Le Soleil, quittant les régions qu'habite l'Aurore, répandait ses rayons sur la terre ; les Troyens et les Achéens illustres s'animaient des deux côtés pour continuer la lutte. Le fils vaillant d'Achille exhortait les uns à braver les Troyens, et à rappeler leur antique courage ; le fils belliqueux de Télèphe excitait les autres, dans l'espoir de renverser la muraille et de détruire les vaisseaux. Mais son espoir était semblable au souffle passager des vents, et les Parques déjà l'entouraient, en riant de ses vains projets. Alors l'intrépide fils d'Achille, s'adressant aux Myrmidons, leur tint ce discours belliqueux pour les exciter au combat :

«Ecoutez-moi, serviteurs, et prenez courage afin d'apporter aux Argiens un remède salutaire contre cette guerre funeste et aux ennemis un mal irréparable. Que personne de vous n'ait peur ; la force naît de la confiance ; la crainte anéantit la force et l'esprit : Allons, réunissons tous nos efforts pour combattre ; ne laissons pas respirer les Troyens, et que chacun d'eux pense qu'Achille est encore vivant au milieu des Argiens».

Ayant ainsi parlé, il revêt les armes brillantes de son père. Et Thétis bondissait de joie en contemplant du fond de la mer la vaillance de son petit-fils. Celui-ci bientôt s'élança hors des murs élevés, sur un char traîné par les chevaux immortels de son père.

Tel aux confins de l'Océan paraît le Soleil qui de ses rayons éblouissants couvre la terre, lorsque ses chevaux et son char rencontrent Sirius, astre fatal aux hommes, tel le fils d'Achille, traîné par ses chevaux immortels que lui avait amenés Automédon, s'élançait contre les Troyens afin de les repousser loin des vaisseaux ; Automédon les conduisait, et ils se réjouissaient de porter encore un maître semblable au petit-fils d'Eacos ; leur âme immortelle était remplie de l'espoir qu'il ne serait pas au-dessous d'Achille. Les autres Argiens avec une grande joie se pressaient autour du vaillant Néoptolème, avides de combats, semblables à des abeilles irritées qui, avec un grand bruit, quittent leur ruche pour attaquer les hommes, et toutes, pressées dans un étroit espace, infligent des souffrances cruelles à ceux qui passent auprès d'elles ; ainsi les Argiens s'élançaient de leurs navires et de leurs remparts, pleins de l'ardeur des batailles ; l'espace était étroit pour leur nombre ; et la vaste plaine brillait de l'éclat des armes, sous les rayons étincelants du soleil. Ainsi passe dans l'air immense un nuage poussé par les souffles violents de Borée, au moment où s'annoncent la neige et les tempêtes cruelles, au moment où les ténèbres envahissent le ciel ; ainsi la terre était couverte des guerriers des deux nations rassemblés près des navires; la poussière soulevée montait jusqu'au vaste ciel, les armes et les chars se heurtaient, les chevaux courant au combat hennissaient, une ardeur meurtrière excitait les guerriers aux combats douloureux. Ainsi deux vents opposés agitent les flots immenses, mugissent horriblement sur la profonde étendue des flots, et précipitent de toutes parts les tempêtes ; le triste hiver sévit sur les espaces profonds de la mer, et Amphitrite gémit au milieu de ses ondes courroucées, qui, pareilles à de hautes montagnes, s'élancent vers les cieux ; parmi leurs chocs désordonnés retentit un horrible fracas ; tels les deux peuples s'élançaient aux combats, animés d'un affreux délire. La Discorde les excitait ; et ils se heurtaient comme des tonnerres et des éclairs, lorsque des vents impétueux se rencontrent et de leur souffle furieux déchirent les nuages, parce que Zeus est irrité contre les hommes pervers qui méprisent la justice ; ainsi ils s'attaquaient avec fureur ; les lances croisaient les lances, les boucliers pressaient les boucliers, les guerriers attaquaient les guerriers.

