils se seraient enfuis vers les navires, pour échapper au danger, si, craignant pour les Atrides, ils n'étaient venus affronter Eurypyle. Un combat horrible s'éleva donc. Le belliqueux Teucer frappe de sa lance le bouclier d'Enée ; mais il ne touche pas la chair vermeille du héros ; car le bouclier, recouvert de quatre peaux de boeuf, le protège contre le danger ; mais, frappé de crainte, Enée se retira en arrière. Mérion attaque le vaillant Laophon, fils de Péon, que Cléomède aux beaux cheveux avait enfanté sur les rives de l'Axios ; il était parti pour la sainte Ilion avec le vaillant Astéropée, afin de défendre les Troyens ; Mérion de sa lance aiguë le frappe dans l'aine ; le fer déchire les entrailles, et aussitôt l'âme du guerrier s'envole dans les ténèbres. Alcimède, compagnon belliqueux d'Ajax fils d'Oïlée, attaquant la troupe des Troyens courageux, invoque les dieux et avec une fronde lance une grosse pierre sur leurs rangs serrés ; ils sont saisis de peur, craignant à la fois le bruit et le trait funeste ; la Parque cruelle le dirige contre le fils d'Hippasos, l'audacieux cocher de Pammon ; il tenait les rênes, lorsqu'il est frappé aux tempes et précipité devant les roues ; le char rapide roule sur son corps inanimé ; les chevaux reculent épouvantés ; la mort cruelle le saisit aussitôt ; il laisse tomber le fouet et les rênes. La tristesse envahit le coeur de Pammon ; la nécessité le fait à la fois le maître et le conducteur du char léger ; il aurait subi la mort et vu son dernier jour si, dans la mêlée cruelle, un Troyen n'avait pas guidé ses chevaux par le frein et sauvé le héros, qui déjà était menacé par les mains funestes des Argiens. Le divin Acamas s'élançait en avant ; le fils vaillant de Nestor le frappe d'un javelot au-dessus du genou ; blessé cruellement, il ressent d'amères douleurs, quitte la mêlée et laisse à ses compagnons la bataille funeste, car la guerre ne lui plaisait plus.

Un serviteur du glorieux Eurypyle frappe un compagnon de Thoas, le belliqueux Echemmon, un peu au-dessous de l'épaule ; la lance funeste pénètre dans ses flancs non loin du coeur ; en même temps que le sang, une sueur froide coula sur ses membres ; il se retourne, il veut fuir ; mais le terrible Eurypyle l'arrête et lui coupe de son épée les nerfs des jambes ; ses pieds gisent à l'endroit où il est frappé, et la douce vie l'abandonne. Plein de fureur, Thoas lance un javelot aigu et blesse Pâris à la jambe droite ; le héros se retire pour aller chercher son arc léger, qu'il avait laissé par derrière. Idoménée ramasse une pierre énorme et de toutes ses forces la lance contre Eurypyle, qu'il atteint au bras ; sa lance homicide tombe à terre ; Eurypyle se retire pour aller chercher une lance nouvelle, puisque la sienne était tombée. Les Atrides respirent un peu. Mais bientôt les serviteurs d'Eurypyle accoururent et lui apportèrent une lance solide et longue, qui abattit plus d'un ennemi ; en la recevant, il s'élança de nouveau avec un fier courage, tuant tous ceux qu'il rencontrait, et il renversait les bataillons. Dès lors, les Atrides ne purent demeurer fermes ni aucun des Danaens belliqueux. Une grande terreur les saisit tous ; Eurypyle les menaçait de la mort, les poursuivait de près, les frappait et exhortait à grands cris les Troyens et leurs alliés dompteurs de coursiers :

«Amis, allons, prenons courage ! infligeons aux Danaens la mort et la ruine ; voyez-les comme des moutons s'enfuir ensemble vers leurs navires. Rappelons-nous la science des combats, que nous avons apprise tout enfants».

Il parlait ainsi. Les Troyens en masse se précipitent contre les Argiens ; ceux-ci tout tremblants fuyaient l'horrible mêlée ; leurs ennemis les pressaient, comme des chiens aux dents blanches pour-suivent les cerfs sauvages dans les vallées et les bois ; ils les abattaient dans la poussière, tandis qu'ils s'efforçaient en vain de fuir l'horrible approche de la mort. Là, Eurypyle tue le brave Bucolion, Nésos, Chromios et Antiphos, les uns habitants de la riche Mycènes, les autres de Lacédémone ; et, dans la poussière, il les dépouilla de leurs armes, tout nobles qu'ils étaient ; dans la foule obscure des guerriers, il tua aussi beaucoup d'hommes que je ne saurais nommer dans mes chants, quoique j'aime à chanter ; mais je ne pourrais suffire, même si j'avais dans le coeur la force de l'airain. Enée tua Phérès et Antimachos, qui tous deux avaient quitté la Crète avec Idoménée ; le divin Agénor tua le brave Molos, qui était venu d'Argos avec Sthénélos ; Agénos lui lança un épieu récemment aiguisé, tandis qu'il fuyait de la bataille ; il l'atteignit au bas de la jambe droite ; le fer, en y pénétrant, trancha les nerfs, brisa les os ; la douleur et la mort saisirent le héros ; il tomba pour toujours Paris transperça Mosynos et le vaillant Phorcys, deux frères qui étaient venus de Salamine sur les vaisseaux d'Ajax et qui ne devaient pas connaître le retour. Sur leurs corps, il étendit le brave Cléolaos, serviteur de Mégès ; ce guerrier, atteint près du sein gauche, est aussitôt environné d'affreuses ténèbres ; son âme s'envola, et dans sa poitrine son coeur blessé soulevait encore en palpitant le trait qui l'avait percé. Pâris, plein d'ardeur, lance encore une flèche contre l'audacieux Eétion ; le fer traverse sa mâchoire ; le guerrier gémit, et ses larmes coulaient avec son sang. Pâris tua encore beaucoup d'autres ennemis ; et l'immense plaine se trouvait trop étroite pour les cadavres des Argiens.

Et sans doute alors les Troyens auraient incendié les navires, si la nuit rapide ne fût venue, apportant ses voiles épais. Eurypyle se retira et, avec lui, les fils des Troyens, mais sans s'éloigner des navires. Joyeux, ils établirent leur camp près des rives du Simoïs, tandis que près de leurs navires les Argiens gémissaient étendus sur le sable, accablés de tristesse en pensant à leurs morts qu'un noir destin avait couchés en foule sur la poussière !


Traduction d'E.A. Berthault (1884)
Illustrations d'Henry Chapront (1928)


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