Tout d'abord, l'illustre fils du vaillant Achille tua le valeureux Mélanès et l'aimable Alcidamas, tous deux fils du terrible Alexinomos, qui habitait les vallées de Caune près d'un lac transparent, non loin de la neigeuse Imbros, au pied du Tarbélos ; puis l'agile Ménétès, fils de Cassandros, que la divine Créuse avait enfanté près des rives du Lindos aux belles eaux ; c'est le pays des Caciens belliqueux, c'est là que s'étendent les rivages de la glorieuse Lycie. Il ôte encore la vie au vaillant Morys, originaire de Pygie, puis à Polynos et à Hippomédon, l'un blessé au coeur, l'autre à la gorge ; il les coucha l'un sur l'autre, et la terre de Troie gémit sous le poids de leurs cadavres ; ils tombèrent comme de jeunes arbres que l'ardeur de la flamme a dévorés au souffle des vents d'automne ; ainsi les bataillons tombaient sous les coups de Néoptolème.

De son côté, Enée vainquit le belliqueux Aristolochos qu'il frappa d'une pierre à la tête ; il brisa le crâne et le casque ; le souffle abandonna aussitôt son corps.

Le fils de Tydée tua le rapide Eumée, qui jadis habitait les hauteurs du Dardanos, retraite d'Anchise : c'est là que Cythérée l'entourait de ses bras.

Agamemnon tua le vaillant Stratos ; le malheureux ne revit pas la Thrace après la guerre ; il mourut loin de sa patrie.

Mérion abattit Chlémos fils de Pisénor, compagnon cher et fidèle de Glaucos qui jadis habitait les bords du Limyros ; après la mort du roi Glaucos, il fut honoré comme un roi par tous les hommes qui habitent le pays de Phénicie, les hauteurs de Massicyte et les collines de Chiméra.

Les guerriers tuaient donc les guerriers dans le combat ; et parmi tous les autres, Eurypyle frappa demort un grand nombre d'ennemis. Tout d'abord, il tua le vaillant Eurytos, puis Ménétios au casque bariolé, divins amis d'Eléphénor, et, à côté d'eux, Harpalos, compagnon du prudent Odysse ; mais Odysse combattait plus loin et ne put secourir son serviteur vaincu ; son ami, le brave Antiphos, irrité de sa mort, lança son javelot contre Eurypyle ; mais il ne l'atteignit pas et frappa à ses côtés le valeureux Milanion qu'avait enfanté, près des limpides eaux du Caïque, la belle Clité, aimée d'Erylaos. Eurypyle, affligé du sort de son compagnon, attaque aussitôt Antiphos ; celui-ci d'un pied léger s'enfuit dans la foule de ses compagnons et il évita le javelot du fils de Télèphe ; plus tard, il devait périr de la main du Cyclope homicide ; tel était le caprice des Parques funestes. Eurypyle alors se précipita d'un autre côté, et sa lance immolait une foule de guerriers. Comme des arbres élancés, vaincus par le fer, tombent du haut des montagnes dans les vallées et couvrent çà et là le sol, ainsi les Achéens étaient abattus par les traits du vaillant Eurypyle jusqu'au moment où, en face de lui, le coeur bouillant de courage, parut le fils d'Achille. Tous deux, maniant leurs longues lances, marchaient l'un contre l'autre. Eurypyle le premier interpella son ennemi :

«Qui es-tu ? d'où sors-tu pour me combattre ! malheureux ! les Parques implacables te destinent à la mort. Personne ne peut m'échapper dans la mêlée cruelle ; tous ceux qui, affrontant ma présence, sont venus ici, ont reçu de moi une mort funeste et, sur les bords du Xanthe, les chiens ont dévoré leurs os et leur chair. Mais dis-moi qui tu es et quels chevaux te portent dans les combats».

Le vaillant fils d'Achille lui répondit :

«Pourquoi, farouche ennemi, m'interroges-tu comme un ami quand je m'élance dans la mêlée cruelle ? Pourquoi veux-tu savoir quelle est ma naissance ? Tous la connaissent. Je suis le fils du vaillant Achille, qui jadis mit en fuite ton père blessé par sa lance ; et, ce jour-là, la main fatale de la mort aurait saisi le vaincu, si la lance n'eût aussitôt guéri la blessure qu'elle avait faite. Les chevaux qui me portent sont ceux de mon divin père ; une Harpye les conçut au souffle du Zéphyre ; de leurs pieds légers ils parcourent les flots de la mer stérile et passent aussi vite que les vents. Et maintenant que tu connais ma race et celle de mes chevaux, apprends à connaître ma lance invincible. Elle croissait jadis sur la cime du Pélion, où elle a laissé son tronc robuste et la terre qui la nourrit».

En parlant ainsi, l'illustre guerrier sauta de son char sur la terre, brandissant sa lance énorme. Eurypyle de ses mains puissantes saisit une pierre énorme et la lança sur le bouclier d'or de Néoptolème ; mais elle le frappa sans l'ébranler ; le jeune homme demeura immobile comme un roc solide assis sur le sommet des montagnes ; l'effort des fleuves divins, même unis, ne peut l'arracher de sa base, car il tient au sol par de puissantes racines ; ainsi le vaillant fils de l'illustre Achille demeurait immobile. A cette vue, l'audacieux Eurypyle ne s'effraya point ; il ne craignait pas le terrible fils d'Achille ; l'orgueil et le Destin le poussaient en avant. Tous les deux avaient le coeur bouillant de courage, et sur leurs épaules leurs armes résonnaient. Ils marchaient donc l'un contre l'autre comme des bêtes féroces qui s'attaquent dans les montagnes quand, pressées par la faim, elles se disputent un boeuf ou un cerf qu'elles ont tué ; toutes les deux s'élancent, et les vallées résonnent du bruit de leur combat ; ainsi ils s'élançaient, se livrant au combat implacable ; autour d'eux, les deux grandes armées se mêlaient dans une lutte ardente, et une affreuse fureur les animait sans relâche. Mais, parmi tous, les deux héros, semblables à des tempêtes impétueuses, lançaient l'un contre l'autre leurs javelots, désireux de l'épandre le sang de leur ennemi ; la Discorde à leurs côtés les excitait sans cesse ; ils redoublaient d'ardeur, ils frappaient leurs boucliers, leurs cnémides, leurs casques ondoyants, leur chair même, car une haine sans pitié animait leurs âmes guerrières. La Discorde se réjouissait à les voir, ruisselants de sueur et redoublant d'efforts ; car tous deux étaient du sang des dieux. Aussi les dieux, du haut de l'Olympe, les contemplaient, les uns favorisant le vaillant fils d'Achille, les autres le divin Eurypyle. Et la lutte continuait entre eux ; on eût dit de durs rochers sur le haut des montagnes ; leurs boucliers frappés de leurs lances faisaient entendre un grand bruit.

Enfin cependant, après bien des efforts, la lance du petit-fils de Pélée frappa en pleine figure le vaillant Eurypyle ; son sang vermeil se répandit aussitôt ; son âme à travers la blessure s'envola de ses membres et des ténèbres mortelles se répandirent sur ses yeux. Il tomba avec ses armes sur la terre, comme un chêne ou un sapin arraché avec ses racines par la violence de l'horrible Borée ; tel était l'espace que le corps d'Eurypyle occupait, et la terre de Troie, la plaine immense retentit ; bientôt une affreuse pâleur couvrit le cadavre et détruisit la couleur et la beauté de ses chairs. Près de lui le jeune héros bondissant s'écriait avec orgueil :

«Eurypyle, tu te vantais de détruire les Danaens avec leurs navires et de consommer notre perte ; mais les dieux n'ont pas exaucé tes désirs ; tu es tombé, toi le héros indompté, sous la lance de mon père que nul mortel n'aurait pu affronter impunément, même s'il eût été d'airain».

Il parla ainsi, et du cadavre il arracha rapidement sa lance énorme ; les Troyens furent frappés d'épouvante en voyant le héros audacieux. Celui-ci dépouilla le cadavre et donna ses armes à ses compagnons empressés pour les porter aux vaisseaux des Achéens. Lui-même, il s'élança sur son char rapide emporté par le galop de ses chevaux infatigables ; ainsi à travers l'espace immense se précipite au milieu des éclairs la foudre de l'invincible Zeus ; elle tombe, et les dieux eux-mêmes en ont peur, excepté Zeus ; dans sa chute elle brise les arbres et met en poudre les rochers ; ainsi Néoptolème s'élançait contre les Troyens semant la ruine, renversant tous ceux que trouvaient devant eux ses chevaux immortels, couvrant de cadavres le sein de la terre et le rougissant ; d'un flot de sang. Ainsi les feuilles sans nombre tombent des montagnes dans les vallées et couvrent la terre de leur masse légère ; ainsi la foule innombrable des Troyens était renversée sur la plaine par les mains de Néoptolème et des Argiens courageux ; entre leurs mains coulait à flots le sang noir des guerriers et des chevaux, et l'essieu des chars en était inondé.

Sans doute les fils des Troyens auraient cherché un abri dans leurs murs, comme des génisses qui craignent le lion ou des porcs qui craignent la pluie, si le farouche Arès, pour leur venir en aide, ne fût descendu de l'Olympe, à l'insu des autres dieux, porté dans les combats par ses chevaux divins, Flamme, Feu, Fracas et Peur, fils de l'horrible Borée et d'une Erinnys au visage sanglant ; leur souffle était embrasé et l'éther aux mille couleurs gémissait au bruit de leur course. Bientôt le dieu fut arrivé à Troie, et la terre bruissait longuement sous les pieds des chevaux divins. Il s'avança au milieu du tumulte et, brandissant sa lance énorme, il cria aux Troyens de tenir tête aux ennemis. En entendant la voix divine, tous furent frappés d'étonnement ; car ils ne voyaient pas le corps céleste du dieu immortel, ni ses chevaux, couverts d'un nuage. Mais le divin Hélénos reconnaît la voix éclatante du dieu, qui frappait les oreilles des Troyens ; il se réjouit du fond du coeur et interpelle hautement la foule qui fuyait :

«Lâches, pourquoi fuyez-vous le fils audacieux du belliqueux Achille ? Il est mortel comme nous, il n'a pas la force d'Arès qui accourt à nos voeux ; entendez-le ! il nous ordonne de tenir tête aux Argiens. Allons, amis ! courage ! confiance ! quel chef plus puissant les Troyens peuvent-ils souhaiter pour les conduire à la guerre ? qui donc dans la mêlée peut se comparer à Arès quand il veut secourir les guerriers, comme il nous secourt aujourd'hui ? Rappelons notre ardeur guerrière et laissons la crainte loin de nous».

Il parla ainsi ; et ils affrontèrent les Argiens. Ainsi, dans les forêts, des chiens qui d'abord avaient fui le loup, retrouvent ensuite leurs forces pour le combattre, lorsque le berger les excite par ses paroles ; ainsi les fils des Troyens dans l'affreuse mêlée d'Arès oubliaient la crainte ; guerriers contre guerriers combattaient vaillamment ; on entendait résonner les boucliers atteints par les épées, les lances et les javelots ; le fer se plongeait dans les blessures, le farouche Arès se baignait dans le sang ; les cadavres des combattants s'amoncelaient des deux côtés, et la Victoire tenait en suspens les plateaux de sa balance. Ainsi des hommes, sur le sol fertile d'une vigne, entrent chacun dans un sillon et se hâtent d'émonder les rameaux couverts de pampre ; leur ouvrage s'avance égalernent, car ils sont tous égaux en âge et en force ; ainsi la balance de la Victoire demeurait égale. Les Troyens, l'âme remplie d'ardeur, se confiaient dans le secours de l'invincible Arès ; et les Argiens se confiaient dans le fils du belliqueux Achille. Ils se massacraient sans pitié ; et, dans le tumulte, la cruelle Discorde marchait, les bras et les mains couverts d'une rosée sanglante ; une sueur immonde coulait de ses membres ; elle ne favorisait aucun parti, mais se réjouissait de ce combat égal, et respectait également Thétis et le divin Arès.

Là Néoptolème tua l'illustre Périmède, qui habitait près des bois de Sminthe, après lui Cestros, le belliqueux Phaléros, le vaillant Périlas, le terrible Ménalque ; la belle Iphianasse au pied des collines sacrées de Cilla avait donné ce fils à l'habile Médon, ingénieux artisan. Médon était resté sur la terre bien-aimée de sa patrie ; il ne jouit pas de son fils ; et plus tard, à sa mort, des étrangers se partagèrent l'oeuvre de ses mains et toutes ses richesses.

Déiphobe tua le belliqueux Lycon ; il le frappa un peu au-dessus de l'aine ; autour de sa longue lance les intestins sortirent, et tout le ventre était vide.

Enée tua Damas, qui jadis habitait l'Aulide et avait accompagné Arcésilas à Troie ; il ne devait plus revoir sa patrie.

Euryale frappa de son javelot et abattit le malheureux Astrée ; le fer douloureux traversa sa poitrine et, tranchant les canaux de l'estomac, apporta la mort au guerrier ; sa nourriture se mêlait à son sang. Non loin de là, le magnanime Agénor abattit Hippomène, vaillant compagnon du belliqueux Teucer ; il le frappa à la gorge ; avec le sang l'âme sortit du corps et une nuit fatale l'entoura. Teucer fut accablé de douleur en voyant le sort de son ami, et il lança une flèche rapide contre Agénor ; mais celui-ci se baissa, et évita le fer meurtrier qui frappa près de lui à l'oeil gauche le vaillant Déiphon, pénétra dans l'oreille droite et brisa la mâchoire ; les Parques avaient dirigé le fer cruel selon leur caprice. Le malheureux Déiphon cependant restait encore debout et trépignait de douleur ; Teucer lui lance une autre flèche qui s'enfonce en sifflant dans son gosier, tranche les nerfs du cou et passe par derrière ; la mort saisit Déiphon. Pendant ce temps les guerriers s'entretuaient : les Parques et la Mort se réjouissaient, et l'affreuse Discorde, enflammée d'ardeur, poussait de longues clameurs auxquelles Arès répondait horriblement ; il inspirait aux Troyens une grande audace et aux Argiens la crainte et la fuite ; aussi les forçait-il à reculer. Mais il n'effraya point le fils d'Achille ; et celui-ci, demeurant ferme, tuait les ennemis les uns sur les autres. Ainsi un petit enfant écarte de la main des mouches qui veulent boire son lait ; frappées de ce coup léger, elles perdent la vie, les unes près des autres, et l'enfant s'amuse de sa victoire ; ainsi le noble fils du terrible Achille se réjouissait d'entasser les morts et, ne tenant pas compte d'Arès qui excitait les Troyens, il châtiait leur audace. Comme le sommet d'une grande montagne reste ferme devant la rage impétueuse des vents, ainsi Néoptolème demeurait intrépide. Et Arès s'irritait de ses attaques, et il allait sortir de son nuage pour combattre lui-même le jeune homme, si Athéné du haut de l'Olympe n'était descendue vers l'Ida ombragé. La terre divine et l'eau sonore du Xanthe tremblèrent sous ses pas majestueux ; la terreur emplit le coeur des Nymphes, qui craignaient pour la ville de Priam ; les éclairs brillaient sur la céleste cuirasse ; sur son bouclier invincible d'horribles dragons soufflaient le feu, et son casque divin touchait les nues ; elle aurait aussitôt engagé le combat contre l'impétueux Arès, si le sage Zeus n'avait effrayé les deux Immortels en lançant du haut des airs le tonnerre épouvantable. Arès donc laissa la mêlée, car il comprit la volonté de Zeus ; il se retira dans la Thrace neigeuse, et son âme audacieuse oublia les Troyens. La noble Pallas ne demeura pas dans la plaine de Troie ; elle se retira elle aussi dans la terre sacrée des Athéniens. Ainsi les dieux oublièrent le combat sanglant, et les fils des Troyens demeuraient sans force ; les Argiens, enflammés de l'ardeur de la guerre, les poursuivaient pied à pied dans leur fuite, comme les vents poursuivent les navires qui s'enfuient à toutes voiles sur les eaux de la mer, comme le feu attaque les broussailles, comme les chiens avides de proie chassent le cerf dans les montagnes. Ainsi les Danaens s'élançaient contre leurs ennemis, car le fils d'Achille, avec sa lance énorme, leur inspirait la confiance et tuait tout ce qu'il rencontrait dans la bataille. Enfin les Troyens, prenant la fuite, rentrèrent dans leur ville élevée.

Les Argiens respirèrent un peu, quand ils eurent enfermé dans la ville de Priam le peuple troyen, comme des bergers enferment les moutons dans les étables nourricières. Et, de même que respirent des boeufs fatigués qui, traînant un fardeau sur un chemin haut et escarpé, tirent péniblement leur haleine du fond de leur poitrine, ainsi les Achéens respiraient en armes après une cruelle fatigue ; et, se rangeant devant les tours, ils environnaient la ville, désireux de combattre encore. De leur côté, les Troyens, barricadant leur ville, attendaient derrière les murailles l'attaque des ennemis irrités. Souvent des bergers dans les étables laissent passer les tempêtes sombres, quand les jours d'hiver sont venus avec les éclairs, la pluie et la neige épaisse ; et, quoiqu'ils veuillent sortir, ils n'osent regagner les pâturages jusqu'à ce que la tempête ait enfin exercé ses fureurs et que les torrents profonds aient cessé de mugir ; ainsi les Troyens se tenaient dans leurs murs, redoutant le choc des ennemis dont les bataillons se répandaient autour de la ville. Comme des étourneaux ou des geais aux ailes rapides tournent en foule autour des baies de l'olivier, désireux de cette proie verdoyante, et les cris des laboureurs ne peuvent les mettre en fuite avant qu'ils aient repu leur faim, - car la faim donne le courage - ainsi les Danaens entouraient la ville de Priam et s'élançaient contre les portes, s'efforçant de détruire l'oeuvre magnifique du grand dieu qui ébranle la terre.

Cependant les Troyens malgré leur terreur ne laissaient pas le combat ; du haut des murs, ils soutenaient la lutte sans relâche ; et, des tours artistement bâties, tombaient sur l'ennemi leurs flèches, leurs pierres et leurs javelots ; car Phébos leur inspirait la confiance, et voulait secourir les Troyens belliqueux malgré la mort du brave Hector.

Mérion lance une flèche funeste et frappe à la mâchoire Phylodamas, ami du valeureux Politos ; la flèche reste fixée dans la gorge ; le guerrier tombe comme un vautour que d'un trait aigu le chasseur frappe et précipite du haut d'un rocher ; ainsi Phylodamas tombe subitement de la tour élevée ; la vie abandonne ses membres et ses armes résonnent sur son cadavre. Joyeux à cette vue, le vaillant fils de Molos lance une autre flèche, car il désirait frapper le fils de l'infortuné Priam, le jeune Politos ; mais celui-ci évita la mort en se penchant et le trait ne toucha pas sa chair. Ainsi sur les flots de la mer quand un navire poursuit sa course avec l'aide des vents, le pilote, apercevant un écueil qui se dresse sur l'onde, fait suivre au navire une autre route et le sauve en tournant le gouvernail à propos ; un léger effort prévient un grand malheur ; ainsi le guerrier, voyant partir le trait fatal, esquive la mort.

Les guerriers combattaient avec fureur, et le sang inondait les murailles, les hautes tours et les créneaux ; les Troyens étaient tués par les flèches des vaillants Achéens, et à leur tour ceux-ci n'étaient pas à l'abri de la mort ; beaucoup d'entre eux ensanglantaient la terre, et un horrible carnage s'élevait, car les traits volaient de part et d'autre ; la cruelle Discorde, soeur d'Arès, se réjouissait et excitait l'ardeur des combattants ; et sans doute, les Achéens auraient brisé les portes et franchi les murs de Troie, car leur force était invincible, si tout à coup l'illustre Ganymède n'avait élevé la voix dans le ciel, car il voyait les maux de sa patrie et craignait pour elle :

«Zeus, dit-il, si vraiment je suis sorti de ta race et si, par ton conseil, j'ai laissé ma terre natale, pour habiter parmi les dieux et vivre sans fin, écoute-moi, car je suis accablé d'une grande douleur. Je ne saurais voir ma patrie dévorée par les flammes, ma famille anéantie par la guerre funeste, malheur plus grand que tout autre ! Si tu veux qu'il en soit ainsi, accomplis ta volonté loin de moi ; car ma douleur sera moins vive si mes yeux ne sont pas témoins de tous ces maux. Rien n'est affreux et cruel comme la ruine de la patrie sous les coups des ennemis».

Ainsi parlait avec des soupirs le noble Ganymède ; Zeus couvrit de nuages épais l'illustre ville de Priam et enveloppa de ténèbres le combat mortel ; nul ne pouvait plus distinguer les murailles, car elles avaient disparu dans le brouillard impénétrable, et de toutes parts dans le ciel grondaient les tonnerres et les éclairs. Les Danaens étaient frappés de stupeur en entendant la colère de Zeus. Et parmi eux le fils de Nélée s'écria :

«Nobles chefs des Argiens, ne sentez-vous pas fléchir vos genoux ? Zeus apporte aux Troyens audacieux son puissant secours, et il nous menace d'un grand désastre. Allons ! retournons promptement vers nos vaisseaux ; mettons fin à nos fatigues et aux combats périlleux, de peur que le dieu irrité ne nous consume tous. Obéissons à sa volonté ; il faut la respecter, car il est le plus grand parmi les dieux puissants et les faibles mortels. Indigné contre les Titans perfides, il lança du haut du ciel sa flamme terrible ; la terre fut embrasée, le sein profond de l'Océan bouillonnait, échauffé jusque dans ses abîmes, les eaux des fleuves ondoyants se desséchèrent, pêle-mêle mouraient les animaux que nourrit la terre féconde, ou la mer immense, ou les fleuves éternels ; le ciel immense était semé de cendre et de fumée, et l'univers était ébranlé. Aussi je crains aujourd'hui la puissance de Zeus. Retirons-nous donc vers les navires, puisqu'il défend aujourd'hui les Troyens ; plus tard il nous donnera la victoire ; il est des jours heureux, des jours malheureux ; et les destins ne nous permettent pas de détruire encore la ville célèbre de Priam, s'il faut en croire l'oracle de Calchas, qui jadis a prédit aux Achéens rassemblés que la dixième année seulement la verrait tomber sous nos coups».

Il parla ainsi, et les Danaens abandonnant la ville célèbre terminèrent le combat, craignant les grondements de Zeus ; ils obéirent au sage guerrier, qui savait les choses de l'ancien temps. Cependant ils n'oublièrent pas ceux qui avaient péri dans la mêlée ; ils les emportèrent et les confièrent à la terre. Car ils n'étaient pas enveloppés par le nuage qui s'étendait sur la ville et ses remparts infranchissables, au pied desquels les fils de Troie et les Argiens avaient succombé en foule sous les coups d'Arès. De retour auprès de leurs vaisseaux, ils déposèrent leurs armes guerrières, et, entrant dans les eaux claires de l'Hellespont, ils y lavèrent la poussière, la sueur et le sang.

Le Soleil cependant précipitait dans les ténèbres ses chevaux infatigables ; la nuit se répandit sur la terre, imposant aux hommes la fin de leurs travaux. Les Argiens honoraient à l'égal de son père le vaillant fils du grand Achille qui, dans la tente des rois, apaisait sa faim dans les transports de la joie. La fatigue même ne l'accablait pas parce que Thétis avait dissipé la pesanteur de ses membres et voulait qu'il semblât inaccessible aux maux de la guerre. Et après qu'il eut satisfait son âme courageuse des joies du festin, il revint dans la tente de son père où le sommeil l'entoura de ses bras. Les Danaens s'endormirent devant les navires, prenant la garde à tour de rôle ; car ils craignaient que l'armée des Troyens et de leurs belliqueux alliés n'incendiât les vaisseaux et ne détruisît l'espoir du retour. Et, de leur côté, dans la ville de Priam, les Troyens autour des portes et des murailles montaient la garde, craignant l'attaque funeste des Argiens.


Traduction d'E.A. Berthault (1884)
Illustrations d'Henry Chapront (1928)


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